La Chanson des gueux/ Un Vénérable

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Maurice Dreyfous (p. 184-186).

XVIII

UN VÉNÉRABLE



Τέκνα παιδεύειν. — Cléoboulos.
Γονεῖς αἰδοῦ. — Solôn.
Πρεσβύτερον σέβου. — Chilôn.
Κτῆσαι καλοκαγαθίαν. — Pittacos.
Χαλεπὸν τὸ εὖ γνῶναι. — Thalès.
Φρὸνησιν ἀγάπα. — Bias.
Καλὸν ἡσυχία. — Periandros.


Certes, ce n’était pas un banquier, un notaire,
Un avocat. Pourtant, je ne saurais m’en taire,
Il était respectable et grave, étant très vieux.

Malgré ce que pouvaient dire les envieux,
Quoi qu’il fût de ces gens sans habits de dimanche,
Qui, se peignant des doigts, se mouchent de la manche ;
Quoiqu’il portât parmi sa barbe et ses haillons
Une odeur de sueur ancienne et de graillons ;
Quoiqu’il eut pour garni l’hôtel de la Grande-Ourse,

Cet égorgeur de poche et dégraisseur de bourse ;
Quoiqu’il fût d’un aspect sinistre et scandaleux,
Marmiteux, vermineux, teigneux, rogneux, galeux,
Rouge comme un abcès, rongé comme une dartre,
Il récoltait des coups de chapeau dans Montmartre.

C’était un vieux roublard, un antique marlou.

Jadis on l’avait vu, denté blanc comme un loup,
Vivre pendant trente ans de marmite en marmite.
Plus d’un des jeunes dos, et des plus verts, l’imite.
Il leur parle comme aux chefs grecs parlait Nestor.
Et celui-là qui suit ses conseils n’a pas tort.
Car il est au courant de toutes les histoires,
Sait les aboutissants des femmes méritoires,
Se feuillette comme un dictionnaire entier,
Et vous enseigne à fond tous les trucs du métier.

Aussi, quand il mourra, car il faut que tout tombe,
On souscrira pour lui décerner une tombe ;
Les plus durs pousseront des soupirs superflus,
Et l’on ira disant que le grand art n’est plus.

En attendant, s’il vit sous ces sales défroques,
C’est qu’il le veut ainsi, c’est qu’il chérit ses loques,
C’est qu’il tient à porter son uniforme ancien,
Comme un vieux général aime à montrer le sien ;
C’est qu’il est fier de voir, devant sa triste mise,
Les modernes marlous à la fine chemise,
Au col cassé rayé de lignes en couleur,

Aux pantalons pattus, aux cravates en fleur,
Soulever en passant leur casquette de soie.
Être ainsi salué, c’est sa gloire et sa joie.
Se sentir un aïeul adoré, quel bonheur !
N’est-ce pas comme qui dirait sa croix d’honneur ?

Ô vénérable ! On l’aime, on le gave, on le soûle,
Pour montrer aux enfants, aux femmes, à la foule,
Qu’un vieillard a toujours tout ce qu’il doit avoir
Lorsque dans sa partie il a fait son devoir.