La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Troisième partie/Traduction

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Anonyme, édition de
Alfred Mame et Fils (p. 193-307).

TROISIÈME PARTIE

LES REPRÉSAILLES


LE CHÂTIMENT DES SARRASINS


CLXXVIII

Roland est mort : Dieu a l’âme aux cieux…
— L’Empereur, cependant, arrive à Roncevaux.
Pas une seule voie, pas même un seul sentier,
Pas un espace vide, pas un aune, pas un pied de terrain
Où il n’y ait un corps de Français ou de païen :
« Où êtes-vous, s’écrie Charles ; mon beau neveu, où êtes-vous ?
« Où est l’Archevêque ? où le comte Olivier ?
« Où Gerin et son compagnon Gerer ?
« Où sont le comte Bérenger et Othon ?
« Ive et Ivoire que j’aimais si chèrement ?
« Et le duc Samson et le baron Anséis ?
« Où est Gérard de Roussillon, le vieux ?
« Où sont les douze Pairs que j’avais laissés derrière moi ? »
Mais, hélas ! à quoi bon ? personne, personne ne répond.
« Ô Dieu, dit le Roi, j’ai bien lieu d’être en grand émoi
« De n’avoir point été là pour commencer la bataille. »
Et Charles de s’arracher la barbe, comme un homme en grande colère ;
Et tous ses barons chevaliers d’avoir des larmes plein les yeux.
Vingt mille hommes tombent à terre pâmés :
Le duc Naimes en a très-grande pitié.


CLXXIX

Il n’y a pas un seul chevalier, pas un seul baron,
Qui de pitié ne pleure à chaudes larmes.
Ils pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux,
Leurs amis et leurs seigneurs liges.
Un grand nombre tombent à terre pâmés.
Mais le duc Naimes s’est conduit en preux,
Et, le premier, a dit à l’Empereur :
« Voyez-vous là-bas, à deux lieues de nous,
« Voyez-vous la poussière qui s’élève des grands chemins ?
« C’est la foule immense de l’armée païenne.
« Chevauchez, Sire, et vengez votre douleur.
« — Grand Dieu ! s’écrie Charles, ils sont déjà si loin !
« Le droit et l’honneur, voilà, Seigneur, ce que je vous demande ;
« Ils m’ont enlevé la fleur de douce France. »
Alors le Roi donne des ordres à Gebuin et à Othon,
À Thibault de Reims et au comte Milon :
« Vous allez, dit-il, garder ce champ, ces vallées et ces montagnes.
« Vous y laisserez les morts étendus comme ils sont ;
« Mais veillez à ce que les lions et les bêtes sauvages n’y touchent pas,
« Non plus que les garçons et les écuyers.
« Je vous défends de laisser qui que ce soit y porter la main,
« Jusqu’à ce que nous soyons ici de retour, par la grâce de Dieu. »
Et les quatre barons lui répondent doucement, par amour :
« Ainsi ferons-nous, cher sire, droit empereur. »
Ils retiennent avec eux mille de leurs chevaliers.


CLXXX

L’Empereur fait sonner ses clairons ;
Puis il s’avance à cheval, le baron, avec sa grande armée ;

Enfin ils trouvent les traces des païens,
Et, d’une ardeur commune, commencent la poursuite.
Mais le Roi s’aperçoit alors que le soir descend.
Alors il met pied à terre sur l’herbe verte, dans un pré,
S’y prosterne, et supplie le Seigneur Dieu
De vouloir bien pour lui arrêter le soleil,
Dire à la nuit d’attendre, au jour de demeurer...
Voici l’Ange qui a coutume de parler avec l’Empereur,
Et qui, rapide, lui donne cet ordre :
« Chevauche, Charles, chevauche ; la clarté ne te fera point défaut.
« Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait,
« Et tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. »
À ces mots, l’Empereur remonte à cheval.


CLXXXI

Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle :
Car le soleil s’est arrêté, immobile, dans le ciel.
Les païens s’enfuient ; mais les Français les poursuivent,
Et, les atteignant enfin au Val-Ténèbres,
À grands coups les poussent sur Saragosse ;
Ils les frappent terriblement, ils les tuent,
Ils leur coupent leurs chemins et leurs voies...
Devant eux est le cours de l’Èbre ;
Le fleuve est profond et le courant terrible.
Pas de bateau, pas de dromond, pas de chaland.
Alors les Sarrasins invoquent Tervagant, un de leurs dieux ;
Puis se jettent dans l’Èbre, mais n’y trouvent pas le salut.
Parmi les chevaliers qui sont les plus pesants,
Beaucoup tombent au fond ;
Les autres flottent à vau-l’eau ;
Les plus heureux y boivent rudement.

Tous finissent par être noyés très-cruellement.
« Vous avez vu Roland, s’écrient les Français ; mais cela ne vous a point porté bonheur. »


CLXXXII

Quand Charles voit que tous les païens sont morts,
Les uns tués, les autres noyés ;
Quand il voit que ses chevaliers ont fait un grand butin,
Le noble roi est descendu à pied :
Il s’étend à terre et remercie Dieu...
Quand il se releva, le soleil était couché :
« C’est l’heure, dit-il, de songer au campement ;
« Car il est trop tard pour revenir à Roncevaux.
« Nos chevaux sont las et épuisés ;
« Enlevez-leur les selles et les freins,
« Et laissez-les se rafraîchir dans les prés.
« — Sire, répondent les Français, vous dites bien. »


CLXXXIII

L’Empereur prend là son campement ;
Les Français descendent de cheval dans ce désert ;
Ils enlèvent les selles de leurs chevaux
Et leur ôtent les freins d’or ;
Puis ils les lancent dans les prés où il y a de l’herbe fraîche ;
Ils ne peuvent pour eux faire autre chose.
Ceux qui sont las s’endorment sur la terre :
Cette nuit-là on ne fit pas le guet.


CLXXXIV

L’Empereur s’est couché dans un pré ;
Il a mis sa grande lance à son chevet, le baron ;

Car il ne veut pas se désarmer cette nuit.
Il a vêtu son blanc haubert, bordé d’orfroi ;
Il a lacé son heaume gemmé d’or ;
Il a ceint Joyeuse, cette épée qui n’eut jamais sa pareille,
Et qui chaque jour change trente fois de clarté...
Nous pourrions vous parler de la lance
Dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix :
Eh bien ! Charles, grâce à Dieu, en possède le fer
Et l’a fait enchâsser dans le pommeau doré de son épée.
À cause de cet honneur, à cause de sa bonté,
On lui a donné le nom de Joyeuse ;
Et ce n’est pas aux barons français de l’oublier,
Puisqu’ils ont tiré de ce nom leur cri de Montjoie ;
Et c’est pourquoi aucune nation ne leur peut tenir tête.


CLXXXV

La nuit est claire, la lune est brillante,
Charles est couché ; mais il a grande douleur en pensant à Roland,
Et le souvenir d’Olivier lui pèse cruellement,
Avec celui des douze Pairs et de tous les Français
Qu’il a laissés rouges de sang et morts à Roncevaux.
Il ne peut se retenir d’en pleurer, d’en sangloter.
Il prie Dieu de se faire le libérateur de ces âmes...
Mais le Roi est fatigué, car ses peines sont bien grandes ;
Il n’en peut plus, et, lui aussi, finit par s’endormir.
Par tous les prés on ne voit que Français endormis.
Pas un cheval n’est de force à se tenir debout,
Et celui qui veut de l’herbe la prend sans se lever.
Ah ! connaître la douleur, c’est beaucoup savoir.


CLXXXVI

Comme un homme travaillé par la douleur, Charles s’est endormi.
Alors Dieu lui envoie saint Gabriel,
Auquel il confie la garde de l’Empereur.
L’Ange passe toute la nuit au chevet du Roi,
Et, dans un songe, lui annonce
Une grande bataille qui sera livrée aux Français...
Puis il lui a montré le sens très-grave de cette vision.
Charles donc, jetant un regard là-haut, dans le ciel,
Y vit les tonnerres, les gelées, les vents,
Les orages, les effroyables tempêtes,
Les feux et les flammes toutes prêtes :
Et soudain tout cela tombe sur son armée.
Voici qu’elles prennent feu, les lances de pommier ou de frêne ;
Voici qu’ils s’embrasent, les écus aux boucles d’or pur ;
Quant au bois des épieux tranchants, il est en pièces.
Les hauberts et les heaumes d’acier grincent et gémissent.
Quelle douleur pour les chevaliers de Charles !
Des ours, des léopards se jettent sur eux pour les dévorer,
Avec des guivres, des serpents, des dragons, des monstres semblables aux Diables,
Et plus de trente mille griffons.
Tous, tous se précipitent sur les Français :
« À l’aide, Charles, à l’aide ! » s’écrient-ils.
Le Roi en a grande douleur et pitié ;
Il y voudrait aller ; mais voici l’obstacle :
Du fond d’une forêt un grand lion s’élance sur lui.
La bête est orgueilleuse, féroce, épouvantable,
Et c’est au corps du Roi qu’elle s’attaque.
Tous les deux pour lutter se prennent à bras le corps.
Quel est le vainqueur, quel est le vaincu ? On ne le sait.
L’Empereur ne se réveille pas...


CLXXXVII

Après ce songe, Charles en a un autre
Il rêve qu’il est en France, à Aix, sur un perron,
Tenant un ours dans une double chaîne.
Soudain, de la forêt d’Ardenne, il voit venir trente autres ours,
Qui parlent chacun comme un homme :
« Rendez-nous-le, Sire, disent-ils ;
« Il n’est pas juste que vous le reteniez plus longtemps.
« C’est notre parent, et nous devons le secourir. »
Mais alors, du fond du palais, accourt un beau lévrier
Qui, parmi ces bêtes sauvages, attaque la plus grande,
Sur l’herbe verte, près de ses compagnons.
Ah ! c’est une merveilleuse lutte à laquelle assiste le Roi ;
Mais quel est le vainqueur, quel est le vaincu ? Charles n’en sait rien...
Voilà ce que l’Ange de Dieu a montré au baron ;
Et Charles reste endormi jusqu’au lendemain, au clair jour...


CLXXXVIII

Le roi Marsile cependant arrive en fuyant à Saragosse.
Il descend de cheval et s’arrête à l’ombre, sous un olivier ;
Il rend à ses serviteurs son épée, son heaume et son haubert,
Puis, très-piteusement, se couche sur l’herbe verte.
Il a perdu sa main droite,
Le sang en sort, et Marsile tombe en angoisse et en pâmoison.
Voici devant lui sa femme Bramimonde,
Qui pleure, crie et très-douloureusement se lamente.
Plus de vingt mille hommes sont avec elle ;
Tous maudissent Charles et maudissent la douce France.
Apollon, leur dieu, est là dans une grotte : ils se jettent sur lui,
Lui font mille reproches, mille outrages :

« Eh ! méchant dieu, pourquoi nous fais-tu telle honte ?
« Et notre roi, pourquoi l’as-tu laissé confondre ?
« Tu paies bien mal ceux qui te servent ! »
Alors ils enlèvent à Apollon son sceptre et sa couronne ;
Ils l’attachent par les mains à une colonne,
Le retournent à terre sous leurs pieds,
Lui donnent de grands coups de bâton et le mettent en morceaux.
Tervagan y perd aussi son escarboucle.
Quant à Mahomet, on le jette dans un fossé,
Où les porcs et les chiens le foulent et le mordent...


CLXXXIX

Marsile revient de sa pâmoison
Et se fait porter dans sa chambre,
Sur les murs de laquelle on a écrit et peint plusieurs tableaux en couleurs.
La reine Bramimonde y est tout en larmes ;
Elle s’arrache les cheveux : « Ah ! malheureuse ! » répète-t-elle.
Puis, élevant la voix, elle dit encore :
« Ô Saragosse, te voilà donc privée
« Du noble roi qui t’avait en son pouvoir !
« Nos dieux sont des félons
« De nous avoir ainsi manqué dans le combat.
« Il nous reste l’Émir. Quelle lâcheté
« S’il n’engage pas la lutte avec cette race hardie, avec ces Français
« Qui ont assez de vaillance pour ne point songer à leur vie !
« Chez leur empereur à la barbe fleurie
« Quel courage, quelle témérité !
« Ce n’est pas lui qui reculerait jamais d’un seul pas dans la bataille.
« C’est grande douleur, en vérité, qu’il n’y ait personne pour le tuer. »


CXC

L’empereur Charles, par sa grande puissance,
Était demeuré sept années entières en Espagne ;
Il y avait pris châteaux et cités…
Le roi Marsile en avait eu grand souci,
Et, dès la première année, avait fait sceller ses lettres.
Il y réclamait du secours de Baligant, qui était à Babylone en Égypte.
C’était l’Émir, le vieil Émir,
Survivant à Virgile et à Homère.
Marsile avait demandé à ce vrai baron d’aller le secourir à Saragosse.
« Si Baligant n’y consentait, Marsile quitterait ses dieux,
Renoncerait à toutes les idoles qu’il adore,
Recevrait la sainte loi du Christ,
Et ferait sa paix avec Charlemagne. »
Or Baligant est loin, et il avait longtemps tardé.
Il avait convoqué le peuple de ses quarante royaumes,
Avait fait apprêter ses grands dromonds,
Barques, esquifs, galères et vaisseaux de toute sorte.
À Alexandrie, qui est un port de mer,
Il avait enfin rassemblé toute sa flotte…
C’était en mai, au premier jour d’été.
Il a lancé sur mer toute son armée…


CXCI

Elle est grande, l’armée de la gent païenne !
Et voilà cette flotte qui cingle rapidement, navigue et se gouverne…
Au haut des mâts, au haut des hautes vergues,
Il y a lanternes et escarboucles
Qui, de là-haut, projettent telle lumière
Que, pendant la nuit, la mer paraît plus belle encore.

Au moment où ils arrivent en vue de la terre d’Espagne,
Tout le pays en est illuminé ;
La nouvelle en va jusqu’à Marsile.


CXCII

L’armée païenne ne veut pas faire halte un moment.
Elle sort de la mer, entre dans les eaux douces,
Laisse derrière elle Marbrise et Marbrouse,
Et remonte le cours de l’Èbre avec tous ses navires.
Que de lanternes, que d’escarboucles sur cette flotte !
C’est pendant toute la nuit une clarté immense...
Le jour même elle arrive à Saragosse.


CXCIII

Clair est le jour, brillant est le soleil.
L’Émir sort de son vaisseau ;
Espaneliz marche à sa droite ;
Dix-sept rois le suivent.
Quant aux comtes et aux ducs, on n’en sait pas le nombre.
À l’ombre d’un laurier, au milieu d’un champ,
On jette sur l’herbe un tapis de soie blanche ;
On y place un fauteuil d’ivoire,
Et le païen Baligant s’y assoit,
Tandis que tous les autres restent debout.
Leur chef parle le premier :
« Oyez, leur dit-il, francs chevaliers vaillants.
« Le roi Charles, empereur des Français,
« N’aura la permission de manger que si je le veux bien.
« Il m’a fait dans toute l’Espagne une trop longue guerre :
« C’est dans sa douce France que je veux aller l’attaquer ;
« Point ne m’arrêterai de toute ma vie,

« Avant de le voir à mes pieds, ou mort. »
Et Baligant donne sur son genou un coup de son gant droit.


CXCIV

L’Émir l’a dit, l’Émir s’entête
À ne pas s’arrêter pour tout l’or qui est sous le ciel,
Avant d’être à Aix, où Charles tient sa cour.
Ses hommes l’approuvent et lui donnent même conseil.
Alors il appelle deux de ses chevaliers,
L’un Clarifan, l’autre Clarien :
« Votre père, le roi Maltraïen,
« Faisait volontiers mes messages.
« Vous, allez à Saragosse, je le veux.
« Annoncez de ma part au roi Marsile
« Que je le viens secourir contre les Français.
« Si je les rencontre, quelle bataille !
« Donnez-lui ce gant brodé d’or,
« Mettez-le-lui au poing droit,
« Et portez-lui aussi ce bâton d’or massif.
« Puis, quand il sera venu me rendre hommage,
« J’irai en France faire la guerre à Charles.
« Si l’Empereur ne s’étend à mes pieds pour me demander grâce,
« S’il ne veut pas renier la foi chrétienne,
« Je lui arracherai la couronne de la tête.
« — Bien dit, » s’écrient les païens.


CXCV

« Et maintenant à cheval, barons, à cheval, dit Baligant ;
« L’un de vous portera le gant, l’autre le bâton. »
Et ceux-ci de répondre : « Ainsi ferons-nous, cher seigneur. »
Ils chevauchent si bien qu’ils arrivent à Saragosse ;

Ils traversent dix portes et quatre ponts,
Et toutes les rues où se tiennent les bourgeois.
Comme ils approchent du haut de la ville,
Ils entendent un grand bruit du côté du palais.
C’est une foule de païens
Qui pleurent, qui crient, qui se livrent à une grande douleur,
Qui se plaignent de leurs dieux, Tervagan, Mahomet,
Et de cet Apollon dont ils n’ont rien reçu.
« Malheureux ! disent-ils, que deviendrons-nous ?
« La honte et le malheur sont tombés sur nous ;
« Nous avons perdu le roi Marsile,
« Dont le comte Roland a coupé le poing droit.
« Jurfaleu le blond n’est plus ;
« Toute l’Espagne va tomber en leurs mains. »
Sur ce, les deux messagers descendent au perron.


CXCVI

Les messagers laissent leurs chevaux à l’ombre d’un olivier,
Et deux Sarrasins les prennent par les rênes.
Puis, tous les deux, se tenant par leurs manteaux,
Sont montés au plus haut du palais.
Comme ils entrent dans la chambre voûtée,
Ils font par bon amour un salut au roi Marsile :
« Que Mahomet qui nous tient en son pouvoir,
« Que Tervagan et notre seigneur Apollon
« Sauvent le Roi et gardent la Reine !
« — Quelle folie dites-vous là ? s’écrie Bramimonde ;
« Nos dieux ne sont que des lâches,
« Et n’ont fait à Roncevaux que mauvaise besogne.
« Ils y ont laissé mourir tous nos chevaliers
« Et ont abandonné, en pleine bataille, mon propre seigneur ;
« Marsile a perdu son poing droit qui manque à son bras,

« Et c’est Roland, le puissant comte, qui le lui a tranché.
« Charles va avoir toute l’Espagne entre les mains.
« Ah ! misérable, ah ! chétive ! que vais-je devenir ?
« Malheureuse ! n’y a-t-il point quelqu’un qui veuille bien me tuer ?


CXCVII

« — Dame, dit alors Clarien, faites trève aux paroles :
« Nous sommes les messagers du païen Baligant,
« Qui sera, dit-il, le libérateur de Marsile.
« Voici le gant et le bâton qu’il lui envoie.
« Là-bas, sur l’Èbre, nous avons quatre mille chalands,
« Esquifs, barques et rapides galères.
« Qui pourrait compter nos dromonds ?
« L’Émir est riche, il est puissant,
« Il poursuivra, il attaquera Charlemagne jusque dans sa France,
« Et le veut voir à ses pieds demandant grâce, ou mort.
« — Les choses n’iront pas si bien, répond la Reine.
« Vous pourrez plus près d’ici rencontrer les Français.
« Charles est depuis sept ans dans cette terre.
« C’est un vaillant, un vrai baron ;
« Il mourrait plutôt que de fuir.
« Tous les rois de la terre sont pour lui des enfants,
« Et Charlemagne ne craint aucun homme vivant.


CXCVIII

« — Laissez tout cela, dit le roi Marsile,
« C’est à moi, dit-il aux messagers, c’est à moi, seigneurs qu’il faut parler.
« Vous voyez que je suis en mortelle détresse ;
« Point n’ai de fils, ni de fille, ni d’héritier.
« Hier soir j’en avais un : on me l’a tué.

« Dites donc à votre seigneur de me venir voir ;
« Il a des droits sur la terre d’Espagne ;
« S’il la veut toute avoir, je la lui cède :
« Qu’il se charge seulement de la défendre contre les Français.
« Je pourrai lui donner quelques bons conseils contre Charles,
« Et il l’aura peut-être vaincu avant un mois.
« En attendant, portez-lui les clefs de Saragosse,
« Et dites-lui, s’il me croit, de ne point nous abandonner en s’éloignant d’ici.
« — Vous dites vrai, » répondent les deux messagers.


CXCIX

« L’empereur Charles, dit Marsile,
« M’a tué tous mes hommes, a ravagé toute ma terre,
« Violé et mis en pièces toutes mes cités ;
« Maintenant il campe sur le bord de l’Èbre,
« Et nous ne sommes, je crois, séparés de lui que par sept lieues.
« Dites à l’Émir qu’il amène son armée,
« Dites-lui de ma part de lui livrer bataille. »
Marsile leur met alors aux mains les clefs de Saragosse.
Les deux messagers le saluent,
Prennent congé, s’en retournent.


CC

Ils sont montés à cheval, les deux messagers,
Et sont rapidement sortis de la cité.
Tout effrayés, ils vont trouver l’Émir
Et lui présentent les clefs de Saragosse.
« Eh bien, dit Baligant, qu’avez-vous trouvé là-bas ?
« Où est Marsile, que j’avais mandé ?
« — Il est blessé à mort, dit Clarien.
« L’empereur Charles est passé hier aux défilés ;

« Car il voulait retourner en douce France.
« Par grand honneur, il se fit suivre d’une arrière-garde
« Où demeura son neveu Roland,
« Avec Olivier, avec les douze Pairs,
« Avec vingt mille chevaliers de France.
« Le roi Marsile, en vrai baron, leur a livré une grande bataille.
« Roland et lui y ont bravement lutté ensemble ;
« Mais d’un terrible coup de sa Durendal
« Roland lui a tranché le poing droit,
« Puis lui a tué son fils, qu’il aimait si chèrement,
« Avec tous les barons qu’il avait amenés.
« Marsile s’est enfui, ne pouvant tenir pied,
« Et l’Empereur l’a vigoureusement poursuivi.
« Secourez le roi de Saragosse, voila ce qu’il vous mande,
« Et il vous abandonne tout le royaume d’Espagne. »
Baligant alors devient pensif,
Et peu s’en faut qu’il ne devienne fou, tant sa douleur est grande.


CCI

« Seigneur Émir, lui dit Clarien,
« Il y a eu hier une bataille à Roncevaux ;
« Roland y est mort, mort aussi le comte Olivier ;
« Morts les douze Pairs que Charles aimait tant ;
« Morts vingt mille Français.
« Mais le roi Marsile y a perdu le poing droit,
« Et l’Empereur l’a vigoureusement poursuivi.
« Dans toute cette terre, enfin, il n’est plus un seul chevalier
« Qui ne soit mort ou dans les eaux de l’Èbre.
« Les Français campent sur la rive,
« Et les voici tout près de nous en ce pays.
« Mais, si vous le voulez, la retraite sera rude pour eux. »
La fierté entre alors dans le regard de Baligant,

Et dans son cœur la joie.
Il se lève de son fauteuil, il se redresse,
Puis : « Barons, s’écrie-t-il, pas de retard !
« Sortez de vos vaisseaux, montez à cheval, en avant !
« Si le vieux Charlemagne ne nous échappe en fuyant,
« Dès aujourd’hui le roi Marsile sera vengé.
« Pour la main qu’il a perdue, je lui donnerai le chef de l’Empereur : une tête pour un poing. »


CCII

Les païens d’Arabie sont sortis de leurs vaisseaux,
Puis sont montés sur leurs chevaux et leurs mulets,
Et les voilà qui marchent en avant. Ont-ils rien de mieux à faire ?
Quand l’Émir les a tous mis en mouvement,
Il appelle un sien ami, Gemalfin :
« Je te confie le commandement de toute mon armée. »
Puis Baligant est monté sur son cheval brun,
Avec lui n’emmène que quatre ducs,
Et, sans s’arrêter, chevauche jusqu’à Saragosse.
Il descend sur un perron de marbre,
Et quatre comtes lui ont tenu l’étrier.
L’Émir alors monte par les degrés jusqu’au haut du palais,
Et Bramimonde s’élance au-devant de lui :
« Ah ! malheureuse, misérable que je suis ! s’écrie-t-elle ;
« J’ai perdu mon seigneur, et combien honteusement ! »
Elle tombe aux pieds de Baligant, qui la relève,
Et tous deux, en grande douleur, entrent dans la chambre d’en haut...


CCIII

Marsile, dès qu’il aperçoit Baligant,
Appelle deux Sarrasins espagnols :

« Prenez-moi à bras, et redressez-moi. »
De sa main gauche, alors, il prend un de ses gants,
Et : « Seigneur émir, dit-il,
« Je vous remets ici toute ma terre ;
« Je vous donne Saragosse et tout le fief qui en dépend.
« Ah ! je me suis perdu, et j’ai perdu tout mon peuple !
« — Ma douleur en est grande, répond l’Émir ;
« Mais je ne saurais parler plus longtemps avec vous ;
« Car Charles, je le sais, ne m’attendra point.
« Cependant je reçois le gant que vous m’offrez. »
Et, tout en larmes à cause de son grand deuil, il sort de la chambre.


CCIV

Baligant descend les degrés du palais,
Monte à cheval, éperonne vers son armée,
Et si bien chevauche, qu’il arrive sur le front de ses troupes.
Alors il va de l’un à l’autre, en s’écriant :
« En avant, païens, en avant : les Français vont nous échapper... »


CCV

Dès la première blancheur de l’aube, au petit matin,
S’est éveillé l’empereur Charlemagne.
Saint Gabriel, à qui Dieu l’a confié,
Lève la main et fait sur lui le signe sacré.
Alors le Roi se lève, laisse là ses armes,
Et tous ses chevaliers se désarment aussi.
Puis montent à cheval, et rapidement chevauchent
Par ces larges routes, par ces longs chemins.
Et où vont-ils ainsi ? Ils vont voir le grand désastre :
Ils vont à Roncevaux, là où fut la bataille.


CCVI

Charles est revenu à Roncevaux.
À cause des morts qu’il y trouve, commence à pleurer :
« Seigneurs, dit-il aux Français, allez le petit pas ;
« Car il me faut aller seul en avant,
« Pour mon neveu Roland que je voudrais trouver.
« Un jour j’étais à Aix, à une fête annuelle ;
« Mes vaillants chevaliers se vantaient
« De leurs batailles, de leurs rudes et forts combats ;
« Et Roland disait, je l’entendis,
« Que, s’il mourait jamais en pays étranger,
« On trouverait son corps en avant de ceux de ses pairs et de ses hommes ;
« Qu’il aurait le visage tourné du côté du pays ennemi,
« Et qu’enfin, le brave ! il mourrait en conquérant. »
Un peu plus loin que la portée d’un bâton qu’on jetterait,
Charles est allé devant ses compagnons et a gravi une colline.


CCVII

Comme l’Empereur va cherchant son neveu,
Il trouve le pré rempli d’herbes et de fleurs,
Qui sont toutes vermeilles du sang de nos barons.
Et Charles en est tout ému ; il ne peut s’empêcher de pleurer.
Enfin le Roi arrive sous les deux arbres ;
Sur les trois perrons il reconnaît les coups de Roland.
Il voit son neveu qui gît sur l’herbe verte :
Ce n’est point merveille si Charles en est navré de douleur.
Il descend de cheval, il court sans s’arrêter ;
Entre ses deux bras il prend le corps de Roland,
Et, de douleur, tombe sur lui sans connaissance.


Le roi Charles revient de sa pâmoison :
Quatre de ses barons le tiennent par les mains.
Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu...
Roland a perdu toutes ses couleurs, mais il a encore l’air gaillard ;
Ses yeux sont retournés et pleins de ténèbres.
Et voici que Charles se met à le plaindre :
« Ami Roland, que Dieu mette ton âme en saintes fleurs ! »

(Vers 2892-2898.)



CCVIII

L’Empereur revient de sa pâmoison.
Le duc Naimes, le comte Acelin,
Geoffroi d’Anjou et Henri, frère de Geoffroi,
Prennent le Roi, le dressent contre un pin.
Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu,
Et si doucement se prend à le regretter :
« Ami Roland, que Dieu te prenne en pitié !
« Jamais nul homme ne vit ici-bas pareil chevalier
« Pour ordonner, pour achever si grandes batailles.
« Ah ! mon honneur tourne à déclin. »
Et l’Empereur se pâme ; il ne peut s’en empêcher...


CCIX

Le roi Charles revient de sa pâmoison ;
Quatre de ses barons le tiennent par les mains.
Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu :
Roland a perdu toutes ses couleurs, mais il a encore l’air gaillard ;
Ses yeux sont retournés et tout remplis de ténèbres :
Et voici que Charles se met à le plaindre, en toute reconnaissance, en tout amour :
« Ami Roland, que Dieu mette ton âme en saintes fleurs
« Au Paradis, parmi ses glorieux !
« Pourquoi faut-il que tu sois venu en Espagne ?
« Jamais plus je ne serai un seul jour sans souffrir à cause de toi.
« Et ma puissance, et ma joie, comme elles vont tomber maintenant !
« Qui sera le soutien de mon royaume ? Personne.
« Où sont mes amis sous le ciel ? Je n’en ai plus un seul.
« Mes parents ? Il n’en est pas un de sa valeur. »
Charles s’arrache à deux mains les cheveux,

Et cent mille Français en ont si grande douleur,
Qu’il n’en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes.


CCX

« Ami Roland, je vais retourner en France ;
« Et quand je serai dans ma ville de Laon,
« Des étrangers viendront de plusieurs royaumes
« Me demander : « Où est le Capitaine ? »
« Et je leur répondrai : « Il est mort en Espagne. »
« En grande douleur je tiendrai désormais mon royaume ;
« Il ne sera point de jour que je n’en gémisse et n’en pleure !


CCXI

« Ami Roland, vaillant homme, belle jeunesse,
« Quand je serai à ma chapelle d’Aix,
« Des hommes viendront, qui me demanderont de tes nouvelles ;
« Celles que je leur donnerai seront des plus pénibles et cruelles :
« Il est mort, mon cher neveu, celui qui m’a conquis tant de terres. »
« Et voilà que les Saxons vont se révolter contre moi,
« Les Hongrois, les Bulgares, et tant d’autres peuples,
« Les Romains avec ceux de la Pouille et de la Sicile,
« Ceux d’Afrique et de Califerne.
« Mes souffrances et mes douleurs augmenteront de jour en jour.
« Et qui pourrait conduire mon armée avec une telle puissance,
« Quand il est mort, celui qui toujours était à notre tête ?
« Ah ! douce France, te voilà orpheline !
« J’ai si grand deuil, que j’aimerais ne pas être. »
Et alors il se prend à tirer sa barbe blanche,
De ses deux mains arrache les cheveux de sa tête :
Cent mille Francs tombent à terre, pâmés.


CCXII

« Ami Roland, que Dieu te prenne en pitié,
« Et que ton âme ait place au Paradis !
« Celui qui t’a tué a ruiné la France :
« J’ai si grand deuil que plus ne voudrais vivre.
« Ma maison, toute ma maison est morte à cause de moi.
« Fasse Dieu, le fils de sainte Marie,
« Avant que je vienne à l’entrée des défilés de Cizre,
« Que mon âme soit aujourd’hui séparée de mon corps ;
« Qu’elle aille rejoindre leurs âmes,
« Tandis qu’on enfouira ma chair près de leur chair. »
L’Empereur pleure de ses yeux ; il arrache sa barbe :
« Grande est la douleur de Charles, » s’écrie le duc Naimes...


CCXIII

« Sire empereur, a dit Geoffroi d’Anjou,
« Ne vous laissez point aller à tant de douleur.
« Mais ordonnez plutôt qu’on cherche tous les nôtres sur le champ de bataille,
« Oui, tous ceux qui ont été tués par les païens d’Espagne,
« Et que dans un charnier on les transporte.
« — Sonnez donc de votre cor, » répond le Roi.


CCXIV

Geoffroi d’Anjou a sonné de son cor,
Et, sur l’ordre de Charles, les Français descendent de cheval.
Tous leurs amis, qu’ils ont là trouvés morts,
Dans un charnier sont transportés sur l’heure.
Il y avait dans l’armée une foule d’évêques et d’abbés,

De moines, de chanoines et de prêtres tonsurés.
Ils donnent aux morts l’absoute et la bénédiction au nom de Dieu.
On fait ensuite brûler de l’antimoine et de la myrrhe,
Et tous, avec amour, ont encensé les corps.
On les enterre ensuite à grand honneur,
Puis (que pourraient-ils faire de plus ?) les Français les ont laissés.


CCXV

L’Empereur fait mettre l’un à côté de l’autre les corps de Roland,
D’Olivier et de l’archevêque Turpin.
Il les fait ouvrir devant lui ;
On dépose leurs cœurs dans une pièce de soie,
Puis on les met dans des cercueils de marbre blanc.
Ensuite on prend les corps des trois barons,
Et on les enferme en des cuirs de cerf ;
Et, après les avoir bien lavés avec du piment et du vin,
Le Roi donne l’ordre à Thibaut et à Gebouin,
Au comte Milon et à Othon le marquis,
De conduire ces trois corps sur trois voitures
Où ils sont recouverts par un drap de soie de Galaza.


CCXVI

L’empereur Charlemagne se dispose à partir,
Quand tout à coup apparaît à ses yeux l’avant-garde des païens.
Deux messagers se détachent du front de cette armée,
Et, au nom de l’Émir, annoncent la bataille à Charles :
« Roi orgueilleux, tu ne peux plus nous échapper.
« Baligant est là, sur tes traces ;
« L’armée qu’il amène d’Arabie est immense :
« On va bien voir aujourd’hui si tu es vraiment un vaillant. »


CCXVII

Le roi Charles s’arrache la barbe
Au souvenir de sa douleur et du grand désastre ;
Puis sur toute son armée il jette un regard fier,
Et, d’une voix très-haute et très-forte, s’écrie :
« À cheval, barons français, à cheval et aux armes ! »


CCXVIII

L’Empereur est le premier à s’armer ;
Vite il endosse son haubert,
Lace son heaume et ceint Joyeuse, son épée,
Dont la clarté lutte avec celle du soleil.
Puis à son cou il suspend un écu de Gironne.
Saisit sa lance qui fut faite à Blandonne,
Et monte sur son bon cheval Tencendur,
Qu’il a conquis aux gués sous Marsonne,
Lorsqu’il fit tomber roide mort Malpalin de Narbonne.
Charles lui lâche les rênes, et l’éperonne vivement :
Devant cent mille hommes il fait un temps de galop,
Réclamant Dieu et l’Apôtre de Rome.


CCXIX

Dans toute la vallée les Français sont descendus de cheval,
Et plus de cent mille hommes s’arment ensemble.
Comme leur équipement leur sied bien !
Leurs chevaux sont rapides, leurs armes belles ;
Leurs gonfanons pendent jusque sur leurs heaumes.
S’ils trouvent l’armée païenne, certes ils lui livreront bataille.
Les voilà qui montent en selle, avec quelle habileté !

Quand Charles voit si belles contenances,
Il appelle Jozeran de Provence,
Le duc Naimes et Anthelme de Mayence :
« En de tels soldats qui n’aurait confiance ?
« Désespérer serait folie.
« À moins que les païens ne se retirent devant nous,
« Je leur ferai payer cher la mort de Roland.
« — Que Dieu le veuille ! » répond le duc Naimes.


CCXX

Charles appelle Rabel et Guinemant :
« Je veux, seigneurs, leur dit le Roi,
« Que vous preniez la place d’Olivier et de Roland ;
« L’un de vous portera l’épée, et l’autre l’olifant.
« En tête de toute l’armée, au premier rang, marchez,
« Et prenez avec vous quinze mille Français,
« Tous jeunes et de nos plus vaillants.
« Après ceux-là, il y en aura quinze mille autres
« Que commanderont Gebouin et Laurent,
« Naimes le duc et le comte Jozeran. »
Sur-le-champ on dispose ces deux corps d’armée.
S’ils rencontrent l’ennemi, quelle bataille !


CCXXI

Telles sont les premières colonnes de l’armée française.
Après ces deux-là, on forme la troisième.
Les barons de Bavière la composent,
Qui sont environ vingt mille chevaliers.
Certes, ce ne seront point ceux-là qui laisseront la bataille ;
Car sous le ciel il n’est point de peuple que Charles aime tant,
Sauf ceux de France, qui sont les conquérants des royaumes.

Ce sera le comte Ogier le Danois, le brave combattant,
Qui commandera les gens de Bavière. Belle compagnie, en vérité !


CCXXII

L’empereur Charles a déjà trois corps d’armée ;
Naimes compose le quatrième
Avec des barons qui sont d’un grand courage :
Ce sont des Allemands d’Allemagne,
Qui, au dire de tous les autres, ne sont pas moins de vingt mille.
Leurs chevaux sont bons, et leurs armes aussi.
Plutôt que de quitter le champ, ils mourront.
Leur chef est Hermann, le duc de Thrace :
Plutôt que de faire une lâcheté, il mourra.


CCXXIII

Le duc Naimes et le comte Jozeran
Ont fait la cinquième colonne avec les Normands ;
Ils sont vingt mille, au dire de toute l’armée.
Leurs armes sont belles, leurs chevaux bons et rapides.
Les Normands mourront, mais ne se rendront pas.
Il n’y a pas sur terre une race qui les vaille au champ de bataille.
C’est le vieux Richard qui marchera à leur tête,
Et il donnera de bons coups de son épieu tranchant.


CCXXIV

Le sixième corps d’armée est composé de Bretons ;
Ils sont bien trente mille chevaliers.
Ils ont, à cheval, tout l’air de vrais barons.
Leurs lances sont droites, avec leurs gonfanons au bout.
Leur seigneur s’appelle Eudes ;

Mais il leur donne pour chefs le comte Nivelon,
Thibaut de Reims et le marquis Othon :
« Conduisez mon peuple à la bataille ; je vous le confie. »


CCXXV

Voici donc six colonnes faites par l’Empereur :
Le duc Naimes forme la septième
Avec les Poitevins et les barons d’Auvergne ;
Ils peuvent bien être quarante mille.
Dieu ! les bons chevaux et les belles armes !
Ils sont là, seuls, dans un vallon, sous un tertre,
Et Charles leur donne sa bénédiction de la main droite :
Leurs capitaines sont Jozeran et Gauselme.


CCXXVI

Quant au huitième corps d’armée, Naimes le compose
Avec les Flamands et les barons de Frise :
Plus de quarante mille chevaliers.
Ceux-là, certes, n’abandonneront pas la bataille.
« Ils feront mon service, » dit le Roi.
Ce sera Raimbaud, avec Haimon de Galice,
Qui, par bonne chevalerie, les guidera au combat.


CCXXVII

Naimes, aidé du comte Jozeran,
Forme la neuvième colonne avec de vaillants hommes :
Ce sont ceux de Bourgogne et de Lorraine.
Ils sont bien cinquante mille chevaliers,
Avec leurs heaumes lacés et leurs hauberts.
Leurs lances sont fortes, et le bois en est court.

À moins que les Arabes ne reculent devant cette rencontre,
Si seulement ils engagent le combat, Lorrains et Bourguignons leur donneront de fiers coups.
Leur chef est Thierry, le duc d’Argonne.


CCXXVIII

Les barons de France forment la dixième colonne.
Ils sont cent mille, de nos meilleurs capitaines ;
Ils ont le corps gaillard et fière la contenance,
La tête fleurie et la barbe toute blanche.
Ils ont revêtu leurs doubles broignes et leurs hauberts,
Ils ont ceint leurs épées de France ou d’Espagne ;
Sur leurs écus sont mille signes divers qui les font reconnaître.
Ils montent à cheval : « La bataille ! la bataille ! » s’écrient-ils :
Puis : « Montjoie ! » Charlemagne est avec eux.
Geoffroi d’Anjou porte l’oriflamme,
Qui jusque-là avait nom Romaine, parce qu’elle était l’enseigne de Saint-Pierre ;
Mais alors même elle prit le nom de Montjoie.


CCXXIX

L’Empereur descend de son cheval
Et se prosterne sur l’herbe verte ;
Puis, tournant ses yeux vers le soleil levant,
Il adresse, du fond de son coeur, une prière à Dieu :
« Ô vrai Père, sois aujourd’hui ma défense.
« C’est toi qui as sauvé Jonas
« De la baleine qui l’avait englouti ;
« C’est toi qui as épargné le roi de Ninive ;
« C’est toi qui as délivré Daniel d’un horrible supplice,
« Quand on l’eut jeté dans la fosse aux lions ;

« C’est toi qui as préservé les trois enfants dans le feu ardent.
« Eh bien ! que ton amour sur moi veille aujourd’hui,
« Et, dans ta bonté, s’il te plaît, accorde-moi
« De pouvoir venger mon neveu Roland ! »


CCXXX

Charles a fini sa prière ; il se relève,
Fait sur son front le signe qui a tant de puissance,
Puis monte sur son cheval courant :
Naimes et Jozeran lui tiennent l’étrier.
Il saisit sa lance acérée, son écu.
Son corps est beau, gaillard et avenant ;
Son visage est clair, et belle est sa contenance.
Très-ferme sur son cheval, il s’avance.
Et les clairons de sonner par devant, par derrière ;
Le son de l’olifant domine tous les autres.
Les Français se souviennent de Roland et pleurent.


CCXXXI

L’Empereur chevauche bellement ;
Sur sa cuirasse il a étalé toute sa barbe,
Et, par amour pour lui, tous ses chevaliers font de même.
C’est le signe auquel on reconnaît les cent mille Français.
Ils passent ces montagnes, ils passent ces hautes roches,
Ils traversent ces profondes vallées, ces défilés horribles.
Ils sortent enfin de ces passages, et les voilà hors de ce désert,
Les voilà dans la Marche d’Espagne.
Ils y font halte au milieu d’une plaine...
Cependant Baligant voit revenir ses éclaireurs,
Et un Syrien lui rend ainsi compte de son message :

« Nous avons vu, dit-il, l’orgueilleux roi Charles :
« Ses hommes sont terribles et ne lui manqueront pas.
« Vous allez avoir bataille : armez-vous.
« — Bonne nouvelle pour les vaillants, s’écrie Baligant :
« Sonnez les clairons, pour que mes païens le sachent. »


CCXXXII

Alors, dans tout le camp, ils font retentir leurs tambours,
Leurs cors, leurs claires trompettes,
Et les païens commencent à s’armer.
L’Émir ne se veut pas mettre en retard :
Il revêt un haubert dont les pans sont brodés ;
Il lace son heaume gemmé d’or,
Et à son flanc gauche ceint son épée.
À cette épée, dans son orgueil, il a trouvé un nom ;
Par rapport à celle de Charlemagne, dont il a entendu parler,
La sienne s’appelle Précieuse,
Et ce mot même lui sert de cri d’armes dans la bataille :
Il fait pousser ce cri par tous ses chevaliers.
À son cou il pend un large et vaste écu ;
La boucle est d’or, le bord est garni de pierres précieuses ;
La guige est en beau satin à rosaces.
Puis Baligant saisit son épieu, qu’il appelle « le Mal »,
Dont le bois est gros comme une massue,
Et dont le fer serait la charge d’un mulet.
Baligant monte ensuite sur son destrier ;
Marcule d’outre-mer lui tient l’étrier.
L’Émir a l’enfourchure énorme,
Les flancs minces, les côtés larges,
La poitrine forte, le corps moulé et beau,
Les épaules vastes et le regard très-clair,
Le visage fier et les cheveux bouclés ;

Il paraît aussi blanc que fleur d’été ;
Quant au courage, il en a donné mille preuves.
Dieu ! s’il était chrétien, quel baron !
Il pique son cheval, et le sang sort tout clair des flancs de la bête ;
Il fait un temps de galop, et saute par-dessus un fossé
Qui peut mesurer cinquante pieds :
« Voilà, s’écrient les païens, voilà celui qui saura défendre notre terre.
« Le Français qui voudra jouter avec lui,
« Bon gré, mal gré, y laissera sa vie.
« Charles est fou de ne pas fuir un tel homme ! »


CCXXXIII

L’Émir a tout l’air d’un vrai baron.
Sa barbe est aussi blanche qu’une fleur ;
D’ailleurs c’est, parmi les païens, un homme sage
Et qui, dans la bataille, est fier et terrible.
Son fils Malprime aussi est très-chevaleresque ;
Il est grand, il est fort, il est digne de sa race :
« En avant, Sire, dit-il à son père, en avant !
« Je me demande si nous allons voir Charles.
« — Oui, répond Baligant, car c’est un vaillant ;
« Dans mainte histoire on parle de lui avec grand honneur ;
« Mais il n’a plus son neveu Roland,
« Et ne pourra tenir pied devant nous. »


CCXXXIV

« Beau fils Malprime, dit Baligant,
« Roland le bon vassal est mort hier,
« Avec Olivier le preux et le vaillant,
« Avec les douze Pairs qui étaient tant aimés de Charles,
« Et vingt mille combattants de France.

« Quant à tous les autres, je ne les prise pas un gant.
« Il est certain que l’Empereur est revenu, qu’il est là ;
« Un Syrien, mon messager, vient de me l’annoncer.
« Charles a formé dix corps d’armée immenses ;
« Il est brave, celui qui sonne l’olifant du Roi ;
« Par ces sons clairs il rassemble ses compagnons.
« Ceux-ci chevauchent en tête de l’armée, devant le premier rang ;
« Quinze mille Français sont avec eux,
« De ces jeunes que Charles appelle enfants ;
« Et il y en a quinze mille autres derrière eux
« Qui très-vigoureusement frapperont. »
« Malprime alors : « Je vous demande l’honneur du premier coup.


CCXXXV

« — Beau fils Malprime, dit Baligant,
« Tout ce que vous me demandez, je vous l’accorde ;
« Donc, allez sans plus tarder assaillir les Français.
« Emmenez avec vous Torleu, le roi de Perse,
« Et Dapamort, le roi de Lithuanie ;
« Si vous pouvez mater le grand orgueil de Charles,
« Je vous donnerai un pan de mon royaume,
« Tout le pays depuis Chériant jusqu’au Val-Marquis.
« — Merci, mon seigneur, » répond Malprime.
Il passe en avant, et reçoit la tradition symbolique de ce présent.
Or c’était la terre qui appartint jadis au roi Fleuri.
Mais jamais Malprime ne devait la voir ;
Jamais Malprime ne devait en être investi ni saisi.


CCXXXVI

À travers tous les rangs de son armée, chevauche l’Émir,
Et son fils (il avait la taille d’un géant) le suit partout,

Avec le roi Torleu et le roi Dapamort.
Ils divisent alors leur armée en trente colonnes ;
(Ils ont tant et tant de chevaliers !)
Le plus faible de ces corps d’armée n’aura pas moins de cinquante mille hommes.
Le premier est composé des gens de Butentrot ;
Le second, de ceux de Micènes. D’énormes têtes
Surmontent les échines qu’ils ont dans le milieu du dos,
Et ils sont couverts de soies tout comme sangliers.
La troisième colonne est formée de Nubiens et de Blos ;
La quatrième, de Bruns et d’Esclavons ;
La cinquième, de Sorbres et de Sors ;
La sixième, de Mores et d’Arméniens.
Dans la septième sont ceux de Jéricho ;
Les Nègres forment la huitième, et les Gros la neuvième ;
La dixième enfin est composée des chevaliers de Balide la forte :
C’est un peuple qui jamais ne voulut le bien.


CCXXXVII

L’Émir prend à témoin par tous les serments possibles
La puissance et le corps de Mahomet :
« Charles de France est fou de chevaucher ainsi ;
« Il va y avoir bataille, et, s’il ne la refuse point,
« Il ne portera plus jamais couronne d’or en tête. »


CCXXXVIII

Les païens forment ensuite dix autres corps d’armée :
Le premier est formé des Canelieux ; ils sont horribles à voir ;
Ils sont venus de Val-Fui, par le travers.
Les Turcs composent la seconde colonne, et les Persans la troisième.

Dans la quatrième on voit encore des Persans avec des Pincenois ;
La cinquième est formée de Solterais et d’Avares ;
La sixième, d’Ormaleus et d’Eugiez ;
La septième, de la gent Samuel ;
Les hommes de Brousse composent la huitième, et les Esclavons la neuvième.
Quant à la dixième, on y voit la gent d’Occiant la déserte :
C’est une race qui ne sert pas le Seigneur Dieu,
Et vous n’entendrez jamais parler d’hommes plus félons.
Leur cuir est dur comme du fer ;
Pas n’ont besoin de heaume ni de haubert ;
En la bataille, rien n’égale leur férocité et leur acharnement.


CCXXXIX

L’Émir lui-même a formé dix autres corps d’armée.
Dans le premier il a mis les géants de Malprose ;
Dans le second les Huns, et dans le troisième les Hongrois ;
Dans le quatrième, les gens de Baldise-la-Longue,
Et dans le cinquième, ceux de Val-Peineuse ;
Dans le sixième, ceux de Joie et de Maruse,
Dans le septième sont les Leus et les Thraces.
Les hommes d’Argoilles composent le huitième, et ceux de Clairbonne le neuvième ;
Enfin les soldats barbus de Val-Fonde forment le dixième et dernier corps d’armée :
C’est une race qui fut toujours l’ennemie de Dieu.
Tel est, d’après les Chroniques de France, le dénombrement de ces trente colonnes.
Elle est grande, cette armée où tant de clairons retentissent !
Voici, voici que les païens s’avancent, en vaillants hommes…


CCXL

L’Émir (un très-riche et très-puissant homme)
A fait devant lui porter le dragon qui lui sert d’enseigne,
Avec l’étendard de Tervagan et de Mahomet,
Et une idole d’Apollon, ce méchant dieu.
Dix Canelieux chevauchent alentour,
Et s’écrient d’une voix très-haute :
« Que ceux qui veulent être préservés par nos dieux
« Les prient en ce moment en toute componction. »
Païens alors de baisser la tête et le menton,
Et d’incliner jusqu’à terre leurs heaumes clairs :
« Misérables, leur crient les Français, voici l’heure de votre mort !
« Puissions-nous aujourd’hui vous voir honteusement vaincus !
« Et toi, ô notre Dieu, préserve Charlemagne,
« Et que cette bataille soit une victoire pour notre empereur ! »


CCXLI

L’Émir est un homme de grand savoir ;
Il appelle son fils et les deux rois :
« Seigneurs barons, votre place est sur le front de l’armée,
« Et c’est vous qui conduirez toutes mes colonnes ;
« Je n’en garde avec moi que trois, mais des meilleures ;
« L’une composée de Turcs, l’autre d’Ormaleus,
« La troisième des géants de Malprose.
« Les gens d’Occiant m’accompagneront aussi,
« Et je les mettrai aux prises avec Charles et les Français.
« Si l’Empereur veut lutter avec moi,
« Il aura la tête séparée du buste :
« C’est là, il peut en être certain, tout ce qu’il est en droit d’attendre. »


CCXLII

Les deux armées sont immenses, et splendides sont leurs bataillons.
Entre les combattants il n’y a ni colline, ni tertre, ni vallée,
Ni forêt, ni bois, ni rien qui les pourrait cacher les uns aux autres :
C’est une vallée découverte où les Français voient à plein les païens :
« En avant ! s’écrie Baligant, armée païenne,
« En avant, et engagez la bataille ! »
C’est Amboire d’Olilferne qui porte l’enseigne des païens ;
Et ceux-ci de pousser leur cri : « Précieuse ! »
Et les Français de leur répondre : « Que Dieu vous perde aujourd’hui ! »
Et de renouveler cent fois d’une voix forte le cri de « Montjoie ! Montjoie ! »
L’Empereur alors fait sonner tous ses clairons,
Et surtout l’olifant, qui les domine tous :
« La gent de Charles est belle, s’écrient les païens :
« Ah ! nous aurons une rude et terrible bataille ! »


CCXLIII

Vaste est la plaine, vaste est le pays.
Voyez-vous luire ces heaumes aux pierres gemmées d’or ?
Voyez-vous étinceler ces écus, ces broignes bordées d’orfroi ?
Ces épieux et ces gonfanons au bout des lances ?
Entendez-vous ces trompettes aux voix si claires ?
Entendez-vous surtout le son prolongé de l’olifant ?
L’Émir alors appelle son frère,
Canabeu, le roi de Floredée,
Qui tient la terre jusqu’à Valsevrée,
Et Baligant lui montre les colonnes de Charles :
« Voyez l’orgueil de France la louée ;
« Avec quelle fierté chevauche l’Empereur !

« Il est là-bas, tenez, au milieu de ces chevaliers barbus :
« Ils ont étalé leur barbe sur leur haubert,
« Et leur barbe est aussi blanche que la neige sur gelée ;
« Certes, ils frapperont, ceux-là, bons coups de lances et d’épées !
« Nous allons avoir une rude, une formidable bataille :
« Jamais on n’en aura vu de pareille ! »
Alors, de plus loin que le jet d’un bâton,
Baligant dépasse les premiers rangs de son armée,
Et lui fait cette petite harangue :
« En avant ! païens, en avant ! je vous montre la route. »
Il brandit alors le bois de sa lance
Et en tourne le fer du côté de Charlemagne.


CCXLIV

Charles le Grand, quand il aperçoit l’Émir,
Le dragon, l’enseigne et l’étendard ;
Quand il voit les Arabes en si grand nombre,
Quand il les voit couvrir toute la contrée
Hormis la place occupée par l’Empereur,
Le roi de France alors s’écrie à pleine voix :
« Barons français, vous êtes de bons soldats.
« Combien de batailles déjà n’avez-vous pas livrées !
« Or voici les païens devant nous ; ce sont des félons et des lâches,
« Et toute leur loi ne leur vaut un denier.
« Mais ils sont nombreux, direz-vous. Eh ! qu’importe ?
« Qui veut marcher me suive ! »
Alors Charles pique son cheval,
Et Tencendur fait quatre sauts.
« Comme le Roi est brave ! disent les Français :
« Aucun de nous ne vous fera défaut, Sire ; chevauchez. »


CCXLV

Le jour fut clair, et brillant fut le soleil.
Les deux armées sont belles à voir, et leurs bataillons sont immenses.
Mais déjà les premières colonnes sont aux prises.
Le comte Rabel et le comte Guinemant
Ont lâché les rênes à leurs rapides destriers,
Et donnent vivement de l’éperon. Tous les Français se lancent au galop,
Et de leurs épieux tranchants commencent à donner de grands coups.


CCXLVI

C’est un vaillant chevalier que le comte Rabel.
Des éperons d’or fin il pique son cheval,
Et va frapper Torleu, le roi de Perse ;
Pas d’écu, pas de cuirasse qui puisse résister à un tel coup.
Le fer doré est entré dans le corps du roi païen,
Et Rabel l’abat roide mort sur des broussailles.
« Dieu nous aide ! crient les Français ;
« Nous ne devons pas faire défaut à Charles : le droit est pour lui. »


CCXLVII

Guinemant, de son côté, joute avec le roi de Lithuanie ;
Le bouclier du païen, orné de fleurs peintes, est en pièces,
Son haubert est en lambeaux,
Et le gonfanon de Guinemant lui est tout entier entré dans le corps.
Qui qu’en pleure ou en rie, le Français l’abat mort.
Témoins de ce beau coup, tous les Français s’écrient :
« Pas de retard, barons, frappez, frappez !

« C’est Charlemagne qui a pour lui le droit contre les païens ;
« Et c’est ici le véritable jugement de Dieu ! »


CCXLVIII

Sur un cheval tout blanc voici Malprime,
Qui s’est lancé dans le milieu de l’armée française.
À droite, à gauche, il y frappe de grands coups,
Et sur un mort abat un autre mort.
Baligant le premier s’écrie :
« Ô mes barons, ô vous que j’ai si longtemps nourris,
« Voyez mon fils, comme il cherche Charles,
« Et combien de barons, en attendant, il provoque au combat !
« Je ne saurais souhaiter un plus excellent soldat :
« Allez le secourir avec le fer de vos lances ! »
À ces mots, les païens font un mouvement en avant.
Ils frappent de fiers coups, la mêlée est rude ;
Pesante et merveilleuse est la bataille ;
Jamais avant ce temps ni depuis, jamais il n’y en eut de pareille.


CCXLIX

Les armées sont immenses, fiers sont les bataillons ;
Toutes les colonnes sont aux prises.
Dieu ! quels coups frappent les païens !
Dieu ! que de lances brisées en deux tronçons !
Que de hauberts démaillés ! que d’écus en morceaux !
La terre est tellement jonchée de cadavres,
Que l’herbe des champs, fine et tout à l’heure verte encore,
Est toute envermeillée par le sang.
L’Émir alors fait un nouvel appel aux siens :
« Frappez sur les chrétiens, frappez, barons ! »
La bataille est rude, elle est acharnée.

Ni avant ce temps, ni depuis lors, on n’en vit jamais de semblable.
La nuit seule pourra séparer les combattants.


CCL

L’Émir appelle les siens :
« Vous n’êtes venus que pour frapper : frappez !
« Je vous donnerai de belles femmes ;
« Vous aurez des biens, des fiefs et des terres.
« — Oui, notre devoir est de bien frapper, » lui répondent les païens.
Et voilà qu’à force d’assener de grands coups ils mettent leurs lances en morceaux.
Cent mille épées alors sont tirées des fourreaux ;
La mêlée est douloureuse, elle est horrible :
Ah ! ceux qui furent là virent une vraie bataille.


CCLI

De son côté, l’Empereur exhorte ses Français :
« Seigneurs barons, je vous aime et j’ai confiance en vous.
« Vous avez déjà livré pour moi tant de batailles,
« Conquis tant de royaumes et détrôné tant de rois !
« Je vous en dois le salaire, c’est vrai, je le reconnais ;
« Et ce salaire, ce seront des terres, de l’argent, mon corps même, s’il le faut.
« Donc, vengez vos fils, vos frères et vos hoirs,
« Qui l’autre jour sont morts à Roncevaux.
« Vous le savez, c’est de mon côté qu’est le droit, c’est contre les païens.
« — C’est la vérité, Sire, » répondent les Français.
Charles en a vingt mille avec lui,
Qui d’une seule voix lui engagent leur foi.
Oui, quelle que soit leur détresse, et même devant la mort, ils ne feront jamais défaut à l’Empereur.

Tous alors jouent de la lance
Et frappent sans retard de l’épée :
La bataille est pleine de merveilleuse angoisse...


CCLII

Malprime, le baron, chevauchait au milieu de la mêlée
Et y avait fait un grand massacre de Français ;
Mais voici le duc Naimes qui lui lance un regard terrible
Et d’un très-vigoureux coup va le frapper.
Il lui brise le haut de son écu,
Lui enlève l’orfroi qui ornait les deux pans de son haubert,
Et lui enfonce dans le corps tout un gonfanon de couleur jaune...
Entre sept cents autres il l’abat roide mort.


CCLIII

Le roi Canabeu, le frère de l’Émir,
Pique alors son cheval des éperons,
Tire son épée au pommeau de cristal,
Et en frappe Naimes sur le heaume princier :
Il en fracasse la moitié,
Et, de son tranchant d’acier, coupe cinq des lacs qui le retenaient.
Le capuchon de mailles ne saurait préserver le duc,
La coiffe est tranchée jusqu’à la chair,
Et un lambeau en tombe à terre.
Le coup fut rude, et Naimes en fut abasourdi comme par la foudre :
Il fût tombé sans l’aide de Dieu...
Il est là, la tête sur la crinière de son cheval :
Si le païen frappe un second coup,
C’en est fait du noble vassal, il est mort !
Mais Charles de France arrive à son secours.


CCLIV

Dieu ! dans quelle angoisse est le duc Naimes !
Le païen va se hâter de le frapper encore ;
Mais voici Charles qui lui dit : « Misérable, ce coup te portera malheur ! »
Et très-intrépidement le Roi s’élance sur le Sarrasin ;
Il brise l’écu, le fracasse à l’endroit du cœur,
Lui rompt la ventaille du haubert,
Et l’abat roide mort. La selle reste vide.


CCLV

Grande fut la douleur du roi Charlemagne,
Quand il vit le duc Naimes blessé là, devant lui,
Quand il vit courir le sang clair sur l’herbe verte.
Alors il lui a donné un bon conseil :
« Beau sire Naimes, chevauchez tout près de moi ;
« Quant au misérable qui vous a mis en cette détresse, il est mort ;
« Je lui ai mis mon épieu dans le corps.
« — Je vous crois, Sire, répond le duc,
« Et si je vis, vous serez bien payé d’un tel service. »
Lors ils vont l’un près de l’autre par amour et par foi.
Vingt mille Français marchent avec eux,
Qui tous donnent de fiers coups et se battent rudement.


CCLVI

À travers toute la bataille chevauche l’Émir :
Il se jette sur le comte Guinemant ;
Il lui fracasse l’écu blanc tout près du cœur,
Met en pièces les pans du haubert,

Lui partage les côtes,
Et l’abat mort de son cheval rapide.
L’Émir ensuite tue Gebouin, Laurent,
Et le vieux Richard, sire des Normands.
« La brave épée que Précieuse ! s’écrient alors les païens ;
« Nous avons là un puissant défenseur : frappez, barons, frappez. »


CCLVII

Il fait beau voir les chevaliers païens,
Ceux d’Occiant, ceux d’Argoilles et de Bascle,
Frapper dans la mêlée de beaux coups de lance ;
Mais les Français n’ont pas envie de leur céder le champ.
Il en meurt beaucoup des uns et des autres,
Et jusqu’au soir la bataille est très-rude.
Les barons de France firent là de grandes pertes.
Que de douleurs encore avant la fin de la journée !


CCLVIII

Français et Arabes frappent à qui mieux mieux ;
Le bois et l’acier fourbi des lances sont mis en pièces.
Ah ! celui qui eût vu tant d’écus en cet état,
Celui qui eût entendu le bruit de ces blancs hauberts que l’on heurte,
Et de ces heaumes qui grincent contre les boucliers ;
Celui qui eût alors vu tomber tous ces chevaliers,
Et les hommes pousser des hurlements de douleur et mourir à terre,
Celui-là saurait ce que c’est qu’une grande douleur !
La bataille est rude à supporter,
Et l’Émir invoque Apollon,
Tervagan et Mahomet :
« Je vous ai bien servis, seigneurs mes dieux !

« Eh bien ! je veux faire plus, je vous élèverai d’autres statues, tout en or fin,
« Si vous me secourez contre Charles. »
En ce moment Gémalfin, un ami de l’Émir, se présente à ses yeux ;
Il lui apporte de mauvaises nouvelles, et lui dit :
« La journée est mauvaise pour vous, sire Baligant !
« Vous avez perdu Malprime, votre fils,
« Et l’on vous a tué Canabeus, votre frère.
« Deux Français ont eu l’heur de les vaincre ;
« L’un d’eux, je pense, est l’Empereur :
« Il a le corps énorme et tout l’air d’un marquis.
« Sa barbe est blanche comme fleur en avril. »
L’Émir alors baisse son heaume,
Et laisse tomber sa tête sur sa poitrine ;
Sa douleur est si grande, qu’il pense mourir sur l’heure...
Il appelle Jangleu d’outre-mer.


CCLIX

« Avancez, Jangleu, dit l’Émir.
« Vous êtes preux, vous êtes de grand savoir,
« Et j’ai toujours suivi votre conseil.
« Eh bien ! que vous semble des Arabes et des Français ?
« Aurons-nous ou non la victoire ?
« — Baligant, répond Jangleu, vous êtes mort.
« N’espérez point de salut dans vos dieux :
« Charles est fier, vaillants sont ses hommes,
« Et jamais je ne vis de race mieux faite pour la bataille.
« Cependant appelez vos chevaliers d’Occiant ;
« Mettez en ligne Turcs et Enfrons, Arabes et Géants,
« Et faites sans retard ce qu’il faut faire. »


CCLX

L’Émir a étalé sa barbe sur sa cuirasse,
Sa barbe aussi blanche que fleur d’aubépine.
Quoi qu’il lui arrive, il ne se veut point cacher.
Il met à sa bouche une trompette claire,
Et clairement la sonne si bien, que ses païens l’entendent.
Alors sur le champ de bataille ses bataillons se rallient,
Et ceux d’Occiant de hennir et de braire.
Et ceux d’Argoilles, d’aboyer et de glapir comme des chiens ;
Puis, comme des fous furieux, ils cherchent les Français,
Se jettent au plus épais, rompent et coupent en deux l’armée de Charles,
Et du coup jettent à terre sept mille morts.


CCLXI

Le comte Ogier ne sait pas ce que c’est que la couardise :
Jamais meilleur soldat ne vêtit la cuirasse.
Quand il voit les colonnes françaises rompues et coupées,
Il appelle Thierry, le duc d’Argonne,
Geoffroi d’Anjou et le comte Jozeran,
Et adresse à Charles ce fier discours :
« Voyez comme les païens vous tuent vos hommes.
« À Dieu ne plaise que vous portiez encore couronne au front,
« Si vous ne frappez de bons coups pour venger votre honte ! »
Personne ne répond un mot, personne ;
Mais tous donnent avec fureur de l’éperon, et lâchent les rênes à leurs chevaux.
Partout où ils rencontrent les païens, ils vont les frapper...


CCLXII

Il frappe bien, le roi Charlemagne ;
Ils frappent bien, le duc Naimes et Ogier le Danois ;
Il frappe bien, Geoffroi d’Anjou, qui porte l’enseigne royale ;
Mais quelle prouesse surtout que celle de monseigneur Ogier !
Il pique son cheval, lui lâche les rênes,
Et se jette sur le païen qui tient le dragon :
Si bien que sur place il écrase à la fois
Le dragon et l’enseigne de l’Émir.
Baligant voit ainsi tomber son gonfanon ;
Il voit l’étendard de Mahomet rester sans défense.
L’Émir commence à s’apercevoir
Que le droit est du côté de Charles, que le tort est de son côté.
Et déjà voici les païens qui montrent moins d’ardeur.
Et l’Empereur d’appeler ses Français :
« Dites, barons, pour Dieu, m’aiderez-vous ?
« — Le demander serait une injure, répondent-ils.
« Maudit soit qui ne frappe de tout cœur ! »


CCLXIII

Le jour passe, la vêprée s’avance ;
Païens et Francs frappent de leurs épées.
Ceux qui rassemblèrent ces deux armées, Charles et Baligant, sont des vaillants.
Toutefois ils n’oublient pas leurs cris d’armes.
« Précieuse ! » crie l’Émir.
« Montjoie ! » répète l’Empereur.
Ils se reconnaissent l’un l’autre à leurs voix claires et hautes ;
Au milieu même du champ de bataille tous deux se rencontrent.
Ils se jettent l’un sur l’autre, et s’entre-donnent de grands coups.

Frappant de leurs épieux sur leurs écus à rosaces,
Ils les brisent au-dessous de la large boucle
Et se déchirent les pans de leurs hauberts ;
Mais ils ne s’atteignent pas plus avant ;
Ils brisent les sangles de leurs chevaux et renversent leurs selles.
Bref, les deux rois tombent, et les voilà par terre ;
Vite ils se relèvent, et les voici debout.
Ils tirent alors leurs épées d’un geste intrépide.
Ce duel ne peut désormais finir,
Il ne peut s’achever sans mort d’homme.


CCLXIV

Il est vaillant, le roi de douce France ;
Mais l’Émir ne le craint ni ne le redoute.
Tous deux ont à la main leurs épées toutes nues,
Et se donnent de furieux coups sur leurs écus.
Ils en tranchent le cuir et le bois, qui cependant est double ;
Les clous en tombent, les boucles sont en pièces.
Alors ils se frappent nu à nu sur leurs hauberts,
Des heaumes clairs jaillit le feu.
Ce duel ne peut en rester là :
Il faut que l’un ou l’autre reconnaisse son tort.


CCLXV

« Réfléchis bien, Charles, dit l’Émir,
« Et décide-toi à me demander pardon.
« Je sais que tu as tué mon fils ;
« Et fort injustement tu envahis ma terre :
« Deviens mon homme, et je te la donne en fief,
« Si tu veux être mon vassal en Espagne et en Orient.
« — Ce serait trop grand’ honte, s’écrie Charles,


... L’Émir est d’une force terrible :
Il frappe Charlemagne sur le heaume d’acier brun,
Il le lui fend et casse sur la tête...
Charles chancelle ; un peu plus il serait tombé ;
Mais qu’il meure ou qu’il soit vaincu, c’est ce que Dieu ne permet pas.
Saint Gabriel s’abat près de lui :
« Grand roi, lui dit-il, que fais-tu ? »
Quand Charlemagne entend la sainte voix de l’Ange,
Il n’a plus peur, il ne craint plus de mourir...

(Vers 3602-3604 et 3608-3613.)


« Je ne dois à un païen ni la paix, ni l’amour ;
« Reçois la loi que Dieu nous donne à croire ;
« Deviens chrétien, et sur l’heure je t’aimerai,
« Si tu crois, si tu sers le Roi omnipotent.
« — Mauvaises paroles que tout cela, » dit Baligant.
Ils vont alors se redonner de grands coups de leurs épées...


CCLXVI

L’Émir est d’une force terrible.
Il frappe Charlemagne sur le heaume d’acier brun ;
Il le lui fend et casse sur la tête.
L’épée du païen tranche tous les cheveux,
Et de la chair enlève un morceau plus grand qu’une paume ;
À cet endroit, l’os demeure tout nu.
Charles chancelle, un peu plus il serait tombé ;
Mais qu’il meure ou qu’il soit vaincu, c’est ce que Dieu ne permet pas.
Saint Gabriel s’abat de nouveau près de lui.
« Grand roi, lui dit-il, que fais-tu ? »


CCLXVII

Quand Charles entend la sainte voix de l’Ange,
Il n’a plus peur, il ne craint plus de mourir :
Les forces et le sentiment lui reviennent.
De son épée de France il frappe l’Émir,
Brise le heaume où flamboient tant de pierres précieuses,
Tranche la tête d’où se répand la cervelle,
Jusqu’à la barbe blanche met en deux morceaux le visage ;
Bref, sans remède l’abat roide mort.
Puis, pour se faire reconnaître, « Montjoie ! » s’écrie-t-il.
À ce mot, le duc Naimes accourt ;
Il saisit Tencendur, et le grand roi y remonte.

Quant aux païens, ils s’enfuient : Dieu ne veut pas qu’ils restent davantage,
Et les Français enfin ont ce qu’ils demandent.


CCLXVIII

Dieu le veut, les païens s’enfuient ;
L’Empereur et les Francs leur donnent la chasse :
« Vengez-vous, s’écrie le Roi, vengez toutes vos souffrances ;
« Satisfaites vos désirs, soulagez vos cœurs ;
« Car ce matin je vous ai vus pleurer de vos yeux. »
Et les Francs de lui répondre : « Il le faut, il le faut ! »
Et chacun de frapper les plus grands coups qu’il peut.
Ah ! des païens qui furent là, il s’en échappa bien peu.


CCLXIX

La chaleur est grande, la poussière s’élève ;
Les païens sont en fuite, et les Français sont là, sur leurs pas, qui les pressent angoisseusement ;
Jusqu’à Saragosse dure cette poursuite.
Au haut de sa tour est montée Bramimonde,
Avec ses chanoines et ses clercs,
Ceux de la loi mauvaise et que Dieu n’aime point,
Ceux qu’un sacrement n’a pas ordonnés, et qui ne portent pas la tonsure sur leurs têtes.
Et, quand la Reine aperçoit la déroute des païens :
« À l’aide, Mahomet ! s’écrie-t-elle d’une voix perçante.
« Ah ! noble roi, nos hommes sont vaincus ;
« L’Émir est mort honteusement. »
Marsile l’entend, se tourne vers le mur,
Se cache le visage et pleure de ses yeux,
Puis meurt de douleur. Et, comme il est sous le poids du péché,
Les diables vivants s’emparent de son âme.


CCLXX

Les païens sont morts ou sont en fuite ;
Charles a vaincu sa bataille.
De Saragosse la porte est abattue,
Et l’Empereur sait bien qu’on ne défendra plus la ville.
Il y entre avec son armée, il la prend,
Et les vainqueurs y couchent cette nuit.
Il est fier, notre roi à la barbe chenue,
Et Bramimonde lui a remis les tours de la ville,
Dix grandes et cinquante petites...
Il travaille bien celui qui travaille avec l’aide de Dieu.


CCLXXI

Le jour est passé, les ombres de la nuit tombent,
La lune est claire, les étoiles flamboient,
L’Empereur est maître de Saragosse.
Mille Français, sur son ordre, parcourent la ville en tous sens,
Entrent dans les mosquées et les synagogues,
Et, à coups de maillets de fer et de cognées,
Mettent en pièces toutes les images, toutes les idoles.
De sorcellerie, de mensonge il n’en reste plus de trace.
Le Roi croit en Dieu et veut faire le service de Dieu.
Alors les évêques bénissent l’eau
Et mènent les païens au baptistère.
S’il en est un qui se refuse à faire la volonté de Charles,
Il le fait pendre, occire ou brûler.
Ainsi l’on en baptise plus de cent mille,
Qui deviennent bons chrétiens. La Reine seule est mise à part.
On la mènera captive en douce France,
Et c’est par amour que l’Empereur veut la convertir.


CCLXXII

La nuit passe, et le jour clair apparaît dans le ciel.
Charles garnit alors les tours de Saragosse :
Il y laisse mille chevaliers vaillants,
Qui gardent la ville pour l’Empereur ;
Puis, avec tous ses hommes, Charles remonte à cheval,
Emmenant Bramimonde captive ;
Mais il ne veut lui faire que du bien...
Les voilà qui s’en retournent pleins d’allégresse, pleins de fierté joyeuse ;
Vivement et à marches forcées ils passent par Narbonne,
Puis arrivent à Bordeaux, la grande et belle ville.
C’est là que sur l’autel du baron saint Séverin
Charles dépose l’olifant, qu’il avait rempli d’or et de mangons ;
Et c’est là que les pèlerins peuvent encore le voir.
Sur de grandes nefs l’Empereur traverse la Gironde ;
Il conduit jusqu’à Blaye le corps de son neveu,
Celui d’Olivier, le noble compagnon de Roland,
Celui de l’Archevêque, qui fut si preux et si sage.
On dépose les trois seigneurs en des tombeaux de marbre blanc,
À Saint-Romain, où maintenant encore gisent les barons ;
Et les Français les recommandent une dernière fois à Dieu et à ses saints.
Puis Charles recommence à travers les vallées et les montagnes ;
Plus ne s’arrête jusqu’à Aix.
Si bien chevauche, qu’il descend à son perron.
À peine est-il arrivé dans son haut palais,
Que par ses messagers il mande tous les juges de sa cour,
Saxons et Bavarois, Lorrains et Frisons,
Bourguignons et Allemands,
Bretons, Normands et Poitevins,


Une belle damoiselle vient à Charles : c’est Aude.
Elle dit au Roi : « Où est Roland le capitaine,
« Qui m’a juré de me prendre pour femme ?… »
— « Sœur, chère amie, tu me demandes nouvelles d’un homme mort.
« Mais, va ! je saurai te remplacer Roland :
« Je ne puis mieux te dire : je te donnerai mon fils... »
— « Ce discours m’est étrange, répond belle Aude.
« Ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges,
« Qu’après Roland je vive encore. »
Lors elle perd la couleur et tombe aux pieds de Charles.
Elle est morte. Dieu veuille avoir son âme !

(Vers 3708-3721.)


Et les plus sages de ceux de France.
Alors commence le procès de Ganelon.


LE CHÂTIMENT DE GANELON


CCLXXIII

L’Empereur est revenu d’Espagne :
Il vient à Aix, la meilleure ville de France,
Monte au palais, entre en la salle.
Une belle damoiselle vient à lui : c’est Aude.
Elle dit au Roi : « Où est Roland le capitaine
« Qui m’a juré de me prendre pour femme ? »
Charles en est plein de douleur et d’angoisse ;
Il pleure des deux yeux, il tire sa barbe blanche :
« Sœur, chère amie, dit-il, tu me demandes nouvelle d’un homme mort.
« Mais, va, je saurai te remplacer Roland ;
« Je ne te puis mieux dire : je te donnerai Louis,
« Louis mon fils, celui qui tiendra mes Marches.
« — Ce discours m’est étrange, répond belle Aude.
« Ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges,
« Qu’après Roland je vive encore ! »
Lors elle perd sa couleur et tombe aux pieds de Charles.
Elle est morte : Dieu veuille avoir son âme !


CCLXXIV

Aude la belle s’en est allée à sa fin.
Le Roi croit qu’elle est seulement pâmée ;

Il en a pitié, il en pleure,
Lui prend les mains, la relève ;
Mais la tête retombe sur les épaules.
Quand Charles voit qu’elle est morte,
Il fait sur-le-champ venir quatre comtesses,
Qui la portent dans un moutier de nonnes,
Et veillent près de son corps jusqu’au jour ;
Puis on l’enterra bellement près d’un autel,
Et le Roi lui fit grand honneur.


CCLXXV

L’Empereur est de retour à Aix.
Le traître Ganelon, tout chargé de ses chaînes de fer,
Est dans la cité, devant le palais.
Des sergents vous l’attachent à un poteau,
Vous lui lient les mains avec des courroies en peau de cerf,
Et vous le battent à coups de bâton et de jougs de bœufs.
Certes il n’a pas mérité meilleur salaire ;
Et c’est ainsi que très-douloureusement il attend son plaid.


CCLXXVI

Il est écrit dans l’ancienne Geste
Que Charles manda les hommes de ses nombreux royaumes.
Ils se rassemblèrent dans la chapelle d’Aix.
Ce fut un grand jour, une grande fête,
Celle du baron saint Sylvestre, s’il faut en croire quelques-uns.
Et c’est alors que commença le procès : c’est ici que vous aurez nouvelles
De Ganelon qui a fait la grande trahison…
L’Empereur ordonne qu’on le traîne devant lui.


CCLXXVII

« Seigneurs barons, dit le roi Charlemagne,
« Jugez-moi Ganelon selon le droit.
« Il vint dans mon armée, avec moi, jusqu’en Espagne.
« Il m’a ravi vingt mille de mes Français ;
« Il m’a ravi mon neveu, que plus jamais vous ne verrez ;
« Et Olivier, le preux et le courtois.
« Pour de l’argent, enfin, il a trahi les douze Pairs.
« — C’est vrai, s’écrie Ganelon, et maudit sois-je si je le nie !
« D’or et d’argent Roland m’avait fait tort ;
« C’est pourquoi j’ai voulu sa mort et combiné sa perte ;
« Mais de la trahison il n’y en a point.
« — Nous en tiendrons conseil, » répondent les Français.


CCLXXVIII

Il est là, Ganelon, debout devant le Roi ;
Il a le corps gaillard, le visage fraîchement coloré.
S’il était loyal, il aurait tout à fait la mine d’un baron.
Il jette les yeux autour de lui, voit les Français et tous ses juges,
Et trente de ses parents qui sont avec lui :
Alors il élève la voix et s’écrie :
« Pour l’amour de Dieu, entendez-moi, barons.
« Donc j’étais à l’armée de l’Empereur,
« Avec amour et foi je le servais,
« Lorsque son neveu Roland me prit en haine,
« Et me condamna à mort, à une mort très-douloureuse.
« Oui, je fus envoyé comme messager au roi Marsile,
« Et si j’échappai, ce fut grâce à mon adresse.
« Alors je défiai Roland le brave,
« Je défiai Olivier et tous leurs compagnons.

« Charles et ses nobles barons ont été les témoins de ce défi.
« C’est là de la vengeance, mais non pas de la trahison.
« — Nous en tiendrons conseil, » répondent les Francs.


CCLXXIX

Quand Ganelon voit que le grand procès va commencer,
Il rassemble trente de ses parents.
Or il en est un qui domine tous les autres :
C’est Pinabel du château de Sorence.
Celui-là sait bien donner ses raisons ; c’est un beau parleur ;
Puis, quand il s’agit de défendre ses armes, c’est un bon soldat.


CCLXXX

Ganelon a dit à Pinabel : « C’est en vous, ami, que je me fie ;
« C’est à vous de m’arracher en ce jour au déshonneur et à la mort.
Et Pinabel répond : « Vous allez avoir un défenseur.
« Le premier Français qui vous condamne à mort,
« Où que l’Empereur nous fasse combattre ensemble,
« Je lui donnerai un démenti avec l’acier de mon épée. »
Ganelon tombe à ses pieds.


CCLXXXI

Saxons et Bavarois sont entrés en conseil,
Avec les Poitevins, les Normands et les Français.
Les Thiois et les Allemands sont en nombre.
Les barons d’Auvergne sont les plus indulgents,
Les moins irrités, les mieux disposés pour Pinabel :
« Pourquoi n’en pas rester là ? se disent-ils l’un à l’autre ;
« Laissons ce procès, et prions le Roi

« Quelle que soit la faute dont Roland se soit rendu coupable envers Ganelon,
« Votre intérêt eût dû lui servir de défense.
« Ganelon est un félon, Ganelon a trahi votre neveu ;
« Devant vous il vient de se mettre en mauvais cas, de se parjurer.
« Pour tout cela je le condamne à mort. Qu’on le pende,
« Et puis, qu’on jette son corps aux chiens :
« C’est le châtiment des traîtres.
« Que s’il a un parent qui me veuille donner un démenti,
« Avec cette épée que j’ai là, à mon côté,
« Je suis tout prêt à soutenir mon avis.
« — Bien parlé, » disent les Francs.


CCLXXXIV

Alors devant le Roi s’avance Pinabel.
Il est grand, il est fort, il est rapide et brave ;
Mort est celui qu’il frappe d’un seul coup.
« Sire, dit-il au Roi, c’est ici votre plaid :
« Ordonnez donc qu’on ne fasse point tout ce bruit.
« Voici Thierry qui vient de prononcer son jugement :
« Eh bien ! je lui donne un démenti, et me veux battre avec lui. »
Et il lui met au poing droit le gant en cuir de cerf :
« Bien, dit l’Empereur, mais je veux de bons otages. »
Trente parents de Pinabel consentent à servir légalement de caution.
« Je vous donnerai caution, moi aussi, » dit le Roi ;
Et il les fait garder jusqu’à ce que justice se fasse.


CCLXXXV

Thierry, quand il voit que la bataille est proche,
Présente à Charles son gant droit.
Et l’Empereur donne caution pour lui, et fournit des otages.

Puis, Charles fait sur la place disposer quatre bancs ;
Là vont s’asseoir ceux qui doivent combattre ;
Au jugement de tous, leur plaid est régulier :
C’est Ogier le Danois qui régla tout.
Alors : « Nos chevaux ! nos armes ! » s’écrient les deux champions.


CCLXXXVI

Depuis qu’ils se sont mis en ligne pour leur duel,
Pinabel et Thierry se sont bien confessés, ont reçu l’absolution et la bénédiction du prêtre,
Puis ont entendu la messe et reçu la communion,
Pour les églises ont laissé grandes aumônes.
Les voilà enfin revenus devant Charles.
À leurs pieds ils ont chaussé les éperons,
Puis revêtu leurs blancs hauberts, qui sont à la fois forts et légers.
Ils ont sur leur tête assujetti leurs heaumes clairs
Et ceint leurs épées à la garde d’or pur.
À leur cou ils suspendent leurs écus écartelés.
Dans leur poing droit ils tiennent leurs épieux tranchants,
Puis sont montés sur leurs rapides destriers.
Alors on vit pleurer cent mille chevaliers,
Qui pour Roland ont pitié de Thierry.
Mais Dieu sait comment tout finira.


CCLXXXVII

Au-dessus d’Aix il est une vaste plaine :
C’est là que les deux barons vont faire leur bataille.
Tous deux sont preux, et leur courage est grand.
Rapides, excités sont leurs chevaux ;
Ils les éperonnent, leur lâchent les rênes,
Et, rassemblant toute leur vigueur, se vont frapper mutuellement.