La Charge de Wengrow

La bibliothèque libre.
La Charge de Wengrow
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 471-473).
LA
CHARGE DE WENGROW

Deux cents jeunes gens, presque tous de la classe noble, dans l’affaire de Wengrow, s’offrirent de couvrir la retraite des insurgés en se jetant sur les canons russes... Toute cette jeunesse héroïque resta sur le carreau, mais elle sauva le gros du corps insurrectionnel.

(Presse du 13 janvier 1863.)


O sublime Pologne ! ô tombeau plein de vie !
Comme un marbre sanglant en vain la tyrannie
Pèse sur toi, ton corps est toujours agité,
Et tes tressaillemens au monde font connaître
Que jamais de sa face on ne fait disparaître
Un peuple ami du ciel et de la liberté!...

Elle s’était levée, et sur la sombre arène
Elle avait reparu, non l’œil rouge de haine
Et le poignet armé d’un sabre, d’une faux,
Mais calme, sans défense, et, dans son saint délire,
Avec des chants pieux essayant le martyre,
Pour toucher de pitié le cœur de ses bourreaux.

Le cœur de ses bourreaux ! Il fut plus insensible
Que le rocher muet sur sa base impassible,
Plus froid que le glaçon et plus dur que l’acier.
Et, quand vers lui monta sa clameur lamentable,
Il n’y fut répondu que par l’acte effroyable
Du knout injurieux et du plomb meurtrier.

Puis vint le recruteur, pourvoyeur homicide
Des légions du tsar et dont la main livide
S’abattit nuitamment sur la fleur du pays :
On voulait dépouiller le sol de sa parure,
Et, des bourgeons faisant pleuvoir la neige pure,
Aux arbres pour longtemps ôter l’espoir des fruits.

Alors il fallut bien revenir à la poudre.
Remanier le glaive et rebraver la foudre,
Et, mourir pour mourir, en Pologne il était
Mieux encor de tomber libre et fier sous les balles
Que de finir ses jours loin des terres natales,
Aux rangs de l’étranger comme un soldat valet.

Alors tout homme ayant le feu de la jeunesse
Dans les veines quitta ses proches en détresse,
Et jaloux d’accomplir le grand, le saint devoir.
Le bâton à la main ou la faux sur l’épaule,
Se jeta dans les bois pour y jouer le rôle
De sanglant partisan au corps du désespoir.

Alors les plus beaux faits que l’histoire enregistre
Reparurent soudain sur ce terrain sinistre,
Et l’on vit, comme aux jours du vieux Léonidas,
Deux cents nobles enfans au salut d’une armée
Se dévouer, et tous de la gueule enflammée
Des canons dévorans recevoir le trépas.

Gloire, gloire à ces morts!... Mais quelle barbarie!
Ah ! comme je voudrais que ma chère patrie
Arrêtât pour toujours ce duel assassin,
Et, couvrant la victime avec sa forte égide,
Au nom du bien public et de sa loi rigide.
Contraignît le voleur à rendre son larcin !

Oh! comme je voudrais que la fière Angleterre
A la France s’unît par un accord sincère.
Et que la libre voix de son haut parlement
Dît au tsar : « C’est assez d’oppressives alarmes;
Un prince de nos jours ne peut vivre de larmes
Et de sang se gorger impitoyablement ! »

Oh ! comme je voudrais que la grande Allemagne,
Touchée, émue enfin des cris de sa compagne,
Ne fût plus à sa vie un obstacle fatal !
L’Allemagne, bon Dieu! complice du partage,
Que je la voudrais voir rougir du brigandage,
Se laver du forfait et réparer le mal !

« Vains souhaits! dira-t-on, vains rêves de poète
Qui désire en son cœur que cesse la tempête,
Et que l’azur du ciel resplendisse à son tour ! »
Vains rêves!... Et pourtant, après un long orage,
D’épouvantables nuits, des siècles d’esclavage,
L’Italie aux abois n’eut-elle pas son jour?

Espérons donc au sien que la Pologne incline,
Espérons, car l’espoir est de vertu divine,
Et croire à la justice, à son jour, son appui,
C’est penser que le mal n’est point maître du monde,
Et que, si long, si dur que soit son règne immonde,
Enfant de Dieu, le bien est plus puissant que lui !


AUGUSTE BARBIER.

23 février 1863.