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La Chanson des gueux/Variations d’automne sur l’orgue de Barbarie

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. 124-127).

XII

VARIATIONS D’AUTOMNE SUR
L’ORGUE DE BARBARIE


La voix lamentable et meurtrie
Des vieux orgues de Barbarie,
Qui tour à tour chatouille et mord,
Semble la voix triste et falote
D’un fou qui ricane et sanglote
    Sur son lit de mort,

D’un fou qui râle et qui plaisante,
Et qui, sans voir la mort présente,
Pense à ses amours de jadis,
Et de plaintes ou de blasphèmes
Interrompt les adieux suprêmes
    Du de Profundis.

De la lugubre mélopée
Soudain la mesure est coupée.
Est-ce un hoquet ? est-ce un soupir ?

Un cri s’enfle et brusquement crève,
Comme un flot, hurlant vers la grève,
    S’y vient assoupir.

Lentement la voix recommence,
Et dit d’une ancienne romance
Le long refrain chargé d’ennuis.
Obscure, tremblotante et douce,
C’est comme une poule qui glousse
    Dans le fond d’un puits.

On se sent venir une larme.
Mais le mélancolique charme,
Douloureux et sentimental,
À l’angle d’un couplet cocasse
Violemment accroche et casse
    Sa voix de cristal.

Et la voix saute, saute, saute,
Toujours plus rapide et plus haute,
Par cris durs, pointus et stridents,
Qui vous font à leur chant farouche
Fermer les yeux, ouvrir la bouche,
    Et grincer des dents.

Oh ! quelle diabolique verve !
Plus vite ! plus haut ! On s’énerve,
On souffre, on bâille. Tout à coup

Un rire de rage et de fièvre
Vient vous morde au coin de la lèvre
    Et vous tord le cou.

Car la voix, jetant un sarcasme,
Étouffe dans un accès d’asthme
Ridicule, et le son pâmé
A l’air d’avaler des arêtes
Avec les étranglements bêtes
    D’un chat enrhumé.

Mais le fou sait jouer son rôle,
Et, s’apercevant qu’il est drôle,
Se met à pleurer et se plaint.
Cette plainte d’abord est telle
Qu’une mouche qui bat de l’aile
    Dans un nez trop plein.

Peu à peu pourtant elle chante
Sur une note si touchante
Qu’elle éteint le rire moqueur ;
Et d’amères rancœurs remplie
Sa navrante mélancolie
    Vous va droit au cœur.

Oubliant ce qu’on vient d’entendre,
On s’apitoie, on devient tendre
Pour le fou qui pleure toujours.

Nos peines ont été les siennes,
Et nous songeons à nos anciennes
    Et tristes amours.

Notre voix à sa voix unie
Chante la lente litanie
Du souvenir et du regret,
Chanson lointaine, monotone,
Et qui ressemble au vent d’automne
    Dans une forêt.

Et quand le pauvre fou s’arrête,
Et meurt en renversant sa tête
Dans un sanglot original,
Quand, tandis que la voix trépasse,
Le de Profundis fait la basse
    De l’accord final,

Quelque chose en nous se resserre,
Une larme douce et sincère
De nos yeux pensifs a coulé ;
Et l’orgue en s’en allant nous laisse
La délicieuse tristesse
    D’un rêve envolé.