La Charité privée à Paris/01

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La Charité privée à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 515-554).
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LA
CHARITE PRIVEE
A PARIS

I.
LES PETITES-SŒURS DES PAUVRES.

Les lecteurs de la Revue se rappelleront peut-être que j'ai parlé ici-même de l'assistance publique à Paris[1] ; j'en ai décrit l'organisation, démontré le mécanisme, raconté les bonnes œuvres ; je ne lui ai pas ménagé la vérité, — les éloges, — et j'ai expliqué par quels prodiges d'économie, de prévoyance, de dévoûment elle parvient à atténuer en partie les maux qu'elle a mission de soulager. L'assistance publique est une institution sociale ; elle fait œuvre de charité, nul n'en doute, mais elle fait surtout œuvre de salut public en recueillant les malades, en internant les fous, en accordant l'hospitalité aux infirmes, en adoptant les enfans abandonnés, en distribuant des subsides aux indigens que la misère ou la paresse pousse à la mendicité dans les rues. Que sont les millions qu'elle dépense en regard des périls que créeraient à la sécurité de Paris les trois cent mille individus qu'elle secourt tous les ans ? Le jour où l’assistance publique disparaîtrait, les trottoirs seraient envahis par les infirmes, les maladies épidémiques s’empareraient de la ville, l’infanticide augmenterait dans des proportions redoutables et l’émeute en permanence enfoncerait la porte des boulangers. En ne marchandant pas trop les ressources qu’elle met à la disposition des grands maîtres de sa bienfaisance, la ville de Paris protège les misérables et se protège elle-même. L’acte est bon, mais il est imposé par la prudence et par le souci de la conservation personnelle. Le budget de l’assistance publique, qui paraît considérable, est insuffisant, lorsqu’on le compare à la multiplicité des besoins auxquels il doit répondre. Tel qu’il est néanmoins, il représente un instrument de préservation ; c’est le gâteau de miel : il ne rassasie pas Cerbère, il l’apaise[2].

L’Assistance publique est habile ; elle a pratiqué les hommes, elle les connaît, elle a pu apprécier leurs bonnes et leurs mauvaises qualités ; elle utilise les unes et les autres au profit de ses intérêts ; aux dons qu’elle reçoit elle met une étiquette qui n’a rien de platonique. Elle sait que la vertu abstraite est rare et que l’on aime à jouir du bénéfice de ses belles actions. Cela est naturel : Dieu me garde de blâmer les personnes généreuses que leur générosité rend célèbres ! Il y a bien des asiles, bien des maisons de refuge, bien des hôpitaux même, qui n’existeraient pas si le nom des fondateurs, gravé sur le marbre en lettres d’or, ne resplendissait au fronton des édifices et n’apprenait à tous qu’un personnage charitable a consacré, par testament, ses richesses posthumes au soulagement des malheureux. Ceux-ci en profitent, cela seul est important ; que le bienfaiteur soit béni !

Peut-on dire d’une façon, absolue que la vraie bienfaisance est la bienfaisance anonyme ? Je ne sais ; en tous cas, elle est plus méritoire et ne trouve qu’une récompense intime et dont nul n’est témoin. Il me semble que l’ombre qui enveloppe une bonne action la rend meilleure et lui donne une chaleur dont les cœurs sont réconfortés. Il y a des femmes du monde, jeunes et jolies, faites pour tous les plaisirs, habituées à tous les luxes, sollicitées par tous les enivremens, qui visitent les pauvres, soignent les malades, bercent les enfans sans mère et ne s’en vantent pas. On dirait qu’elles sont fortifiées par le mystère même de leur dévoûment ; au milieu des tentations qui les assaillent, elles traversent la vie sans faillir, soutenues par l’énergie intérieure qui les a faites charitables et discrètes. Au temps de ma jeunesse, il en est que j’ai surprises cheminant dans la voie douloureuse où chacune de leurs stations était marquée par un bienfait. De loin, me dissimulant, je les ai suivies ; j’ai pénétré après elles dans les bouges où elles étaient entrées comme un rayonnement et j’y retrouvais quelque chose de la lumière qui les environnait. Plus d’une fois, il m’est arrivé de les rencontrer le soir, dans un salon, sous la clarté des lustres, enjouées, spirituelles, plaisantes, aimant à plaire et conservant dans le regard, dans le sourire, cette sérénité qui est le parfum de l’âme satisfaite d’elle-même. Elles gardaient si bien leur secret que, pour plus d’une, nul ne l’a jamais soupçonné. Ces actes de charité individuelle sont très nombreux à Paris ; on les ignore ; la multitude n’a point le loisir de s’arrêter et de regarder de quelles mains tombe l’aumône ; à peine sait-elle qu’il existe des œuvres de charité collective où les grandes misères sont pansées et où chaque jour la foi renouvelle le miracle de la multiplication des pains. Ces œuvres appartiennent essentiellement à ce que j’appelle la bienfaisance anonyme ; les personnes qui l’exercent, — hommes et femmes, — ont abandonné leur nom du monde pour adopter un nom de vocation. D’où viennent les dons, les largesses, — ce mot n’a rien d’excessif, — qui permettent de recueillir les vieillards, de soigner les incurables, de ramasser les enfans perdus ? Nul ne le sait ; le nom d’aucun bienfaiteur n’est jamais prononcé. Tout ce que je puis dire, à l’éternel honneur de ce Paris futile, vaniteux, prévaricateur, c’est qu’en matière de charité il ne faut pas désespérer de lui. À cause de cela, il lui sera beaucoup pardonné. Un seul journal, le Figaro, a, dans l’espace de dix ans, reçu par souscriptions et distribué en bonnes œuvres la somme de 3,541,063 francs.

Instituts de bienfaisance anonyme, œuvres de la charité privée, c’est ce que je voudrais étudier aujourd’hui, sans parti-pris d’opinion, sans esprit de propagande, je me hâte de le dire, afin que le lecteur ne se méprenne point sur mes intentions : je ne suis pas de ceux que la foi a touchés. Il n’est pas accordé à tout le monde d’avoir la foi, mais il est imposé à chacun de ne point troubler la foi d’autrui. L’homme qui veut me forcer d’aller à la messe, celui qui veut m’empêcher d’y aller, me sont également odieux. La vie conventuelle, la vie de régiment, la vie solitaire est un besoin pour certaines âmes. Ce besoin est respectable, et ce n’est mettre ni les lois, ni la sécurité sociale en péril, que de le laisser s’exercer en toute liberté ; y porter atteinte, c’est faire acte de tyrannie et, — j’en suis fâché pour les fauteurs de la libre pensée, — c’est faire acte d’inquisition. Quand les girondins voulurent contraindre Louis XVI à renvoyer son confesseur et que Guadet écrivit à ce sujet une lettre que les ministres devaient signer, Dumouriez déclara que le roi pouvait prendre un iman, un rabbin, un papiste ou un calviniste pour diriger sa conscience sans que personne eût le droit d’y faire objection[3]. Si j’avais été présent à la délibération, je me serais associé à l’opinion du Dumouriez.

J’étudierai les œuvres dont j’ai à parler avec respect, mais avec une indépendance absolue ; je ne leur demanderai pas compte de leur croyance, mais je regarderai leurs actions, et si leurs actions sont louables, je les louerai. Je recherche comment on fait le bien, quel bien l’on fait : rien de plus. On dit que cette charité est inspirée par une foi aveugle, que cette foi s’appuie sur des textes prétendus révélés qui fourmillent de contradictions : qu’importe ! je ne m’en inquiète guère ; ceux qui croient sont heureux et j’envie leur bonheur. Si leur croyance est une erreur, que cette erreur soit glorifiée, puisqu’elle les entraîne à secourir les misérables, à calmer la souffrance, à rendre l’espoir aux désespérés. La foi n’est pas justifiée par la science ; c’est trop heureux, car la vérité scientifique d’hier est l’erreur d’aujourd’hui ; la science ne console pas, c’est la religion qui console. Railler Dieu, nier Dieu, c’est facile et même un peu suranné. Il ne faut point demander à un homme quel Dieu il sert, mais à quelles actions le convie son Dieu. Si ses actions sont irréprochables, si elles sont désintéressés, si elles sont hautes, je m’incline devant cet homme, je ne pense pas à le plaisanter de sa croyance et je la lui envie.

Qui me pousse à entreprendre ce nouveau travail, à rompre avec ma vie sédentaire, à rassembler des chiffres, à faire encore des enquêtes contradictoires ? L’esprit de justice ? l’esprit de contradiction ? Je n’ai pu le définir : l’un et l’autre sans doute. Il me semble que l’heure est propice : l’inquisition s’est faite « laïque et obligatoire, » comme l’enseignement qui, en invoquant le principe de liberté, démontre qu’il n’aime point la concurrence. On s’est donné le luxe d’un peu de persécution ; persécution sans effusion de sang, je le reconnais ; on n’a conduit personne au chemin de ronde de la Grande-Roquette, ni à la rue Haxo, mais persécution cruelle, car on a frappé des âmes qui en restent désorientées ; on a dispersé des hommes qui se plaisaient à vivre les uns près des autres, chassé loin des hôpitaux la consolation qui apaisait la souffrance, on a enlevé des écoles l’image du Juste injustement condamné ; on a été inutilement brutal. Des congrégations contemplatives et enseignantes ont été expulsées ; il subsiste encore des congrégations charitables ; dépêchons-nous de les faire connaître, avant qu’elles soient dispersées à leur tour et qu’elles soient contraintes d’abandonner les épaves sociales qu’elles ont recueillies et devant le nombre desquelles l’assistance publique se sentirait impuissante.

Une parole mauvaise a été prononcée qui sert de mot d’ordre dans cette campagne entreprise contre les œuvres de la foi et de la charité. On a dit : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi. » On se paie de mots, comme toutes les fois que l’ignorance gouverne. C’est là une phrase à effet, une phrase de rhéteur qui veut donner quelque pâture à la crédulité publique et qui, pour diriger l’attention loin de ses actes personnels, choisit ses adversaires et désigne à la haine des badauds les hommes auxquels il est interdit de se défendre : Pierre, remets ton glaive au fourreau ! On a triomphé ; on a vaincu des jésuites, des oblats, des dominicains ; on a conquis quelques écoles où des sœurs de charité enseignaient ténébreusement à des petites filles qu’il faut être docile, laborieux et véridique. Celui qui a prononcé ce mot néfaste est mort à l’âge de la pleine possession de soi-même et de sa maturité. Ses obsèques ont démontré comment il fallait interpréter sa parole : nul prêtre n’a prié sur sa dépouille, toutes les superstitions étaient derrière le char funèbre, mais la religion n’y était pas, car on l’en avait éloignée ; Je scandaliserai peut-être ses amis en leur disant qu’une messe perpétuelle a été immédiatement fondée pour le repos de son âme. L’intention est bonne, qu’elle soit excusée !

Le cléricalisme est-il vraiment l’ennemi ? Je suis un trop pauvre clerc pour décider la question, mais ce que j’affirme, c’est que, pour les nations comme pour l’homme, le spiritualisme, c’est la vie et que le matérialisme, c’est la mort. Donner à l’âme une existence transitoire, la réduire aux luttes, aux déceptions de la vie actuelle, la faire périr en même temps que la matière qui l’enveloppe et qu’elle illumine, lui défendre d’espérer une récompense, lui interdire de redouter un châtiment, lui promettre le néant, la rendre inférieure aux molécules du monde physique qui se transforment et ne disparaissent jamais, c’est chasser de l’homme le souffle divin et c’est le condamner à la bestialité forcée. Dieu est une hypothèse ; soit ! mais le néant aussi est une hypothèse ; qu’il me soit permis de choisir, de croire que j’emporterai au-delà du tombeau la responsabilité de ma vie et de chercher à entrevoir les clartés éternelles. Il ne faut point les éteindre ; lorsque le phare n’est pas allumé pendant la nuit, les vaisseaux font naufrage. On a mené grand bruit, je ne l’ignore pas, autour de la parole de Broussais : « J’ai disséqué bien des cerveaux et je n’y ai jamais trouvé d’âme ; » Le mot est sans portée. Broussais n’a point trouvé d’âme en disséquant des cerveaux, pas plus qu’il n’a trouvé de regard dans l’orbite des cadavres que son scalpel a interrogés. George Sand a écrit : « Je ne connais qu’une croyance et qu’un refuge : la foi en Dieu et en notre immortalité ; mon secret n’est pas neuf, il n’y a rien autre[4]. » Non, certes, le secret n’est pas neuf : si vieux qu’il soit, il peut servir encore et on ne l’a pas remplacé.

Il est étrange, il est presque douloureux d’avoir à défendre ces doctrines : le spiritualisme a fait la gloire de l’humanité ; c’est la lumière dont sont éclairées les âmes les plus hautes ; c’est de lui que sont nées les trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, qui sont aussi les trois vertus sociales, sans lesquelles les peuples ne sont que des troupeaux combattant pour l’existence, selon la formule de Darwin, se dévorant les uns les autres, mangeant, jouissant et crevant, au lieu de mourir. « Rien dans le monde moral n’est perdu, a dit Joubert, comme dans le monde matériel rien n’est anéanti. Toutes nos pensées et tous nos sentimens ne sont, ici-bas, que le commencement de sentimens et de pensées qui seront achevés ailleurs. » C’est sur de tels principes que s’appuient ceux qui font du bien sans autre préoccupation que de faire le bien. Les âmes mystiques emportées par un amour surhumain s’échappent du monde, s’enferment dans une cellule et, à force d’adoration, arrivent à l’extase et presque à la contemplation du Dieu auquel elles brûlent de s’unir ; leur joie est ineffable. Elles ont quitté la terre, dont les misères leur deviennent invisibles, elles planent parmi les espaces et semblent perdues dans un éther divin où fleurissent les voluptés de l’esprit. Celles-là sont heureuses et elles ont atteint ici-bas une sorte d’immatérialité que nulle souffrance ne peut détruire et qui n’est plus touchée par les réalités de l’existence. Il n’en est pas de même des êtres charitables qui, renonçant par libre volonté à ce que la vie contient ou promet, recherchent la caducité, la maladie, l’infortune afin de leur porter secours. Loin de fuir les misères humaines, ils y plongent avec ardeur, ne reculant devant aucun dégoût pour les mieux soulager. Dans l’homme ils ne s’enquièrent que du malade, dans le malade ils ne recherchent que l’incurable et vivent en contact avec le rebut de tous les maux, de toutes les impuissances, de toutes les infirmités. Quel sentiment les pousse au labeur incessant dans les maladreries, à l’adoption des abandonnés, à cette maternité intarissable dont le dévoûment ne se lasse jamais et qui semble retrouver des forces dans son exercice même ? Le désir de plaire à Dieu en aimant le prochain, le besoin de spiritualiser sa vie en la sacrifiant aux malheurs d’autrui. C’est là un spectacle admirable, et je l’ai admiré.

Dans ce Paris tumultueux qui, plus que jamais, plus que sous le règne de Louis Philippe, plus que sous le second empire, semble devenir le mauvais lieu de l’univers ; dans ce Paris où les libertés publiques se transforment en licence, où les étrangers de tous pays apportent leur argent, leurs curiosités dépravées, pour mieux médire ensuite de nos mœurs faciles, il faut parfois s’éloigner des boulevards, des Champs-Elysées, des cafés empoisonnés d’absinthe, de ces théâtres, de ces édens, de ces folies que l’on prendrait pour un étal de chair à vendre, et s’en aller dans les quartiers lointains, anciennes zones suburbaines que la grande ville a absorbées, et frapper à une de ces maisons d’apparence un peu triste, que nul emblème extérieur ne signale et qui paraissent discrètes comme un bienfait anonyme. A toute heure de jour ou de nuit, la porte s’ouvre, car l’hospitalité ne dort jamais. Aux murailles des corridors est appendu un crucifix que l’édilité n’a point encore décroché ; dans les dortoirs, les lits sont pressés les uns contre les autres ; tout emplacement a été utilisé, car c’est sans relâche que l’on heurte à la porte en criant au secours ; dans les salles communes les pensionnaires sont réunis, la buanderie fume, la cuisine mijote ; on souffre à l’infirmerie ; s’il y a un rayon de soleil, on s’assoit au jardinet ; tout est lavé, fourbi, reluisant ; à force de soin et de propreté, on écarte les épidémies. L’asile est calme, c’est à peine si les bruits du dehors y parviennent. La vie individuelle est libre, mais, par esprit d’ordre, la vie commune est réglée : on se lève, on mange, on se couche à heure fixe. Les pensionnaires sont-ils heureux ? Je ne sais ; ils sont en repos sur eux-mêmes, car la maison ne rejette plus ceux qu’elle a recueillis.

Ces pensionnaires, qui sont-ils ? Hélas ! ceux dont la civilisation frivole se détourne, car ils lui font horreur : les Lazares qui n’ont point attendri le mauvais riche. Ici les vieillards, les caducs, les gâteux, que les familles repoussent, que les asiles publics n’ont pu accepter ; là, les incurables, ceux que dévorent les cancers, que ronge comme une proie certaine le lupus, la dartre à marche persistante, que le moyen âge appelait Noli me tangere ! Ne me touche pas ! Pourquoi ne sont-ils pas à Bicêtre ou à la Salpêtrière, au quartier des grands infirmes ? Parce qu’il n’y a plus de place à la Salpêtrière, parce que Bicêtre est plein, et aussi, je dois le dire, parce que les malheureux atteints de ces maux horribles savent que la science n’a que des remèdes, tandis que la religion a des paroles qui fortifient les cœurs et ouvrent l’âme à l’espérance. Ailleurs, ce sont des enfans, lèpre vivante, engendrée par la pourriture de la promiscuité, ramassée sur le fumier du vice et de la dépravation ; lèpre morale plus difficile à guérir, plus pénible à soigner que la lèpre physique ; Pour arracher ces pauvres petits au mal qui les sollicite, pour les débarrasser des corruptions qui les ont pénétrés, il faut une ardeur de charité que rien ne doit jamais éteindre. Il est impossible de voir à l’œuvre les hommes qui ont entrepris cette tâche décevante sans se rappeler la fable de Sisyphe : on a beau repousser le rocher, il retombe ; rien, rien ne les lasse cependant ni n’affaiblit leur vaillance ; ne parviendraient-ils à sauver qu’un pupille sur cent, sur mille, la semence du bon vouloir n’a pas été perdue. Ceux qui se sacrifient à ces travaux que ne connut point l’antiquité appartiennent ou se rattachent à des congrégations religieuses ; robe de bure ou robe d’étamine, tête rasée ou béguin blanc ; l’œuvre de charité n’interrompt point l’œuvre de la prière ; on prie pour ceux que l’on sauve, on prie pour qui maudit et pour qui persécute ; dans l’être humain, on voit l’infirmité physique et l’infirmité morale ; on cherche à panser l’une et l’autre. Leur nom ? ils n’en ont plus : ils s’appellent frère Joseph ou sœur Madeleine ; la charité s’est refermée sur eux et les a forclos du monde, où ils ne retournent que pour chercher des malheureux à secourir et de quoi secourir les malheureux. Abnégation, fatigue, soins répugnans, à la maison ; dans la rue, les insultes des polissons ; tout autour un veut d’athéisme qui souffle et menace de détruire les refuges et d’abattre les asiles. D’où viennent ces héros de la charité ? De partout, de la ville et de la campagne ; parmi les hommes je vois des prêtres, des soldats, des paysans, des avocats, des professeurs ; au milieu des femmes je compte des servantes, des ouvrières, des filles de la petite bourgeoisie, des filles de la haute bourgeoisie, des filles de la noblesse qui gardent peut-être le souvenir des fêtes profanes où elles ont brillé ayant d’appliquer L’eau phéniquée sur les plaies cancéreuses ou de laver le linge des gâteux ; il en est plus d’une que je pourrais nommer.

Sœur Marie, je vous ai reconnue ; lorsque devant vous, la supérieure a prononcé mon nom, vous avez tressailli et votre tête s’est abaissée, comme si elle eût voulu disparaître sous les ailes de votre coiffe empesée. Votre aïeul maternel, le général… était mon proche parent ; lorsque j’étais enfant, j’ai souvent joué avec votre mère, car nous étions à peu près du même âge. Je vous ai vue toute petite, je vous ai vue jeune fille ; vous souvenez-vous qu’un soir vous m’avez chanté l’Adieu de Schubert ? Vous aviez un cou charmant que je prenais plaisir à regarder. Votre frère est comte et suit son chemin dans la vie. L’existence avait bien des séductions pour vous. Quand vous avez été majeure on vous a dit : « Il est temps de te marier : » vous avez répondu : « Je serai l’épouse mystique de Celui qui est, et je soignerai ses pauvres. » Vous avez revêtu la lourde robe, vous avez coupé vos cheveux blonds, — ont-ils blanchi ? je n’ai pu les voir, — et vous êtes devenue la mère de ceux qui gémissent. La pâleur du cloître est sur votre visage, qui n’a rien perdu de sa placidité enfantine ; votre main fine, qui avait de si jolis ongles en amande, s’est durcie, s’est ridée à retourner des paillasses, à panser des ulcères et à égrener le chapelet d’ébène. Les malheureux vous contemplent avec tendresse lorsque vous passez dans le dortoir en leur adressant une bonne parole. Un fait que j’ai remarqué m’a surpris. Lorsque vous étiez jeune, près de votre mère, dans la maison qui regardait un grand jardin, vous étiez triste et songeuse, comme si vous aviez porté la lassitude des jours trop longs ; quand je vous ai rencontrée après plus de vingt ans, dans votre infirmerie, vous m’avez semblé alerte, enjouée, prête à rire et cherchant à égayer vos malades. Est-ce donc que la sérénité se trouve là où vous êtes ? Sœur Marie, ma cousine et ma sœur, ces lignes ne tomberont jamais sous vos yeux, ce qui me permet de vous dire : Vous êtes une sainte !

Est-ce l’âme de Paris qui s’est réfugiée dans ces maisons ? Parfois, je l’ai cru ; âme bénigne, adjuvante, désireuse de la perfection qu’elle atteint parce qu’elle est parvenue à s’isoler du Paris sensuel dont elle ramasse les débris et recueille les rebuts. Il est consolant de savoir que, pendant que l’oisiveté parisienne mène le branle des bacchanales, la charité humblement vêtue et la main ouverte veille, prie, se prodigue et brille au-dessus de nos sottises, comme un fanal au-dessus d’un abîme. Les maisons où l’œuvre de salut et d’hospitalité est poursuivie avec une persévérance que seule peut-être la foi sait soutenir, sont nombreuses à Paris, car là, plus que partout ailleurs, la misère est active, les chutes sont fréquentes et les secours sont urgens. Je ne puis étudier toutes ces maisons bénies où nul n’a frappé en vain ; j’en choisirai quelques-unes qui peuvent servir de type et d’exemple. Je dirai comment elles ont été fondées, à quel genre spécial d’infortune elles portent secours, à l’aide de quelles ressources elles réussissent à remplir leur mission et, tout en conservant la discrétion, qui n’est que correcte dans un pareil sujet, je dirai par quels efforts souvent pénibles, parfois rebutans, elles parviennent, non-seulement à subsister, mais à prospérer, pour le plus grand bien des malheureux. Je parlerai d’abord des Petites-Sœurs des Pauvres.


I. — A SAINT-SERVAN.

Qui ne se souvient de la parabole du grain de sénevé, si petit qu’on ne l’aperçoit pas lorsqu’il tombe en terre, et d’où sort une plante si touffue, que les oiseaux du ciel peuvent dormir à son ombre ? C’est l’image de l’œuvre des Petites-Sœurs des Pauvres, si humble au début, qu’elle en semblait honteuse, et qui a pris les proportions d’un bienfait public. Elle est née dans un pays accoutumé à lutter contre les élémens et souvent visité par le malheur. Comme un arbre de bénédiction, elle a germé dans la petite ville de Saint-Servan, la sœur jumelle de Saint-Malo ; les deux villes se touchent ; le flot les sépare, le jusant les réunit ; entre les maisons de l’une et les murailles de l’autre s’évase le port marchand où le chevalier François de Chateaubriand faisait ses escapades avec son ami Gesril. Malgré les mollesses de la Rance, la mer est dure en ces parages ; profonde, coupée d’écueils, brutale en ses marées, elle n’est point la mer sauvage qui bat les côtes de Belle-Isle, mais elle est la mer perfide, « fertile en naufrages, » périlleuse et sans merci. À regarder le costume des femmes, on comprend combien elle est redoutable ; la robe, le manteau, le capuchon sont en laine noire ; jours de labeur ou jours de fête, le vêtement est le vêtement de deuil ; c’est la livrée de la mort et du regret ; la mer l’impose : incessamment elle fait des veuves et des orphelins ; l’inscription entaillée sur la grosse tour du château de Saint-Malo : Qui qu’en grogne ! tel est mon plaisir, semble être sa devise. Elle prend les marins qu’elle ne rend jamais ; elle brise les barques, qu’elle disperse au gré de ses courans ; elle crée la misère ; en emportant le chef de la famille, elle jette l’enfant à la faim et réduit le vieillard à l’aumône. Deux fois dans ma vie, — au temps de mon enfance, au temps de ma jeunesse, — j’ai visité Saint-Servan ; à l’angle de chaque rue, il y avait un mendiant qui remuait son chapelet et implorait la charité.

C’est un lieu-commun de dire que la misère engendre la compassion ; mais le plus souvent cette compassion est diffuse, et elle se tient quitte de ce qu’elle se doit lorsqu’elle a glissé son aumône, un peu au hasard, dans la main tendue vers elle. La compassion raisonnée est rare, j’entends celle qui est sévère avec elle-même, qui cherche à ne point s’égarer et veut réellement faire le bien. Il ne suffit pas de donner, il faut savoir donner, art difficile qui s’apprend par la pratique et qui permet de ne pas accueillir les quémandeurs au détriment des malheureux. Peut-être faut-il avoir été dénué pour posséder la science de la charité, pour connaître les secrets à l’aide desquels on apaise la souffrance physique qui est la misère, et la souffrance morale qui est la honte de la mendicité ; aussi la plupart des œuvres secourables, — j’entends celles qui ne reculent devant aucun sacrifice pour combattre la misère d’autrui, — ont-elles été créées par des gens auxquels l’existence n’a point ménagé les difficultés. En général, ce sont les pauvres qui s’efforcent à soulager les pauvres. Mais la volonté ne leur suffit pas ; ils ne sont que des instrumens, derrière eux, à côté d’eux, pour les diriger, il faut une intelligence amoureuse du bien, forgée par le discernement et trouvant en soi-même les ressources morales qui donnent à la charité un caractère où rien n’est transitoire. Ces conditions se rencontrèrent le jour où naquit l’œuvre des Petites-Sœurs ; elle trouva à la même heure son corps et son âme, si l’on peut ainsi parler, et il en résulta une organisation d’une vitalité extraordinaire. Deux jeunes ouvrières, une ancienne servante, reçurent l’impulsion d’un humble vicaire et ont fondé une des plus vastes institutions de bienfaisance qui existent. Parlons d’abord de la servante ; je le dois à l’Académie française, qui a récompensé son dévoûment.

Elle se nommait Jeanne Jugan ; elle était née le 28 octobre 1792 à Cancale, au bord des grèves qui vont jusqu’à Saint-Michel en péril de la mer ; elle a pu y voir passer la fée aux miettes dont Charles Nodier a raconté l’histoire. La famille était nombreuse ; la vie était pénible en ces temps de guerre et de blocus ; on allait en mer draguer les huîtres ; à l’époque de la remonte des saumons, on essayait d’en prendre à l’embouchure du Couësnon ; on ramassait la tangue pour engraisser la terre, on soignait quelque culture que brûlait le vent du large ; aux côtes de Bretagne, le pain était rare, et souvent, dans les chaumières, on ne mangeait que des racines ; en 1847, je l’ai encore vu, à Plougoff, auprès de la pointe du Raz « que nul n’a franchie sans peur ou malheur. » Jeanne Jugan était une grande fille, sèche, de mouvemens brusques, un peu masculine, à laquelle déplaisait la besogne du jardinage ; les « coques » qu’elle recueillait à marée basse, le chanvre qu’elle filait le soir, à la clarté grésillante de l’oribus, ne payaient pas la galette de blé noir qui la nourrissait. Elle résolut de quitter sa famille et de « se louer » comme servante ; en 1817, alors qu’elle venait d’avoir vingt-cinq ans, elle partit pour Saint-Servan, les sabots aux pieds, le petit paquet sous le bras, le chapelet en poche et le cœur triste. En l’Ille-et-Vilaine, les gages n’étaient point excessifs : à Pâques, six petits écus de trois livres et c’était tout ; les maîtres généreux donnaient parfois, à la Chandeleur, une paire de chaussures, en l’honneur de la purification de la Vierge. Jeanne Jugan trouva facilement à se placer. Elle fit successivement plusieurs maisons et entra au service d’une vieille demoiselle qui aimait les pauvres et les secourait. Ce fut là qu’elle fit l’apprentissage de la charité. Jeanne était bonne servante et bonne ouvrière. Aussi, lorsque sa maîtresse mourut, en 1838, Jeanne, alors âgée de quarante-six ans, loua une mansarde dans la maisonnette d’un faubourg de la petite ville de Saint-Servan, qui, elle-même, n’était qu’un faubourg de Saint-Malo « la bien fermée. » Elle prenait de l’ouvrage à domicile, allait en journée et, vaille que vaille, bien petitement gagnait sa vie. Elle avait quelques économies : 600 francs ramassés en vingt ans de service. A Saint-Servan, nul hospice, nul lieu de refuge ouvert à la vieillesse indigente ; les malheureux mouraient sans secours sur leur grabat, ou se traînaient au long des rues, s’agenouillaient au porche de l’église et mendiaient. L’hiver de 1839 fut dur ; la mer avait englouti plus d’un bateau ; il faisait froid, il faisait faim. Une vieille femme infirme, impotente, aveugle, vivait de la charité publique que sa sœur sollicitait pour elle. La sœur mourut, les aumônes furent taries. Abandonnée de tous, perdue dans la nuit de sa cécité, la pauvre vieille s’en allait d’inanition, murmurant quelques prières que nul n’entendait, plus misérable que Job et couchée sur son propre fumier. Jeanne Jugan, avertie par le jeune vicaire courut chez la malheureuse, qui s’appelait Anne Chauvin, veuve Hanaux ; elle la fit transporter chez elle, dressa son lit à côté du sien et lui dit : « Vous me servirez de mère ; » elle se trompait, elle aurait dû dire : « Je vous servirai de fille. » Elle soigna l’infirme, la tint propre et la nourrit. Pour sa pauvreté c’était une grosse dépense : l’aiguille y pourvut, en travaillant quelques heures de plus pendant la nuit. Peu de temps après qu’elle eut recueilli la veuve Hanaux, elle apprend qu’Isabelle Quéru, qui mendiait près du port, est devenue tellement infirme qu’elle ne peut plus sortir pour aller à l’aumône. Cette Isabelle était une servante qui, restée près de ses maîtres ruinés, les avait servis sans gages jusqu’à leur mort. Jeanne va la chercher, l’installe dans sa mansarde ; les trois lits se touchent ; faute de place, Jeanne travaille sur le palier. La situation pourtant n’est pas tenable ; Jeanne se dit que Dieu n’abandonne pas ceux qui se confient en lui ; elle loue une maison et s’y établit. Là, elle était à l’aise avec ses deux pensionnaires ; mais elle avait compté sans l’indigence qui se tournait vers elle en suppliant, et surtout elle avait compté sans la passion, sans la frénésie du bien qui emporte ceux qui le pratiquent. Le 1er octobre 1841, elle avait pris possession de son nouveau domicile ; dès le 1er novembre, elle y a recueilli vingt vieilles femmes, sans ressources, en guenilles, brisées par l’âge ou grabataires. Si courageux que fût le travail, si prolongées que fussent les veilles, Jeanne se trouvait impuissante à subvenir à tant de nécessités ; les économies étaient épuisées ; tout objet qui avait une valeur avait été vendu et cependant il fallait pourvoir à l’urgence des besoins, car on ne pouvait renvoyer ou laisser mourir de faim les pauvres créatures que l’on avait adoptées. Ce fut alors que Jeanne Jugan, conseillée par le prêtre qui dirigeait ses actions, prit une initiative dont les conséquences devaient être incalculables. Tous les infirmes qu’elle avait « hospitalisés » étaient depuis longtemps réduits à vivre de la charité publique ; elle se résolut à mendier pour ses mendians : elle s’informa près d’eux des personnes charitables qui leur faisaient l’aumône et elle partit en quête. Vêtue de bure noire, la cornette plissée au front, le panier au bras, elle s’en alla frapper aux portes et demanda pour ses pauvres. Elle rapportait la provende à la maison ; les moins invalides aidaient à la préparation et à la distribution des alimens. Lorsque cette povera gente avait mangé, Jeanne mangeait à son tour s’il restait quelque chose. Elle ne refusait rien, ni la croûte de pain, ni la croûte de fromage, ni le vêtement usé, ni le soulier éculé ; de tout elle tirait parti pour le plus grand bien de ses vieillards.

Une telle action ne pouvait rester isolée. Bon ou mauvais, l’exemple est contagieux. Des personnes charitables de Saint-Servan et de Saint-Malo, émues du dévoûment de Jeanne, se cotisèrent, achetèrent et lui donnèrent une maison spacieuse, où ses infirmes seraient moins tassés les uns près des autres ; mais, en même temps, on lui signifia que, si elle recueillait plus de pensionnaires qu’elle n’en pouvait loger et nourrir, ce serait à ses risques et périls. Jeanne Jugan promit d’être « plus sage, » accepta la maison nouvelle avec joie et y établit ses douze vieilles femmes au mois d’octobre 1842, On dirait que la bénédiction de Dieu est sur les bonnes œuvres. La maison est plus grande, l’indigence se multiplie ; à la fin de 1842, je compte trente pensionnaires ; en novembre 1843, cinquante ; au 31 décembre 1844, soixante-cinq. Les infirmes ont un asile ; non-seulement Jeanne les accueille, mais elle les recherche, elle les découvre, elle fait apporter ceux qui ne marchent plus ; la maison semble s’élargir pour abriter la vieillesse vagabonde et malheureuse : frappez et l’on vous ouvrira.

Il y avait à Saint-Servan un ancien marin, non pensionné, nommé Rodolphe Lainé, âgé de soixante-douze ans, presque immobilisé par suite d’un rhumatisme articulaire, incapable de gagner sa vie, incapable même de se mouvoir, et qui, depuis dix-huit mois retiré dans un cul de basse-fosse, couché sur de la paille pourrie, la tête appuyée contre une pierre, subsistait de quelques morceaux de pain que des pauvres lui jetaient en passant ; pour tout vêtement il avait une vieille voile de canot dont il couvrait sa nudité. Jeanne courut vers cette misère comme vers une bonne fortune. Le pauvre Rodolphe Lainé fut lavé, habillé, emporté, couché dans un vrai lit, nourri et surtout fut grondé de n’avoir pas fait connaître sa détresse. Une fille de mauvaise vie, une fille à matelots, lasse de loger sa mère, la veuve Colinet, qui est vieille, malade, atteinte d’une dartre rongeante à la jambe, la charge sur ses épaules et va la jeter au milieu de la rue, en face de la demeure de Jeanne ; celle-ci recueille la malheureuse et lui dit : « Soyez la bienvenue ! » Un jour, dans une de ses courses, Jeanne aperçut une petite fille de cinq ans, Thérèse Poinsa, orpheline, « nouée » qui se traînait vers Saint-Malo, à marée basse, pour y mendier. « Qui prend soin de toi ? — Personne. — Où sont tes pareils ? — Ils sont morts. » Jeanne enleva la petite fille dans ses bras, la porta à sa maison et se dépêcha de retourner à ses fonctions de quêteuse. Une autre fois, elle rencontre deux enfans du pays de Penmarck, deux « Bas-Brets » à longs cheveux, qui se sont sauvés parce qu’il n’y avait plus de pain en leur maison et qui depuis bien des jours marchent devant eux sans savoir où ils vont. Quelle aubaine ! Elle les conduit au milieu de ses vieillards ; deux pauvres petits, tout petits, cela tient si peu de place.

Le curé, le maire, les membres du conseil municipal de Saint-Servan comprirent qu’une telle abnégation, sans défaillance ni relais, méritait d’être récompensée et signalée. Un mémoire, accompagné de pièces à l’appui, fut adressé à l’Académie française. La commission des prix de vertu proposa d’attribuer à Jeanne Jugan une somme de 3,000 francs, prise sur « la fondation Montyon ; » après avoir entendu la lecture du rapport, l’Académie ratifia la décision de la commission (1845).

Le sous-préfet de Saint-Malo fit appeler Jeanne Jugan, lui adressa un petit discours, poussa la familiarité administrative jusqu’à l’embrasser et lui remit les 3,000 francs. Trois mille francs, six cents pièces de cent sous empilées, alignées, sonnantes et trébuchantes, jamais Jeanne Jugan n’avait possédé, n’avait aperçu une pareille somme ; elle rêva des phalanstères sans limites où tous les pauvres de ce bas monde trouveraient bon souper et bon gîte : vision d’avenir qui peu à peu se réalise et que la pauvre fille a dû avoir plus d’une fois, lorsque par le vent, la pluie, le soleil ou la neige, elle s’en allait quêtant de porte en porte, ne se rebutant jamais, ne demandant rien pour elle, sollicitant pour les autres et parfois éclatant en sanglots lorsqu’elle racontait les misères en faveur desquelles elle tendait la main : Un petit sou, s’il vous plaît ! Ah ! quels prodiges on obtient avec le petit sou, lorsqu’on sait l’employer !

Dans le récit qui précède, j’ai suivi pas à pas le mémoire certifié véridique, apostille, légalisé qui, en décembre 1844, fut adressé à l’Académie française. Tous les faits relatés sont exclusivement attribués à Jeanne Jugan ; elle n’était pas seule cependant, et peut-être son courage aurait-il subi quelque défaillance si elle n’eût obéi à une direction morale et à des conseils qui la guidaient dans la voie du bien. Nulle force humaine n’aurait pu résister au labeur qu’elle avait accepté ; elle avait beau se faire aider par ses pensionnaires les moins invalides, leur distribuer le travail et utiliser ce qui leur restait d’activité, elle eût fléchi sous le poids de sa tâche si, à Saint-Servan même, elle n’eût été soutenue par des âmes aimantes qui, elles aussi, voulaient se consacrer à Dieu en portant secours à ceux que les hommes délaissent. Dès le début, dans les jours de la mansarde, une vieille fille, Fanchon Aubert, s’était associée à elle, et malgré ses soixante ans balayait la chambre et battait les paillasses. Elle avait quelques épargnes en réserve, un mobilier chétif, un peu de linge, elle donna tout, et ce fut elle qui se porta caution pour Jeanne Jugan, lorsque celle-ci, trop à l’étroit dans son logis, loua un local plus vaste, qui était un ancien cabaret. C’est là ce que l’histoire a dit, ce que les rapports officiels ont raconté à l’Académie française. Quoique la vérité n’enlève rien au mérite de Jeanne Jugan, elle est autre. Dans son testament mystique dicté le 3 juillet 1874, Jeanne Jugan a dit : « Quant aux 3,000 francs qui provenaient du prix Montyon et qui m’ont été donnés parce qu’étant sœur quêteuse j’étais connue davantage, ils ont été entièrement employés aux besoins des pauvres. » — En effet, « étant connue davantage, » Jeanne Jugan a été mise en avant et on lui a attribué une initiative qu’elle n’avait pas. Elle était bonne, elle était secourable, elle ne se laissait pas invoquer en vain par les malheureux, mais elle n’était pas capable de concevoir et de mettre à exécution l’œuvre de salut qui est devenue l’œuvre des Petites- Sœurs. Elle allait chercher les vieillards infirmes, cela est certain, mais d’autres qu’elle les découvraient et les lui indiquaient. Deux jeunes filles éprises de Dieu, aspirant vers la vie des communautés religieuses, liées ensemble par des idées semblables et par une foi profonde, dirigeaient, en réalité, l’asile où Jeanne Jugan n’était, en quelque sorte, que le factotum. En religion, l’une s’est appelée Marie-Augustine et l’autre Marie-Thérèse ; le nom qu’elles ont porté dans le monde, je puis le dire. Marie-Thérèse se nommait Virginie Trédaniel ; elle est morte aujourd’hui et son souvenir n’est pas près de s’éteindre dans les maisons qu’elle a tant concouru à développer. Marie-Augustine s’appelait, — et pourrait s’appeler encore, — Marie-Catherine Jamet ; à cette heure, elle a soixante trois ans et elle est supérieure-générale des Petites-Sœurs des Pauvres. A regarder son portrait, on voit qu’elle a été très jolie, son visage est d’une douceur ineffable ; on sent en elle je ne sais quelle ardeur maternelle qui voudrait se répandre et embrasser toutes les souffrances. En contemplant son image, à la fois calme et forte, il m’a été impossible de ne point penser à la Diane d’Éphèse qui aurait pu nourrir la création tout entière. L’amour du bien qui la dévorait a pénétré l’œuvre dont elle a été la principale ouvrière. Ce qu’il y a d’admirable dans la vie de cette pauvre fille, c’est que nulle lassitude n’atteignit sa volonté. Elle s’est précipitée vers les infirmités et la misère, comme d’autres se précipitent vers le bonheur et la richesse. Depuis le premier jour de son apostolat de bienfaisance, elle a été inflexible dans la ligne de son dévoûment ; rien ne l’en put détourner. Sa croyance dans le Dieu auquel elle voulait plaire ne lui a pas permis d’osciller ; elle a aimé les pauvres et les misérables, parce que son Dieu a été misérable et pauvre, parce qu’il n’a pas eu une pierre pour reposer sa tête : parce que l’image de ceux qu’elle a secourus lui rappelait une image adorée ; en un mot, parce qu’elle a la foi, la foi militante dont l’infortune est soulagée et dont l’humanité profite. A côté de Jeanne Jugan, et au-dessus d’elle, Catherine Jamet et Virginie Trédaniel apportaient une sorte de règle monastique. La journée, divisée en heures de prières et de travail, ne laissait place à aucun loisir. L’emploi de chaque minute semblait déterminé à l’avance ; l’habitude est une force ; on en fit l’expérience dans cette petite congrégation volontaire composée de quatre pauvres filles qui n’avaient pour principes et pour soutien que leur confiance en Dieu. On eût dit qu’elles étaient disciplinées, qu’elles étaient soumises à une obéissance imposée ; elles agissaient comme si elles eussent eu un maître : elles en avaient un.

Vers 1838, un jeune prêtre élevé au séminaire de Rennes avait été envoyé en qualité de septième vicaire à la paroisse de Saint-Servan. Il avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, se nommait Le Pailleur et était né à Saint-Malo. Issu de cette forte race malouine à laquelle nous devons Duguay-Trouin, Chateaubriand, Surcouf, Broussais, Lamennais, race entêtée, passionnée, sous des dehors parfois un peu abrupts, il avait la qualité maîtresse du Breton, la persistance dans la volonté. Il fut l’âme de l’œuvre et la régularisa. « Plus j’avance en âge, écrivait George Sand à la date du 10 juillet 1836, plus je me prosterne devant la bonté, parce que je vois que c’est le bienfait dont Dieu nous est le plus avare. » Cette bonté, « ce bienfait de Dieu, » l’abbé Le Pailleur la possédait au plus haut degré ; il l’a répandue sur son œuvre et l’en a imprégnée ; il en a fait une institution d’une douceur infinie. A-t-il compris, à l’heure des premiers efforts, a-t-il entrevu l’accroissement extraordinaire réservé à la petite communauté dont il était le pasteur, le créateur et le chef ? a-t-il aperçu, dans l’avenir, toutes ces maisons, tous ces établissemens qui devaient sortir de la mansarde de Saint-Servan ? On en peut douter. L’ambition n’était point si haute, la visée avait moins d’ampleur ; ce qu’on voulait simplement, c’était faire le bien sans autre résultat que le résultat immédiat du bien obtenu, de la misère soulagée, de la souffrance apaisée, de la vieillesse soustraite à la mendicité et au vagabondage. Pour le reste, il fallait s’en fier à la Providence : c’est ce que l’on faisait au début, c’est ce que l’on fait encore. Dans la chambrette de Jeanne Jugan, on vivait au jour le jour ; à l’heure qu’il est, c’est au jour le jour que l’on vit dans les maisons des Petites-Sœurs. Comment mangera-t-on demain ? On ne le sait pas ; Dieu y pourvoira, et Dieu y pourvoit. C’est là ce qu’il y a de beau dans l’œuvre que l’abbé Le Pailleur anima de son souffle ; il ne chercha ni les fondations ni les revenus ; il ne chercha que l’aumône, l’aumône quotidienne ; il se fia à elle et n’eut point tort : elle a abrité, nourri, vêtu des milliers et des milliers de vieillards indigens qui sans elle, seraient morts de faim au coin des bornes ou d’alcoolisme sous la table des cabarets.

Il faut que sa ferveur ait été grande : il n’a point douté de Dieu, je le comprends, il était prêtre ; mais il n’a point douté des hommes, car c’est à eux que, chaque jour, à chaque heure, pour ainsi dire, il a demandé de quoi subvenir à des nécessités qui jamais ne se reposent, et c’est d’eux qu’il l’a obtenu. Là est le miracle : la manne qui nourrit les affamés perdus dans le désert de la vie ne tombe point du ciel ; elle tombe de la main des hommes, et c’est la foi dans l’humanité, dans sa charité inépuisable, dans sa commisération qui a permis de secourir tant d’infortunes. J’imagine sans le savoir que l’abbé Le Pailleur eut à lutter souvent contre ses supérieurs ecclésiastiques, effrayés de sa hardiesse et de cette infatigable imprévoyance que ne rebutaient ni les difficultés ni les prévisions du plus simple bon sens. Le bon sens avait tort et l’imprudence eut raison. L’âme du pauvre vicaire avait des ailes ; elle a volé plus loin et surtout plus haut que la sagesse humaine. L’abbé Le Pailleur existe encore ; je ne le connais pas, mais j’ai vu son portrait. La bienveillance des yeux et des lèvres est remarquable, le front est intelligent ; ce qui domine dans la physionomie, c’est la placidité ; dans cette tête sereine on sent la persistance des doux entêtés que rien ne décourage, qui savent plier à l’heure opportune, mais dont la pensée dominante ne fait de concession à personne, ni aux autres, ni à eux-mêmes.

Il était plus que l’âme de l’œuvre qui tentait de naître, il y participait, vivait misérablement pour alimenter les vieux indigens, renouvelait peu ses soutanes et jeûnait plus souvent que l’église me l’ordonne. Lorsque l’on quitta la mansarde pour s’établir dans l’ancien cabaret, il fallut quelque argent : les économies de Fanchon Aubert ne suffisaient pas ; l’abbé vendit sa montre en or et, — ce qui fut un sacrifice réel, — sa chapelle d’argent ; le calice avec lequel on avait dit la première messe, les burettes qui avaient versé le vin consacré s’en allèrent chez le brocanteur et aidèrent à acheter des matelas pour coucher les infirmes. On ne mangeait pas toujours à sa faim, en ce temps-là, et plus d’une fois les quatre pauvres filles qui prenaient soin des pensionnaires se mirent au lit à jeun et n’ayant qu’une prière pour se réconforter. Un soir d’hiver, les vieillards avaient soupe et étaient couchés. Les quatre servantes des pauvres voulurent manger à leur tour ; on fouilla dans les armoires, on regarda sur chaque planche des buffets et l’on ne découvrit que 100 grammes de pain ; on en plaisanta et l’on se disposait à aller dormir, lorsque l’on entendit heurter à la porte ; c’était une aumône d’alimens que l’on apportait du presbytère : cette fois, du moins, on put manger. La maison de Saint-Servan était pleine ; les sœurs gîtaient où elles pouvaient, au grenier, au galetas, sur le palier ; la place manquait pour recevoir les malheureux qui demandaient un abri ; à côté de la maison on possédait un terrain ; mais comment bâtir ? avec quoi acheter les matériaux et payer les ouvriers ? Pour toute fortune, la communauté avait 50 centimes en caisse ; les sœurs se mirent à creuser la terre et s’en allèrent dans les champs ramasser des pierres pour établir les fondations de l’annexe qu’elles voulaient ajouter à leur asile. Les ouvriers de Saint-Servan s’émurent de voir ces pauvres filles manier la pioche et ruisseler de sueur sous la fatigue ; ils s’offrirent au travail, un entrepreneur fit le charroi gratuitement, les offrandes affluèrent et une maison nouvelle fut construite, où l’on put recueillir encore une quarantaine d’indigens.

Ce fut l’abbé Le Pailleur qui détermina le but de l’œuvre et lui traça la mission dont elle ne peut s’écarter ; il l’a limitée aux vieillards indigens. Les premières Petites-Sœurs recueillaient tout ce qui souffrait, les enfans perdus, les enfans orphelins, les enfans infirmes aussi bien que les malheureux accablés par l’âge. L’abbé Le Pailleur restreignit cette commisération, qui risquait de s’affaiblir à force de se répandre ; il la catégorisa pour ainsi dire et la renferma dans ce que la charité a de plus élevé, dans les soins à donner à la caducité retournée vers l’enfance. Je me figure que, dans ses promenades d’écolier et de séminariste, au long des murailles de Saint-Malo, sur la route qui va vers Cancale, au bord des chemins creux des environs de Rennes, il avait rencontré souvent des vieillards déguenillés, ivres ou mendians, la lèvre abêtie, l’œil éteint, grattant leur vermine et offrant le spectacle d’une abjection d’autant plus pénible que le respect dû au grand âge est presque inné dans le cœur de l’homme. Le vieux mendiant est ivrogne et vagabond ; tous les vices ont fondu sur lui ; il en est la proie et n’essaie guère de leur échapper. » Je ne sais ce qu’est devenue la Bretagne depuis que je l’ai parcourue à pied (1847) ; à cette époque, la mendicité y était une sorte d’institution agressive, presque menaçante, contre laquelle on avait quelque peine à se protéger. Plus d’une fois, Gustave Flaubert et moi, nous avons été bloqués par des bandes de malingreux que nulle aumône ne parvenait à satisfaire. Dans le Morbihan, à Baud, comme nous. revenions du château de Quinipilly, il fallut l’intervention des gendarmes pour nous dégager. L’abbé Le Pailleur a dû avoir de telles scènes sous les yeux ; homme, il eut pitié de tant de misère ; prêtre, il eut horreur de tant de dépravation ; son intelligence, sa bonté, lui firent comprendre que, pour sauver l’âme, il faut bien souvent commencer par soigner le corps, et c’est alors sans doute qu’il conçut le projet d’où tant de bonnes actions devaient découler et que les pauvres filles de Saint-Servan, menées par leur grand cœur, mirent à exécution au milieu des difficultés que j’ai dites.

Les soins donnés aux vieillards attiraient les vieillards, mais le dévoûment des sœurs attira de nouvelles infirmières ; la petite communauté s’accrut ; de jeunes femmes, des ouvrières vinrent prendre leur part des travaux ; le nombre des quêteuses fut augmenté, en même temps que fut diminué le nombre des indigens attribué à chacune des sœurs. L’œuvre prospérait ; selon l’expression d’un mémoire que j’ai eu en mains, « la maison s’était dilatée. » Il y a des malheureux ailleurs qu’à Saint-Servan, et de vieux abandonnés autre part que sur les bords de la Rance ; sans sortir du département même, on peut trouver des misères à secourir et du bien à faire : il faut le tenter. L’abbé Le Pailleur se souvint de la ville où il avait fait ses études sacrées ; il se rappela les mendians qui pullulent à Rennes. Ancienne capitale de la duché de Bretagne, vieille ville de parlement, de privilèges et de noblesse, on y trouvera la bienfaisance active, demeurée vivante au milieu des ruines du passé, comme une tradition de famille que l’on n’invoquera pas en vain. Il fit partir Marie-Augustine, que l’on nommait déjà la bonne mère. Ceci se passait en 1846 ; en moins de six ans, l’institution était déjà assez forte pour essayer des fondations nouvelles. Marie-Augustine s’en alla seule à Rennes, qu’elle ne connaissait pas. Son premier soin fut d’y chercher des pauvres, elle en rencontra, car il n’en manquait pas. Dans un faubourg où il y avait plus de cabarets et de guinguettes que d’honnêtes maisons, elle loua un local, sorte de hangar où l’on s’accommoda comme l’on put et qui bientôt fut rempli de vieilles femmes. Pour les soigner, on fit venir quatre sœurs de Saint-Servan. L’œuvre parut intéressante, les aumônes furent larges, et on put s’établir dans une maison située au milieu d’un quartier moins tapageur. Il se produisit alors un fait touchant : les soldats, les désœuvrés, les ivrognes qui fréquentaient les tripots près desquels Marie-Augustine avait fondé son premier asile, voulurent faire eux-mêmes le déménagement ; ils emportèrent les paillasses, les bois de lit, la batterie de cuisine, les vieilles femmes et les vieux hommes, et plus d’un, en disant adieu aux Petites-Sœurs, laissa entre leurs mains le sou, — le petit sou, — réservé pour le cabaret.

La maison de Rennes était ouverte ; elle fonctionnait et trouvait dans la charité bretonne de quoi subvenir aux besoins les plus pressans. Marie-Augustine partit pour Dinan, où elle était appelée par un maire ingénieux, qui rêvait de doter sa ville d’un hospice de vieillards sans bourse délier. Il n’avait pas trop mal raisonne en s’adressant aux Petites-Sœurs des Pauvres, qui acceptèrent sans hésiter (1846). La ville de Dinan fit cependant les choses avec quelque largesse : elle leur abandonna à titre gratuit un local dont elle ne savait que l’aire. C’était une ancienne prison, sous laquelle passaient les égouts, prison si humide, si malsaine, que l’on avait dû renoncer à y loger les détenus. Les Petites-Sœurs furent moins difficiles que les criminels ; elles installèrent les vieillards dans la chambre la moins mauvaise, prirent l’autre pour elles et attendirent des jours meilleurs. La prison avait naturellement été disposée pour une destination pénitentiaire ; par conséquent, les portes ouvraient de l’extérieur, et il était impossible de les fermer de l’intérieur. Or on n’avait pas d’argent pour modifier les serrures, et pendant bien des nuits, pendant bien des mois, on dormit derrière des portes « poussées tout contre, » mais qui n’étaient point closes. Durant près d’une année on vécut dans cette geôle ; mais Dinan, dont les anciens seigneurs furent les aïeux de Du Guesclin, eut quelque honte d’une situation pareille et la fit cesser par l’abondance de ses aumônes. La maison que l’on put ouvrir fut outillée en vue de l’hospitalité que l’on avait à exercer.

Les personnes qui, entraînées par leur zèle religieux et illuminées par leur foi, se jettent à cœur perdu dans une bonne œuvre, sans même s’inquiéter si elles pourront réussir et qui réussissent, croient fermement que la Providence veille sur elles, les dirige, les protège et assure leur succès. On en peut sourire, mais franchement elles n’ont pas tort, car si jamais le proverbe : « Aide-toi, le ciel t’aidera » a trouvé son application, c’est dans l’institution des Petites-Sœurs des Pauvres, où tout semblerait miraculeux si l’on ne savait ce que peut produire l’élévation des sentimens servie par une volonté infatigable. La force d’une idée fixe est invincible lorsqu’elle ne vise que le bien, et dédaigne les pauvretés des conventions sociales et du respect humain. Dans l’histoire de la fondation des diverses maisons où les Petites-Sœurs des Pauvres mettent en pratique le grand principe : Aimez-vous les uns les autres, je rencontre un fait qui, mieux que tout raisonnement, fera comprendre la foi dont ces créatures exquises et simples sont animées. En 1849, l’abbé Le Pailleur était à Nantes avec la mère Marie-Thérèse (Virginie Trédaniel), première assistante de la supérieure-générale. Il s’agissait, bien entendu, d’ouvrir un asile pour les vieillards dans le chef-lieu du département de la Loire-Inférieure. Je ne sais quelles difficultés ou quelles lenteurs bureaucratiques retardaient l’autorisation que l’on avait demandée aux vicaires capitulaires pendant la vacance du siège épiscopal, dont le titulaire, M. de Hercé, était mort récemment. Le temps passait. L’abbé Le Pailleur ne pouvait attendre ; il remit 20 francs à la mère Marie-Thérèse et lui dit : « Ma chère enfant, je reviendrai dans trois mois ; je désire trouver beaucoup de vieillards autour de vous. » Vingt jours après, l’autorisation attendue fut enfin expédiée ; il n’était que temps : la mère Marie-Thérèse n’avait plus que 4 francs. C’est avec de telles ressources que, seule, elle entra en campagne. Trois mois plus tard, l’abbé Le Pailleur tint parole et revint. Il avait sa chambrette réservée dans une maison où la mère Marie-Thérèse logeait et nourrissait quarante vieillards. Labbé Le Pailleur, en guise de félicitations, lui dit : « Il faut continuer. »

Jeanne Jugan, — Marie de la Croix, — « la première quêteuse, » est morte le 29 août 1879 ; la première infirme, recueillie chez elle, est devenue légion ; l’abbé Le Pailleur, âgé, mais dirigeant toujours l’œuvre dont il est le père spirituel, doit éprouver un sentiment de gratitude infinie lorsqu’il se rappelle la mansarde de Saint-Servan et qu’il voit ce qu’est devenue l’institution qu’il a créée. La date de la naissance de l’œuvre est reportée (un peu arbitrairement peut-être), à l’année 1840 ; je crois plus juste de dire qu’elle n’acquiert une apparence sérieuse que vers 1842 ou 1843. Qu’importe du reste ; elle est conçue par un jeune prêtre qui prend pour auxiliaire deux pauvres filles, une servante et une vieille femme ; elle est mise au jour dans des conditions d’humilité qui font douter qu’elle soit viable ; elle sort du grabat d’une paralytique et de la sébile d’un mendiant. L’œuvre des Petites-Sœurs des Pauvres a aujourd’hui (1er janvier 1883) un noviciat où l’on enseigne aux postulantes l’art de soigner les infirmes et d’aimer les vieillards : elle compte, tant en France qu’à l’étranger, 217 maisons donnant asile à plus de 25,000 malheureux servis par 3,400 religieuses. Que ces chiffres n’attirent pas sur ces saintes filles les foudres des Jupins administratifs ; elles ont leurs papiers en règle, comme disent les gendarmes ; leur congrégation a été autorisée le 9 janvier 1859 et le 21 avril 1869[5].


II. — A PARIS.

Les Petites-Sœurs des Pauvres ont successivement ouvert cinq maisons à Paris, cinq hospices pour les vieillards indigens : en 1849, rue Saint-Jacques ; en 1851, rue du Regard, actuellement transféré avenue de Breteuil ; en 1853, rue Picpus ; en 1854, rue Notre-Dame-des-Champs ; en 1864, rue Philippe-de-Girard. Ces cinq maisons renferment une population moyenne de 1,200 pensionnaires qui sont surveillés et soignés par une centaine de sœurs. Dans chacune de ces maisons, l’organisation est identique ; la communauté est placée sous la direction d’une supérieure que rien ne distingue extérieurement des autres religieuses, sinon qu’on l’appelle la bonne mère. Comme les sœurs qui lui obéissent, elle porte la jupe de laine noire, le manteau noir à capuchon, la coiffe blanche, la forte chaussure, souvenir des origines et qui reproduit le costume des femmes de Saint-Servan, La règle, sévère pour les religieuses, est indulgente aux pensionnaires ; en réalité, ceux-ci sont les maîtres et les sœurs sont leurs servantes, servantes blanchisseuses, servantes cuisinières, servantes infirmières, servantes quêteuses, servantes en toute occasion et pour tout soin, si répugnant qu’il soit. On ne demande aux vieillards que d’achever de mourir en paix, à l’abri de la faim, de la misère et du froid. C’est aux sœurs à les nourrir, à les coucher, à les vêtir, à les chausser, à panser leurs plaies, à changer leur linge maculé, à les veiller pendant les maladies, à les consoler à l’heure de la mort, à les ensevelir dans le drap funèbre, à les mettre au cercueil, à prier sur leur dépouille et à les accompagner jusqu’à la porte de la maison hospitalière lorsqu’on les mène à leur dernière demeure. Dans ces refuges, la discipline n’est pas seulement douce, elle est maternelle. La femme a beau faire des vœux et jurer les sermens irrévocables, elle ne peut rien contre les fatalités de la nature : elle est créée pour être mère ; sa volonté ou l’empire des circonstances peut briser la loi physique de son sexe, mais rien ne prévaut contre la loi morale qui lui est assignée ; elle est née mère et elle reste mère ; petite fille, elle l’est avec sa poupée ; vieille femme stérile, elle l’est avec les nourrissons ; sœur de charité, sœur Augustine, sœur de Sainte-Marthe, elle l’est avec les malades ; sœur de Marie-Joseph, elle l’est avec les pestiférées de Saint-Lazare ; sœur de Saint-Thomas-de-Villeneuve, elle l’est pour les repenties du Bon-Pasteur ; sœur de la Présentation de Tours, elle l’est pour les vagabonds de Villers-Cotte rets ; la religieuse est d’autant plus mère dans ses fonctions d’hospitalité que la vraie maternité lui fait défaut ; c’est ce que n’ont pas compris ces bons libres penseurs qui veulent infliger aux hôpitaux ce qu’ils appellent la laïcisation. Quel mot et quel acte barbares ! — Ah ! je les connais, les infirmières laïques, je les ai vues à l’œuvre et je sais ce que leurs poches peuvent receler de flacons d’absinthe et de cervelas.

Dans leurs maisons, avec leurs infirmes, les Petites-Sœurs des Pauvres sont des mères ; si elles l’ignorent, je le leur apprends ; mères tendres, mères câlines, accortes, toujours souriantes, comme il convient d’être pour amuser des enfans. J’ai vu là des béguines jeunes et fraîches qui marchent entourées d’une bande de fils dont le plus jeune a soixante-quinze ans. C’est un spectacle dont il est difficile de n’être pas ému. On ne m’en donnait pas la représentation ; j’ai regardé par des lucarnes, par des portes entre-bâillées, j’ai vu sans être vu et j’ai surpris la vie de famille dans l’expansion de ses habitudes quotidiennes. Ce qui m’a frappé chez les Petites-Sœurs des Pauvres, c’est leur gaité. Le rire s’épanouit sur leurs lèvres comme s’il faisait partie de la règle imposée. L’âme est sereine et la conscience du de voir accompli donne à tout leur être une sorte de placidité satisfaite qui se traduit par un épanouissement intérieur dont le visage est illuminé. Rien ne les trouble, du reste, et quand même les bruits du monde n’expireraient pas au seuil de leur retraite, les occupations sont si multipliées et se succèdent dans un ordre si régulier qu’elles n’ont point le temps de donner une pensée aux choses d’ici-bas. Que leur importent le souci des événemens, la déception des efforts, l’incohérence des faits, la chute des grands hommes et l’avènement des petits ? ont-elles le loisir de songer à ces misères lorsqu’il faut pourvoir aux exigences de la famille dénuée, mal vêtue, affamée, impotente qui sans cesse les implore ? C’est là chaque jour le problème qui se renouvelle et que chaque jour il faut résoudre ; aussi lorsqu’il est résolu, on rend grâce à Dieu et l’on est en repos. Les vieillards ont mangé, ils ont du feu dans le poêle, de bons lits les attendent ; la Providence a fait son œuvre : de quoi pourrait-on s’inquiéter encore ? Et l’on ne s’inquiète de rien.

Pour subvenir aux besoins de tant de pensionnaires, infirmes pour la plupart, un seul moyen : la quête. Nulle maison n’a de revenus, nulle n’a de pension ; on dit : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ; rien de plus. Chaque jour doit suffire à la journée. La veille, on ne sait pas comment on mangera le lendemain, mais on sait que l’on mangera et l’on mange. Aumône en nature, aumône en argent, on accepte tout avec gratitude. Je crois, sans pouvoir l’affirmer, — car ce sont là des matières délicates sur lesquelles l’investigation approfondie est difficile, — je crois que les instructions interdisent aux supérieures de garder en caisse plus d’une somme déterminée ; tout ce qui dans la récolte d’un jour dépasserait cette somme doit être expédié à la maison mère, qui en use pour le plus grand bien de l’œuvre générale. Cette règle est-elle absolue, ne souffre-t-elle pas d’exception dans une ville aussi populeuse, aussi « chère » que Paris ? Je l’ignore. Je répète ici ce que j’ai entendu dire et ce que je n’ai pu contrôler.

Tous les jours, de chacune des cinq maisons parisiennes deux sœurs partent en quête ; côte à côte, le capuchon rabattu sur la coiffe, elles glissent au long des trottoirs, munies de la liste des personnes qu’elles doivent visiter. L’itinéraire a été fixé d’avance : elles n’ont d’autre initiative que celle qui leur a été imposée. Métier pénible que celui-là ; ce n’est rien de marcher dans les rues pendant cinq à six heures de suite, mais les maisons sont hautes à Paris, et la charité ne loge pas toujours à l’entre-sol ; parfois, telle quêteuse rentre au logis après avoir gravi et descendu cent cinquante étages au cours de sa journée. Une d’elles me disait en souriant : « Ce ne serait rien si l’on avait des genoux de rechange. » On les accueille bien ; on connaît leur œuvre et l’on se plaît à y aider ; il est rare qu’elles sortent sans avoir recueilli pièce blanche ou pièce jaune. Je connais une vaste librairie où l’on ouvre les portes à deux battans lorsqu’on les voit paraître. A notre époque, volontairement irrespectueuse pour ce qui est respectable, tout individu, — homme ou femme, — qui porte un costume religieux est exposé aux insultes ; la libre pensée sortant du cabaret et cuvant son vin crie volontiers : « Au prêtre ! » comme on crie : « Au loup ! » je crois que les oreilles des petites-sœurs ont dû entendre plus d’un quolibet. Parfois, quelque ivrogne débraillé les voyant trotter menu a éclaté de rire et leur a lancé une injure. Puis il les a reconnues : les Petites-Sœurs des Pauvres ! Il a ôté sa casquette, a fouillé dans sa poche et leur a dit : « Tenez, voilà deux sous ; c’est pour vos vieux. » Cette aumône-là n’est peut-être pas celle qui leur est la moins douce. Combien récoltent-elles dans les quêtes à domicile : quelle somme totale peuvent composer au bout d’un an toutes les sommes partielles qu’elles ont reçues ? Je ne sais. C’est le secret de la charité, je n’ai pas demandé à le connaître ; mais je puis dire que, sans les aumônes en argent, on ne pourrait faire face aux nécessités de l’œuvre, car les aumônes en nature sont insuffisantes à vêtir, à coucher et même à nourrir les pensionnaires.

On ne s’épargne pas cependant à aller solliciter les dons en nature partout où l’on croit pouvoir en recueillir ; ces dons sont tellement irréguliers que l’on ne sait s’ils amèneront la disette ou l’abondance. La desserte des grands restaurans et des hôtels, que l’on va chercher dès les premières heures du jour, ne représente jamais que la consommation de la veille : il suffit de quelques repas de corps, de quelques noces pour que les vieux indigens fassent bombance ; de même, en temps de crise politique ou financière, lorsque le capital prend peur, les dîners luxueux sont moins fréquens dans les cafés à la mode, les étrangers sont moins nombreux aux tables d’hôtes et l’on en pâtit dans la maison des Petites-Sœurs. Il y a donc toujours un aléa auquel il faut parer et auquel l’argent de l’aumône est indispensable. On peut dire, je crois, que les dons en nature entrent pour moitié dans l’alimentation des vieillards en hospitalité. Ceci n’est qu’une appréciation moyenne, car les mois se suivent et ne se ressemblent pas. Les mois d’hiver et de printemps sont fructueux ; Paris est à Paris et Lucullus soupe chez Lucullus. Il y a des fêtes, des réunions, de grands dîners dont les indigens profitent ; les débris d’un repas d’association leur sont un régal. Aux mois d’été, en août et septembre, lorsque l’on est à la campagne, à la chasse, aux bains de mer, en voyage, toutes les sources tarissent à la fois ; les dons en nature font défaut, les personnes charitables sont absentes ; c’est là un temps de disette, et comme il est interdit d’avoir des réserves, de faire des économies, de posséder des revenus, il y a parfois de mauvais jours où la viande est rare et où les légumes sont plus abondans qu’il ne convient à de vieux estomacs. On attend octobre et novembre avec impatience, c’est la rentrée des classes, la rentrée des tribunaux, la rentrée des chambres législatives ; c’est le retour de la dépense, en un mot, et quand Paris ne dépense pas, la table des Petites-Sœurs des Pauvres est bien frugale.

La grande préoccupation, c’est de ne pas manquer de pain, de ce pain qui est la base même, en France, de l’alimentation. Dans presque toutes les maisons, il faut en acheter ; à Picpus, j’ai compté une trentaine de miches qui sortaient de chez le boulanger : Notre-Dame-des-Champs est fournie par le séminaire de Saint-Sulpice, par le collège Stanislas, par divers pensionnats du quartier ; l’avenue de Breteuil est bien dépourvue ; autrefois elle avait l’École militaire et le collège Chaptal, elle ne les a plus ; quand on a appris que le collège Chaptal supprimait sa desserte, la petite-sœur cuisinière en a pleuré ; on a redoublé de zèle, et les vieux pensionnaires ne se sont aperçus de rien. Je m’étais figuré que la maison de la rue Saint-Jacques, située en lisière du Val-de- Grâce, au milieu du quartier des Écoles, avait abondance de pain et pouvait en expédier aux autres maisons. Je m’étais trompé. Le pain y manque, ou peu s’en faut ; sauf l’École normale supérieure et l’École Bossuet, de la rue Madame ; les autres établissemens scolaires ne donnent rien. Lorsque je me rappelle ce que nous gâchions de pain et de nourriture au collège, lorsque je sais que, sous ce rapport et sous tant d’autres, rien n’a été changé dans les casernes universitaires, je me dis qu’avec ce que l’on pourrait recueillir dans les cours et dans les réfectoires de deux ou trois lycées, on aurait de quoi nourrir bien des indigens et bien des infirmes. Les lycées tirent parti de leurs débris alimentaires. Louis-le-Grand et Saint-Louis vendent leurs croûtes de pain au sieur Goubeyre, marchand d’eaux grasses au marché des Patriarches ; le lycée Henri IV vend les siennes au sieur Dareau, également marchand d’eaux grasses à Châtillon. Quand le traité passé, il y a dix-huit ans, je crois, entre les collèges et ces industriels sera devenu caduc, on fera bien de ne pas le renouveler. L’enfance est généreuse, il faut lui laisser la satisfaction de savoir que le pain que ne respecte pas son insouciance apaisera la faim de la vieillesse et de la pauvreté. Sait-elle à quelle destination le croûton qu’elle a jeté au long des murs pourrait être réservé ? Dans ma visite à l’une des maisons tenues par les petites-sœurs, j’ai avisé un vieillard vêtu d’une houppelande rapiécée ; maigre, hâve et triste comme s’il eût été frappé de déchéance, il était assis près du poêle, fuyant les regards et rassurant d’un geste machinal les lunettes à branches de fer à l’aide desquelles il lisait. J’ai pris le volume qu’il avait en main : Horace avec les commentaires de Jean Bond. Le pauvre homme était un ancien pédagogue pour lequel l’existence et l’Université semblent avoir eu peu de sourires. Les morceaux de pain qui vont aux « marchands d’eaux grasses » ne lui auraient point été inutiles.

De même que chaque jour deux quêteuses font leur tournée charitable dans Paris, de même chaque matin une voiture s’en va récolter les dons en nature. Ainsi, tous les jours, les Petites-Sœurs des Pauvres mettent en mouvement dix quêteuses et cinq voitures. Ce serait une grosse dépense, car cinq voitures nécessitent cinq chevaux qu’il faut nourrir et harnacher. Grâce à la générosité de M. Maurice Bixio, directeur de la Compagnie des petites voitures, cette lourde charge ne pèse pas sur le budget des pauvres : à chacune des cinq maisons il fournit un cheval harnaché et nourri ; de plus, une fois par an, il fait repeindre la voiture à ses frais. L’action est bonne et mérite d’être signalée. La voiture est outillée en vue de sa destination ; elle est munie de grands récipiens en fer battu et de quelques sacs. Elle a ses étapes, étapes de la bienfaisance, où l’on n’est jamais repoussé. Les halles, les marchés publics d’abord, où les petites-sœurs sont vénérées, où elles sont saluées d’un mot aimable, où toujours elles ont été accueillies avec respect, même pendant la commune. Ce que l’on récolte là, ce sont les légumes, de gros choux qui font de bonne soupe, des pommes de terre, une bottelée de carottes, une brassée de salsifis, parfois une motte de beurre, mais c’est là une aubaine sur laquelle il ne faut pas trop compter. Les bonnes affaires ouvrent le cœur aux bons sentimens : un marchand qui aura, sur une opération, réalisé un sérieux bénéfice, fait jeter dans la voiture un sac de riz ou un sac de haricots ; pendant que je visitais une de ces maisons, j’y ai vu apporter une couffe de cassonade ; quelle joie ! Les marchés donnent très rarement de la viande ou du poisson, denrées chères que l’on ne réservé pas pour soi-même ; en revanche, les fruits communs, pommes et poires, sont offerts presque avec prodigalité.

Si l’on n’avait que cette ressource, on mourrait de faim ; les marchandes ne sont point riches, leur métier est très pénible, et leurs dons insuffisans si on les compare aux besoins à satisfaire, sont un acte de largesse, lorsque l’on considère la condition de celui qui les fait. La meilleure part de la récolte vient des grands restaurans, qui réservent la desserte de leurs tables pour le réfectoire des indigène. Ce que le langage des halles appelle « arlequins ou bijouterie » est mis de côté et gardé pour la voiture des petites sœurs. On sépare ces rogatons, on les assemble autant que possible selon leur nature ; on a soin de ne pas mêler les croque-en-bouche avec les homards, ni les asperges avec les compotes, et l’on donne ainsi « des restes » auxquels un coup de feu rendra leur saveur. Tous ces grands établissemens de nourriture raffinée alimentent la cuisine des petites-sœurs qui se les sont répartis. Picpus a l’hôtel du Louvre ; Notre-Dame-des-Champs va chez Brébant. Je cite ces deux maisons, qui sont admirables de charité, j’en pourrais citer bien d’autres. Le Louvre, — hôtel et magasin, — ne se lasse pas de donner. Brébant nourrit tout un monde d’affamés. J’ai vu sortir du fond des récipiens en fer battu, des filets de bœuf à peine « entamés, » des poulardes auxquelles il ne manquait qu’une aile et des cuissots de chevreuils qu’avec un peu de bonne volonté on aurait pu croire intacts. Ce sont là, on le pense bien, des bonnes fortunes culinaires qui ne se renouvellent pas tous les jours ; ces rares morceaux sont gardés précieusement pour les malades alités à l’infirmerie, auxquels ils sont un régal et un réconfortant. Ce que l’on recherche le plus dans ces restaurans, c’est le marc de café. C’est ce que l’on demande avec insistance, c’est ce que l’on surveille avec plus de soin, c’est ce que les pensionnaires, et peut-être bien aussi les petites-sœurs, attendent avec le plus d’anxiété. Je ne sais qui a eu cette idée, cette idée de génie, de recueillir le marc que l’on jetait à la borne et d’en tirer un brouet qui offre encore l’illusion du café. Le café au fait semble être une nécessité pour le vieillard parisien ; j’avais déjà remarqué ce fait autrefois, lorsque j’étudiais la Salpêtrière et les hospices ouverts à la vieillesse ; il n’est pas de sacrifices que l’on ne s’impose pour avoir, chaque matin, cette bienheureuse tasse de café au fait dont l’habitude est devenue tyrannique. Les petites-sœurs l’ont compris et elles s’en vont quêtant partout le marc épuisé, dont elles parviennent à extraire encore une boisson qui a plus d’apparence que de réalité, mais dont les pauvres vieux sont très friands. Je regardais une petite vieille ratatinée qui buvait lentement et dégustait chaque gorgée ; je lui dis : « Eh bien ! la mère ; est-il bon, votre café ? » Elle tourna vers moi ses yeux futés, et soulevant l’épaule avec un geste de résignation, elle répondit : « A parler franchement, c’est un peu « lavasse, » mais il n’y a que cela qui me soutient. »

Lorsque la voiture de quête rentre à la maison, les dons en nature sont portés à la cuisine, visités, triés avec soin et utilisés jusqu’au dernier rogaton. Il faut pourvoir à trois repas : le déjeuner du matin, le dîner à midi, le souper à cinq heures du soir : nul ne doit quitter la table ayant encore faim ; comme aux premiers jours de Saint-Servan, les petites-sœurs ne mangent que lorsque les vieillards qu’elles servent ont mangé. Le pain recueilli dans les restaurans et dans les établissemens scolaires qui n’ont point de traité avec les « marchands d’eaux grasses, » arrive souillé, rassis, bien dur pour des gencives octogénaires. On le nettoie, on enlève toute partie maculée et on le met au four afin de l’attendrir et de le rendre acceptable ; les morceaux trop racornis sont hachés et entrent dans la composition de la soupe. J’ai goûté aux plats déjà disposés sur la table du réfectoire et j’ai pensé qu’au temps de mes voyages j’aurais été souvent heureux d’en trouver de pareils. Une fois par an, il y a gala chez les petites-sœurs ; c’est le 19 mars, jour de la fête de saint Joseph ; l’archevêque de Paris, accompagné de ses vicaires, se rend dans une des cinq maisons et, aidé par quelques bienfaiteurs, revêtus comme lui d’un tablier blanc, il sert lui-même les vieux et les vieilles attablés, qui se confondent en remercîmens et comprennent, par cet exemple, que la fraternité chrétienne n’est pas un vain mot.

Les débris des tables parisiennes nourrissent les pensionnaires des Petites-Sœurs des Pauvres, mais la table des pensionnaires a elle-même des débris qui ne doivent pas être perdus. Ce que l’homme n’accepte plus est bon pour les animaux ; aussi chaque maison a sa basse-cour que l’on montre avec quelque satisfaction et qui est nourrie avec le rebut du réfectoire et des cuisines. À la rue Picpus, j’ai vu un régiment de poulets qui vivaient en bonne intelligence avec une bande de canards ; à la rue Saint-Jacques, j’ai contemplé cinq porcs gras et reluisans tout prêts pour le couteau du charcutier ; à l’avenue de Breteuil, il y a toute une garenne de lapins de clapier ; lorsque la tribu devient trop nombreuse, on la décime et on la transforme en gibelotte générale, à la grande joie des gourmets de la maison. Une supérieure me disait non sans un sentiment d’orgueil : « Une fois tout le monde a pu manger du canard ! » Ces jours-là comptent dans la vie des pensionnaires, on en garde le souvenir et l’on en parle avec complaisance.

Les dons en nature ne sont pas seulement des alimens ; il n’est rien dans la maison des petites-sœurs qui ne provienne de l’aumône, elles disent de la Providence. Elles acceptent tout : j’ai vu apporter des fragmens de boîtes en bois blanc : « Eh ! bon Dieu ! que ferez-vous de cela ? — Monsieur, c’est très utile et nous sommes bien heureuses de l’avoir, ça nous sert à allumer le feu. » Dans un grenier de la maison de la rue Saint-Jacques, j’ai vu une sœur et deux vieilles occupées à examiner des détritus de bougies ; non pas des bouts de bougie ayant encore quelque mèche et quelque cire, mais des gouttelettes tombées sur la bobèche, enlevées du flambeau où elles s’étaient figées, grenaille de stéarine que l’on secoue avec le tapis, que l’on balaie avec les ordures. Les petites-sœurs ne les dédaignent point ; elles les conservent, et elles en refont des bougies qui brûlent comme si elles n’avaient pas déjà brûlé. Dans la même maison, des fragmens de vieilles passementeries qui avaient bordé des fauteuils de fabrique, étaient détordus avec précaution ; on en retirait la laine, que l’on tricotait : « Ça fait de bien bons bas d’hiver, » me disait une sœur. C’est là le secret, c’est là le miracle de l’existence des Petites-Sœurs des Pauvres ; elles tirent parti de tout et développent, dans l’emploi des débris les plus inutiles en apparence, une ingéniosité que rien ne déroute. Il est impossible de passer dans un dortoir sans reconnaître à quel degré d’habileté elles sont parvenues. Chaque lit est muni d’une courtepointe qui cache les draps et protège le traversin. Arlequin, dans ses rêves les plus dévergondés, n’a jamais imaginé de telles bigarrures. Ces couvre-pieds sont composés d’échantillons cousus les uns aux autres, assemblés autant que possible de façon à former des dessins qui ne soient pas trop baroques ; on sent qu’un certain goût a présidé à leur disposition. Avoir l’étoffe, on reconnaît la provenance ; les satins, les gros de Naples, les tailles ont été ramassés chez une couturière en renom ; les damas, les lampas, les brocatelles, les moquettes sortent de chez le tapissier ; à la maison de Picpus, voici des échantillons de tailleur, draps de fantaisie, draps d’été, draps de demi-saison, élasticotine d’Elbeuf, côtelé de Sedan, satin-cuir de Louviers ; les étiquettes indiquant les prix y sont encore ; j’ai demandé pourquoi, on m’a répondu sans sourire : « Ça garantit l’étoffe. » Ce n’est pas seulement à composer des couvre-pieds que l’on emploie ces carrés d’étoffes diverses ; on prend les échantillons en draps de nuances analogues et l’on en fabrique des vestes que les pensionnaires portent à la maison ; ce n’est point élégant, mais c’est chaud, et les vieilles épaules s’en accommodent. Tous ces objets : courte-pointes, taies d’oreillers, rideaux, vêtemens, sont confectionnés par les pensionnaires eux-mêmes : parmi eux, il y a d’anciennes couturières, d’anciens tailleurs ; on leur distribue la besogne ; ils mettent quelque coquetterie à prouver qu’ils peuvent travailler encore, et tout le jour ils tirent l’aiguille au grand bénéfice de l’association. Les vieilles chaussures demandées, recueillies par les petites-sœurs, sont ressemelées, rapiécées par les anciens cordonniers ; les chaises sont rempaillées, les buffets sont raccommodés, les bancs sont remis d’aplomb par d’anciens rempailleurs, d’anciens ébénistes, d’anciens menuisiers. Tous ceux qui ont exercé un état et qui peuvent l’exercer encore sont utilisés. En les occupant on les, désennuie et on les fait participer au bien de l’œuvre commune. A la cuisine, à la buanderie, les pensionnaires font de leur mieux pour aider les petites-sœurs. Avenue de Breteuil et rue de Picpus, il y a des escouades, de jardiniers qui travaillent sous la direction d’un jardinier en chef ; le maître et les ouvriers ont tous de soixante-dix à quatre-vingts ans ; ils sont de la maison et cultivent les légumes qu’ils retrouveront au réfectoire. Chez tous les pensionnaires, il y a une sorte d’émulation à faire acte de bon vouloir et à donner preuve d’activité. On ne les tourmente pas, on n’exige rien d’eux, mais ils s’empressent eux-mêmes à offrir leurs services pour échapper au poids des heures.

Il y en a plus d’un parmi ces malheureux auxquels toute besogne est interdite. L’enfance les a ressaisis ; à peine peuvent-ils comprendre une idée simple, à peine peuvent-ils exprimer un désir ; la parole même leur est rebelle ; ils ont des yeux sans regard et des mots sans suite ; ceux-là sont arrivés au dernier degré de l’échelle humaine ; d’autres sont descendus plus bas encore et sont entrés dans la vie végétative ; il faut les soigner, les changer comme de petits enfans, ils n’ont plus conscience de rien, pas même des exigences de la nature ; on les réunit dans une salle à part, près de l’infirmerie, — ce qui est un tort ; — ils vivent, c’est-à-dire ils subsistent, sous la surveillance d’une sœur qui souvent doit regretter le temps où, jeune et menant ses troupeaux paître, elle aspirait à pleins poumons l’air pur de la campagne. On a beau brûler de l’encens, l’odeur nauséabonde est à peine atténuée. Là aussi il y a des paralytiques, des aveugles, des malheureux frappés d’épilepsie ; il y a des fous que l’on garde tant qu’ils ne deviennent pas dangereux ; on dirait que l’on a fait une sélection au milieu des misères humaines et qu’on les a rassemblées pour inspirer quelque modestie au roi de la création.

Misères physiques ; on les voit, on les touche, on en est attendri ; misères morales, on les devine et l’on en est accablé. Certes, la maison des Petites-Sœurs des Pauvres est un port, un port de refuge et de salut ; mais à travers quels écueils, après quels naufrages y aborde-t-on ? Là viennent s’échouer des existences qui défient l’imagination des romanciers les plus inventifs. Si, comme sur le tillac du navire monté par Candide, chaque personnage racontait son histoire, on serait surpris de la quantité d’infortunes, de la quantité de vices qui peuvent peser sur l’homme. D’où sont-ils partis, ces pauvres pensionnaires ? quelle route ont-ils parcourue, à quelles étapes se sont-ils arrêtés, de quelles fondrières les a-t-on retirés avant d’ouvrir devant eux les portes de la maison hospitalière ? C’est leur secret et ils ne le divulguent pas volontiers ; les petites-sœurs en savent long à cet égard, elles se taisent, et si l’on m’a fait des confidences, je n’ai pas à les répéter. Un aumônier me disait, en parlant des vieillards : « Ils reviennent vite à de bons sentimens. » Ils reviennent ? Je n’en crois rien ; la plupart y arrivent pour la première fois. Il y a là des gens qui ont eu pignon sur rue, qui ont mené la vie élégante ; il y en a qu’un métier mal choisi, mal exercé, a conduits à la misère ; il y en a qui ont traversé les tribunaux et les geôles ; il y en a qui ont été de pauvres êtres sans défense, qui n’ont point su lutter contre la vie et que la vie a vaincus ; il y a surtout des malheureux qui ont abandonné leur petit avoir à leurs enfans et que leurs enfans ont maltraités, chassés et réduits à implorer la charité. Il y a des vagabonds que nulle loi n’a pu dompter, que nulle fonction n’a pu retenir, qui, pareils à certains oiseaux voyageurs, semblent avoir obéi aux instincts invincibles de leur nature ; ceux-là, on ne les peut garder ; ils s’efforcent de rester au gîte, de s’accoutumer à l’existence régulière, de plier leur inflexible indépendance aux nécessités de la vie en commun ; peine perdue : quelque chose les pousse dehors, et ils s’en vont coucher sous les ponts, se glisser près des fours à chaux, dormir au soleil sur les talus des fortifications ; on les arrête, on les mène au poste de police, on les envoie en hospitalité aux dépôts de Saint-Denis ou de Villers-Cotterets ; là non plus ils ne peuvent rester ; ils s’évadent et reprennent la vie errante qui leur est chère, jusqu’à ce que la mort les saisisse au rebord d’un fossé, sur le grabat d’un hôpital ou dans la cellule d’une prison.

Les femmes n’ont point eu des existences moins accidentées ; plus d’une a eu ses jours de gloriole et a entendu les étudians battre des mains après un brindisi bien enlevé ou un accès de chorégraphie peu orthodoxe ; celles-là, malgré les rides, les cheveux blancs et la décrépitude, on les reconnaît ; dans le port de la tête, dans la façon de couler le regard, elles ont conservé quelque chose qui rappelle les provocations d’autrefois ; comme la princesse de Palestrina, elles semblent près de dire : « Je n’ai pas toujours eu les yeux éraillés et bordés d’écarlate. » Chez plus d’une j’ai surpris des airs d’impudence que l’âge n’avait guère affaiblis ; pauvres vieux flacons vides et brisés qui gardent encore quelque arôme du parfum qu’ils ont jadis contenu. A la saillie des tendons du cou, on reconnaît celles qui, poussant la charrette de la marchande des quatre saisons, ont crié : « A la barque ! à la barque ! » ou « Trois de six blancs les rouges et les blancs ! » Au premier coup d’œil, on voit celles qui ont été mariées ; l’alliance d’or brille à leur doigt. Si malheureuse, si menacée de la faim que soit une femme, il n’y a pas d’exemple qu’elle ait engagé son anneau de mariage, le témoignage visible de la légalité de sa vie ; à l’heure de la plus dure détresse, elle ne l’engage même pas : on le sait bien au mont-de-piété. Les femmes sont moins faciles à mener que les hommes ; ceux-ci, sauf de très rares exceptions, sont doux et s’inclinent avec déférence devant la maternité des petites-sœurs ; les femmes, plus nerveuses, tourmentées par leurs souvenirs, se vantant de leur existence passée, dont elles exagèrent singulièrement l’ampleur, ne subissant pas, comme les hommes, l’influence d’un sexe sur l’autre, regimbent parfois, elles grommellent dans leur coin pleurent et accusent la destinée. A force de bons procédés, on les calme, et parfois on ne parvient à les apaiser qu’avec une tasse de café supplémentaire ; c’est là un dictame auquel nulle colère ne résiste.

Pour les sœurs, ces pensionnaires soumis et ces pensionnaires récalcitrantes sont « les bons petits vieux » et « les bonnes petites vieilles ; » elles-mêmes sont « les bonnes petites-sœurs ; » la supérieure est « la bonne petite mère. » Là, tout est bon, tout est petit ; appellations puériles, mais-touchantes, qui seules prouveraient combien dans ces maisons la discipline est amène et appropriée à la faiblesse de ceux qu’il faut conduire. Parfois on détourne la tête pour ne point voir, afin de n’être pas obligé de réprimander. Deux fois par semaine, les portes s’ouvrent et les pensionnaires ont congé depuis le matin jusqu’à cinq heures du soir. Bien souvent, trop souvent, un bon petit vieux ou une bonne petite vieille rentre avec les yeux brillans, la démarche oscillante et la parole épaisse. On s’arrange de façon à ne pas s’en apercevoir : « Il leur en faut si peu pour être gris ! » me disait une supérieure. Mais si, dans les escaliers ou dans le dortoir, quelque souvenir du cabaret s’échappe en chanson grivoise ou en gestes peu convenables, la petite-sœur intervient et prononce une privation de sortie ; grande punition très redoutée et qui est rarement appliquée. Ces pauvres êtres n’ont plus d’autre plaisir que d’oublier ; le vin y aide ; on n’est pas trop sévère, et quand il n’y a pas « scandale, » on ferme les yeux. Ils se défendent lorsqu’on les accuse d’intempérance ; ils disent : « J’ai un petit plumet, voilà tout ; on me gronde comme si j’avais un panache. » Panache, plumet, ce sont là des distinctions subtiles, les petites-sœurs s’y perdent un peu. Pour être certaines de ne point commettre d’injustice, elles ont consulté le père-général, l’abbé La Bailleur, et lui ont demandé : « A quoi-peut-on reconnaître avec certitude qu’un homme est ivre ? » L’abbé Le Pailleur a répondu : « Quand un bon petit vieux ne peut plus distinguer un âne d’une charrette de foin attelée de quatre chevaux, on peut en inférer qu’il a trop bu… » Il est difficile de pousser plus loin l’indulgence. Dans la maison, les sexes sont isolés l’un de l’autre : quartier des hommes, quartier des femmes ; à voir les pensionnaires contre lesquels la pudeur prend de telles précautions, à regarder leur caducité, la destruction de leurs formes, leur débilité, il est difficile de ne point sourire, et cependant il paraît que cela est indispensable, Les ménages, — il y en a chez les petites-sœurs, — peuvent se réunir un instant, le soir, après souper. On se traite du reste avec quelque cérémonie ; les petits vieux disent : « Ces dames, » les petites vieilles disent : « Ces messieurs. » Quand par hasard on se rencontre dans un couloir, lorsque l’on s’aperçoit au jardin, on échange de grands saluts et de belles révérences. « Ah ! mon président, disait un octogénaire que j’ai vu en police correctionnelle, le coeur ne vieillit pas. » Chaque maison est donc divisée en deux parties distinctes : bons petits vieux et bonnes petites vieilles ont leurs salles, leurs réfectoires, leurs dortoirs, leur infirmerie séparés ; dans les maisons spacieuses, les hommes ont un fumoir ; le jardin même n’est pas en commun ; les hommes ont leur jardinet, les femmes ont le leur ; on ne se rassemble qu’à la chapelle, où chaque matin on dit la messe ; les pensionnaires s’imaginent qu’ils la changent ; en réalité, ils la chevrotent ; mais, là aussi, les sexes sont tenus à part ; les hommes sont d’un côté de la nef, les femmes de l’autre. Dans l’ambon qui communique de plain-pied avec l’infirmerie, on a roulé le fauteuil des paralytiques et des gâteux ; ceux-là assistent, c’est tout ce que l’on en peut dire.

La supérieure est maîtresse en sa maison, comme le capitaine de vaisseau est maître à son bord. Elle admet ou repousse péremptoirement les demandes d’admission. Elle ne tient compte que de l’âge, des infirmités, de la misère des postulai)s et des places dont elle dispose. Les places sont rares : à vrai dire, il n’en existe pas : les maisons sont pleines : on y frappe jour et nuit ; pour une vacance qui se produit cinquante malheureux se présentent. Les maisons ont beau « se dilater, » elles ne parviennent pas à donner abri à tous ceux qui sollicitent. La liste est longue des pauvres gens que l’on n’a pu recueillir encore et qu’on recueillera dès qu’un lit sera libre. Là, pour recevoir les pensionnaires, on n’exige rien d’eux, sinon qu’ils soient vieux et incapables de gagner leur vie. On ignore la loi du 24 vendémiaire an III, qui détermine le domicile de secours, on ne fait aucune de ces enquêtes à l’aide desquelles l’assistance publique se défend, on ne repousse personne et l’on s’ingénie comme au temps de Jeanne Jugan et de Marie-Augustine, à recevoir d’abord les misérables, quitte à s’enquérir comment on les casera. On ne s’inquiète même pas de la nationalité de ceux qui implorent un asile : dans la salle commune d’une des maisons de Paris, j’ai vu une vieille femme écroulée près du poêle ; c’est une Allemande, elle ne comprend pas un mot de français ; non loin d’elle, une Italienne myope, presque aveugle, appuyée contre une fenêtre, pour y mieux voir, s’entêtait à coudre et manœuvrait l’aiguille si près de son visage, qu’elle se piquait le nez à chaque point ; elle disait : « Accidente ! » et recommençait. Je pourrais aller plus loin : si je voulais toucher à la question même de la religion, j’aurais peut-être de singulières révélations à faire ; plus encore que la justice, la charité doit porter un bandeau sur les yeux.

Ces maisons sont très calmes ; les petites-sœurs ne réclament que le droit de faire le bien, les pensionnaires ne demandent qu’à mourir en paix. A certains jours cependant, les maisons s’animent ; les bons petits vieux, les bonnes petites vieilles se mettent à frétiller et cherchent à retrouver quelque souplesse. Le 16 janvier dernier, j’ai été visiter la maison de l’avenue de Breteuil, qui fut fondée en 1849 par la dixième légion de la garde nationale. Toute la maisonnée était en rumeur ; j’étais, sans m’en douter, arrivé au moment où l’on célébrait la fête de la supérieure ; les bonnes mères des autres maisons étaient là, c’était une réunion de famille. Tout le monde était en gaîté. J’entrai au réfectoire des hommes, le repas allait finir ; on avait fait largement les choses : chaque pensionnaire avait eu un doigt de vin, une tasse de café noir, une orange et une tartelette. La muraille était décorée ; autour de la statue de la Vierge brillaient des lumières et pendaient des guirlandes. La supérieure, jeune encore, petite, proprette, alerte, manifestement heureuse de la joie de ses vieux enfans, avait pris place sur un fauteuil couvert d’une housse blanche. Sur sa coiffe, le plus vieux, — le doyen — des pensionnaires avait déposé une couronne de fleurettes. Un vieillard de près de six pieds de haut et qui n’en était pas moins « un bon petit vieux, » armé d’un manche à balai peinturluré de rouge et de bleu, faisait office de tambour-major et dirigeait l’orchestre, car il y avait un orchestre composé d’un triangle, d’un tambour de basque, de deux tambours et d’un accordéon tenu par un homme dont le nom étonnerait bien ses anciens camarades de plaisir. On chanta des couplets de circonstance que l’accordéon accompagnait, que scandait le triangle et dont le tambourin faisait la basse continue. Après chaque couplet, les tambours battaient un ban ; les vers n’étaient point mauvais ; quelque vieux poète tombé en misère, selon l’usage, les avait composés pour la circonstance ; il s’est souvenu des débuts de l’œuvre :

Aidé par une sainte fille,
L’humble prêtre de Saint-Servan
Fonda la petite famille :
Pour eux, tambours, battez un ban !


J’imagine qu’aux jours de fête, dans chacune des deux cent dix-sept maisons actuellement desservies par les Petites-Sœurs des Pauvres, on célèbre ainsi le nom de l’abbé Le Pailleur ; vingt mille indigens lui doivent un asile, et il n’est que juste que leur gratitude remonte vers lui.

Lorsque l’on eut chanté les couplets, on dansa ; les tambours battirent une sorte de contre-danse : deux ou trois vieux plus ingambes que les autres esquissèrent quelques entrechats et semblaient fiers de pouvoir remuer encore. L’un d’eux criait : « J’ai quatre-vingt-deux ans ! » et faisait des ronds de jambes. Au bruit des tambours et de l’accordéon qui gémissait, on se mit en marche, et l’on se rendit dans le quartier des femmes : les bonnes petites vieilles avaient revêtu leurs affiquets du dimanche et attendaient la supérieure dans leur réfectoire. Là encore on chanta ; une vieille maigrelette en gesticulant dansa une bourrée auvergnate qu’elle rythmait en poussant de petits cris qui eussent voulu être une chanson. Quelques femmes dansèrent avec des airs de tête apprêtés et des sourires prétentieux. Les tambours ne se ménageaient pas. La cadence retentissante surexcitait les nerfs des pauvres vieilles ; l’une d’elles, indiquant la mesure avec sa tête, avec ses bras, répétait : « Plan ! plan ! plan ! » sur l’air du rappel ; ses yeux brillaient, ses lèvres étaient humides ; elle était secouée par une sorte de trépidation intérieure. Elle semblait hors d’elle, comme si le bruit rythmé qui l’agitait avait réveillé des souvenirs de jeunesse, de joie violente et d’enivrement. Tous les pensionnaires s’amusaient, et les petites-sœurs ne s’amusaient pas moins. L’une d’elles avait saisi le tambourin et frappait dessus à grands coups de tampon, énergiquement et le visage rouge de plaisir. Pour ces êtres silencieux, parlant bas et méditant sur eux-mêmes, le bruit est une distraction qui les sort de leur milieu et semble réparer leurs forces épuisées par le labeur de la charité. J’ai remarqué du reste, je le répète, que les petites-sœurs sont volontiers rieuses ; on dirait que la gaîté est une qualité fonctionnelle de leur état. Elles semblent avoir besoin d’égayer leurs pensionnaires et de s’égayer elles-mêmes, comme si elles voulaient s’arracher et les arracher au spectacle incessant de tant de misères. Celles dont le caractère est naturellement triste ne peuvent suivre la profession jusqu’au bout ; elles abandonnent l’ordre charitable et le plus souvent vont se réfugier dans un ordre contemplatif.

J’ai quitté le réfectoire plein de rumeurs, j’ai gravi les escaliers, j’ai traversé l’infirmerie, où quelques moribonds étaient étendus et j’ai pénétré dans la salle des « grands infirmes. » Les paralytiques, les gâteux insensibles et puans, dormant ou absorbés dans des rêves intérieurs que leur volonté me peut traduire, n’entendaient même pas les roulemens de tambour qui retentissaient au-dessous d’eux à l’étage inférieur. Eux aussi ont eu leur part de la fête : une orange qu’ils retournent machinalement dans leurs mains et dont ils ne savent que faire. Elle ne manque pas de besogne, la sœur qui les surveille ; il faut les relever quand ils tombent, les empêcher de glisser de leur fauteuil, deviner la pensée qu’ils ne savent exprimer, les moucher, essuyer leurs lèvres et renouveler les langes dont on les enveloppe comme des nouveau-nés. Parfois ils se mettent à pleurer sans motif apparent ; on les dorlote, on leur tapote les joues pour les consoler ; ils essaient de prendre leur prise de tabac, ils n’y parviennent pas, on les y aide ; on les dodeline, on les berce, on les endort. Petites-Sœurs des Pauvres, vous êtes admirables !

Le jardin est vaste ; on l’appelle « la Ferme ; » il y a de belles gloriettes où les clématites desséchées par l’hiver étalent les boucles de leur perruque. Il faudrait des annexes : une buanderie moins glaciale, un corps de bâtiment pour y installer des dortoirs qui permettraient une hospitalité plus large. Il est si pénible, quand on entend la misère heurter à la porte, de savoir qu’on est trop à l’étroit pour lui faire place à la table et au feu ! On rêve de s’agrandir, mais les bâtisses coûtent cher à Paris, et l’aumône du jour suffit à peine aux besoins quotidiens. Infatigables autour de leurs pensionnaires, aimant à « les gâter, » les petites-sœurs suivent une règle sévère et ne s’épargnent pas les austérités. Dans une des maisons, j’avais été surpris de la richesse de la literie ; chaque pensionnaire a un sommier, deux matelas, un traversin, un oreiller, un édredon ; un homme charitable n’a point reculé devant cette largesse. J’ai poussé la porte du dortoir des sœurs ; la pièce est carrelée ; nul tapis, pas même un paillasson devant les lits ; sur chaque lit, une paillasse, un simple sac à peu près plein de feuilles de maïs ; le lit de la supérieure est placé près de la fenêtre ; cela seul le distingue des autres. Si le repos de l’âme fait le bon sommeil, on doit bien dormir sur ce « paillot. » On ne s’y attarde pas, du reste ; à dix heures, coucher ; lever, à quatre heures et demie du matin ; la règle n’a point d’exception ; elle est absolue en hiver comme en été. Pendant la nuit, deux petites-sœurs couchent près de l’infirmerie et restent debout si quelque malade exige leurs soins. Cette vie est dure ; nul repos dans le jour, nulle sécurité pendant la nuit, car à toute minute on peut être appelé. Les exercices religieux n’ont rien d’excessif ; là, plus que partout ailleurs, l’action même est une prière ; mais le labeur est incessant, il est pénible pour la faiblesse féminine et dépasse souvent les forces. On meurt jeune dans la congrégation des petites-sœurs ; on dirait que la vieillesse pénètre celles qui la soignent et fait son œuvre avant le temps. Dans cette congrégation il n’y a pas de dignités, il n’y a que des devoirs ; la supérieure ne reste en exercice que pendant un temps déterminé ; au bout de six années révolues, elle est dépossédée ; on lui enlève : son sceptre éphémère et on l’envoie dans une maison autre que celle qu’elle a gouvernée. Elle a commandé, elle va obéir, car on la place au dernier rang. On lui rappelle ainsi qu’elle est la servante des vieillards infirmes et que cette fonction est la plus glorieuse qu’elle puisse exercer ici-bas.

Toutes les maisons sont tenues avec cette propreté méticuleuse à laquelle excellent les communautés de femmes et qui souvent a permis aux sœurs des hôpitaux de chasser l’épidémie loin du lit des patiens. Dans les maisons de construction récente, — Notre-Dame-des Champs, Philippe-de-Girard, Picpus, — il est facile, grâce à la dimension des salles, à l’ample aération, aux couloirs de dégagement, il est facile de lutter contre la saleté que les vieux pensionnaires traînent derrière eux, comme la lèpre de l’âge et de l’indigence. Dans les anciennes maisons, cela exige un travail assidu, et les pauvres sœurs ont fort à faire. Dans l’asile de la rue Saint-Jacques, la bataille est incessante ; la maison est vieille ; tant bien que mal, on l’a rendue apte à sa destination hospitalière : elle date de la fin du XVIIe siècle, et je ne serais pas surpris que jadis elle eût été rattachée par quelque servitude au Val-de-Grâce, dont une simple muraille la sépare. Au fond d’une longue cour banale ou je lis les enseignes d’un hôtel garni, d’une école maternelle et de quelques industries, un perron de trois marches donne accès dans la maison. L’escalier en pierres, très large, est orné d’une rampe en belle ferronnerie, — l’escalier est menteur ; ses promesses ne sont que des déceptions, il conduit à des salles basses et obscures, à des dortoirs en brisis, à des recoins inutiles que l’on a pourtant utilisés, à une cuisine trop étroite, à une infirmerie qui ressemble à un grenier, à des chambres qui sont des mansardes. Les hommes n’ont pas de fumoir, la place manque, pas même un hangar pour s’abriter quand ils vont fumer leur pipe, dernier plaisir que la vieillesse leur a laissé. Dans la petite cour, à côté du toit à porcs, deux ou trois échoppes contrefaites et disjointes, composées de planches assemblées au hasard, forment les ateliers où travaillent les cordonniers et les menuisiers. Le jardin est si resserré que l’on en fait le tour en vingt pas. Autrefois il était mitoyen d’un vaste terrain que l’on a proposé de vendre aux petites-sœurs. Elles auraient bien voulu faire cette folie ; la dépense était lourde ; elles s’en seraient fiées à la grâce de Dieu qui ne leur a jamais manqué, mais elles n’ont pas osé, car nulle sécurité ne leur est offerte, elles ont eu peur d’être dépossédées et de rester avec une dette de plus à payer. Dans ce terrain où elles auraient pu développer à l’aise l’ampleur de leur charité, on a construit des maisons à cinq étages dont chaque fenêtre regarde dans leur jardinet. Les pauvres sœurs qui avaient l’habitude de prendre, après le repas de midi, une demi-heure de récréation dans leur jardin, en ont été chassées par les yeux indiscrets et sont réduites à rester au logis. Cet immeuble qui s’affaisse sous l’âge a de la valeur dans le quartier où il est situé, il faudrait le vendre et s’établir ailleurs, aux environs des anciennes barrières. Mais on redoute l’heure actuelle ; on craint que l’on ne remplace « les lois existantes » par des lois qui n’existent pas encore, et l’on reste dans une maladrerie qui menace ruine, au grand détriment des indigens et des infirmes. Comment n’a-t-on pas compris qu’en se dressant contre l’existence conventuelle, c’est surtout aux malheureux que l’on portait préjudice ? Pendant la commune, lorsqu’une maison religieuse était fermée, lorsque la congrégation était conduite à Mazas, le lendemain on voyait des bandes de vieillards, d’estropiés, d’affamés qui se lamentaient devant les portes scellées et disaient : « Qui nous donnera du pain désormais ? » La commune leur offrit un verre d’absinthe et un bidon de pétrole. C’est tout ce que sa charité avait au cœur.

Dans la maison de la rue Saint-Jacques et dans les autres maisons des Petites-Sœurs des Pauvres, il est difficile de se défendre d’une impression de tristesse lorsque l’on pénètre dans la lingerie. Trop de casiers y sont vides, et les plus importans, ceux qui devraient contenir les draps. Les vêtemens, le linge de corps, le linge de toilette, les taies d’oreillers sont là en quantité à peu près suffisante ; mais les draps de literie, — ce rêve de toute bonne ménagère, — manquent, ou peu s’en faut. Je ne sais par quels prodiges d’activité et de buanderie, on arrive à parer aux exigences imposées par des vieillards dont beaucoup sont infirmes, dans la plus laide acception du mot. Pour une maison qui renferme deux cents pensionnaires, il serait indispensable de posséder au moins quatre cents paires de draps ; c’est tout au plus si l’on a deux cent cinquante. Et pour ces vieillards, pour de tels malades, — on me comprend sans que je m’explique davantage, — le drap de coton est mauvais et d’une durée illusoire. Ce qu’il faudrait, c’est le drap en bonne toile de Vimoutiers, solide, de long usage et résistant aux lessives multipliées. C’est le desideratum des supérieures ; toutes m’ont dit : « Si au moins nous avions des draps ! » Avant 1870, le linge était envoyé avec quelque abondance aux maisons des petites-sœurs ; la guerre est survenue qui a fait naître des obligations cruelles et foudroyantes auxquelles il a fallu pourvoir. Tout ce que l’on gardait, tout ce qui s’en serait allé aux dortoirs des vieux pensionnaires a été découpé en bandes, façonné en compresses fenêtrées, effiloché en charpie, et la lingerie des petites-sœurs est en chômage. Toutes les sœurs lingères m’ont dit : « Depuis la guerre on ne nous donne plus de linge. » A Paris, du reste, le linge est rare ; la place est si restreinte dans les appartemens, on sacrifie tellement au luxe extérieur que l’on achète la lingerie presque au jour le jour et que les grandes provisions qui sont l’orgueil des femmes de province, qui permettent de ne faire la lessive qu’une fois par an, sont inconnues dans notre ville, où les magasins de confection fournissent à bas prix des toiles et des calicots d’apparence, que détruit rapidement le sel de soude des blanchisseuses. La toile, la vraie toile, coûte trop cher, l’aumône n’est pas assez fructueuse pour que l’on puisse en acheter autant qu’il serait nécessaire ; mais lorsque les draps manquent pour les lits des « bons petits vieux, » « les bonnes petites-sœurs » couchent toutes vêtues sur leur sac de maïs et ne se plaignent pas. Au début de l’œuvre, et plus d’une fois, Marie-Augustine et Marie-Thérèse ont donné leur lit à des pauvres et ont dormi sur des bottes de paille quand elles en avaient. Elles se souvenaient de la crèche de Bethléem et remerciaient Dieu.

Cinq maisons dans Paris pour une population de deux millions d’habitans, c’est beaucoup si l’on considère les sacrifices exigés ; c’est bien peu si l’on regarde du côté des misères qu’il faut secourir. Ceux-là seuls qui ont visité les garnis infimes pendant la nuit, qui se sont mêlés aux vagabonds couchés près des fours à chaux des Carrières-d’Amérique, de Pantin et d’Aubervilliers, ceux-là seuls peuvent apprécier la quantité prodigieuse de vieillards jetés aux hasards de la rue et dont l’existence est lamentable. Le peuple parisien n’est pas doux aux grands-pères. Parcourant un jour la cité Doré avec les visiteurs de l’Assistance publique, je trouvai au fond d’un galetas occupé par un ménage d’indigens de profession un pauvre homme âgé de plus de soixante-quinze ans, couché par terre, le dos appuyé contre la muraille, hâve, les mains décharnées, à peine couvert d’une souquenille, ceignant et découvrant une dartre vive qui lui rongeait la jambe. Je fis une observation assez verte à son fils, qui me répondit : « Bah ! ces vieux-là, ça n’est plus bon à rien, ça consomme et ça ne produit pas. » Il y en a des milliers semblables à ce malheureux dans les soupentes de nos maisons. Malgré la Salpêtrière, malgré Bicêtre, malgré les 700,000 fr. que l’Assistance publique distribue annuellement aux vieux infirmes[6], malgré les hospices, les refuges, les asiles, malgré l’inépuisable aumône, il reste bien des caducités qui crient à l’aide et que l’on n’entend pas. Si les Petites-Sœurs des Pauvres, dont le dévoûment ne demande qu’à se multiplier, possédaient vingt maisons à Paris, une par arrondissement, bien des pauvres vieillards pourraient dormir dans un lit, manger à leur faim et mourraient en paix, réconciliés avec eux-mêmes, sans colère et croyant à une vie meilleure. Les niais crieraient à l’envahissement du cléricalisme, je le sais bien ; il faudrait les laisser crier et ne voir là qu’une expansion de charité, le soulagement de la souffrance et le bienfait répandu sur des êtres affaiblis par l’âge. Le vœu que j’exprime ici sera-t-il réalisé ? Pourquoi pas ? Lorsque l’on voit tout ce qui est déjà sorti de la mansarde de Saint-Servan, on peut ne désespérer de rien.

L’œuvre est féconde, on l’a vu ; si des lois agressives ne viennent en arrêter le développement, elle croîtra encore et s’élargira de plus en plus devant les affres de la vieillesse ; elle voudrait être assez ample pour faire place à ceux qui l’invoquent, être assez nombreuse pour aller chercher ceux qui l’ignorent ; elle voudrait recueillir tous les infirmes, tous les impotens, tous les abandonnés. L’esprit qui l’anime, qui l’a soutenue d’une force invincible est le seul qui accomplit des prodiges, parce qu’il ne doute jamais de soi-même et puise sa vigueur dans sa propre substance : c’est l’esprit de sacrifice. S’oublier pour ne songer qu’aux autres, trouver dans l’action même la récompense de l’action, ne rien demander aux hommes, tout leur donner, et quant au reste, s’en fier à la Providence ; vivre dans la pauvreté, ne reculer devant aucune souffrance pour soulager celle d’autrui ; prendre soin des malheureux pour leur être utile et non pour qu’ils en soient reconnaissans, pousser l’abnégation jusqu’au mépris des conventions sociales, c’est faire acte de vertu abstraite et c’est peut-être, après tout, le moyen de trouver le bonheur ici-bas. Je voyais une petite-sœur des pauvres se fatiguer à une besogne très pénible ; elle lut sur mon visage l’impression que j’éprouvais et elle me dit : « Ne nous plaignez pas, monsieur, notre part est la meilleure ! »


Maxime Du Camp.


  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er août, du 1er et du 15 septembre 1870 ; du 15 octobre et du 1er novembre 1872.
  2. Pour l’exercice de 1881, la dépense de l’Assistance publique s’est élevée à 38,674,915 francs. Le nombre des administrés traités dans les établissemens a été de 140,699 ; celui des individus secourus à domicile de 213,900 ; soit un total de 354,599.
  3. O. de Vallée, André Chénier et les Girondins, p. 158.
  4. George Sand, Correspondance, t. II, p. 22.
  5. Le noviciat et la maison mère sont à la Tour-Saint-Joseph, commune de Saint-Pern (Ille-et-Vilaine).
  6. 687,281 francs sur l’exercice de 1881. (Secours à domicile).