La Chanson du biniou/08

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sous le pseudonyme Gilbert Doré
Le Monde illustré (février à avril 1890p. 15-18).


VIII


Trois ans de couvent à Auray, l’intimité forcée et parfois revêche de quelques filles de rentiers et surtout le contact perpétuel des mœurs ecclésiastiques, des habitudes de silence, de réserve et de déférente froideur avaient fait de Maria-Josèphe le Bihan une quasi demoiselle. Elle était restée Bretonne par la grâce de son noble visage de Celte, ses pieds fins, ses formes sveltes et l’azur changeant de ses yeux, tel qu’un ciel d’orage. Mais cette sauvage bruyère des landes, transplantée dans un milieu plus clément, avait gagné en nuances exquises tout ce qu’elle avait perdu d’âpre parfum. Sachant lire toutes sortes d’écritures, tenir les comptes de la maison, broder merveilleusement la fine toile des guimpes et tourner une lettre de bonne année — avec de cérémonieuses formules au bout — Maria-Josèphe le Bihan était devenue le type accompli de ces jeunes filles de village, moitié paysannes, moitié bourgeoises, et qui s’autorisent de leur demi-éducation pour mépriser les mœurs rustiques. Pauvres filles qui n’ont souvent d’autre destinée qu’un pénible célibat ou la désolante perspective d’un mariage mal assorti. Mais la beauté de Maria-Josèphe l’encourageait à l’espérance. Elle avait lu, dans le journal, des romans étranges où des ducs épousaient des ouvrières. Elle ne rêvait ni duc ni prince, assurément ; mais enfin, on a vu des notaires, des avoués, des médecins de Lorient ou de Vannes s’éprendre de belles filles de campagnes plus riches, mais moins bien élevées qu’elle-même. Il n’était pas impossible que semblable aventure lui arrivât.

En attendant, Maria-Josèphe restait fille et laissait causer les galants. Les compliments l’amusaient, car elle était naïvement coquette, cette Bretonne aux airs de Madone. Il est vrai qu’elle était également gracieuse et indifférente pour tous ; elle ne repoussait personne, mais elle ne favorisait aucun des soupirants qu’attiraient sa beauté et sa distinction native. Elle mettait même une sorte de complaisance orgueilleuse à recevoir les hommages de ces hommes qu’elles dédaignait. Les femmes — quand l’amour véritable n’a pas éveillé leur cœur — semblent peu difficiles sur la qualité des flatteries qu’on leur adresse. Elles distinguent fort bien le pur encens de la vaine fumée, mais elles acceptent l’un et l’autre avec une impassibilité d’idoles. Et plus tard, combien d’hommes sincèrement aimés d’elles, n’osent jamais en être tout à fait sûrs ! Leur bonheur est mêlé d’une incertaine jalousie, d’autant plus tenace qu’elle n’a pas d’objet déterminé. Il est étrange que la plupart des femmes soient si peu avares du bonheur qu’elles peuvent donner — fût-ce le bonheur fugitif des yeux devant leur beauté complaisante. En est-il une, une seule, qui, fidèle de corps et d’âme à celui qu’elle aime, se souciant du reste de l’univers, reste indifférente au plaisir d’entendre bruire sur son passage l’admiration des inconnus ?

Il en avait souffert, le pauvre Yann, de cette libéralité féminine, tout instinctive chez Maria-Josèphe. Ce grand enfant au cœur simple restait inhabile à saisir les complications de sentiment qui faisaient une énigme pour lui de cette jeune fille rêveuse et ennuyée, dont les coquetteries ne devaient pas survivre au premier éveil de l’amour. Il la croyait parfois méchante, très méchante, et il pleurait, le doux musicien, dans sa chaumine de Kerloquet, en songeant que s’il n’avait pas de rival préféré, il avait bon nombre de rivaux ni plus ni moins aimés que lui-même… Ah ! si le père le Bihan avait vécu, les choses ne se seraient pas ainsi passées ! Mais la vieille grand’mère, à soixante-dix ans, n’y voyait guère et croyait aveuglément tout ce que l’enfant lui disait. C’est un vrai malheur pour une fille que d’être si peu surveillée !… — Si Maria-Josèphe l’eût aimé, le brave Yann aurait changé d’avis sans doute. — Pourquoi ne pas vouloir de lui ? Il n’était pas laid, pourtant, ni pauvre, ayant maison et champ à Kerloquet, sans compter de beaux écus dans son armoire. S’il allait, sonnant du biniou dans les villages, c’est qu’il avait aimé par-dessus toutes choses la musique et les chansons, jusqu’au jour où le regard de Maria-Josèphe, plus sombre et plus bleu que la mer, lui était entré jusqu’à sa pauvre âme simple qui n’avait su qu’aimer et ne pouvait que souffrir.