La Chanson des gueux/Simple avis

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. i-iv).


SIMPLE AVIS

Pour, quoique écrit en manière de post-scriptum,

servir d’ante-scriptum
À LA PRÉFACE CI-APRÈS




Quels damnés hurluberlus que ces poètes ! En relisant (trop tard, car elle était déjà imprimée) ma très longue préface, je m’aperçois qu’elle n’est pas assez longue encore, puisque je n’y ai rien dit touchant la composition de cette édition définitive.

Si définitive qu’elle soit, j’ai le regret d’annoncer aux amateurs de choses prohibées qu’ils n’y trouveront point les pièces supprimées par la justice. À l’impossible nul n’est tenu, et je ne puis pas faire que la condamnation n’existe pas. En vain ai-je fouillé en tous sens ma fertile imaginative, je n’ai su inventer aucun biais pour tourner l’impossibilité susdite.

— Que penseriez-vous, ai-je dit à mon éditeur, d’une traduction des vers défendus, d’une traduction en latin, par exemple, dans cette merveilleuse langue qui brave l’honnêteté ?

— Les magistrats, me répondit-il, reconnaîtraient vos gredins de mots en rupture de ban, et nous repinceraient au demi-cercle, si j’ose m’exprimer ainsi.

— Ils savent donc le latin ?

— Comme le français.

— C’est peu.

Je me rabattis sur le grec. Mais mon éditeur, qui pense à tout, me fit observer qu’en ce temps où tout le monde apprend le grec, personne ne le sait, pas même les professeurs qui l’enseignent, et qu’ainsi, moi qui le sais jusqu’à l’accentuation inclusivement, j’aurais l’air de vouloir étaler ma puissante érudition.

Finalement il me conseilla, si je tenais mordicus à traduire mes ordures, de les traduire dans la langue la plus inconnue que je pourrais imaginer, et il me démontra subtilement que c’était encore là le moyen le plus sûr pour éviter les nouvelles poursuites.

Je songeai alors à la langue kachikale, qui n’est pas, en effet, d’une notoriété mirobolante. Mais hélas ! il n’en existe qu’une seule chaire dans le monde entier, et cette chaire se trouve à l’Université de Guatémala. C’était un long voyage à entreprendre, de grosses dépenses à faire et beaucoup de temps à perdre. Je dus renoncer à ce dessein.

Un moment je m’arrêtai au choix de la langue hollandaise, qui me semble aussi jouir d’une assez suave obscurité. Mais j’appris qu’un certain docteur Goripius, dans un livre publié à Anvers, en 1580, a prouvé qu’on parlait hollandais au paradis. Je ne pouvais décemment, pour déguiser des mots repris de justice, avoir recours à ce patois angélique.

Non ; il n’y avait pas à dire, il fallait courber la tête, s’avouer vaincu et boire le calice de la condamnation jusqu’à la lie. Les pièces supprimées sont bien et dûment supprimées. À moins que la librairie belge ne s’en mêle, on en doit faire son deuil.

Très petit deuil, d’ailleurs, qu’on ne l’ignore pas. En somme, la main pudique de la justice n’a, dans le bouquet de la Chanson des Gueux, arraché que deux fleurs entières, tout à fait vénéneuses, celles-là, paraît-il : la Ballade de joyeuse vie et le Fils de fille. Pour le reste, elle s’est contentée de retrancher par-ci par-là quelques pétales comme dans Idylle de pauvres et Frère, il faut vivre, ou de couper une queue comme dans Voyou. À part ces cinq mutilations, le livre est donc ici tel qu’il a été publié pour la première fois.

Tel ? non pas absolument. Je l’ai, en effet, quelque peu remis sur l’établi, et retravaillé en plus d’un endroit. Mais ce ne fut point avec des idées moralisatrices et castratoires, sarpejeu ! Ce fut uniquement comme un bon et consciencieux ouvrier qui, ayant trouvé des fautes, les corrige, et ayant aperçu des trous, les bouche.

C’est ainsi que le livre s’est peu à peu augmenté non-seulement de développements nouveaux ajoutés à certaines pièces anciennes, mais aussi et surtout de trente-cinq poèmes inédits qui le complètent, et qui font donc véritablement de cette édition, une édition définitive, si tant est qu’il y ait quelque chose de définitif en ce monde sublunaire et transitoire, où tout coule, comme dit Héraclite le ténébreux, où les empires s’effondrent, où les pyramides s’effritent et où la magistrature elle-même sent s’affaisser lentement sous elle son rond-de-cuir inamovible.

J. R.