La Chanson des gueux/ Noctambules

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Maurice Dreyfous (p. 262-266).


VIII

NOCTAMBULES


Par les quais, les places, les rues,
Après minuit, avant le jour,
Lorsque les foules disparues
Dorment leur somme épais et lourd,

Quand l’ombre sur les ridicules
Jette son manteau ténébreux,
Ils vaguent, les bons noctambules,
Et sous le ciel causent entre eux.

Ils ont pour cravate une loque ;
Leurs habits sont vieux et souillés ;
Et leur pantalon s’effiloque
Sur le rire de leurs souliers.

Mais ils se moquent de la pluie
Qui rafraîchit leur crâne en feu
Et de la bise qui s’essuie
Sur leur nez qu’elle peint en bleu ;


Et d’un pas digne et philosophe
Ils se promènent bravement,
Mouchoirs humains de mince étoffe
Trempés des pleurs du firmament.

Leurs poches vides sur leurs cuisses
Ont beau prendre l’air par les trous,
Ils vont, fumant comme des Suisses,
Gesticulant comme des fous.

Ce sont des rêveurs, des poètes,
Des peintres, des musiciens,
Des gueux, un tas de jeunes têtes
Sous des chapeaux très anciens.

Au fond de vagues brasseries
Ils ont bu tout le soir à l’œil.
Aussi leurs âmes sont fleuries
De vert espoir, de rouge orgueil.

« Nous savons bien ce que nous sommes,
Notre avenir n’est pas suspect ! »
Et ces pauvres futurs grands hommes
Se parlent d’eux avec respect.

L’un refondra la poésie,
Et du moule de son cerveau
Dans le ciel de sa fantaisie
Fera jaillir l’astre nouveau ;


L’autre pétrira la lumière
Sur sa toile ; l’autre, levant
Son rude marteau sur la pierre,
Y tordra son rêve vivant ;

Celui-ci doit trouver la gamme
Des airs qu’on chantera demain ;
Celui-là cherche l’amalgame
D’où naîtra le bonheur humain ;

Tous avec une voix certaine
Escomptent l’avenir douteux ;
La postérité si lointaine
A l’air de marcher devant eux ;

Et tous ces inventeurs de pôles,
Tous ces bâtisseurs de Babel,
Pensent porter sur leurs épaules
Ainsi qu’Atlas le poids d’un ciel.

Hélas ! les rêveurs noctambules
À qui l’on jetterait deux sous !
En les voyant enfler leurs bulles
On les prend pour des hommes soûls.

Soûls, en effet, les pauvres diables,
Et plus soûls que vous ne pensez !
Car leurs gosiers insatiables
Ont bu des alcools insensés.


Ils ont bu le désir qui trouble,
La foi pour qui tout est quitté,
L’orgueil âpre qui fait voir double,
L’idéal et la liberté.

Ils ont bu, bu à pleines lèvres,
Bu à pleins yeux, bu à pleins cœurs,
Cet alcool qui guérit leurs fièvres :
L’assurance d’être vainqueurs.

Ces bavards, qui semblent des drôles,
Mâcheurs de mots, sculpteurs de bruit,
Ces cabotins jouant leurs rôles
Sur les quais déserts dans la nuit,

Ces loqueteux qui par la fange
Traînent leurs pieds las et raidis,
Et près des tonneaux de vidange
Parlent tout haut du Paradis,

Ces gueux qui d’espoir vain se grisent,
Ces fantoches, ces chiens errants,
Seront peut-être ce qu’ils disent,
Et c’est pour cela qu’ils sont grands.

Qui sait ? ces formes peu vêtues
Qui grelottent au vent d’hiver,
Seront peut-être des statues
Immobiles sous le ciel clair.


Et sur les quais, et dans les rues,
Après minuit, avant le jour,
Lorsque les foules disparues
Dorment leur somme épais et lourd,

Leur marbre blanc dans la nuit sombre
Dira leur gloire et votre erreur,
Quand ils se dresseront dans l’ombre
Avec un geste d’empereur.