La Chanson du biniou/10

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sous le pseudonyme Gilbert Doré
Le Monde illustré (février à avril 1890p. 21-24).

X


En quelques jours, Robert s’était fait à l’hôtel de Saint-Cornély une situation spéciale, vivant dans l’intimité absolue de toute la maisonnée sans rien perdre pourtant de son prestige. Beau parleur, curieux d’aventures pittoresques, il gardait pourtant avec la vieille ménagère, une gaieté, une bonhomie accommodante qui la charmèrent. Servantes et domestiques, chien et chat, tous l’adoraient. Le basset jaune, aux pattes torses, qui ressemblaient, suivant l’expression fantaisiste du jeune homme, à une console Louis XV bien contournée, lui faisait fête chaque matin et le suivait assidûment dans toutes ses promenades. Quand il entrait dans l’étable pour prendre un croquis, les calmes vaches noires et blanches tournaient vers lui des yeux graves que l’absence de pensée rendait profonds : elles interrompaient pour lui le rêve mystérieux que font les bêtes, dans le vague de leurs obscures sensations, et le regardaient, couchées sur le côté, les mamelles traînantes, les naseaux noirs tout humides de salives argentées. Il s’asseyait parfois sous un vieux mûrier, dans l’étroite cour, notant d’imprévus effets de lumière et d’ombre. Les servantes posaient leurs seaux pour admirer, derrière son épaule, « la belle image de la maison ; presque aussi belle, ma Doué ! qu’un dessin de photographe. » Et les coqs fiers comme des guerriers, les poules affairées et jacasseuses, les canards lisses, peints et laqués comme des bibelots japonais frais vernis, picoraient tranquillement aux pieds du jeune homme.

Robert Léris se laissait vivre, étant partout à l’aise, partout écouté, admiré, respecté du respect involontaire que « l’homme éduqué » inspire aux campagnards — respect qui, cette fois, ne se mêlait d’aucune défiance, la mère le Bihan étant conquise avant tous. Mais la coquetterie naïve de Maria-Josèphe, suivie d’un brusque passage à une timidité plus flatteuse encore éveillait un intérêt sympathique dans le cœur de Robert. D’abord, il s’était raillé lui-même sur le sentiment qui le pénétrait, puis il trouva une réelle jouissance à s’y abandonner, sans troubler sa quiétude par des considérations morales ou autres. Bien qu’il fût — plus par mode que par caractère — assez sceptique sur la vertu des femmes, il n’avait jamais parlé à la jeune fille sans le sincère respect qu’on ne feint pas. Où allait-il ? Que voulait-il ? Qu’adviendrait-il de ce caprice d’artiste qui succédait à tant d’autres de genre divers ?… Robert Léris ne le savait pas et ne voulait pas le savoir, se réservant l’imprévu de la surprise et laissant croître dans l’âme virginale de la Bretonne un tout petit germe de rêve qui s’épanouirait vite en fleurs d’amour.