La Chanson des gueux/Variations de printemps sur l’orgue de Barbarie

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Maurice Dreyfous (p. 106-109).

IV

VARIATIONS DE PRINTEMPS SUR L’ORGUE DE BARBARIE


Bonne consolatrice, ô fée, ô Mélodie,
Soupir mélancolique aux sonores langueurs,
Comme au lit des mourants l’homme qui psalmodie
Toi qui verses le baume et la paix à nos cœurs,

Tu sais tout embrasser dans tes formes si vagues
Et merveilleusement revêtir de tes sons,
À la fois ondoyants et forts comme les vagues,
Nos secrets les plus chers que seuls nous connaissons.

Dans l’air qu’il composa, triste ou gai, rude ou tendre,
Qui sait ce que pour nous met le musicien ?
Mais dans l’enivrement que j’éprouve à l’entendre
Qui sait ce que je mets ? Lui-même il n’en sait rien.

Il a chanté l’amour peut-être sans maîtresse,
Parlé de désespoirs sans en avoir aucun.
Qu’importe ? Si sa voix exprime ma détresse,
Sans le savoir, sa voix a chanté pour quelqu’un.


Souvent il a jeté quelques notes joyeuses,
Et pourtant ma douleur tristement s’y complaît.
J’entends rire ou pleurer des voix mystérieuses
Dans un accord banal, dans un air incomplet.

Puis, que de souvenirs, que de choses passées,
De jours évanouis et de bonheurs perdus,
Renaissent brusquement du fond de nos pensées
À des sons oubliés tout à coup entendus !

Il suffit d’un enfant qui chante et qui mendie,
D’un violon criard ou d’un orgue aux abois,
Pour nous remémorer la vieille mélodie
Escortée aussitôt des choses d’autrefois.

C’est ainsi que ce soir, de loin, par ma fenêtre,
Un air d’orgue arrivant sur le vent printanier,
À son refrain vulgaire, et qui fut gai peut-être,
Triste, je me souviens d’un jour, l’hiver dernier.

Malgré les arbres verts aux feuilles d’émeraude
Et les cris des oiseaux fusant dans le ciel bleu,
Je revois devant moi la chambre étroite et chaude
Où j’étais ce jour-là, près du lit, près du feu.

Ce jour-là, je pleurais, oh ! comme un enfant pleure,
Comme on pleure à vingt ans d’une douleur d’amour.
J’écoutais lentement couler, heure par heure,
Au bruit de mes sanglots la longueur de ce jour,


Tout à coup, abîmé dans ma pensée amère,
J’entendis un chant doux au dehors murmurer.
Ô douleur, comme nous qui souffrons, éphémère !
C’en fut assez, hélas ! pour cesser de pleurer.

Le cœur gros mais calmé, je dus quitter ma place
Pour aller entr’ouvrir les rideaux. Il neigeait.
Sous la porte enchère, humide et noire, en face,
Était un pauvre vieux que la bise assiégeait.

Ses doigts tout grelottants, raidis par la froidure
Qui flagellait ce corps de ses coups sans répit,
Tournaient d’un orgue faux la manivelle dure,
Et le son m’arrivait par la neige assoupi.

Je jetai dans la rue une aumône au vieil homme,
Qui s’en alla, mettant son orgue sur son dos.
Puis, sans savoir quel air il jouait, quelle somme
J’avais pu lui jeter, je fermai les rideaux.

Qu’il était loin de moi, ce pauvre air ! Ma maîtresse
Ne m’ayant fait souffrir que pour m’en aimer mieux,
J’avais tout oublié, l’air, le jour, ma détresse,
Orage passager dans l’azur de mes cieux.

Et voilà qu’aujourd’hui soudain je me rappelle,
En entendant cet air, que je l’avais en moi.
Tu reviens me trouver, ancienne ritournelle,
Et tout le passé mort ressuscite avec toi.


Oh ! chante, chante encor par ma fenêtre ouverte,
Ô vieil orgue banal, et criard, et pointu !
Chante ! Dans le ciel bleu, dans la ramure verte,
Je n’entends que toi seul, et je t’aime, vois-tu !

Oui, je t’aime pauvre air qu’on traîne par les rues,
Et celui qui t’a fait ne t’aime pas ainsi.
Car dans le souvenir de tes notes perdues
Il n’avait mis qu’un air ; j’y mets mon cœur aussi.