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La Chanson des gueux/ À Adrien Juvigny, quatre ans après

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. 252-255).


V

À ADRIEN JUVIGNY


quatre ans après


(Mort le 3 septembre 1873.)


Quis potis est dignum pollenti pectore carmen
condere pro rerum majestate, hisque repertis ?
Quisve valet tantum verbis ut fingere laudes
Pro meritis ejus possit, qui talia nobis
Pectore parta suo quæsitaquo præmia liquit ?

(Lucrèce.)


Ô pauvre Juvigny, pauvre être solitaire,
Le plus grand de tous ceux que j’ai connus sur terre !
Je retrouve aujourd’hui ces vers gais et railleurs
Écrits voilà quatre ans. J’en ai fait de meilleurs.
Mais ceux-ci me sont chers plus qu’un parfait poème,
Parce que tu m’as dit autrefois : « Je les aime. »
Parce qu’ils t’ont fait rire, éternel malheureux,
Parce que ton grand front s’est incliné sur eux.

Oh ! je ne savais pas alors à quel poète
J’écrivais. Les trésors enfouis dans ta tête,
Ta science profonde à faire peur aux vieux,
Les astres inconnus qui roulaient dans tes yeux,
L’éclair de ta pensée illuminant un monde,
Étaient un océan ignoré de ma sonde.
Je te prenais pour un de nous, tout simplement.
Mais depuis, ton soleil emplit mon firmament.
Et je vis sur ton front flamboyer le génie.

Hélas ! tu nous quittas, ton œuvre non finie.
Accablé sous le poids trop lourd de ton cerveau,
Tu mourus, emportant tout un secret nouveau.
Qui sait les horizons aux lueurs immortelles
Où t’aurait enlevé l’essor de tes deux ailes ?
Car tu connaissais tout, ayant tout embrassé,
Et pour toi l’avenir s’éclairait du passé.
Tu t’étais abreuvé chez les auteurs antiques,
Sages et fous, païens et chrétiens, et mystiques,
Et chez ceux de la France et ceux de l’étranger,
Et tout cela chez toi venait se mélanger,
Ainsi que des torrents tombant dans quelque Averne,
Dans le lac insondable où bout l’esprit moderne.
Ô la modernité ! (pour prendre un de tes mots)
Comme tu la savais, avec ses biens, ses maux !
À pleins poumons saignants comme tu l’as humée !
Tu l’aimais, ton Paris, charogne parfumée,
Pleine tout à la fois d’essences et de vers ;
Pourriture aux odeurs subtiles, aux tons verts,
Où poussent les poisons mêlés avec les roses,

Où rôde le troupeau ténébreux des névroses ;
Musique où l’on entend sangloter des grelots
Et tintinnabuler le hoquet des sanglots ;
Gai carnaval hanté de visions farouches ;
Alcôve où les baisers qui se collent aux bouches,
Voraces, font des trous comme le vitriol ;
Absinthe à l’opium, délicieux alcool,
Dont tu bus en gourmand la plus atroce lie,
Et dont tu te grises jusques à la folie.

De ce lac infernal, de ce gouffre rongeur,
Tu sortis haletant, pâle, ainsi qu’un plongeur.
Mais tes deux mains étaient toutes pleines de perles.
Ô flots, écartez-vous ! Va-t’en, mer qui déferles !
Laissez donc aborder chez nous ce conquérant !
Mais les flots sont jaloux et la mer te reprend ;
Et dans la mort sans fond, avant d’être sorties,
Tes perles avec toi retombent englouties.

Nous avons entrevu ces trésors. Tu fus grand !
À nous entendre ainsi t’admirer en pleurant,
Les gens qui ne t’ont pas connu peuvent sourire.
Tu fus grand ! Nous serons deux ou trois pour le dire.
Non, tu n’as rien laissé pour attester ton nom.
Mais si tu ne l’as pas frappé, ce tympanon
Qu’on appelle la gloire et qui sonne si vide,
C’est que tu fus trop grand pour t’en sentir avide.
Sans parents, sans amis presque (car, toujours seul
Tu t’enfermais en toi comme dans un linceul),
Ton cœur, fleur merveilleuse à la tige élancée,

Sécha dans le désert brûlant de la pensée ;
Et, sans essayer rien, trop sûr de ton pouvoir,
Dégoûté des désirs avant de les avoir,
Tu mourus. On eût dit un dieu lassé des choses,
Portant dans son esprit les effets et les causes,
Les ayant vus en songe assez pour en jouir,
N’ayant qu’à dire un mot pour faire épanouir
Tous les germes obscurs de la matière immense,
N’ayant qu’à le vouloir pour que le temps commence,
Et qui meurt, dédaigneux d’agir, et satisfait
D’avoir rêvé le monde entier sans l’avoir fait.