La Chanson française du XVe au XXe siècle/Préface

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La Chanson française du XVe au XXe siècle, Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 7-10).
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PRÉFACE

On pourra s’étonner au premier abord de trouver un volume de chansons dans cette collection des Chefs-d’œuvre de la littérature française[1]. La chanson est-elle bien un genre littéraire ? Est-elle encore chanson quand elle n’est plus chantée ? Sans doute elle n’existe vraiment, elle ne prend toute sa valeur que par l’union intime de la musique et des paroles, et peut-être ne devrait-on jamais isoler ces paroles de l’air qui les complète et les soutient. Pourtant il est aisé de justifier la présence d’un recueil de chansons sans musique dans une collection de chefs-d’œuvre littéraires.

Parmi ces petits poèmes, il en est dont la forme est si parfaite et l’expression si heureuse que le lecteur les goûtera comme des œuvres de pure poésie. Mais ils ne devaient pas être confondus avec l’ensemble des autres productions poétiques ; car nous savons qu’ils ont été chantés, qu’ils étaient destinés à l’être, et ils en ont gardé des qualités d’élégance, de légèreté ou d’esprit qui les rangent malgré tout dans un genre à part.

D’ailleurs, ce n’est pas uniquement la perfection de la forme qui, dans une œuvre littéraire, nous attire et nous retient ; c’est aussi le sentiment qu’elle exprime, l’état de civilisation qu’elle évoque, la qualité d’âme qui s’y laisse entrevoir. La vie tout entière d’une race se reflète dans sa littérature, et en regardant la liste des auteurs publiés par la Renaissance du Livre, on voit clairement que c’est cette pensée qui a inspiré le choix si judicieux de Jean Gillequin.

De ce point de vue, la publication de ce volume de chansons n’a plus à se justifier, elle s’impose. De toutes les formes d’art, la chanson est peut-être celle qui est le plus intimement mêlée à la vie. Toute imprégnée de réalité,elle est merveilleusement apte à nous conserver l’image fraîche des mœurs d’autrefois et à nous révéler les traits durables de notre caractère national. En elle transparaît le visage du passé. Dans la chanson française c’est toute l’âme de la France qui revit, tour à tour légère et profonde, tendrement ou frivolement amoureuse, dévote et sans respect, spirituelle jusqu’au scepticisme, passionnée jusqu’au fanatisme, passant de la gaillarde insouciance d’un air à boire à la frénésie des chants révolutionnaires.

Aussi a-t-on fait dans ce recueil une place assez importante à la chanson populaire : si elle n’a que des rapports assez lointains avec la littérature proprement dite, elle est, plus que tous les genres littéraires, capable d’évoquer ces caractères de la race, ces états d’âme collectifs que nous aimons à retrouver dans la chanson. Car elle est œuvre collective, anonyme, l’œuvre d’un peuple tout entier. On ne sait comment elle est née, comment elle a grandi. Un homme que la vie froisse ou caresse a chanté sa peine ou son bonheur ; ce chant si simple, rudimentaire, souvent puéril, passe de bouche en bouche, il s’enrichit des images familières au terroir, se module selon l’accent de la race, se plie à ses rythmes consacrés ; il se transmet de village en village et de siècle en siècle, ne se transformant que pour mieux s’adapter. C’est par cette collaboration séculaire que le peuple, grand artiste inconscient, a créé la chanson, qui n’est l’œuvre de personne parce qu’elle est l’œuvre de tous. Et c’est parfois un chef-d’œuvre, où l’expression spontanée du sentiment peut atteindre du premier coup à la pure beauté littéraire. Montaigne le sentait bien quand il écrivait : « La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et grâces, par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art : comme il se voit ès villanelles de Gascogne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont connaissance d’aucune science, ni même d’écriture. »

Telles sont les pensées qui ont guidé notre choix dans ce recueil des meilleures chansons françaises. Par les meilleures, nous avons entendu non seulement les plus parfaites de forme, mais aussi les plus caractéristiques, les plus représentatives de l’âme française aux différents moments de son histoire. Toutes les fois que nous avons reconnu à une chanson un réel mérite littéraire, nous avons tâché qu’elle pût avoir place dans ce livre. Mais il est bien rare que nous ayons rejeté une pièce de forme médiocre ou même vulgaire, si elle nous paraissait vraiment suggestive par sa signification psychologique ou historique. Il va sans dire que nous nous sommes résignés aisément à restreindre beaucoup la part de la gauloiserie. On aurait pu s’inspirer d’autres principes et faire un choix différent ; nous tenions seulement à dire que le nôtre n’a pas été fait au hasard. Si l’on trouve qu’il aurait pu être meilleur, on voudra bien songer que c’est la première fois qu’un recueil de cette sorte figure dans une collection littéraire. Cette innovation fait honneur à la Renaissance du Livre.

Nous n’avons nullement la prétention d’avoir fait œuvre d’érudits. Les textes ont été naturellement pris aux meilleures sources et transcrits avec soin. Mais nous n’avons pas voulu surcharger encore des pages déjà si denses par des indications bibliographiques ou critiques aussi détaillées qu’on pourrait l’exiger dans un livre de science ; nous nous sommes décidés à rajeunir l’orthographe ancienne, afin de rendre la lecture plus facile. Notre principal but a été de composer une anthologie suggestive et agréable. Bien que nous ayons dû souvent recourir aux textes originaux, nous nous faisons un devoir de dire ici tout ce que ce petit livre doit aux précieux recueils des historiens de la chanson, des Gaston Paris[2], des Weckerlin[3], des Tiersot[4], des Le Roux de Lincy[5] et du grand folkloriste qui vient de disparaître, Eugène Rolland[6].

Enfin, pour que la musique ne fût pas complètement oubliée, la Renaissance du Livre n’a pas hésité à orner ce volume d’un supplément musical dont bien des lecteurs lui sauront gré. Car si on a dû le faire court, les quelques airs qu’il renferme ont été choisis de façon à donner en raccourci une image assez exacte de notre musique de chanson.



  1. Ce volume est extrait de la collection Tous les chefs-d’œuvre de la littérature française, en cent volumes de luxe, édités par la Renaissance du Livre.
  2. Chansons du XVe siècle, Paris, 1875.
  3. Échos du temps passé, Paris, s. d. ; Chansons populaires du pays de France. Paris. 1903.
  4. Mélodies populaires des provinces de France. Paris. 1805 ; Chants de la vieille France, Paris. 1904.
  5. Recueil de chants historiques français, Paris. 1841.
  6. Recueil de chansons populaires, Paris. 1883-1887.