La Chanson de Roland (1911)/Le Châtiment

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Anonyme
Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 137-146).

LE CHÂTIMENT

CCLXXI

L’Empereur est revenu d’Espagne ;
Il vient à Aix, le meilleur lieu de France,
Monte au palais, entre dans la grand’salle.
Une belle demoiselle, Aude, vient vers lui,
Et dit au Roi : « Où est Roland le capitaine
Qui me jura de me prendre pour femme ? »
Charles en éprouve une douleur pesante.
Pleure des yeux, tire sa barbe blanche :
« Sœur, chère amie, tu t’informes d’un mort.
Mais je veux compenser grandement cette perte ;
Je te donnerai Louis, je ne saurais mieux dire :
C’est mon fils et l’héritier de mes Marches. »
Aude répond : « Ce discours m’est étrange ;
Ne plaise à Dieu, à ses saints, ni à ses anges,
Que je reste vivante après Roland ! »
Elle perd la couleur, tombe aux pieds de Charlemagne,
Et la voilà morte. Dieu ait son âme en merci !
Les barons français la pleurent et la plaignent.


CCLXXII

Aude la belle est allée à sa fin.
Le Roi croit qu’elle est évanouie ;
Il en a pitié, il pleure ;
Il lui saisit les mains, la relève.
Mais la tête retombe sur l’épaule.
Quand Charles voit qu’il l’a trouvée morte,

Il mande sur-le-champ quatre comtesses
Pour la porter dans un moutier de religieuses
Et la veiller toute la nuit, jusqu’au jour.
On l’enterre avec pompe près d’un autel,
Et le Roi lui rendit de grands honneurs.


CCLXXIII

L’Empereur est revenu à Aix.
Le traître Ganelon, chargé de chaînes de fer,
Est dans la cité, devant le palais.
Les serfs l’attachent à un poteau ;
Ils lui lient les mains avec des courroies en peau de cerf ;
Ils le battent à coups de bâtons et de jougs :
Il n’a pas mérité d’autre traitement.
Il attend son jugement dans une profonde douleur.


CCLXXIV

Il est écrit dans l’ancienne Geste
Que Charles appela des hommes de pays différents.
Ils s’assemblèrent dans la chapelle d’Aix.
Le jour était solennel, c’était une très grande fête :
Certains assurent que c’était celle du baron saint Silvestre.
Alors s’ouvre le procès, et ici vous aurez des nouvelles
De Ganelon qui a perpétré la trahison.
L’Empereur l’a fait traîner devant lui.


CCLXXV

« Seigneurs barons, dit le Roi Charles,
Faites-moi justice de Ganelon.
Il vint dans l’armée avec moi jusqu’en Espagne,
Et il me ravit vingt mille de mes Français,
Et mon neveu que jamais plus vous ne verrez.
Et Olivier, le preux et le courtois ;
Il a trahi les douze Pairs pour de l’argent. »
Ganelon dit : « Je serais félon si je le cachais !

Mais Roland m’avait fait tort d’or et d’argent,
Aussi j’ai cherché sa mort et sa perte ;
Mais je ne vous concède pas qu’il y ait là trahison. »
Les Français répondent : « Nous en tiendrons conseil. »


CCLXXVI

Ganelon est debout devant le Roi.
Son corps est bien pris, son visage a une belle couleur ;
S’il était loyal, il aurait bien l’air d’un baron.
Il regarde les Français et ses juges.
Et trente de ses parents qui l’accompagnent,.
Puis il s’écrie d’une voix haute et retentissante :
« Pour l’amour de Dieu, entendez-moi, barons ;
J’ai été dans l’armée avec l’Empereur
Et l’ai servi par foi et par amour.
Roland son neveu me prit en haine
Et me condamna à une mort douloureuse.
Je fus envoyé comme messager au Roi Marsile,
Et si j’échappai, ce fut par adresse.
Je défiai le valeureux Roland,
Et Olivier, et tous ses compagnons :
Charles et ses nobles barons en sont témoins.
C’est de la vengeance et non de la trahison. »
Les Français répondent : « Nous en tiendrons conseil. »


CCLXXVII

Quand Ganelon voit que s’ouvre son grand procès,
Il rassemble avec lui trente de ses parents.
Il en est un qui se fait écouter des autres,
C’est Pinabel, du château de Sorence.
Il sait bien parler et bien exposer ses raisons.
C’est un vaillant guerrier pour défendre l’honneur de ses armes.
Ganelon lui dit : « J’ai confiance en vous,
Arrachez-moi à la mort et au déshonneur. »
Pinabel dit : « Vous allez être sauvé,
Il n’est Français qui vous condamne à la potence ;

Ou l’Empereur nous assemblera en champ clos
Et je lui donnerai un démenti avec le fer de mon épée. »
Le comte Ganelon se prosterne à ses pieds.


CCLXXVIII

Bavarois et Saxons sont allés au conseil,
Avec les Poitevins, les Normands, les Français ;
Il y a aussi bon nombre d’Allemands et de Thiois.
Ceux d’Auvergne sont les plus modérés,
Et sont mieux disposés pour Pinabel.
L’un dit à l’autre : « Il serait bon d’en rester là.
Laissons ce procès, et prions le Roi
Qu’il déclare cette fois-ci Ganelon absous.
Ensuite que celui-ci le serve avec foi et avec amour.
Roland est mort, jamais plus vous ne le reverrez,
L’or et les biens ne nous le rendront pas.
Bien fou celui qui voudrait combattre ! »
Pas un qui n’approuve et qui ne consente.
Sauf Thierry, le frère de Monseigneur Geoffroy.


CCLXXIX

Les barons reviennent vers Charlemagne ;
Ils disent au Roi : « Sire, nous vous prions
De proclamer absous le comte Ganelon ;
Il vous servira désormais avec foi et amour :
Laissez-le vivre, c’est un très bon gentilhomme.
Roland est mort, nous ne le re verrons plus.
Aucun trésor ne pourrait nous le rendre. »
Le Roi dit : « Vous êtes traîtres envers moi ! »


CCLXXX

Quand Charles voit que tous lui font défaut,
Il baisse la tête et son front s’assombrit :
Il se plaint d’être accablé de douleur.
Voici devant lui un chevalier : Thierry,

Frère de Geoffroy, le duc d’Anjou.
Il a le corps maigre, mince, et allongé,
Ses cheveux sont noirs, ses yeux quelque peu bruns ;
Il n’est ni trop grand, ni trop petit,
Et dit courtoisement à l’Empereur :
« Beau sire Roi, ne vous lamentez pas.
Vous savez que je vous ai bien servi.
Je dois à mes ancêtres de soutenir cette accusation.
Quels que soient les torts de Roland envers Ganelon,
Votre intérêt eût dû le protéger.
Ganelon est un félon parce qu’il l’a trahi ;
Il est en mauvais cas et parjure envers vous :
Aussi je le condamne à mourir pendu
Et je veux que son corps soit jeté aux chiens
Comme un félon qui a fait félonie.
S’il a un parent qui veut me démentir.
Avec cette épée que j’ai ceinte au flanc
Je suis prêt, sur-le-champ, à soutenir mon avis.
Les Français répondent : « Vous avez bien parlé. »


CCLXXXI

Devant le Roi est venu Pinabel ;
Il est grand, fort, courageux et alerte ;
Celui qu’il a frappé n’a plus de temps à vivre.
Il dit au Roi : « Sire, c’est ici votre plaid ;
Commandez donc qu’aucune dispute ne s’élève.
Voici Thierry qui vient de prononcer son jugement.
Eh bien ! je le démens, et je combattrai avec lui. »
Il lui met au poing le gant en peau de cerf de sa main droite,
L’Empereur dit : « Je voudrais de bons otages. »
Trente de ses parents répondent loyalement pour lui.
Le roi dit : « J’en fais autant pour vous. »
Et il les fait garder tant qu’il est droit.


CCLXXXII

Quand Thierry voit que la bataille est proche,
Il présente à Charles son gant droit.

L’Empereur donne caution pour lui, au moyen d’otages.
Sur la place, il fait porter quatre bancs,
Là vont s’asseoir ceux qui doivent combattre.
Au jugement de tous, l’affaire suit son cours régulier ;
C’est Ogier le Danois qui régla tout.
Puis ils demandent leurs chevaux et leurs armes.


CCLXXXIII

Depuis qu’ils sont engagés pour le duel,
Les deux champions bien confessés, absous et signés,
Entendent la messe et communient.
Et donnent pour les moutiers de riches offrandes.
Ensuite les voilà revenus devant Charles.
Ils ont chaussé à leurs pieds les éperons.
Revêtu leurs hauberts blancs, résistants et légers.
Affermi leurs heaumes clairs sur leurs têtes,
Et ceint leurs épées à la poignée d’or pur.
À leurs cous pendent leurs écus à quartiers ;
Ils tiennent leurs épieux tranchants de la main droite,
Et montent sur leurs destriers rapides,
À ce moment, cent mille chevaliers pleurèrent
De pitié pour Thierry et pour Roland,
Mais Dieu sait bien comment cela finira.


CCLXXXIV

Au-dessous d’Aix s’étend un pré immense.
Le combat des deux barons est engagé.
Ils sont gens de cœur et de grand courage.
Et leurs chevaux sont légers et rapides.
Ils les piquent rudement, leur lâchent les rênes.
De toute leur force, ils vont se frapper l’un l’autre.
Ils brisent et fracassent leurs écus.
Rompent leurs hauberts, et coupent leurs sangles,
Les selles tournent et tombent sur la place.
Cent mille hommes les regardent, et pleurent.


CCLXXXV

Les deux chevaliers sont à terre :
Vite, ils se remettent sur pied.
Pinabel est robuste, vif, et léger.
L’un cherche l’autre. Ils n’ont plus de chevaux.
De leurs épées à la garde d’or pur,
Ils frappent et refrappent sur les heaumes d’acier.
Ce sont des coups à fendre en deux les heaumes.
Les chevaliers français se lamentent fort :
« Ô Dieu ! dit Charles, fais éclater le bon droit ! »


CCLXXXVI

Pinabel dit : « Thierry, rétracte-toi,
Je serai ton homme lige par amour et par foi,
À ton plaisir je te donnerai de mon avoir.
Mais réconcilie Ganelon avec le Roi. »
Thierry répond : « Je n’y veux même pas penser ;
Honte à moi, si j’y consentais.
Que Dieu prononce aujourd’hui entre nous ! »


CCLXXXVII

Thierry dit : « Pinabel, tu es un vrai brave,
Tu es grand et fort, tu as le corps bien pris,
Tes pairs te connaissent pour ton courage ;
Eh bien ! abandonne ce combat.
Je t’accorderai avec Charlemagne,
Et on fera de Ganelon si bonne justice
Qu’il ne se passera pas un jour sans qu’on en parle. »
Pinabel dit : « Ne plaise au Seigneur Dieu !
J’entends soutenir toute ma parenté.
Je ne me rendrai à aucun homme mortel ;
J’aime mieux mourir qu’encourir tel reproche ! »
Ils recommencent à frapper de l’épée
Sur leurs heaumes gemmés d’or.

Le feu clair en jaillit et monte vers le ciel.
Il est impossible de les séparer.
Ce combat ne finira pas sans mort d’homme.


CCLXXXVIII

Il est vaillant, Pinabel de Sorence,
Il frappe Thierry sur son heaume de Provence,
Le feu en jaillit et embrase l’herbe.
Il lui présente la pointe de l’épée,
Lui fend le heaume sur le front,
Lui fait descendre la lame au milieu du visage,
La joue droite de Thierry est en sang ;
Il lui démaille son haubert jusqu’au haut du ventre.
Mais Dieu préserva Thierry de la mort.


CCLXXXIX

Thierry s’aperçoit qu’il est blessé au visage,
Et que son sang tout clair coule sur l’herbe du pré ;
Il frappe alors Pinabel sur son heaume d’acier bruni,
Le lui rompt et le lui fend jusqu’au nasal,
Lui répand la cervelle hors de la tête,
Brandit son épée, et l’abat raide mort.
Sur ce coup, la bataille est gagnée.
Les Français crient : « Dieu a fait un miracle !
Il est bien juste que Ganelon soit pendu,
Et avec lui, ceux qui ont été ses garants. »


CCXC

Lorsque Thierry eut gagné sa bataille,
L’Empereur Charles arriva.
Accompagné de quatre de ses barons :
Le duc Naimes, Ogier de Danemark,
Geoffroy d’Anjou, et Guillaume de Blaye.
Le Roi a pris Thierry dans ses bras.
Il lui essuie le visage avec ses grandes fourrures de martre,

Puis il les jette, et on lui en revêt d’autres.
Très doucement, on désarme le chevalier,
On le fait monter sur une mule d’Arabie,
Puis tous reviennent en grande joie.
On arrive à Aix, on descend sur la place.
Alors commence le supplice des autres.


CCXCI

Charlemagne appelle ses comtes et ses ducs :
« Quel est votre avis, au sujet de ceux que j’ai gardés ?
Ils sont venus au plaid en faveur de Ganelon,
Et se sont proposés comme otages pour Pinabel. »
Les Français répondent : « Que pas un d’eux ne vive ! »
Le Roi commande à son viguier, Basbrun :
« Va, pends-les tous à cet arbre maudit.
Par cette barbe, dont les poils sont chenus.
S’il en réchappe un seul, tu es mort, et confondu avec eux. »
Et celui-ci de répondre « Qu’ai-je à faire autre chose ? »
Avec cent sergents, il emmène de force les condamnés,
Et tous les trente sont pendus.
Le traître ainsi se perd et perd autrui.


CCXCII

Là-dessus s’en retournent Bavarois et Allemands,
Poitevins, Bretons et Normands.
Les Français plus que tous les autres sont d’avis
Que Ganelon meure d’un atroce supplice.
Ils font donc avancer quatre destriers,
Puis on attache les pieds et les mains du traître.
Les chevaux sont farouches et rapides ;
Quatre sergents les dirigent
Vers une jument qui est au milieu du champ.
Ganelon est tourné à sa perte ;
Tous ses nerfs sont tendus à se rompre.
Et tous les membres de son corps se déchirent
Le sang clair s’épand sur l’herbe verte.

Ganelon meurt en félon et en lâche.
Qui trahit son prochain ne saurait s’en vanter.


CCXCIII

Quand l’Empereur a accompli sa vengeance,
Il appelle ses évêques de France,
Ceux de Bavière, et ceux d’Allemagne :
« Dans ma maison, j’ai une noble captive.
Touchée par tant de sermons et d’exemples.
Elle veut croire en Dieu et demande chrétienté.
Baptisez-la pour que Dieu ait son âme. »
Et eux lui répondent : « Qu’elle ait des marraines !
Vous avez ici assez de dames de haut lignage. »
Grande est la foule réunie aux bains d’Aix.
On y baptisa la reine d’Espagne,
On lui donna le nom de Julienne ;
À parfait escient, elle devient chrétienne.


CCXCIV

Quand l’Empereur eut ainsi fait justice
Et apaisé sa terrible colère.
Quand il eut mis la foi au cœur de Bramimonde,
Le jour se passe et la nuit est venue.
Le Roi se couche en sa chambre voûtée.
Saint Gabriel vient lui dire au nom de Dieu :
« Charles, convoque les armées de ton empire,
Va en force dans la terre de Bire,
Va secourir le roi Vivien dans Imphe,
Dans cette ville que les païens assiègent.
Les chrétiens t’y réclament à grands cris. »
L’Empereur voudrait bien n’y pas aller :
« Dieu ! dit le Roi, que ma vie est peineuse ! »
Il pleure des yeux, tire sa barbe blanche.
Ici finit la geste de Touroude.