La Chanson des vieux époux
LA CHANSON DES VIEUX ÉPOUX
Toto-San et Kaka-San, le mari et la femme.
Ils étaient vieux, vieux ; on les avait toujours connus ; les plus anciens de Nangasaki ne se rappelaient même pas les avoir vus jeunes.
Ils mendiaient par les rues. Toto-San, qui était aveugle, traînait dans une petite caisse à roulettes Kaka-San, qui était paralytique.
Jadis ils s’étaient nommés Hato-San et Oumé-San (monsieur Pigeon et madame Prune), mais on ne s’en souvenait plus.
En langue nipponne, Toto et Kaka sont des mots très doux qui signifient « père » et « mère » dans la bouche des enfants. À cause sans doute de leur grand âge, tout le monde les appelait ainsi ; et en ce pays d’excessive politesse on faisait suivre ces noms familiers du terme San, qui est honorifique comme monsieur ou madame (monsieur papa et madame maman) ; les plus petits des bébés japonais ne négligent jamais ces formules d’étiquette.
Leur façon de mendier était discrète et comme il faut ; ils ne harcelaient point les gens avec des prières, mais tendaient les mains, simplement et sans rien dire, de pauvres mains ridées sur lesquelles il y avait déjà comme des plissures de momie. On leur donnait du riz, des têtes de poissons, des vieilles soupes.
Très petite, comme toutes les Japonaises, Kaka-San paraissait réduite à rien dans cette boîte à roulettes, où son arrière-train presque mort s’était desséché et tassé pendant une si longue suite d’années.
Sa voiture était mal suspendue ; aussi lui arrivait-il d’être très cahotée dans le cours de ses promenades par la ville. Il ne marchait pourtant pas vite, son pauvre époux, et il était si rempli de soins, de précautions ! Elle le guidait de la voix, et lui, attentif, l’oreille tendue, allait son chemin de juif-errant dans son éternelle obscurité, le trait de cuir passé à l’épaule et sondant avec un bambou la terre en avant de ses pas.
Les moments très graves, c’était quand il s’agissait de monter une marche, ou bien de franchir un ruisseau, une crevasse, une ornière, — comment se tirerait-il de là, Toto-San ?… Et il fallait voir alors la pauvre vieille s’agiter dans sa boîte : cette figure inquiète, ces yeux qui brillaient d’anxiété intelligente, malgré la buée que les ans avaient soufflée dessus pour les ternir… Évidemment la frayeur d’être chavirée était une des choses qui minaient le plus sa fin d’existence.
Que se passait-il dans leurs têtes, à ces deux vieux qui s’adoraient ? Qu’est-ce qu’ils pouvaient se conter l’un à l’autre, dans le recueillement du soir ?
Quels souvenirs exhumaient-ils de leurs jeunes années, quand ils étaient nichés ensemble sous quelque hangar pour dormir, Kaka-San déjà encapuchonnée dans le mouchoir de coton bleu qui était sa coiffure de nuit ? Comment se faisaient leurs projets de promenade, pour le lendemain, qui allait recommencer tout pareil au jour d’avant, avec la même lutte pour manger, la même décrépitude et la même misère. Avaient-ils encore des joies, de petits restes d’espérance ? Avaient-ils bien encore des pensées, seulement, et pourquoi s’obstinaient-ils à vivre, quand la terre était là toute prête pour les recevoir, pour achever de les décomposer sans plus les faire souffrir ?…
Ils se rendaient à toutes les fêtes religieuses célébrées dans les temples.
Sous les grands cèdres noirs qui ombragent les préaux sacrés, au pied de quelque vieux monstre en granit, ils s’installaient de bonne heure, avant l’arrivée des premiers fidèles, et tant que durait le pèlerinage, beaucoup de passants s’arrêtaient à eux. Jeunes filles à figure de poupée et à tout petits yeux de chat, faisant traîner leurs hautes chaussures de bois ; bébés nippons très comiques dans leurs longues robes bigarrées, arrivant par bandes pour faire leurs dévotions en se tenant par la main ; belles dames minaudières à chignon compliqué, venant à la pagode pour prier et pour rire ; paysans à longs cheveux, bonzes ou marchands, toutes les marionnettes imaginables de ce petit peuple gai, passaient devant Kaka-San qui les voyait encore et devant Toto-San qui ne les voyait plus. On leur jetait toujours un regard bienveillant, et parfois, d’un groupe, quelqu’un se détachait pour leur porter une aumône ; on leur faisait même des révérences, tout comme à des gens de bonne compagnie, tant ils étaient connus et tant on est poli dans cet Empire.
Et ces jours-là, il leur arrivait à eux aussi de sourire à la fête, quand le temps était beau et la brise tiède, quand leurs douleurs de vieillesse étaient un peu endormies au fond de leurs membres épuisés. Kaka-San, émoustillée par le brouhaha des voix rieuses et légères, se reprenait à minauder comme les dames qui passaient, en jouant de son pauvre éventail de papier, se donnait un air d’être encore bien en vie et de s’intéresser comme les autres aux choses amusantes de ce monde.
Mais, quand le soir venait, ramenant de l’obscurité et du froid sous les cèdres, quand il y avait une horreur religieuse et un mystère répandus tout à coup alentour des temples, dans les allées bordées de monstres, les deux vieux époux s’affaissaient sur eux-mêmes. Il semblait que la fatigue du jour les eût rongés par en dedans, leurs rides étaient plus creuses, les plissures de leur peau plus pendantes ; leurs figures n’exprimaient plus que la misère affreuse et la détresse d’être près de mourir.
Des milliers de lanternes s’allumaient pourtant autour d’eux dans les branches noires, et des fidèles stationnaient toujours sur les marches des sanctuaires. Le bourdonnement d’une gaieté frivole et bizarre sortait de toute cette foule, emplissait les avenues et les saintes voûtes, contrastant avec le rictus des monstres immobiles qui gardaient les dieux, avec les symboles effrayants et inconnus, avec les vagues épouvantes de la nuit. La fête se prolongeait aux lumières et semblait une immense ironie pour les Esprits du ciel, bien plus qu’une adoration, mais une ironie sans amertume, enfantine, bienveillante et surtout irrésistiblement joyeuse.
C’est égal, le soleil couché, rien de tout cela ne ranimait plus ces deux débris humains ; ils redevenaient sinistres à voir, accroupis à l’écart comme des parias malades, comme de pauvres vieux singes usés et finis, mangeant dans un coin leurs miettes d’aumône. À ce moment, s’inquiétaient-ils de quelque chose de profond et d’éternel, pour avoir cette expression d’angoisse répandue sur leurs masques morts ? Qui sait ce qui se passait au fond de ces vieilles têtes japonaises ? Peut-être rien !… Ils luttaient simplement pour tâcher de continuer de vivre ; ils mangeaient, au moyen de leurs petites baguettes de bois, en s’entr’aidant avec des soins tendres ; ils s’enveloppaient pour n’avoir pas trop froid, pour ne pas laisser la rosée se déposer sur leurs os ; ils se soignaient de leur mieux, avec le désir d’être en vie demain et de recommencer, l’un roulant l’autre, leur même promenade errante…
Dans la petite voiture, il y avait, en plus de Kaka-San, tous les objets de leur ménage : écuelles ébréchées en porcelaine bleue pour mettre le riz, tasses en miniature pour boire le thé et lanterne en papier rouge qu’ils allumaient le soir.
Chaque semaine, une fois, Kaka-San était soigneusement repeignée et recoiffée par son mari aveugle. Ses bras, à elle, ne pouvaient plus se lever assez haut pour construire son chignon de Japonaise, et Toto-San avait appris. À tâtons, à mains tremblantes, il caressait la pauvre vieille tête qui se laissait tripoter avec un abandon câlin, et cela rappelait, en plus triste, ces toilettes deux à deux que se font les singes. Les cheveux étaient rares, et Toto-San ne trouvait plus grand’chose à peigner sur ce parchemin jaune, ridé comme la peau des pommes en hiver. Il réussissait pourtant à former des coques, qu’il disposait avec un goût nippon ; elle, très intéressée, suivait des yeux dans un casson de miroir : « Un peu plus haut, Toto-San !… Un peu plus à droite, un peu plus à gauche… » À la fin, quand il avait piqué là-dedans deux longues épingles en corne, qui achevaient de donner du genre à la coiffure, Kaka-San prenait encore une certaine mine de grand’mère comme il faut, une certaine silhouette apprêtée de bonne femme à potiche.
Ils faisaient aussi leurs ablutions consciencieusement : on est si propre au Japon !
Et, quand ils avaient accompli une fois de plus ce lavage, perpétuellement recommencé depuis tant d’années, quand ils avaient fini cette tâche de toilette que l’approche de la mort rendait de jour en jour plus ingrate, se sentaient-ils au moins vivifiés par l’eau pure et froide, éprouvaient-ils encore un peu de bien-être, au frais matin ?
Ô misère lamentable ! Après chaque nuit, se réveiller tous deux plus caducs, plus endoloris, plus branlants, et, malgré tout, vouloir obstinément vivre, étaler sa décrépitude au soleil, et repartir pour la même éternelle promenade à roulettes, avec les mêmes lenteurs, les mêmes grincements de planches, les mêmes cahots, les mêmes fatigues ; aller toujours, par les rues, par les faubourgs, par les villages, jusque dans la campagne lointaine, quand une fête était annoncée à quelque temple des bois…
Ce fut dans les champs, un matin, au croisement de deux routes mikadales, que la mort, en sournoise, attrapa la vieille Kaka-San.
Un beau matin d’avril, en plein soleil, en pleine verdure.
Dans cette île de Kiu-Siu, le printemps est un peu plus chaud que le nôtre, un peu plus hâtif, et déjà tout resplendissait dans la fertile campagne. Les deux routes se coupaient en plaine, au milieu de rizières veloutées qu’un vent léger rendait chatoyantes comme des peluches vertes. L’air était rempli de la musique des cigales, qui, au Japon, sont très bruyantes.
À ce carrefour, il y avait une dizaine de tombes dans les herbes, sous un bouquet de grands cèdres isolés : des bornes carrées ou bien d’antiques bouddhas en granit assis dans des calices de lotus. Au delà des champs de riz, on apercevait les bois, assez semblables à nos bois de chênes, mais où se mêlaient quelques touffes blanches ou roses qui étaient des camélias à fleurs simples, et quelques feuillages très légers qui étaient des bambous ; puis, tout au loin, des montagnes ressemblant à de petits dômes, à de petites coupoles, dessinaient sur le ciel bleu des formes un peu maniérées, mais très gracieuses.
C’est au milieu de cette région de calme et de verdure que l’équipage de Kaka-San s’était arrêté, et pour une halte suprême. Des paysans et des paysannes, habillés de longues robes en cotonnade bleu sombre à manches pagode, une vingtaine de bonnes petites âmes nipponnes, s’empressaient autour de la caisse à roulettes où la moribonde tordait ses vieux bras. Ça l’avait prise tout d’un coup en chemin, tandis que Toto-San la traînait à un pèlerinage dans un temple de la déesse Kwanon.
Les bonnes petites âmes, qui s’étaient attroupées par bienveillance autant que par curiosité, se démenaient de leur mieux pour la soigner. C’étaient pour la plupart des gens qui se rendaient, eux aussi, à cette fête de Kwanon, divinité de la Grâce.
Pauvre Kaka-San ! On avait essayé de la remonter avec un cordial à l’eau-de-vie de riz ; on lui avait frotté le creux de l’estomac avec des herbes aromatiques et tamponné la nuque avec l’eau fraîche d’un ruisseau.
Toto-San la touchait tout doucement, la caressait à tâtons, ne sachant que faire, entravant les autres avec ses gestes d’aveugle, et tremblant plus que jamais de tous ses membres dans son angoisse.
En dernier lieu, on lui avait fait avaler, en boulettes, des morceaux de papier qui contenaient d’efficaces prières écrites par les bonzes et qu’une femme secourable avait consenti à retirer de la doublure de ses propres manches. Peine perdue, car l’heure était sonnée ; l’invisible Mort était là, riant au nez de tous ces Nippons et serrant déjà la vieille dans ses mains sûres.
Une dernière contorsion, très douloureuse, et Kaka-San s’affaissa, la bouche ouverte, le corps tout de côté, à moitié tombée de sa boîte et les bras pendants, comme la poupée d’un guignol de pauvres qui serait au repos, la représentation finie.
Ce petit cimetière ombreux, devant lequel s’était accomplie la scène finale, semblait tout indiqué par les Esprits et comme choisi par la morte elle-même.
On n’hésita donc pas. On embaucha des coolies qui passaient et bien vite on se mit en devoir de creuser la terre. Tout le monde était pressé, ne voulant pas manquer le pèlerinage, ni laisser cette pauvre vieille sans sépulture, d’autant plus que la journée s’annonçait chaude et que déjà de vilaines mouches s’assemblaient.
En une demi-heure le trou fut prêt. On tira la morte de sa boîte, en l’enlevant par les épaules, et on la mit en terre, assise comme elle avait toujours été, l’arrière-train recoquillé comme durant sa vie, semblable à une de ces guenons desséchées que les chasseurs rencontrent parfois au pied des arbres dans les forêts.
Toto-San essayait de tout faire par lui-même, n’ayant plus bien ses idées et gênant les coolies, qui n’avaient pas l’âme sensible et qui le bousculaient ; il gémissait comme un petit enfant et des larmes coulaient de ses yeux sans regard. Il tâtait si au moins elle était bien peignée pour se présenter dans les demeures éternelles, si ses coques de cheveux étaient en ordre, et il voulut replacer les grandes épingles dans sa coiffure avant qu’on jetât la terre dessus…
On entendait un léger frémissement dans les feuillages : c’étaient les Esprits des ancêtres de Kaka-San qui venaient la recevoir à son entrée dans le pays des Ombres.
Elle avait fait des choses très malpropres dans sa boîte, pendant le laisser-aller bien pardonnable de la fin, et les coolies, pris de dégoût, parlaient de jeter aussi dans la fosse tout le ménage, souillé maintenant de matières immondes : la couverture, les loques de rechange, les petites tasses et la lanterne, jusqu’à la boîte elle-même, prétendant que la peste était dedans.
Oh ! alors Toto-San perdit tout à fait la tête de désespoir, en voyant qu’on allait lui enlever tous ces souvenirs ; épuisé et pleurant, il se coucha dessus pour les défendre.
Mais une autre vieille mendiante qui se rendait à la fête, elle aussi, pour y ramasser des aumônes, s’arrêta et eut pitié de lui : « Je laverai tout ça dans le ruisseau, moi, dit-elle ».
Les gens qui s’étaient attroupés continuèrent donc leur chemin vers le temple de la déesse, laissant ces deux mendiants ensemble au milieu de la solitude verte où les cigales chantaient.
Dans le ruisseau d’eau courante et claire, la pauvresse lava tout avec soin, même la boîte et ses roulettes ; les détritus de Kaka-San allèrent féconder les fraîches plantes qui poussaient le long de la rive et les lotus superbes dont les premiers boutons commençaient à monter des vases profondes.
Ensuite elle étendit les loques sur des branches, au gai soleil, et, le soir, tout fut sec, bien replié, bien arrangé ; Toto-San put reprendre sa route errante.
Il s’attela et repartit, par habitude de marcher en roulant quelque chose. Mais derrière lui, la petite voiture était vide. Séparé de celle qui avait été son amie, son conseil, son intelligence et ses yeux, il s’en allait au hasard, débris plus pitoyable à présent, irrévocablement seul sur la terre jusqu’à sa fin, ne retrouvant plus ses idées, avançant à tâtons, sans but ni espérance, dans une nuit plus noire…
Cependant, les cigales chantaient à pleine voix dans la verdure qui s’assombrissait sous les étoiles et, tandis que la vraie nuit descendait autour de l’homme aveugle, on commençait à entendre dans les branches les mêmes frémissements que le matin pendant la mise en terre ; c’étaient encore des murmures d’Esprits qui disaient : « Console-toi, Toto-San, elle se repose dans cette sorte d’anéantissement très doux où nous sommes nous-mêmes et où tu viendras bientôt. Elle n’est plus ni vieille ni branlante, puisqu’elle est morte ; ni désagréable à voir, puisqu’elle est bien cachée parmi les racines souterraines ; ni dégoûtante pour personne, puisqu’elle est de la matière fertilisant le sol. Son corps va se purifier en s’infiltrant dans la terre ; Kaka-San va devenir de jolies plantes japonaises, — des rameaux de cèdre, — des camélias simples, — des bambous…