La Chanson des gueux/ ὅ τι ἂν τυχῶ
VII
Ὅ ΤΙ ἊΝ ΤΥΧΩ͂
Faut-il tant penser ? C’est sot,
Et ça fait mal à la tête.
De Platon je tiens un mot
Qu’avec Platon je répète :
Bast ! Zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
À l’hasard de la fourchette !
Bast ! Zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
J’ vas fourrer mes doigts dans l’ pot.
Autrefois chez Paul Niquet
Fumait un vaste baquet
Sur la devanture.
Pour un ou deux sous, je crois,
Ou y plongeait les deux doigts,
Deux, à l’aventure.
Les mets les plus différents
Étaient-là, mêlés, errants,
Sans couleur, sans forme,
Et l’on pêchait, sans fouiller,
Aussi bien un vieux soulier
Qu’une truffe énorme.
Faut-il hésiter ? C’est sot.
Risquons nos deux sous, Lisette.
De Platon je tiens un mot
Qu’avec Platon je répète :
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
À l’hasard de la fourchette !
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
J’ vas fourrer mes doigts dans l’ pot.
Que la vie est bien cela !
On pêche, on tire, et voilà
Misère ou bombance.
Chacun n’a payé qu’un sou ;
L’un part à jeûn, l’autre soûl.
Ainsi va la chance.
Au plus affamé parfois
Rien ne reste entre les doigts
Qu’une asperge à l’huile.
Un vieux, qui n’a qu’une dent,
Au bout d’un tendon pendant
Tire un os fossile.
Faut-il en pleurer ? C’est sot.
Que j’aie os ou vinaigrette,
De Platon je tiens un mot
Qu’avec Platon je répète :
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
À l’hasard de la fourchette !
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
J’ vas fourrer mes doigts dans l’ pot.
Comme un autre j’eus mon jour
Où je croyais à l’amour
Sans fin et sincère.
J’ai vu depuis ce que c’est.
Il dure le temps qu’on met
À vider un verre.
Ta maîtresse, si tu veux,
Sur un signe de tes yeux
À tes pieds se vautre.
Vile esclave, à deux genoux
Elle t’aime… Tournons-nous,
Elle en baise un autre.
Faut-il en pleurer ? C’est sot.
La femme se vend. Achète !
De Platon je tiens un mot
Qu’avec Platon je répète :
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
À l’hasard de la fourchette ?
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
J’ vas fourrer mes doigts dans l’ pot.
J’ai fait, quand j’avais quinze ans,
Des rêves éblouissants
Qui parlaient de gloire.
Dans ma tête j’avais mis
Que j’étais grand ; mes amis
Me disaient d’y croire.
Aujourd’hui j’écris ces vers.
Ils vont droit ou de travers :
Lequel ? peu m’importe.
Ça m’amuse qu’ils soient lus ;
Mais à qui me promet plus
Je ferme ma porte.
Faut-il en pleurer ? C’est sot.
Que je sois ou non poète,
De Platon je tiens un mot
Qu’avec Platon je répète :
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
À l’hasard de la fourchette !
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
J’ vas fourrer mes doigts dans l’ pot.
J’ai passé plusieurs hivers
À lire en jargons divers
Plus d’un philosophe.
Ils sont de noir habillés,
Et leurs esprits sont taillés
Dans la même étoffe.
Des mots, des mots et des mots !
Nous sommes des animaux,
Voilà mon système.
Qu’on le prenne par un bout
Ou par l’autre, le grand Tout
Est toujours le même.
Faut-il tant penser ? C’est sot,
Et ça fait mal à la tête.
De Platon je tiens un mot
Qu’avec Platon je répète :
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
À l’hasard de la fourchette !
Bast ! zut ! ὅ τι ἂν τυχῶ !
J’ vas fourrer mes doigts dans l’ pot.