La Chanson du biniou/16
XVI
Mais voyez, au bout du jardin, près, du puits, n’est-ce pas Maria-Josèphe elle-même ? Assise sur le banc de pierre que ronge et verdit la mousse, elle semble attendre, les yeux tournés vers Kermario. C’est bien elle, plus pâle, plus mince dans sa robe sombre, plus grave aussi, mais belle toujours. Une petite cruche à trois becs déborde à ses pieds, mais elle ne la voit pas, absorbée dans sa pensée.
Là-bas, sur Kermario, le soleil se couche. Pas un nuage dans le ciel d’automne. Une rougeur d’incendie, immense, embrase l’horizon, envoyant son ardent reflet aux derniers menhirs des alignements, énormes, convulsés, pareils à des monstres de pierre… Les champs moissonnés, les prés fauchés, les landes rases s’étendent à perte de vue, baignés d’une lumière pourpre, et sur la gauche, pâle, transparente, une buée monte de la mer invisible, noyant la côte, d’où jaillit, aigu comme une flèche, le clocher de Carnac.
Mais la grave jeune femme, assise au coin du puits, ne regarde pas le clocher qui sort de terre.
Il n’y a pas bien longtemps, — deux mois à peine, que Yann l’a menée, au soir des noces, dans sa chaumière de Kerloquet… Ah ! quelle journée tout de même, quand elle y songe !… Les larmes du réveil, le supplice de la toilette minutieuse, des cérémonies, de l’interminable repas rendu plus long par la grosse gaieté des convives… Puis ce départ furtif, le soir, à pied, dans la lande baignée de lune et ses larmes redoublées en franchissant le seuil de la maison !… Ah ! que lui eût importé la solitude ou la pauvreté de la chaumière, si elle avait dû y entrer joyeuse et rougissante, comme il sied à une mariée du matin… Hélas ! mon Dieu ! on ne refait pas sa vie !… Elle avait pleuré, c’est vrai, mais Yann n’était pour rien dans ses larmes, au contraire… En voilà un qui avait du cœur, de la délicatesse, et de l’esprit même, un esprit étonnant chez un paysan, chez un garçon si modeste, si tranquille, qui faisait si peu de bruit… Vraiment, il avait été bien bon pour elle, respectant sa tristesse, s’éloignant quand il sentait qu’elle désirait rester seule, et, une fois revenu, tâchant de la distraire de son chagrin par des attentions si discrètes, des paroles si bonnes à entendre, comme personne n’en avait bien sûr…
Pauvre Yann !… Il l’avait timidement baisée au front, tremblant, les yeux brouillés, sans pouvoir dire autre chose que « Ah ! je vous aime tant !… vous ne serez pas trop malheureuse, vrai, dites, bien vrai ?… » Et puis il était monté au grenier, soi-disant pour dormir, la laissant seule… Et toute la nuit elle l’avait entendu marcher de long en large comme un homme qui souffre. Quelle nuit aussi, pour elle, quelle nuit d’insomnie, de fièvre, adoucie pourtant par l’idée qu’elle n’était plus seule à connaître, à porter sa peine, et qu’un ami — le meilleur de tous et le plus noble, — veillait là-haut, pensant à elle, l’entourant de respect et d’amour.
Comment avait-elle pu s’habituer à cette vie ?… C’est étrange, comme tout passe, même les douleurs dont on a cru mourir ! Après des jours et des jours, son désespoir était devenu de la tristesse, sa tristesse de la mélancolie, et sa mélancolie, maintenant se fondait en gravité douce et presque sereine… Quoi ! vraiment, son cœur tant malade guérissait-il et sa blessure était-elle si bien cicatrisée par le mépris, l’absence, le changement de sa vie, qu’elle ne lui faisait plus mal du tout ? Elle se reprenait à aimer les champs, les bois, les fleurs, la musique d’Yann… Hier, elle avait ri ; ce matin, il l’avait surprise chantant. C’est donc vrai qu’on oublie et qu’on se console !…
C’est égal, sans Yann, que serait-elle devenue ?
Elle n’était pas triste, la maison, à présent que Maria-Josèphe s’y était accoutumée. Dans les arbres, d’abord, rien n’est plus joli que le chaume. Et puis, elle était seule et c’était ce qu’il lui fallait. Elle n’avait même pas voulu de servante, le dur travail manuel chassant toutes les mauvaises idées. À Carnac, on criait à la mésalliance. Cette fière Maria-Josèphe, femme d’un paysan, dans sa chaumière perdue au fond des landes, n’ayant pour compagnie que quelques femmes qui ne savaient pas un mot de français… Qui l’eût jamais cru ? Elle était folle ; avoir dédaigné tant de beaux partis pour en venir là, c’était triste, mais c’était bien fait pour cette orgueilleuse. La mère le Bihan était trop faible et Maria-Josèphe, accoutumée à faire ses quatre volontés, avait tellement insisté que la vieille avait consenti à ce mariage ridicule… Et les médisances allaient leur train.
Mais la jeune femme ne s’en souciait guère… Yann était si bon, si tendre pour elle ! Il lui sonnait de si beaux airs de biniou, le soir, et il la promenait dans les chemins, timide, gêné, mais heureux, comme un promis avec sa promise… Hélas ! ils formaient un couple étrange : toujours promis, jamais époux, fiancés pour des fiançailles éternelles…
Cependant elle en était chagrine pour lui : ce n’était pas une vie, celle qu’il menait. Pour son dévouement, pour son amitié de frère, elle l’aimait chaque jour plus et elle sentait qu’à présent il était bien ce qu’elle avait de plus cher au monde.
Mais pourquoi ne revenait-il pas !