La Charité privée à Paris/04

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La Charité privée à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 578-612).
LA
CHARITE PRIVEE
A PARIS

IV.[1]
L’ORPHELINAT DES APPRENTIS.


I. — L’ABBE ROUSSEL.

Il existe à Paris 126 maisons charitables où 10,180 enfans pauvres sont recueillis, reçoivent quelque instruction et acquièrent les premières notions d’un métier qui, plus tard, leur permettra de gagner leur vie. Parmi ces maisons, qui sont des refuges aussi bien que des écoles et des ateliers, 31 appartiennent aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, et, sur les 31, il y en a 18 pour lesquelles les recettes sont inférieures aux dépenses[2]. Cela n’arrête pas les saintes filles, qui, malgré l’insuffisance de leurs ressources, continuent l’œuvre d’adoption à laquelle elles se sont vouées. L’esprit du fondateur, de leur premier maître, ne s’est pas éteint. Elles se souviennent que, par les nuits d’hiver, il s’en allait parcourant les rues, ramassant au coin des bornes les enfans abandonnés sur la neige, les réchauffant contre sa poitrine, où battait un grand cœur, les enveloppant d’un coin de sa soutane et les arrachant à la mort qui les guettait. Elles s’appellent les Filles de la Charité et ne mentent pas à leur nom. Les misères de leur pays ne leur suffisent pas, elles émigrent comme des oiseaux de bienfaisance, portant avec elles le génie du sacrifice et l’amour de ce qui souffre. Dans toutes les contrées que j’ai parcourues, au milieu des sectes les plus hostiles à la religion qu’elles professent, je les ai vues à l’œuvre, proprettes, actives, cachant leur visage sous la vaste coiffe qui ressemble aux ailes d’un cygne blanc, instruisant les petites filles, visitant les malades, secourant les pestiférés et bénies par nos marins, qu’elles soignent dans les hôpitaux que la France possède sur les rivages étrangers. A Paris, elles se multiplient et ne reculent devant aucun labeur : elles maintenaient la gaîté dans l’école, elles apportaient l’espérance dans l’hôpital ; on les en a chassées : elles y reviendront.

Si ample que soit leur action, elles ne peuvent suffire à toutes les infortunes qu’elles voudraient apaiser; il faut qu’elles en laissent à d’autres, qui glanent derrière elles dans le fertile sillon des misères humaines et se baissent pieusement pour relever les rebuts d’une société que rongent les maux et les vices. J’ai déjà fait connaître le dévoûment des frères hospitaliers de Saint-Jean-de Dieu[3] ; infirmiers, sinon médecins, ils rassemblent autour de leur robe de bure les enfans que les scrofules ont détruits et rendus incapables de se prémunir contre les nécessités de l’existence; mais il n’y a pas seulement les scrofules physiques que l’on badigeonne de teinture d’iode et que l’on cache sous des bandelettes, il y a les scrofules morales, issues comme les autres de la dépravation et du délaissement de soi-même. L’enfant qui en est frappé pourra être robuste et éviter le lit des hôpitaux publics, mais il s’assoira sur le banc des tribunaux correctionnels et des cours d’assises, il connaîtra les geôles, il dormira sur le grabat cellulaire ; il grandit pour le bagne et peut-être pour l’échafaud. — Combien en ai-je vus, lorsque j’étudiais le monde des malfaiteurs, qui ont débuté par le vagabondage, ont glissé dans l’ivrognerie, sont tombés dans le vol et ont fini par l’assassinat! La société réprime et ne prévient pas ; elle punit le délit et ne l’empêche point de se produire. La justice condamne un enfant errant, l’administration s’en saisit, l’enferme et le garde pendant un temps déterminé par la loi; si elle l’isole, elle le laisse avec lui-même, c’est-à-dire avec son propre vice; si elle le place près de ses congénères, elle le mêle aux vices d’autrui qui le pénètrent. Dans le premier cas, médication périlleuse; dans le second, émulation vers le mal : danger des deux parts; on a reçu un vaurien, on rend un criminel.

A Paris, la prison qui enclôt les enfans condamnés et la prison où l’on est momentanément déposé avant de partir pour les maisons centrales ou pour les pénitenciers d’outre-mer, se font vis-à-vis, presque sous les ombrages du cimetière de l’Est. L’une est l’antichambre de l’autre. En surveillant de « la correction paternelle » me le disait dans un langage pittoresque qui m’a frappé : « Ici, à la Petite-Roquette, nous semons et nous plantons; c’est la grande Roquette qui récolte. » Ce brave homme avait raison; je lui demandai : « Si votre fils était un mauvais sujet, le feriez-vous enfermer ici? » Il me répondit brusquement, comme un homme dont l’expérience a formé la conviction : «Ici? pour en faire un galérien, jamais! J’aimerais mieux l’étrangler. » J’ai visité plusieurs fois ce bagne de l’enfance, j’ai ouvert la porte des cellules, j’ai causé avec les petits détenus, j’ai demandé la grâce de ceux que l’on ficelait dans la camisole de force parce qu’ils étaient récalcitrans, j’ai pu constater à l’infirmerie leur étrange précocité; je les ai vus bâiller dans les boxes de la chapelle pendant les offices; je les ai regardés travailler sans courage, se promener avec ennui dans leur étroit préau, et j’ai trouvé que, moralement et physiquement, cette maison était impitoyable; elle emmure l’enfant et ne fait rien pour lui. Elle m’a paru être le contraire d’un instrument de préservation sociale. Tant que la prison ne sera pas un hospice moral, la réforme pénitentiaire ne sera pas ébauchée.

Traiter un enfant vagabond, d’âge irresponsable, échappé de la maison paternelle et, le plus souvent, abandonné, sinon chassé par sa famille, comme on traite un voleur, c’est lui apprendre à voler. J’ai vu juger, je m’en souviens, un gamin d’une douzaine d’années, maigre, ébouriffé, à peine vêtu, à la fois ironique et respectueux dans ses réponses. On l’avait rencontré vaguant autour des Halles et cherchant un abri derrière les tas de légumes pour y dormir. On l’avait arrêté, mené au poste, transféré au dépôt et traduit devant le tribunal de police correctionnelle. Il raconta son histoire, qui était simple et commune à plus d’un. Son père s’en était allé on ne sait où ; sa mère s’était accouplée avec un ouvrier qui, estimant que l’enfant était onéreux à nourrir, l’avait mis à la porte en lui disant qu’un « homme » doit gagner sa vie. Le pauvre petit errait depuis deux mois, attrapant par ci par là une pièce de deux sous à ouvrir la portière des fiacres à la sortie des théâtres, mangeant on ne sait comme, couchant partout excepté dans un lit, restant probe et se défendant contre toute tentation. Manifestement, les juges avaient de la sympathie pour lui; mais le délit était moins que douteux, il était avoué; l’article 271 du code pénal est précis : «Les vagabonds âgés de moins de seize ans ne pourront être condamnés à la peine d’emprisonnement; mais, sur la preuve des faits de vagabondage, ils seront renvoyés sous la surveillance de la haute police jusqu’à l’âge de vingt ans accomplis. » Or, en l’espèce, la surveillance de la haute police s’exerce dans une des cellules de la Petite-Roquette. A quelques mots dits par le substitut, l’enfant comprit ce qui l’attendait. De cette voix grasseyante et sortie de l’arrière-gorge qui est familière aux gamins de Paris, il parla. Ce qu’il dit, je ne l’ai point oublié : « Pendant deux mois, j’ai vécu avec des trognons de choux et dormi en plein air afin de ne pas voler, et vous allez me faire enfermer comme un voleur : Est-ce là votre justice? » L’impression fut vive au tribunal; on ajourna le prononcé du jugement à huitaine en sollicitant l’attention des personnes bienfaisantes sur cet enfant qui n’avait commis d’autre délit que de n’être pas en âge de pouvoir travailler. L’appel fut entendu; ce vagabond malgré lui fut mis en apprentissage et est devenu un bon ouvrier. Celui-là, du moins, fut sauvé; mais combien ont été perdus, perdus à jamais, pour n’avoir pas rencontré au bord de l’abîme la main qui tire en arrière et remet dans le bon chemin ! Si avec les 100,000 petits vagabonds qui errent en France on établissait dans nos possessions algériennes une colonie d’enfans de troupe, on formerait peut-être, sans grand’ peine ni dépense, un corps de soldats dont la vigueur et la résistance ne seraient pas superflues en certains cas.

A Paris, 126 maisons, pour le département de la Seine 163, sur lesquelles 18 seulement recueillent des garçons; toutes les autres sont réservées aux petites filles et aux jeunes filles. On dirait que la charité, dédaignant le premier-né de la création humaine, ne veut s’occuper que de sa compagne, de l’être fragile, ouvert à la tentation et curieux, auquel les traditions bibliques attribuent la déchéance de notre race. La foi s’ingénie à sauver la femme ; elle la prend au berceau, lui ouvre la crèche, la salle d’asile, l’école, l’atelier professionnel; elle soigne au Calvaire ses maux incurables, elle va la chercher à l’infirmerie de Saint-Lazare, dans les salles de l’hôpital de Lourcine, pour la conduire au Bon-Pasteur et l’enlever au vice. C’est la femme qui exerce la charité, où la pousse son cœur immuablement maternel; elle s’adresse de préférence à la femme, dont sa réserve n’a rien à redouter et vis-à-vis de laquelle elle reste en confiance ; l’occasion de pécher ne naîtra point pour elle. L’œuvre de chair est une œuvre maudite ; le diable est mâle ou femelle, selon qu’il apparaît aux femmes ou aux hommes. En réalité, il n’est qu’un instinct naturel, et on le combat par l’isolement. Dans les instituts de charité, sauf de très rares exceptions, dont la congrégation des Petites-Sœurs des Pauvres est le plus mémorable exemple, les hommes s’occupent des garçons, les femmes ne se consacrent qu’aux petites filles, et comme l’homme n’a pas la bienfaisance active et persistante de la femme, il en résulte qu’un des sexes est presque abandonné, tandis que l’autre est incessamment secouru. C’est un tort, car l’homme est aussi faillible, aussi vicieux que la femme; tous deux sont frappés de la tache originelle, c’est-à-dire de cette bestialité qui subsiste en nous, comme le mal héréditaire transmis par les ancêtres de la première heure. L’animal, le bipède luxurieux et féroce que nous avons été dans les temps préhistoriques, avant que Prométhée eût dérobé le feu du ciel, n’est point mort; les civilisations, les religions, les philosophies se sont efforcées de l’humaniser et n’ont pas complètement réussi : la bête est domptée plutôt qu’apprivoisée, souvent elle échappe au belluaire ; les tribunaux le démontrent tous les jours.

On dirait qu’en ceci la question de moralité, au sens étroit du mot, domine toutes les autres. Prendre la petite fille, la pénétrer de bons conseils, la revêtir de sagesse, lui enseigner le métier qui gagne honorablement le pain, c’est enlever des auxiliaires à la débauche, je le sais; mais saisir le petit garçon, le forger pour le combat de la vie, le détourner de l’improbité, lui mettre en main l’outil rémunérateur, c’est diminuer l’armée du crime. Qui peuple l’école dépeuple le bagne. De même que tout soldat a dans sa giberne un bâton de maréchal, de même tout enfant errant porte le bonnet vert dans son bagage. L’état a charge d’âmes, il ne paraît pas s’en douter; devant ce danger, il reste inerte ou se perd dans des logomachies vaines. L’auteur de l’enquête que j’ai déjà citée a pu dire sans commettre d’erreur : « Les maisons d’éducation correctionnelle et la prison sont encore, pour les garçons, le grand refuge ouvert par la société. » Aussi doit-on approuver, doit-on encourager par tous moyens les hommes qui réunissent autour d’eux les pauvres petits que la précocité du vice ou l’abandon a jetés, comme des chiens perdus, dans le désert de notre grande ville. C’est la foi qui les émeut et leur enjoint de courir après les déserteurs de la vie régulière pour les ramener dans le rang. Œuvre de charité, œuvre sociale, c’est tout un, il ne faut pas s’y tromper. Recueillir les vieillards, les abriter, les nourrir, les aider à saisir l’espérance de la minute suprême, c’est bien; ramasser des enfans, les soustraire au mal, au méfait, aux répressions obligées, c’est mieux. Dans le premier cas, on soulage une infortune et souvent l’on répare une injustice; dans le second, on cicatrise une plaie morale, on conjure un péril qui est à la fois individuel et collectif. En neutralisant un futur malfaiteur, on lui rend service et l’on rend service à la société.

Un fait accidentel détermine le plus souvent la vocation des hommes de bienfaisance. Un jour, par hasard, ils rencontrent une brebis malade, ils l’emportent, la réchauffent et la nourrissent ; puis une autre vient rejoindre la première, puis encore une autre, et bientôt le troupeau est si nombreux qu’il faut lui bâtir des bergeries. L’œuvre que dom Bosco a créée à Turin et qu’il fait rayonner sur l’Italie a maintenant des établissemens spacieux où les enfans délaissés forment de véritables corporations de métier. Avant de posséder de tels établissemens, on avait une simple maison ; avant la maison, un hangar; avant le hangar, un pré : pendant le jour, on y travaillait ; pendant la nuit, on y dormait sur l’herbe, à la belle étoile. Au mois de décembre 1841, dom Bosco allait dire la messe et le sacristain cherchait un enfant qui pût la servir; un vagabond âgé de seize ans, nommé Barthélémy Garelli, se promenait dans l’église, regardant les tableaux et bayant aux statues. Le sacristain le requit, l’enfant refusa : on en vint aux gros mots et aux gourmades. Dom Bosco intervint, calma l’enfant, le garda près de lui, l’interrogea et constata qu’il ne savait même pas faire le signe de la croix. De cette minute, il se promit de se vouer à la jeunesse abandonnée. Il s’est tenu parole, près de 80,000 enfans lui doivent aujourd’hui d’être des hommes probes, travailleurs et de n’avoir point trébuché.

L’orphelinat des apprentis dont je vais parler et qui me paraît appelé à un développement justifié par son utilité même est né d’une illumination pareille. Dans la nuit, il suffit d’un éclair pour découvrir les points les plus éloignés de l’horizon Un fait isolé révèle parfois des profondeurs de misère que nul n’aurait soupçonnées. Comme dom Bosco, l’abbé Roussel s’est trouvé inopinément en face d’un enfant vagabond et il en est résulté l’orphelinat d’Auteuil, dont il est le créateur. Les documens concernant cette fondation bienfaisante sont entre mes mains; pour les consulter, je n’ai eu qu’à ouvrir les archives de l’Académie française, qui, grâce aux largesses de M. de Montyon, a le devoir de rechercher, de récompenser et de signaler les actes de vertu. Un soir, à la fin de l’hiver de 1865, l’abbé Roussel aperçut un enfant qui fouillait un tas d’ordures : « Qu’est-ce que tu fais là? Je cherche de quoi manger. » L’abbé prit l’enfant, l’emmena, le fit dîner et le coucha. L’œuvre venait de naître. Le lendemain, l’abbé Roussel se mit en quête et rentra avec un autre vagabond; huit jours après sa première trouvaille, il hébergeait six enfans, qui encombraient sa chambre. On y campait comme à la veille d’une bataille, un peu pêle-mêle. L’abbé nourrissait son petit monde de son mieux, mais ses ressources étaient limitées; souvent on ne vivait que de pain sec trempé d’eau claire et, parfois, on se couchait sans souper.

L’abbé Roussel n’était point homme à se décourager; on doit s’attendre à d’autres difficultés lorsqu’on a sérieusement revêtu la soutane, lorsque l’on a compris que la prêtrise est une mission et non pas un métier. Il a une chaleur de générosité qui ne lui laisse guère de répit et ne lui permet pas de reculer. Saint Martin coupait son manteau en deux pour couvrir la nudité d’un mendiant, j’imagine que l’abbé trouverait que c’est perdre du temps et qu’il est plus expéditif de donner toute la soutane. Il est né en 1825, dans le département de la Sarthe, à Saint-Paterne, mince bourgade où Henri IV séjourna jadis. A portée d’horizon, verdoie la forêt de Perseigne, que fréquentent les loups, et dans laquelle j’ai vu, il y a quelque cinquante ans, des bandes de bûcherons, de charbonniers et de sabotiers vivre comme des tribus nomades, tribus sylvestres qui dormaient sur la mousse et dont les huttes me faisaient envie. La nature y a des soubresauts : là, sèche, plate et dure; ailleurs, à quelques enjambées plus loin, humide, frissonnante de feuillées et délicate. Au long de la Sarthe, à Saint-Cénery, à Saint-Léonard-des-Bois, à Fresnay-le-Vicomte, il y a des paysages charmans « faits pour le plaisir des yeux, » comme l’on disait au siècle dernier. C’est la contrée des belles filles et des beaux gars; le soir, dans la plaine, l’odeur des chanvres monte comme un parfum enivrant. La race est forte, ergoteuse, méfiante; d’opinions profondes et parfois passionnées, elle a fourni plus d’une recrue aux chouans qui tenaient la campagne et faisaient la chasse aux bleus. La femme tisse la toile et rêve; l’homme, penché vers la terre, laboure et cache, dans le sillon, un fusil de braconnier. Là, le paysan est lent à se mouvoir, mais lorsqu’il a reçu l’impulsion et qu’il s’est mis en marche, rien ne l’arrête. Il est tenace. Cette qualité du terroir, l’abbé Roussel la possède; mais, à l’inverse de ses compatriotes, il y joint l’activité, l’éloquence et une confiance en Dieu qui ressemblerait à un défaut de prévision, s’il n’avait la foi, cette foi par laquelle les montagnes sont soulevées.

Dans sa petite chambre, avec les six gamins qu’il avait recueillis en marge du ruisseau, il se trouvait fort empêché de subvenir aux nécessités quotidiennes; il s’en ouvrit à quelques amis, qui lui vinrent en aide : on vécut, ou du moins on ne mourut pas de faim, c’était plus que l’on ne pouvait espérer. L’abbé Roussel a l’imagination vive, son cœur l’échauffé, et il est emporté par des rêves dont son énergie fait des réalités. Tout en dégrossissant de son mieux les matériaux humains qu’il avait récoltés, il se demandait avec angoisse combien d’enfans, évadés ou chassés de la maison paternelle, échappent à l’école, échappent à la paroisse et grandissent dans la vie, incultes, sans lecture, sans religion, sans morale. Que fait-on pour eux? Rien. Ne pourrait-on, du moins, leur donner quelques notions élémentaires, clarifier leur âme, y déposer un germe de bien et leur enseigner les premiers principes d’une religion dont le Dieu a dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on te fasse! » Ce fut là l’idée qui poignit l’abbé Roussel, idée qui devait s’emparer de lui jusqu’à l’obsession.

Il était séduit et ne raisonnait plus. Un marinier se jette à l’eau pour sauver un homme qui se noie; un prêtre convaincu se jette dans l’impossible pour sauver une âme qui se perd : l’un et l’autre croient ne faire que leur devoir; l’un joue son existence, l’autre joue son repos. Le projet fut conçu : mais comment l’exécuter? Pas de maison pour donner asile aux enfans perdus; pas d’argent pour acheter la maison. Un homme d’affaires n’eût point hésité, il eût renoncé à un dessein dont la réalisation offrait toutes les apparences de l’insuccès; grâce au ciel, l’abbé n’était point un homme d’affaires, il n’hésita pas non plus et il se précipita tête baissée dans l’œuvre entrevue à la lueur de la charité. Il apprit qu’une « villa » abandonnée était à vendre, rue de La Fontaine, à Auteuil. Une villa! voilà bien le langage emphatique du Parisien, qui ne peut plus désigner les choses par leur nom, qui appelle les portiers des concierges, les rhumes des bronchites, et le mérinos du cachemire. La villa était une masure, je pourrais aussi bien dire une baraque, située au bout d’une allée de vieux peupliers, au milieu d’un terrain que les chardons, les chicorées sauvages et la folle-avoine avaient envahi. A la rigueur, on pouvait loger dans la maison, à la condition d’y être mouillé les jours de pluie, de remplacer par du papier les vitres absentes et de dormir avec les portes ouvertes, parce que les portes ne fermaient pas. L’abbé marchait au milieu des hautes herbes, faisait le tour de la maison, la jaugeait du regard, la réparait, l’agrandissait, la meublait par l’imagination. « Il faut l’avoir, je l’aurai! » Alors, comme Jeanne Jugan à Saint-Servan, comme Jean de Dieu à Grenade, comme Mme Garnier à Lyon, comme ces illuminés frappés de la « folie de la croix, » il se constitua mendiant pour le rachat des petits vagabonds, et il alla mendier. Les frères de la Merci délivraient les chrétiens captifs de l’islamisme; l’abbé Roussel a entrepris son pèlerinage afin de délivrer les enfans de la captivité du vice.

L’œuvre était de choix et digne d’être savourée par les raffinés de la bienfaisance. L’abbé Roussel a de la verve ; il plaidait une cause sacrée, celle de l’enfance misérable et délaissée ; il émut les cœurs; on lui donna, non point partout; il rencontra des accueils revêches, il subit des rebuffades; il lui fallut compter avec les révoltes de son amour-propre ; il eut l’orgueil d’éteindre toute vanité en lui et de se faire humble pour secourir les petits. Il put acheter la maison et l’on s’y installa le 19 mars 1866 : l’Œuvre de la première communion était logée; elle était fondée. Cette dénomination détermine le but que l’abbé Roussel visait alors et qui, aujourd’hui, a été singulièrement dépassé : prendre les enfans vagabonds, leur enseigner la lecture, l’écriture, un peu de calcul, les mettre à même de comprendre le catéchisme et en état de faire leur première communion ; puis s’adresser aux sociétés de patronage, aux personnes charitables et placer ces enfans en apprentissage dans des ateliers où ils pourraient acquérir la pratique d’un métier. Ainsi limitée, l’œuvre était déjà considérable et produisit de bons résultats ; on la soutenait avec des quêtes, quelques loteries et l’aumône anonyme qui, en France, ne manque jamais aux entreprises de commisération. La fonction que l’abbé Roussel s’était imposée n’était point une sinécure. Ils sont parfois récalcitrans, les voyous de Paris, et leur maître en fît l’épreuve ; il fallait calmer par de bonnes paroles, et même autrement, les plus indomptés, plier à la discipline, à la vie régulière ces petits êtres malfaisans qui, dans la liberté sans limites de leur vie errante, avaient acquis une force de résistance extraordinaire. Ils avaient toutes les élasticités du corps et toutes les ankyloses de l’esprit ; ils excellaient à marcher sur les mains, à grimper aux arbres, à faire le saut périlleux ; mais quand on leur enseignait la règle des possessifs ou que l’on cherchait à leur faire comprendre un dogme religieux, ils tombaient en rêverie et regrettaient les heures où, vagues, morveux, affamés, ils jouaient à « la pigoche » sur les berges de la Seine. Ce n’est qu’à force de patience que l’on parvenait à fixer leur attention; bien souvent la toile de Pénélope, que l’on avait eu tant de peine à tisser, se défaisait d’elle-même, et il fallait recommencer le lendemain la besogne de la veille.

L’abbé Roussel, fort heureusement, a été doué par la nature d’une énergie rare, il a le privilège de ne se jamais lasser; un de ses amis me disait: « Il est infatigable ; depuis trente ans que je le connais, je ne l’ai jamais vu en repos. » Levé le premier, couché longtemps après ses élèves, il leur donnait l’exemple d’une activité indomptable. Il ne les quittait guère, les instruisait, partageait leur repas et, retroussant bravement sa soutane, jouait avec eux ; il était à la fois leur directeur, leur professeur et leur camarade. L’expansion, qui est une de ses forces, séduisait les enfans et adoucissait les plus rebelles. L’abbé pouvait être content de son œuvre, et cependant, il n’en était point satisfait. Dès qu’il avait dégrossi ses petits vagabonds, qu’il les avait appelés à une croyance féconde et initiés au bien, ils lui échappaient, car on les plaçait, en qualité d’apprentis, dans la périlleuse promiscuité des ateliers; plus d’un s’en est échappé, a repris la vie d’aventures et, harassé, est venu demander à l’abbé Roussel un asile qui ne lui a pas été refusé. Vers 1869, l’abbé comprit que l’œuvre de la première communion n’était, en quelque sorte, qu’une œuvre préparatoire qui devait être complétée et prolongée pour devenir matériellement et socialement utile aux enfans. Il mettait ses pupilles en état d’être apprentis, c’était beaucoup; mais s’il réussissait à les mettre en état d’être ouvriers, il assurait leur salut et les munissait d’un gagne-pain définitif. A l’école, où les enfans apprenaient à lire et à croire, il se décida à joindre une école professionnelle, où ils apprendraient un métier ; au lieu de confier l’apprentissage de ses élèves à des patrons étrangers, il ferait faire cet apprentissage, sous ses yeux, par des contremaîtres qu’il surveillerait. Pour installer des ateliers, il faut, de la place et l’on n’en avait pas ; toute la maison était occupée par les dortoirs, le réfectoire et les classes; restait un hangar extérieur qui servait de débarras ; on le déblaya et l’on y établit un atelier de cordonnerie avec un patron et deux élèves. L’âme de Henri-Michel Buch, qui, en 1664, donna les statuts de la communauté des frères cordonniers de Saint-Crépin et de Saint-Crépinien, a dû en tressaillir en joie.

Au moment où l’abbé Roussel s’occupait de modifier l’œuvre de la première communion en y annexant l’Orphelinat des apprentis, il fut brusquement arrêté. La guerre venait d’éclater, temps peu propice pour les instituts de bienfaisance : lorsque les hommes s’entretuent, on ne pense pas aux vagabonds. Après la guerre, ce fut la commune, après le désastre, le crime. Les obus des batteries de Montretout n’épargnaient point Auteuil, dont les fédérés déménageaient les maisons particulières. Les orphelins, les enfans abandonnés ne manquaient point dans nos rues; nos soldats les nourrissaient; le matin, aux portes des casernes, on apercevait des bandes de petits affamés qui regardaient du côté des gamelles. Le cardinal Guibert, récemment nommé archevêque de Paris, poussa une clameur de détresse. Son prédécesseur arrêté, transféré au dépôt, du dépôt à Mazas, de Mazas à la Grande-Roquette, avait été massacré et était mort en bénissant ses meurtriers. Les meurtriers, leurs complices et leurs congénères, tués en combattant, fusillés, en fuite ou déportés, avaient laissé derrière eux des enfans que la faim menaçait et que le vice allait prendre. L’archevêque s’émut et par une lettre pastorale invita la charité à venir en aide à ces orphelins rouges qu’il adoptait. Si c’est là ce que l’on nomme le « cléricalisme, » il faut reconnaître que le cléricalisme a du bon.

L’abbé Roussel, non plus, ne pouvait rester indiffèrent ; les événemens avaient triplé le nombre de ses élèves. Les orphelins refluaient vers lui; on lui en amenait, il en ramassait; quelques-uns bien avisés venaient d’eux-mêmes. La plupart des ateliers de Paris étaient en chômage; dans beaucoup de corps d’états, il fallait avant de fabriquer de nouvelles marchandises, écouler le stock que la guerre et la rupture des relations commerciales avaient immobilisé. Le placement des apprentis devenait presque impossible; les circonstances étaient tellement urgentes que la création d’une école professionnelle, essayée dans de très étroites proportions avant la guerre, s’imposait à la charité de l’abbé Roussel. Successivement, avec plus d’espérances que de ressources, des ateliers pour des menuisiers, des serruriers, des mouleurs, des tailleurs, des feuillagistes se groupèrent autour du premier atelier de cordonnerie, qui, lui-même, avait reçu un développement considérable. Au lieu de quitter l’œuvre à douze ou treize ans, après leur première communion, les enfans y pouvaient rester jusqu’à dix-huit, jusqu’à vingt ans et ne s’en aller que nantis du bon outil qui fait vivre. Dieu seul saura jamais ce qu’il a fallu de persistance dans le dévoûment, de foi dans la charité humaine et de fatigues pour ne pas succomber à la tâche ! L’abbé Roussel sut ne point faiblir, il avait accepté, il avait recherché de subvenir aux besoins, à l’instruction, à l’apprentissage de tous les enfans qui lui demandaient asile; pour parer à tant d’exigences, il n’avait que son bon vouloir. Là aussi on vécut au jour le jour; plus d’une fois on fut aux expédiens; avec une admirable imprudence, l’abbé Roussel empruntait; sans regarder devant lui, il engageait sa signature, persuadé qu’aux jours d’échéance Dieu ne laisserait pas protester le sort des orphelins.

Un 1878, un dossier signalant la conduite de l’abbé Roussel fut adressé à l’Académie française, qui le transmit à la commission chargée d’apprécier les actes dignes de figurer sur les tables d’or de la vertu. M. de. Montyon n’a pas voulu seulement que la vertu fût récompensée, il a voulu surtout qu’elle fût célébrée, et c’est pourquoi le soin de la découvrir et de la mettre en lumière a été confié à la compagnie qui parle dans des assises solennelles et dont la voix éveille les échos de la publicité. L’Académie apprécia tant d’efforts vers le bien, tant de sacrifices humblement accomplis pour soulager des infortunes imméritées, pour préserver le corps social d’un péril futur, et elle accorda à l’abbé Roussel la plus forte récompense dont son budget lui permettait de disposer; elle lui décerna un prix de 2,500 francs, comme jadis elle avait offert un prix analogue à Jeanne Jugan. La somme réservée aux actes de vertu n’est jamais en rapport avec ces actes mêmes, je le sais ; l’Académie française en souffre, mais elle est limitée par les legs qu’elle a acceptés. L’effet moral dépasse singulièrement la valeur matérielle; mais hélas! ce n’est point avec un effet moral que l’on paie des dettes; l’abbé Roussel en fit l’expérience. A l’heure où l’Académie française le «couronnait » et désignait son œuvre à la reconnaissance publique, il devait environ 200,000 francs empruntés de toutes mains pour nourrir ses enfans et ne s’en point séparer. La situation était grave et ne se pouvait prolonger sans péril. On était arrivé au bord du fossé, il fallait y tomber ou le franchir; on le franchit grâce à une intervention que l’on ne saurait trop louer. Il est de mode de médire de la presse périodique et de la charger des méfaits du monde; et le bien qu’elle fait, n’en peut-on parler?

H. de Villemessant dirigeait alors le journal le Figaro, qu’il avait fondé. Comme tous les hommes qui ont combattu pour une cause et qui sont de tempérament agressif, il eut bien des adversaires et plus d’un ennemi, mais aucun d’eux n’a pu lui reprocher de n’avoir pas une bienfaisance inépuisable et de ne pas mettre au service de la charité la forte publicité dont il disposait. Ce qu’il a signalé et secouru d’infortunes est considérable; il connaissait bien le public français; il savait l’émouvoir et l’entraînait à sa suite vers les bonnes actions qui ont sauvé des malheureux. Il apprit, je ne sais comment, la position redoutable où se trouvait l’abbé Roussel. Habitué « aux affaires, » il vit d’un coup d’œil le dilemme qui s’imposait : — ou payer les dettes d’une bienfaisance imprévoyante comme la foi qui l’avait inspirée, ou voir rejeter aux hasards de la démoralisation les enfans auxquels on avait promis du pain et de l’instruction. Il n’hésita pas. M. Bucheron, qui signe ses articles du nom de Saint-Genest, fit un article et raconta ce qu’il savait de l’œuvre de l’abbé Roussel. Au nom du dévoûment d’un prêtre et de l’avenir des orphelins, il remua les âmes; c’est presque la paraphrase de l’allocution de saint Vincent de Paul: «Ils seront tous morts demain si vous les délaissiez ! » La souscription est ouverte : le Figaro s’inscrit pour 10,000 francs; Villemessant pour 5,000 ; la rédaction du Figaro pour 1,000; Alexandre Dumas fils pour 500, la baronne S. de Rothschild pour 1,000. Le premier jour on récolte plus de 41,000 francs; à la fin de la semaine, la souscription est close sur un total de 331,167 fr. 35 c. Je viens de revoir les listes, rien n’est plus touchant : de toutes parts on s’empresse, on vient du salon, de la mansarde et de l’antichambre, de pauvres gens envoient quelques sous en timbres-poste, des invalides déposent leur obole qui figure glorieusement à côté des grosses sommes versées par les banquiers ; dans les écoles on a quêté; des petites filles se sont cotisées, de simples soldats ont donné leur prêt; des athées, des protestans, des Israélites ont couru au prêtre catholique et ont ouvert leur bourse dans sa main. Pour sauver un homme de bien, assurer l’existence des orphelins qu’il avait recueillis, développer l’œuvre préservatrice qu’il avait créée, neutraliser le vice et féconder l’intelligence, il avait suffi qu’un écrivain fît appel dans son journal au bon cœur de notre pays. France ! sois bénie pour ta charité!


II. — LA MAISON D’AUTEUIL.

Aller à Auteuil, c’était presque un voyage au temps de mon enfance ; des coucous, stationnant à l’angle des Champs-Élysées et de la place de la Concorde, qui alors s’appelait la place Louis XV, y conduisaient ; des gondoles, dont le bureau était situé au coin de la rue de Rivoli et de la rue Neuve-du-Rempart, y menaient le matin et en revenaient le soir; il y avait des parcs, des jardins, de véritables châteaux, des maisonnettes, des prairies où paissaient les bestiaux, des champs où travaillaient les moissonneurs, des chaumières de paysans, des rues non pavées, des sentiers circulant à travers les herbes et des guinguettes où, le dimanche, on dansait sous les grands arbres. Les fortifications ont englobé le village et l’ont soudé à Paris, dont il forme aujourd’hui une partie du XVIe arrondissement et le soixante et unième quartier. Encore un peu, et ce qui reste des ombrages d’autrefois aura disparu; le moellon a pris possession des vieilles allées, l’ardoise a remplacé la cime fleurie des acacias; où le crin-crin des ménétriers a grincé, il y a des magasins de confection pour dames, et dans les clos que labourait la charrue on a élevé des établissemens hydrothérapiques qui parfois servent de prison d’état.

Au numéro 40 de la rue La Fontaine s’ouvre la maison fondée par l’abbé Roussel ; une porte latérale, appuyée à la loge du portier, côtoie la grille par où l’on pénètre dans une longue allée que rétrécissent des bâtimens de construction récente. Murs légers et pans de bois; au premier aspect, ça ressemble à une usine; c’en est une, en effet : la blanchisserie de l’enfance contaminée. Là tout est simple et d’apparence, pour ainsi dire, provisoire ; on sent que l’on a été à l’économie, que l’on a ménagé les matériaux et que l’on n’a demandé au plâtre, au pisé et aux lattes que d’abriter ceux dont les arches de pont étaient le toit, dont les bancs de nos promenades étaient le lit, dont les tas d’ordures étaient le garde-manger.

Pour les petits vagabonds qui sont venus là chercher un asile contre la misère et un refuge contre eux-mêmes, c’est un palais; pour nous, pour notre espérance, ce n’est que le campement d’une étape, le baraquement transitoire que remplacera un édifice définitif. Toujours, infatigablement, je me rappelle la mansarde de Jeanne Jugan, et je me dis qu’il y aura des prodiges de charité pour les enfans, comme il y a en a pour les vieillards. La maison d’administration est des plus modestes ; le parloir fait ce qu’il peut pour ressembler à un salon et n’y parvient guère ; à la muraille, je vois un bon portrait de l’abbé Roussel entre deux de ses élèves ; sur un socle, le buste de Villemessant, ce n’est que justice; sur des étagères, de gros albums contenant le nom des protecteurs et des bienfaiteurs de l’œuvre. L’enfant qui est entré là va-nu-pieds, décharné, dissolu, et qui sort instruit, solide, moralisé n’a qu’à feuilleter ces volumes pour savoir vers qui il doit diriger sa gratitude. Beaucoup s’en inquiètent-ils? J’en doute; la reconnaissance est une fleur qui se fane vite dans le cœur de l’homme ; elle ressemble peu à la rose des quatre saisons, elle n’est pas remontante.

Lorsque j’ai visité l’Orphelinat d’Auteuil pour la première fois, les écoliers étaient en récréation après le repas de midi. Je me suis mêlé à eux et je les ai regardés. Ils n’ont rien de commun avec les « fils de famille » tirés à quatre épingles, bouclés, roses, vêtus de soie, un tantinet ridicules, servant de poupées à leur mère, sachant déjà choisir leurs relations et parlant anglais avec leur gouvernante. Ce sont des enfans rudes et dont le visage semble avoir été modelé dès l’enfance par une main brutale qui a laissé son empreinte. En pantalons de toile où j’ai vu bien des pièces, en forte chemise, les cheveux coupés ras, les pieds chaussés de souliers ferrés, ils ne se ménagent guère et se roulent sur le sable, sans souci de leur costume. À ce sujet, nulle observation ne leur est faite; il faut que l’enfant soit libre dans ses jeux; à cette seule condition, il obtiendra tout son développement physique ; le costume de l’enfant aux jeux doit être un costume absolument sacrifié. Le : « Prends-garde, tu vas déchirer ta veste ! » est d’une bonne ménagère, mais c’est la parole d’une mère qui ne comprend rien à l’éducation corporelle de son fils. On serait mal venu, je crois, de morigéner les élèves de l’Orphelinat d’Auteuil et de vouloir modérer leur impétuosité. L’abbé Roussel, du reste, ne le tolérerait pas; j’ai assez causé avec lui pour reconnaître que l’homme de religion et de charité se double d’un pédagogue pour qui l’enfant, cet être inconsistant et multiple, a peu de mystères. Il sait qu’il est sage de laisser l’écolier éteindre et mater la précocité de ses instincts par l’exubérance même de ses jeux; la fatigue, sinon l’épuisement qui succède à des exercices exagérés, est une sorte de sécurité morale où le repos s’appuie sans trouble et sans lutte. Il est hygiénique de harasser l’enfant, on le sait à Auteuil, et je m’en suis aperçu. La violence des jeux de ces gamins est extraordinaire. J’assistais à la récréation de ceux qui ont déjà fait leur première communion et sont considérés comme des « anciens; » je pouvais donc constater chez eux le résultat du système d’éducation qui leur est appliqué. On est obligé de n’en admettre qu’un nombre limité dans l’enceinte de la gymnastique; le trapèze, le tremplin, la poutre fixe, la poutre mouvante, la corde à nœuds, la corde lisse, le portique, exercent sur eux une véritable fascination. Vestes bas et bras nus, s’encourageant, s’applaudissant, se huant, stimulant leur émulation de toute manière, ils développent une intrépidité et une adresse que j’ai admirées et dont plus d’un gymnaste serait fier. Ils y mettent de la passion et cette vanité innée du voyou de Paris, qui, en rien, ne consent à se laisser surpasser. La force et l’agilité sont des qualités respectées dans le peuple; comme au temps d’Homère, on est parmi les premiers lorsque l’on ne fléchit pas sous un fardeau trop lourd : dans un monde où le coup de poing est l’argument suprême, la vigueur est une vertu. Les élèves de l’abbé Roussel font ce qu’ils peuvent pour être vertueux, et ils y réussissent.

Leur divertissement le plus cher, après la gymnastique, leur fait des bras infatigables et des mains aptes aux durs labeurs, lis soulèvent des altères de fonte, ils ramassent des poids de 20 kilogrammes, et, le corps penché en arrière, les jarrets fléchis, la face congestionnée, ils les dressent jusqu’à la hauteur des épaules. J’ai vu là des enfans de quinze à seize ans se dépiter et devenir rouges de honte parce qu’ils ne pouvaient porter une telle masse à bras tendu ; les plus âgés, ceux qui ont été recueillis aux premières heures et qui d’apprentis sont devenus contremaîtres, ne dédaignent point cet exercice ; ils le compliquent et y déploient une force surprenante ; ils saisissent les poids, se les lancent mutuellement, les attrapent au vol et restent immobiles, fermes sur les reins, malgré la pesanteur du choc augmentée par la projection. J’ai admiré la vigueur musculaire de ces petits athlètes et j’estime que l’on fait bien de la développer. Le soir, après une journée où les récréations ont été employées à de tels tours de force, l’enfant ne rêvasse pas, il ne songe qu’à dormir et il dort. En outre, l’abbé Roussel, qui est un sage auquel la vie et la réflexion ont enseigné l’expérience, ne cherche pas à faire de ses pupilles des bacheliers, des savantasses. des « à-peu-près; » il veut qu’ils soient des ouvriers vaillans, façonnés aux pénibles besognes, résistans à la fatigue et peu gênés pour manier le marteau du forgeron ou virer une pièce d’artillerie. La violence de leurs jeux est aussi une éducation professionnelle; ils y trouvent l’énergie physique; quant à l’énergie morale, c’est le prêtre qui la donne.

J’ai pu me convaincre par moi-même combien les enfans qui résident depuis déjà quelque temps à l’Orphelinat d’Auteuil diffèrent de ceux que l’on y a récemment recueillis. Autant les premiers sont vivaces, bruyans, élastiques, autant les autres sont mornes, silencieux et veules. A une heure et demie, un coup de cloche annonça la fin de la récréation; on remit les vestes, on secoua la poussière, on rangea les appareils mobiles du gymnase, et deux par deux, on se rendit aux ateliers. Lorsque la cour fut libre, j’y vis entrer une cinquantaine d’enfans ; ce sont les « nouveaux, » ceux qui viennent d’être reçus dans l’asile et qui doivent vivre séparés de leurs aînés jusqu’à ce qu’ils aient fait leur première communion. Ils jouent peu ; ils s’en vont les bras ballans, ne sachant trop que faire de leur liberté, flasques, sans entrain, comme en méfiance contre le mode d’existence qu’on leur offre. Appuyés contre un mur, les mains derrière le dos, le regard perdu, ils ont l’air de bouder contre eux-mêmes et de n’oser remuer. Moment de transition qui ne durera pas ; avant quinze jours on galopera sur la poutre fixe et on fera la culbute entre les barres transversales. Parmi les nouveaux, les évasions ne sont pas rares ; la régularité de la vie les déroute. Se lever, manger, jouer, travailler, se coucher à des heures invariables, c’est très pénible pour ces natures que le vagabondage a ballottées dans tous les hasards de l’imprévu; ce qu’ils ont fui, la veille, avec horreur, les sollicite aujourd’hui d’un attrait irrésistible; c’est un rêve qu’il faut ressaisir; une porte est entre-bâillée, ils décampent. L’équipée ne se prolonge guère ; ils reviennent l’oreille basse, la mine déconfite, le ventre creux, ou ils sont ramenés par un sergent de ville qui les a découverts grelottant et pleurant sous une porte cochère. On les sermonne un peu, pas bien fort, et l’on s’empresse de leur donner à manger avant de les reconduire à la classe ou au catéchisme. « Nul n’est gardé de force dans la maison ; » c’est là le premier principe de l’abbé Roussel, principe excellent que les élèves n’ignorent pas et qui les retient près de leur maître mieux que les consignes, les portiers et les grilles. Lorsqu’un enfant a passé seulement six semaines dans l’orphelinat, il est extrêmement rare qu’il cherche à se sauver. La discipline, du reste, m’a paru fort douce. Je demandais à l’abbé Roussel de me montrer « les arrêts ; » il me rit au nez et me répondit : « Des arrêts ! A quoi bon ? Je n’en ai pas besoin, nous ne sommes pas ici à la Petite-Roquette. » — Bon abbé, je sais plus d’un collégien qui voudrait vous avoir eu pour maître !

Dans la maison d’Auteuil, les récréations sont fréquentes; l’hygiène s’en trouve bien et l’intelligence en profite. L’abbé Roussel a remarqué ce que bien des pédagogues ignorent ou feignent d’ignorer : la puissance d’attention est très restreinte chez les enfans, surtout lorsqu’elle est retenue sur le même objet. Une heure de classe ou une heure d’étude, c’est à peu près ce que supporte avec fruit une jeune cervelle; dépasser cette limite, c’est fatiguer l’écolier en pure perte ; l’esprit est saturé, il n’accepte plus rien et exige du repos. Or, pour l’enfant, le repos n’est autre que le jeu et le mouvement. Qui ne se souvient des longues heures du collège où, même pour les plus disciplinés, les plus ambitieux de récompenses, les plus ardens au travail, la voix du professeur n’arrivait aux oreilles que comme un bourdonnement indistinct et monotone sur lequel l’imagination brodait ses fantaisies? Cet inconvénient me semble évité, en partie, pour les élèves de l’abbé Roussel, auxquels la gymnastique permanente et la fréquence des jeux apportent un délassement intellectuel qui leur permet de reprendre le travail avec une attention soutenue. Cette méthode qui consiste à renouveler souvent les récréations serait bonne pour tous les écoliers, mais pour les pupilles d’Auteuil, elle est indispensable ; des enfans qui ont vécu comme des chevreaux en liberté ne peuvent, du jour au lendemain, être doués de qualités de réflexion et de raisonnement que l’éducation la plus judicieuse est parfois incapable de donner. Le milieu dans lequel ils ont grandi, où ils ont développé les premiers instincts, leur a fait une nature spéciale qui exige des soins exceptionnels.

Ils arrivent de partout, les pauvres petits. Le vent a enlevé ces mauvaises graines sur des terrains en friche, il les a portées jusque dans le jardin de l’abbé Roussel ; on les y cultive. Paris est le rendez-vous des déshérités de l’univers; ils viennent y tenter la fortune, qui se montre rétive; ils se débarrassent de ce qui les gêne, surtout de leurs enfans. L’abbé Roussel le sait bien, lui qui les recueille et qui n’est pas difficile dans ses choix. Il y a là des Belges, des Brésiliens, des nègres, des Russes ; les provinces de France semblent avoir envoyé un spécimen de leurs marmots ; si chacun ne parlait que son patois, ce serait la tour de Babel. Au milieu de cette foule, le Parisien se distingue au premier coup d’œil; « le pâle voyou » qu’a chanté Auguste Barbier se fait reconnaître ; la bouche est ironique, le regard est impudent, les membres sont grêles, mais agiles ; il a « du son » sur le visage et une manière de hausser les épaules qui dénonce un fond d’imperturbable philosophie. On a essayé de le poétiser et l’on a eu tort ; c’est la fleur du ruisseau et il en garde le parfum. J’ai examiné ces petites frimousses : beaucoup sont spirituelles, quelques-unes dénotent de l’intelligence; pas une n’est jolie, pas une n’est régulière, plusieurs sont absolument laides et quelques-unes ont été ravagées par la variole. La plupart de ces gamins portent des cicatrices à la tête, souvenirs de la vie errante, blessures du vagabondage qui, comme l’image tatouée sur le bras du malfaiteur, constituent une preuve d’identité dont la trace sera persistante. Sous l’influence de l’abbé Roussel, les natures abruptes ou déjà coudées s’adoucissent et se redressent; quelque chose d’inconnu jusqu’alors, — la tendresse, — les pénètre et les émeut ; mais tous ne sont pas immédiatement accessibles aux bons sentimens ; ce sont les sauvageons de la pépinière humaine, on a beau les greffer, la puissance agreste subsiste et parfois reste la plus forte. Impérieuse pour les animaux, la loi de l’atavisme s’impose aussi à l’homme et dans des proportions considérables dont le moraliste doit tenir compte. Il y a là des enfans issus de générations mortes au bagne, car dans le monde du méfait on est voleur de père en fils; comment exiger qu’un tel « produit » ne soit pas empoisonné, dès la conception, de toutes les maladies morales dont ses ascendans ont été infectés ? L’aliéniste regarde toujours vers l’hérédité; le pédagogue doit imiter l’aliéniste.

« Où est ta mère? — Elle est en centrale. — Où est ton père? — Il est à la Nouvelle. » Le lecteur a-t-il compris? La mère a été condamnée à la réclusion, elle est à Clermont; le père est parmi les Canaques, dans nos bagnes, au-delà des océans. L’abbé Roussel se trouve en face d’une double influence; il la neutralisera tout doucement, sans sévérité inutile, avec la bonhomie patriarcale et gaie qui est une de ses forces, et, de ce pauvre petiot issu de deux criminels, il fera un ouvrier alerte, joyeux à la besogne, passant devant les cabarets sans s’y arrêter. Pour entreprendre une œuvre pareille, ne s’en point décourager et la poursuivre, il faut prodigieusement aimer les enfans. Réussit-on toujours à effacer la tache originelle et à baigner l’enfant dans une moralité si salutaire qu’il y perde les tares qui lui ont été léguées? Je voudrais l’affirmer, mais l’expérience me démentirait. Il en est parfois de ces malheureux comme des loups apprivoisés; on les croit adoucis pour toujours, on les conduit en laisse, on les mêle aux hardes de chiens; un cavalier tombe, ils se jettent dessus et l’attaquent à la gorge. Parmi quelques exemples que je pourrais citer, il en est un que je ne veux point taire. Un enfant, un Parisien, avait assisté à une scène terrible : il avait vu son père assassiner son frère à coups de couteau. Il avait été saisi de peur et s’était sauvé. Il avait alors huit ans : pendant dix mois, il vagua à travers les rues; il ne manquait point de courage et s’efforçait de vivre : il rôdait autour des marchés, portait le panier des cuisinières, ouvrait les portières des fiacres, ramassait des bouts de cigares, qu’il vendait, et parvenait, avec toute sorte de métiers improvisés, à gagner vingt ou vingt- cinq sous par jour. Le soir, il s’en allait aux environs des petits théâtres et, au dernier entracte, achetait une contremarque qui lui coûtait cinq sous. Il grimpait vers ces hautes régions que le langage populaire a surnommées le paradis, se glissait sous une banquette au moment de la sortie des spectateurs et y passait la nuit. A l’aube, il décampait et courait chercher provende aux environs du carreau des halles.

Un soir de pluie, qu’il n’avait pas mis en réserve ce qu’il appelait « son spectacle, » il pénétra dans une maison en construction et se coucha sur un tas de sacs de plâtre garantis par une bâche. Malgré le soin qu’il avait pris de se bien cacher, il se déplaça en dormant et découvrit un de ses pieds. Une ronde de police l’aperçut, l’arrêta et le fît conduire au dépôt près la préfecture de police. Le juge d’instruction fut touché du sort de cet enfant qu’un crime avait chassé de la maison paternelle et auquel, en somme, on n’avait rien de grave à reprocher. Au lieu de l’envoyer à la Peiite-Roquette, il le confia à l’abbé Roussel. Peut-être le changement fut-il trop brusque. L’écolier ne se pliait guère, la classe l’ennuyait, la vie vagabonde le sollicitait; cinq fois il s’évada et cinq fois il revint de lui-même. L’abbé Roussel lui disait : « Tu as bien fait de rentrer au bercail; tu verras que tu finiras par t’y accoutumer. « Il s’y accoutuma, en effet, et l’on put le croire sauvé. Il était intelligent, de vive allure et bien découplé. Un homme charitable, qui, je crois, est un des protecteurs de l’orphelinat, prit cet enfant à son service et en fit un groom. Sa conduite fut bonne et tellement régulière que toute défiance s’évanouit. Un jour que son maître lui avait donné un bijou de prix à porter chez un bijoutier, il disparut. La loi de l’hérédité a été, cette fois, plus forte que le bon vouloir de l’abbé Roussel. L’âme du père, endormie chez l’enfant, s’est réveillée chez le jeune homme et l’a poussé au vol. On ne l’a jamais revu; la police le saisira tôt ou tard et la prison se refermera sur lui. Si, dans ses courses, il a passé devant la maison de l’abbé Roussel, s’il a regardé la longue allée où il courait avec ses camarades, s’il a reconnu le clocher de la petite chapelle où il a communié, soyez certain que son cœur a battu et qu’il s’est sauvé en pleurant. Si criminel que soit un homme, le souvenir des heures innocentes ne le laisse jamais impassible; j’ai vu plus d’un assassin sangloter en parlant de son enfance.

Quelques enfans ont une raison extraordinaire et donnent des preuves de virilité que l’on n’aurait pas attendues de leur âge. Un ouvrier veuf vivait avec son fils âgé de neuf ans au fond du vieux Vaugirard : chaque matin, le père, au moment de partir pour l’atelier, remettait à son enfant huit sous et lui disait : « Voilà pour ta journée. » Quarante centimes pour subvenir aux repas, c’est peu. Le pauvre petit ne savait que faire; il se promenait dans les rues, allait contempler les pêcheurs à la ligne accroupis sur les quais de la Seine, dormait sur le talus des fortifications, faisait une partie de billes avec des camarades de rencontre, n’apprenait rien, ne savait ni A ni B et s’ennuyait. Le hasard de son vagabondage le mit en rapport avec un évadé de l’Orphelinat d’Auteuil; il entendit parler d’un asile où l’on mangeait à sa faim, où l’on était « éduqué, » où l’on devenait apprenti. Sa résolution fut subite : il s’en alla trouver l’abbé Roussel et lui dit : « Voulez-vous me prendre? » Tout de suite on lui fit sa place; il l’a bien occupée et fut de bon exemple. Le père y trouva son compte; un fils de moins et huit sous de plus, c’est tout bénéfice.

Les enfans qui se présentent d’eux-mêmes et demandent un asile que l’abbé Roussel ne refuse jamais sont rares. On ne peut s’en étonner; il est bien difficile qu’un petit être de douze ans comprenne le danger de la vie errante, l’avantage de la vie disciplinée, la moralité de la vie laborieuse. « Singes laids et étiolés, a dit Chateaubriand, libertins avant d’avoir le pouvoir de l’être, cruels et pervers, » presque tous ces enfans, abandonnés ou perdus, sont racolés par des vauriens habiles au vol qui les initient à leurs débauches, les abrutissent d’absinthe, les dépravent et en font leurs « moucherons, » c’est-à-dire des sentinelles avancées, veillant à ce qu’ils ne soient pas surpris pendant l’exécution de leurs méfaits. Souple comme une anguille, rusé, hardi jusqu’à la témérité, le gamin de Paris est un redoutable auxiliaire pour les voleurs adultes, qui le recherchent, le choient, excitent sa vanité et le manient, à l’heure du crime, comme un instrument de précision. Quand un enfant s’est mêlé à ces bandes néfastes, quand il s’est enorgueilli de sa première mauvaise action, il fait partie de l’armée de la révolte; il ne la quittera plus. Pour qu’il aborde au refuge de l’abbé Roussel, il faut qu’il y soit envoyé par un magistrat compatissant qui espère qu’un traitement d’orthopédie morale pourra redresser une nature déjà bossuée par le vice. Beaucoup d’enfans sont dirigés sur l’Orphelinat d’Auteuil par les juges du petit parquet qui ont à prononcer sur les délits de droit commun, tels que faits de vagabondage, de tapage nocturne ou de gaminerie ayant troublé le repos public. Les archives de l’abbé Roussel gardent les lettres des magistrats qui demandent l’admission d’un enfant. Le nombre en est considérable, et plus d’une serait à citer à l’honneur de ceux qui les ont écrites. Ai-je besoin de dire que la porte de l’orphelinat est hospitalière et qu’en pareil cas elle est toujours ouverte? « Ce diable d’homme, me disait-on, porte préjudice à la Petite-Roquette. » Heureusement; le jour où cette sinistre prison sera détruite pour n’être pas remplacée, il y aura du soulagement au cœur de ceux qui l’ont visitée. Les enfans qui l’ont traversée sont reconnaissables ; ils en ont gardé quelque chose de farouche; ils ressemblent à des loups captifs qui se blottissent au fond de leur cage : pour eux, l’abbé est le meg et Dieu est le grand dab ; ils ont appris le langage des chiourmes, et il leur faut du temps pour l’oublier. Ils ne sont point nombreux à l’orphelinat; leurs parens avaient obtenu contre eux, du président du tribunal de première instance, une ordonnance de correction paternelle; ils ont séjourné dans les mornes cellules, glaciales en hiver; on les en a tirés et on les a conduits chez l’abbé Roussel, où rien ne ressemble à la geôle qu’ils ont habitée. Là, sous l’influence des bons traitemens, de la gaîté de leurs camarades, des récréations bruyantes et du travail approprié, leur esprit de révolte s’éteint, leur émulation s’éveille et l’ancien petit détenu devient parfois un excellent ouvrier. Ceux-là doivent à l’abbé Roussel une inviolable gratitude; il les a repêchés du milieu du cloaque, il les a nettoyés, purifiés, outillés, sauvés; il a fermé pour eux la porte des répressions et leur a ouvert celle de la vie honorable; c’est là un acte de paternité active qu’ils feront bien de garder en mémoire.

La préfecture de police, dont l’action est la plus sérieuse, pour ne pas dire la seule sauvegarde de Paris, surveille le vagabondage et, autant qu’il lui est permis par les lois, le refrène et cherche à le diminuer. Elle a des dépôts, — Saint-Denis et Villers-Cotterets, — pour la mendicité impotente et caduque; elle n’en a point pour l’enfance abandonnée; elle n’a même pas la maison de correction de la Petite-Roquette, qui ne reçoit que l’enfant condamné en vertu d’un jugement ou enfermé par ordre du président du tribunal. Elle n’a donc d’autres ressources que de traduire le délinquant devant les magistrats ; elle hésite, car, quoi qu’on en ait dit, elle est très maternelle et, suivant la formule des lettres de grâce, « elle préfère miséricorde à rigueur de loi. » Elle sait bien qu’à moins d’un miracle, l’enfant qu’elle envoie en police correctionnelle et qui de là s’en va à la Petite-Roquette est un être à jamais perdu pour les bonnes mœurs et pour la probité; elle aussi, à sa manière, elle sauve les âmes, et plus souvent qu’on ne l’imagine. Elle écrit à l’abbé Roussel : « L’enfant a douze ans, il est errant depuis six semaines, le père est mort, la mère a disparu : des agens l’ont arrêté hier aux Halles, en voulez-vous? » L’abbé Roussel répond: « Expédiez-le-moi tout de suite; » et voilà un pensionnaire de plus à l’orphelinat, un peu ahuri et désorienté pendant les premiers jours, mais, surpris de manger régulièrement et de dormir sans crainte d’être réveillé par un sergent de ville. Jamais un enfant, si jeune qu’il soit, qui a subi un jugement et a été frappé d’une condamnation, n’est adressé à l’abbé Roussel, car on sait qu’il refusera de le recevoir. Sous ce rapport, il est inflexible ; il accueille avec empressement le vagabond, le vaurien, l’égaré ; il rejette le voleur, et fait bien. Ce médecin soigne les maladies sporadiques et ne peut les guérir qu’à la condition d’éloigner les maladies contagieuses.

Des parens plus avisés que bien d’autres, ne sachant plus comment se rendre maîtres de leurs enfans « obstinés, » coureurs et brutaux, les amènent à l’abbé Roussel, qui les reçoit gratuitement lorsque la pauvreté est manifeste et qui, dans le cas contraire, exige une rétribution variant entre 10 et 30 francs par mois, rétribution singulièrement aléatoire et qu’il n’est pas rare de voir promptement cesser. Ces enfans-là sont les plus durs à manier et deviennent parfois redoutables. L’existence disciplinée leur pèse, ils regrettent la maison maternelle et cette liberté qu’ils savaient y conquérir pour en faire de la licence et du dévergondage. Quand leurs parens viennent les voir, ils pleurent, ils trépignent, ils veulent quitter l’école, qui les « embête. » L’un d’eux disait à sa mère : « Vieille vache ! je te crèverai si tu ne me fais sortir de la boîte ! » La mère pleurait : « Ah ! monsieur l’abbé, ne le renvoyez pas, il est capable de m’assassiner. » L’abbé Roussel ne renvoie jamais ses élèves, et quand il les reconnaît atteints de bestialité, il redouble de soins, parvient à les amollir, à réveiller la vie de leurs sentimens atrophiés et les rend à l’humanité. Quand un évadé revient ou est ramené, il lui dit : « Ah ! te voilà, toi ! je parie que tu n’as pas déjeuné. Va à la crédence, tu demanderas un morceau de pain et du fromage. » Le lendemain, il l’envoie porter une lettre à la poste d’Auteuil ; il n’est pas d’exemple que l’enfant ne soit immédiatement rentré à l’orphelinat après avoir fait la commission. Il en est fier, il dit à l’abbé : « Me voilà ! » L’abbé lui tire doucement l’oreille : « Je sais bien que tu es un honnête garçon. » Parmi ses pupilles l’abbé Roussel en avait un qui avait la manie de s’enfuir : six fois il s’était sauvé, six fois il avait été repris ou, chassé par la misère, était revenu volontairement. L’abbé lui confia la garde de la grille avec consigne de s’opposer aux évasions : « Je connais ça, personne ne filera ! » En effet, personne ne « fila, » lui moins que les autres. Faire appel aux instincts droits, aux sentimens chevaleresques de l’enfance, c’est bien souvent lui inspirer le respect de soi-même et le goût du devoir.

Les personnes charitables qui, moyennant un capital versé ou un revenu déterminé, ont concouru à la création de l’orphelinat et y ont « fondé des lits » ont le droit d’y faire élever les enfans qu’elles protègent. Ces enfans sont ordinairement des fils de gens de service morts sans laisser d’économies. Ils sont, en général, bons sujets et semblent avoir reçu de leurs parens une soumission native qui se façonne aisément à la discipline. Leurs bienfaiteurs ne se croient pas quittes avec eux parce qu’ils les ont placés chez l’abbé Roussel; ils les suivent, les encouragent, les font sortir pendant les congés et interviennent souvent, lorsque l’apprentissage est terminé, pour les aider à s’établir et rendre productif l’outil qu’on leur a mis en main. Ces provenances diverses que je viens d’énumérer sont comme des sources qui coulent vers la maison d’Auteuil et la remplissent; elle est pleine, car le vagabondage et l’abandon ne chôment jamais. Cela n’arrête guère l’abbé; il y a dans son cœur place pour tous les petits qui n’ont pas d’asile. Dans ses courses, il cherche de l’œil les enfans qui peuvent avoir besoin de lui. On crie : « Mouron pour les petits oiseaux ! » L’abbé aperçoit un gamin d’une dizaine d’années qui glapit d’une voix aigrelette. « Combien gagnes-tu dans ta journée? — Cinq ou six sous. — Où est ton père? — Je ne sais pas. — Où est ta mère? — Je ne sais pas. — As-tu entendu parler de Dieu? — Dieu! connais pas. — Veux-tu faire quatre repas tous les jours, dormir dans un lit, avoir des camarades, apprendre à lire et savoir un métier qui te fera gagner de l’argent? — Oui. — Donne-moi la main et viens avec moi. » L’abbé rentre à l’orphelinat avec une nouvelle recrue, le pasteur apporte une brebis de plus au bercail. On est déjà bien serré ; bast ! on se pressera davantage, on trouvera place à la table, place au dortoir, et voilà encore un petit qui sera sauvé ! Il sera sauvé aussi celui que j’ai vu me regardant d’un air narquois pendant qu’il jonglait avec trois balles. On l’a trouvé au milieu d’une troupe de saltimbanques qu’il avait suivie; à demi-nu, le corps peinturluré, la tête empanachée de plumes, il jouait bien son rôle, mangeait des pigeons crus, avalait des étoupes enflammées, hurlait des vocables inconnus et représentait « le jeune anthropophage des rives de l’Amazone! »

L’œuvre de salut entreprise par l’abbé Roussel est de toutes les minutes, il n’y a jamais failli. Il a en lui quelque chose d’infatigable qui est toujours en quête de labeur. Il faut qu’il aille en avant, poussé par son amour des enfans, par sa pitié pour les jeunes souffrances qui ne sont point un châtiment et dont la responsabilité n’incombe pas à ceux qu’elles atteignent. Instinctivement ces petits comprennent ou du moins devinent le dévoûment qui les enveloppe, étale leur nature chancelante, leur donne le pain du corps et celui de l’esprit, veille pendant qu’ils dorment, jeûne lorsqu’ils mangent et s’en va, frappant de porte en porte, pour leur assurer l’indispensable. Aussi, ils aiment leur maître ; quand il paraît au milieu d’eux, dans les cours de récréation, ils quittent leur jeu, s’en approchent, lui prennent la main, l’entourent, se frottent à lui comme de jeunes animaux nouvellement apprivoisés. Ils ont un mot : « Bonjour, papa Roussel! » qui est un aveu d’affection, car l’abbé n’a rien du papa, au sens familier du mot, rien de vieux, rien de rebondi, rien de « ganache; » tant s’en faut : il est robuste comme un chêne; ses cheveux bruns, son regard bleu plein d’éclairs de tendresse, son sourire sans banalité, lui gardent plus de jeunesse que son âge ne le comporte ; sa carrure et ses larges épaules me font penser qu’il ne serait point en peine, si on lui lançait un poids de 20 kilos, de le saisir, lui aussi, à la volée, et de le porter à la force du poignet. J’imagine que cette apparence vigoureuse n’est pas sans influence sur le prestige qu’il exerce et que sa bonhomie a fortifié dans le cœur de ses élèves. Il les tutoie tous, vit près d’eux, avec eux, pour eux; il les mène paternellement, gaîment et se moque de ceux qui se plaignent. Si l’un de ces marmos refuse d’avaler sa soupe, sous prétexte qu’elle est mauvaise, l’abbé la prend, la mange, fait claquer sa langue et dit : « Ma foi, je l’ai trouvée fort bonne! » Avec un tel maître il est difficile de bouder longtemps.


III. — LES ATELIERS.

La maison est grande; elle est neuve et déjà paraît vieille, tant les matériaux dont elle est construite sont légers, et tant le petit peuple qui l’habite, mû par l’instinct destructeur de l’enfance, la détériore et la souille. Elle est, du reste, en cela semblable à bien des pensionnats de haut renom. Lorsque le seigneur d’Anglure, pèlerin champenois, visita l’Egypte au XIVe siècle et pénétra dans la grande pyramide, il déclara que c’était « un lieu moult mal flairant. » J’en pourrais dire autant de quelques endroits de l’Orphelinat d’Auteuil, et le lecteur me comprendra sans que j’aie à m’expliquer. Le petit Français est, en général, d’une saleté révoltante, et les élèves de l’abbé Roussel n’échappent point à ce privilège de la race latine. Je connais un Anglais qui voulut faire élever son fils à Paris. Il parcourut successivement nos lycées, et mit son enfant en pension à Cantorbéry. L’aspect et l’infection de certains cloaques, qui ne manquent dans aucun collège, l’avaient à jamais dégoûté de l’éducation française. C’est là un inconvénient qui n’a rien d’impérieux et auquel il serait facile de remédier. Les pédagogues, quels qu’ils soient, devraient savoir que les soins extérieurs, que les ablutions surveillées, multipliées sont indispensables à la santé de l’enfant, et qu’il vaut mieux passer une demi-heure à se débarbouiller que d’employer cinq minutes à apprendre que cornu est indéclinable ; ils devraient savoir également que la propreté est l’emblème visible de la moralité. Sous ce rapport, les petits vagabonds qui ne s’étaient lavé les mains que dans le ruisseau, ont besoin, dès qu’ils sont entrés à l’orphelinat, de recevoir un supplément d’instruction. Le savon est un instrument scolaire dont il est sage d’abuser.

En gravissant les escaliers étroits, en traversant la cuisine, en jetant un coup d’œil aux dortoirs et aux classes, on comprend que l’abbé Roussel, condamné à l’économie forcée, n’a pas été maître de donner à la maison l’ampleur qu’il avait rêvée. Patience ! cela viendra; le développement d’une œuvre ne dépend pas de l’exiguïté de son berceau, elle dépend de son utilité, de son action secourable, du salut dont elle contient le germe qu’elle féconde. Or l’œuvre de l’abbé Roussel est indispensable et elle croîtra parce qu’elle s’impose comme une nécessité sociale. Qu’importe si la chapelle n’a rien de monumental? On y prie Dieu aussi bien qu’ailleurs. Qu’importe si le réfectoire est obscur, si la classe n’est chauffée que par un poêle en fonte? si l’infirmerie n’a pour préau qu’un toit en zinc? La maison n’en est pas moins hospitalière et féconde : depuis qu’elle existe, elle a recueilli, abrité, nourri, moralisé, dressé au travail plus de 6,000 enfans qui, sans elle, rôderaient aux barrières, ronfleraient sous la table des cabarets et peut-être habiteraient malgré eux Melun ou Clairvaux. C’est là le résultat qu’il faut admirer, sans se soucier s’il a été obtenu dans des maisons en pierres de taille ou sous des murs en torchis.

Le recrutement pour l’orphelinat se fait, en général, parmi les enfans qui ont atteint leur douzième année, car, à cette heure de la vie, ils ne doivent plus compter que sur eux-mêmes. Ceux que l’Assistance publique avait soutenus jusque-là en sont repoussés. « Tu as douze ans, tu t’appartiens; vis ou meurs, sois probe ou filou, cela ne me regarde plus. » Je n’exagère rien. En interprétant le décret du 19 janvier 1811 sur les « enfans trouvés, abandonnés, orphelins ou pauvres, » l’Assistance publique a inscrit l’article 19, qui est ainsi conçu : « Les enfans au-dessus de douze ans ne sont plus admis à la charge du budget départemental[4]. » L’abbé Roussel se substitue aux défaillances administratives; ceux dont la société ne veut plus, il les recherche, les trouve et les garde ; pour lui, il n’y a pas de limite d’âge, car il n’y a pas de limite de misère. Aux petits il ouvre l’école, aux plus grands l’atelier, à tous l’adoption.

Les enfans travaillent ; dès qu’ils ont reçu une instruction élémentaire et qu’ils ont fait leur première communion, ils entrent dans les ateliers. Une vingtaine d’élèves choisis parmi les plus robustes et parmi ceux qui, jusqu’à ce jour, ont vécu à la campagne, sont employés à ce que l’on nomme un peu emphatiquement l’agriculture ; il serait plus exact de dire le jardinage. Un vaste terrain vallonné, séparé des cours de récréation par une barrière en bois, appartient à la maison et a été converti en un jardin que cultivent les écoliers sous la direction d’ouvriers habiles. Là, on n’impose pas seulement à ces enfans des travaux de manœuvre, ils font autre chose que de ratisser les allées, de porter les arrosoirs, de relever une plate-bande ou creuser une rigole. On leur enseigne à greffer, à tailler les arbres ; on leur apprend la différence des terres lourdes et des terres légères, à quelles plantes elles conviennent, l’époque des semailles, le choix des espèces et l’art de faire produire sans épuiser. Là, l’ancien vagabond retrouve quelque chose de sa vie en plein air et devient souvent un maître en son métier. Au bout du jardin, à l’extrémité même de la propriété, s’élève un chalet de bonne apparence, en bois bituminé, sur un massif de pierres meulières. J’y suis entré et j’y ai trouvé la charité au travail. Des religieuses de l’ordre de l’Enfant-Jésus, attachées à l’orphelinat, et quelques dames des quartiers voisins, visitent les vêtemens, cousent le linge, raccommodent les nippes des élèves et réparent autant que possible ce que la gymnastique, le saut de mouton, la culbute et les coups de poing ont endommagé. C’est le tonneau des Danaïdes ; quand on a pansé les blessures d’un pantalon, il en arrive dix qui sont en loques. Parmi les dons en nature adressés à la maison d’Auteuil, les vieux vêtemens ne sont point dédaignés ; on les rajeunit tant bien que mal, on les réduit a des dimensions convenables, et on en habille les enfans. Ça fait des costumes un peu bigarrés, costumes de jeu, costumes de classe, qui, le dimanche et les jours fériés, sont remplacés par un uniforme.

Vingt cordonniers tirent le fil poissé et ajustent le cuir sur la forme de bois. Ils sont adroits, et leur contremaître en remontrerait à saint Crépin. Les œuvres charitables se soutiennent entre elles ; les Dames du Calvaire sont les clientes de la cordonnerie des orphelins d’Auteuil, et plus d’un bienfaiteur de la maison ne se fournit pas ailleurs ; c’est encore un moyen de protéger les enfans que de ne les point laisser manquer de travail. Quatorze tailleurs, les jambes croisées sur l’établi et le dé au doigt, maniant la courte aiguille, seront peut-être plus tard des « pompiers » recherchés par les coupeurs à la mode; dix menuisiers marchent au milieu des copeaux frisés : les plus jeunes rabotent le sapin, les plus âgés ont l’honneur de raboter le chêne; douze serruriers forgent, liment, assemblent les barreaux des lits en fer et font mouvoir la machine à tarauder. Le maître forgeron avait placé une barre rouge sur l’enclume; il la martelait et lui donnait la forme ; le petit compagnon, — celui que l’on appelle le souffleur ou le cachalot, — avait saisi son frappe-devant et à grands coups il battait le fer, qui lançait des étincelles; du revers de la manche il s’essuya le front, il était en sueur, et laissa glisser vers moi le regard orgueilleux d’un enfant qui a bien accompli une tâche au-dessus de ses forces. Quatre cuisiniers épluchent les carottes, pèlent les pommes de terre et surveillent les marmites. Si jamais ceux-là deviennent chefs de Brébant ou de l’hôtel du Louvre, j’en serais surpris, car l’éducation première ne les y aura pas destinés. Quatre mouleurs apprennent à modeler la terre glaise, à réparer les « coutures » et font preuve d’habileté dans la confection des statuettes de sainteté, qui, entre deux bouquets de fleurs, orneront l’autel des petites églises de village; ils sont peintres aussi et enluminent les Christs, les Vierges et les Saint Joseph, emblèmes visibles de croyances abstraites.

Le grand atelier de l’Orphelinat d’Auteuil est un établissement considérable. C’est une imprimerie, à laquelle sont annexés un atelier de fonderie de caractères et un atelier de brochure-reliure. Dans ces divers travaux, cent vingt-sept enfans sont occupés; « la composition » seule en réclame cinquante-cinq. Là tout est actif et silencieux; debout devant sa « casse, » la « copie » sous les yeux, le composteur en main, les petits typographes « lèvent la lettre; » le prote les surveille, il est à la fois leur maître et leur professeur. La besogne ne languit pas, et les presses, mises en mouvement par une machine à vapeur, sont servies avec régularité. Les enfans que j’ai regardés travailler ont déjà de l’adresse et de la rapidité dans le geste; commencé de si bonne heure, à treize ou quatorze ans, l’apprentissage sera fructueux; il initie celui qui le reçoit à toutes les finesses du métier et lui donne une agilité extraordinaire; aussi l’on peut assurer, dès à présent, que les ouvriers imprimeurs formés à l’école de l’abbé Roussel ne seront point en peine de gagner leur vie. Pour alimenter l’imprimerie et n’avoir jamais de chômage à subir, l’abbé Roussel a créé deux journaux, la France illustrée et l’Ami des enfans, qui, je n’ai pas besoin de le dire, ne font pas leurs frais, car on n’y parle que de moralité, de vertu, on n’y cite que de nobles exemples et on en écarte tout ce qui n’est pas un appel aux sentimens généreux dont l’enfance peut être virilisée.

Si j’ai réussi à faire comprendre de quels métiers se compose l’école professionnelle de l’Orphelinat d’Auteuil, on a vu que ce ne sont que des métiers sérieux, permanens, pour ainsi dire, d’utilité constante, et par cela même assurant le travail à celui qui les possédera. J’insiste sur ce point qui est fort important et qui dénonce les intentions dont l’abbé Roussel a été animé lorsqu’il s’est décidé à parfaire des ouvriers et non pas seulement des apprentis. Les entrepreneurs de travaux faciles n’ont point manqué de lui adresser des propositions : il les a repoussées; on a essayé de le tenter en lui montrant l’appât des bénéfices à l’aide desquels il pourrait soutenir son œuvre de charité; il a secoué la tête et a refusé toute combinaison dont l’avenir de ses orphelins n’aurait pas à profiter d’une façon durable et même définitive. De quoi s’agissait-il? D’assimiler en quelque sorte la maison d’Auteuil à une maison de correction et d’imposer aux enfans une besogne qui n’a point besoin d’apprentissage, dont l’utilité est illusoire et qui ne peut jamais être un gagne-pain assuré. En moins de huit jours un enfant devient habile à la fabrication des chaînettes, des éventails en papier, des boîtes en carton, à l’assemblage des cahiers d’écolier, à la reliure des calepins, à la frappe des boutons de cuivre; on le sait bien à la Petite-Roquette, où les jeunes détenus sont employés à ces bimbelots, mais les jeunes détenus savent aussi que ce n’est point là un état qui pourvoit aux nécessités de la vie, et plus d’un de ces malheureux qui a passé deux ou trois ans à coudre ensemble des feuilles de papier ou à boucler des fils de laiton en est réduit à se faire terrassier ou coltineur pour ne point mourir de faim. En recueillant le vagabond, en lui donnant de l’instruction, en le ramenant à la dignité d’homme dont il s’écartait, l’abbé Roussel acceptait charge d’âmes. Il n’a pas répudié le fardeau et le porte avec vaillance. Il négligea son intérêt, n’eut en vue que celui de ses pupilles et au risque de ce qui pourrait advenir, ne voulut introduire dans sa maison que des métiers graves dont l’apprentissage est lent, mais dont l’exercice et la rémunération n’offrent pas trop d’aléa. Le résultat était facile à prévoir et avait été prévu; on s’est fié à la charité humaine; la charité n’a point été sourde, elle a répondu. Les ateliers coûtent plus qu’ils ne rapportent, j’entends ceci au sens matériel du mot, car au sens moral le bénéfice est inappréciable. Les apprentis qui sont à Auteuil auront le loisir de s’en convaincre plus tard, car plus d’un en doute aujourd’hui. Ceci est douloureux et je ne dois pas le cacher.

Dans le monde où l’abbé Roussel ramasse ses élèves, la bienveillance ne paraît pas être la vertu dominante; dans ces cœurs que la paresse, l’ivrognerie, ou des circonstances néfastes ont souvent fait souffrir, il y a un fond d’envie extravasée qui fermente et bouillonne. Pour certains écoliers et surtout pour certains parens, il est admis que l’abbé Roussel tire bénéfice du travail des enfans. On connaît le thème : exploitation de l’homme par l’homme, tyrannie du capital, le tout assaisonné de quelque sueur du peuple. Tel individu dont le fils a été recueilli par charité s’en va répétant ces vieilles sornettes et affirme qu’à l’Orphelinat des apprentis, les maîtres font fortune en accaparant le produit du travail des élèves. Il est puéril, je le sais, de rétorquer de telles balivernes; il est superflu, je le sais encore, de s’imaginer que l’on fera taire la calomnie; mais la vérité est toujours bonne à dire, et je la dirai. J’ai vérifié la comptabilité de la maison d’Auteuil, et j’en pourrais communiquer les chiffres au lecteur, atelier par atelier ; ce serait fastidieux ; un total d’ensemble suffira. En 1882, les ateliers, y compris la France illustrée et l’Ami des enfans, ont coûté 29,645 fr. 75; ils ont rapporté : 27,294 fr. 60 ; perte sèche : 2,351 fr. 15. C’est là le bénéfice ordinaire de la charité. Sans la bienfaisance qui l’a secouru et qui le secourt, l’Orphelinat d’Auteuil se verrait contraint par ministère d’huissier de fermer ses portes et de rendre à la rue le vagabondage qu’elle en a arraché. La proposition n’a rien d’excessif, il est aisé d’en faire la preuve. Les dépenses totales pour l’année 1882 ont été de 211,753 fr. 50 qui ont pourvu à l’habillement, à la subsistance, à l’instruction de trois cents enfans. Chacun d’eux exige une dépense quotidienne de 1 fr. 77, qui s’élève à 1 franc 94, si l’on y ajoute les frais d’entretien de la maison. En résumé, l’on peut dire que le produit des ateliers suffit à peine à couvrir le prix de la main-d’œuvre des ouvriers chargés de l’éducation professionnelle des apprentis.

Pour arriver à ne dépenser par jour et par élève que 1 fr. 77, il faut des prodiges d’économie; il faut, comme dans d’autres œuvres charitables, tirer parti de tout, des vieux vêtemens que la commisération envoie, des couvertures qu’elle donne, du linge « fatigué » qu’elle expédie. Tout est calculé pour ne point dépasser un budget sévèrement établi et dont l’équilibre serait rompu par la plus légère imprévoyance; une dépense de 0 fr. 05 par jour et par élève, qu’est-ce que cela? Nous en sourions; au bout de l’année, on se trouverait en présence d’un déficit de 5,475 francs et peut-être n’arriverait-on pas à le combler. En été, à l’époque des grandes chaleurs, la dépense est tout à coup augmentée dans des proportions redoutables; il faut mener les enfans aux bains froids; cet exercice est pour eux le plus apprécié et le plus salubre de tous ; on a obtenu une réduction notable, on y va à moitié prix ; 0 fr. 10 par écolier trois fois par semaine; quand arrive l’automne, on s’aperçoit que le plaisir de la natation coûte cher, mais on ne le regrette pas, car on sait que la santé des enfans en a profité; on se contente de redoubler de parcimonie. Autrefois, le jeudi et le dimanche, on servait du dessert sur la table, on y a renoncé ; c’était trop coûteux et pas assez nourrissant. Je crois cependant qu’en certaines circonstances solennelles on ne recule pas devant quelque confiture ; du moins, j’ai vu dans la cour une voiture chargée de pots de raisiné. Malgré « les fondations de lits, » — 100,000 francs, — malgré le produit de la pension des enfans payans, — 24,600 francs, — la maison d’Auteuil a eu, en 1882, un excédent de dépenses de 87,183 fr. 50, qui a été couvert par le produit des dons, des quêtes, des sermons et des ventes de charité. Il est bien placé l’argent qui préserve les enfans et fait des hommes.

J’ai dit que l’abbé Roussel, depuis que son œuvre a pris naissance, avait recueilli, réconforté, guidé plus de 6,000 enfans; les a-t-il tous sauvés, au sens absolu du mot? Non ; mais on peut affirmer, sans crainte d’être démenti par les faits, que sur 100 enfans qui ont séjourné à l’orphelinat et y ont terminé leur apprentissage, 80 resteront dans la voie de la probité. Tous, certainement, ne conserveront point intactes leurs croyances religieuses, tous n’iront pas à la messe le dimanche et ne feront point leur prière le soir avant de se coucher, mais ils ne demanderont qu’au travail le droit de vivre, ils aimeront le métier qu’on leur a enseigné, ils n’insulteront pas le prêtre qui passe dans la rue, le commissaire de police ne connaîtra pas leur nom. Les vingt autres retomberont en péril. Lorsque le grain est semé sur le roc ou dans la fange, il se dessèche ou il pourrit. Pour ceux-là, la germination ne s’est point faite; on les avait enlevés au mal, le mal les ressaisira, et ils iront grossir la tribu lamentable que les tribunaux recherchent, que les geôles réclament, qui, aux jours de paix publique, font état d’escroc et de voleur, qui, aux jours de fièvre furieuse, brûlent les villes et tuent les otages. En sortant de la douce maison où l’on a essayé de les imprégner de bien, ils reprendront la vie sans frein qu’ils ont aimée aux jours de leur enfance ; ils soutiendront quelque fille qui les nourrira de ses vilenies, ils s’embaucheront dans une bande de malfaiteurs, ils dépouilleront un passant, tueront un homme et mourront au bagne, ferrés sur le grabat de chêne.

Quatre-vingts pour cent, c’est énorme; et cette proportion serait plus considérable encore, si, comme son titre l’indique, l’Orphelinat d’Auteuil ne recevait que des orphelins. Quelques-uns n’ont plus de famille, la mort a tout emporté, ils sont seuls dans la vie et n’ont plus à s’appuyer que sur eux-mêmes; d’autres sont orphelins aussi, orphelins par la volonté du père et de la mère qui ont poussé l’enfant dehors et versent au cabaret l’argent qu’eût exigé son éducation ; ces orphelins-là ont des parens que la police ramasse souvent dans le ruisseau; l’absinthe a noyé le sentiment paternel et empoisonne la maternité. Ces orphelins du fait de la nature ou de l’abandon, sont les plus flexibles, et entrent, sans exiger trop d’efforts, dans une régularité qui ne déviera pas. Il n’en est pas de même pour les enfans qui restent en relation avec leurs parens, car l’influence que la famille exerce sur eux est presque toujours mauvaise et souvent néfaste. Pour ces gens d’existence dissolue, comptant sur le hasard, — sur la rencontre, comme ils disent, — bien plus que sur le travail, l’enfant est un instrument qu’ils mettent en œuvre pour s’augmenter un peu. Ils ont un mot qui les peint et découvre les difficultés contre lesquelles l’abbé Roussel est obligé de lutter : « Il faut que le petit rapporte ! » Or, quand il est à la maison d’Auteuil, apprenant son catéchisme et faisant son apprentissage, « le petit ne rapporte pas. » Comment « rapporter? » En exerçant un de ces métiers interlopes où le gamin de Paris excelle, en enlevant le porte-monnaie des badauds, en allant voler chez l’épicier la bouteille d’eau-de-vie que son père voudrait boire sans la payer, et dont il aura sa part. Dans l’asile de la rue Lecourbe, chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu, il faut parfois résister aux parens qui veulent reprendre leur enfant difforme, afin de l’envoyer mendier et de tirer parti de son infirmité. Avoir un enfant, le contraindre à quémander en pleurnichant dans les rues, lui imposer une redevance quotidienne, c’est, pour plus d’un parent, exercer une industrie. La plupart des petits mendians qui nous harcèlent au long des trottoirs sont des « soutiens de famille, » dans la poche desquels rien ne reste de ce qu’ils ont récolté. J’ai entendu le dialogue suivant, au cours d’un interrogatoire en police correctionnelle : « Quels sont vos moyens d’existence? — J’ai mon petit qui est bancroche; on lui donne sur le boulevard; il fait quelquefois de bonnes journées. »

A l’Orphelinat d’Auteuil, il est nécessaire de ne pas laisser sortir l’enfant que son père attend pour l’associer à ses méfaits, que la mère guette pour en faire un marmiton auquel elle apprendra à voler dans les cuisines, de la nourriture d’abord et bientôt après des couverts d’argenterie. Dans cette maison de si large hospitalité pour les enfans, il se passe le contraire de ce qui se produit dans les lycées et dans les pensionnats où sont élevés les fils de parens honnêtes. Là, dans ces grands instituts d’enseignement, le maître, — proviseur ou professeur, — est presque toujours certain, même lorsqu’il a tort, de trouver un appui dans la famille qui, par les conseils et les remontrances, l’aide à accomplir sa tâche parfois difficile. Dans les établissemens de redressement moral, alors que l’on s’évertue à transmettre à l’enfant des principes de probité, l’ennemi du maître, son adversaire le plus redoutable, c’est la famille qui le plus souvent est sans foi ni loi, ne croit ni à Dieu, ni à la justice, ne redoute que le gendarme et sait l’éviter. Il suffit qu’un enfant sorte une fois pour que le travail de la moralisation entreprise, le bénéfice de résistance déjà acquis, s’écroule ou s’envole devant les exemples qu’il a sous les yeux. L’enfant arrive à la maison paternelle : « Ah ! puisque voilà le petit, — on dit le gosse ou le même, — nous allons « gouaper » un peu, et on « gouape ; » on va au cabaret, dans les plus infimes ; on y rencontre « les amis ; » quels amis ! On y retrouve même « les amies ; » ce qui est pire ; on boit, on force l’enfant à boire ; on trouve amusant de développer chez lui des précocités ordurières; le père s’enorgueillit et dit : « Ce sera un gaillard ! » L’enfant est ivre, on le ramène à l’orphelinat, et si l’on adresse une observation au père, celui-ci répond : « De quoi se plaint-on? N’avait-il pas congé? Fallait-il pas rigoler un peu? » Essayer de faire comprendre à ces gens-là l’espèce de crime qu’ils commettent, c’est peine perdue ; aussi on y a renoncé depuis longtemps, et l’on se contente, autant que possible, de parquer l’enfant loin de sa famille, c’est-à-dire loin du foyer d’infection où il désagrège ses bons instincts et développe ses mauvais penchans. J’ai vu récemment la concierge de l’orphelinat refuser l’entrée à une mère ivre, qui demandait à voir son fils.

Comprend-on maintenant la bataille que l’abbé Roussel est obligé de soutenir contre les habitudes viciées, sinon vicieuses, du petit vagabond qu’il recueille, contre les parens qui détruisent, sans paraître s’en rendre compte, les bons résultats que la discipline et la vie régulière ont obtenus? Entre l’enfant qui ne « sort » jamais ou qui ne sort que chez ses bienfaiteurs, et l’enfant qui, de temps à autre, va passer une journée dans sa famille, la différence est éclatante. On peut parier presque à coup sûr que l’un sera un ouvrier probe et que l’autre s’en ira tôt ou tard fabriquer des chaussons de lisière à Poissy ou ailleurs. L’amour paternel est heureusement sans exigence chez les natures de cette sorte, et l’auteur de l’enquête que j’ai déjà citée, parlant de l’œuvre de l’abbé Roussel, a pu noter que les rapports avec les parens sont « très rares[5]. » Il y a là une question délicate hérissée de difficultés, car elle touche à ce qu’il y a de plus sacré dans la société moderne, aux droits du père de famille. Cependant, si l’on consulte les directeurs ou les directrices d’asiles ouverts aux enfans, garçons ou filles, il n’en est pas un, il n’en est pas une, qui ne sachent par expérience que leurs efforts d’amélioration sont neutralisés par l’influence des parens. Tous réclament l’action d’une loi nouvelle qui les investirait d’un droit que le père et la mère sont indignes d’exercer, car ils ne l’exercent qu’au détriment de l’enfant. Les plaintes et les désirs de ces bienfaiteurs de l’enfance abandonnée et pervertie semblent avoir été résumés par la Société des agriculteurs de France, qui, dans son assemblée générale du 5 février 1880, a émis le vœu « qu’une loi permette : 1° de dessaisir de la puissance paternelle, au moins jusqu’à la majorité des enfans, les parens qui les délaissent ou qui sont reconnus incapables de pourvoir à leur éducation intellectuelle et morale ; 2° de conférer l’exercice de la puissance paternelle aux œuvres de bienfaisance qui recueilleront ces enfans physiquement ou moralement délaissés[6]. » Ceci est explicite ; comme dans certains cas pathologiques, la seule indication du remède dénonce la gravité du mal. Le vœu formulé par la Société des agriculteurs sera-t-il pris en considération ? Je l’ignore. Doit-il être exaucé ? Je ne sais. Toucher aux droits paternels, c’est bien grave, surtout à une époque où la passion antireligieuse ne recule guère. Si la loi réclamée était volée, il faudrait l’entourer de toutes restrictions, afin qu’elle ne devînt pas une arme de persécution et d’immoralité entre les mains de ceux qui, sous prétexte d’être libres penseurs, s’opposent à l’expression de la pensée libre.

L’abbé Roussel a-t-il désiré d’être légalement armé de ce pouvoir paternel qu’il remplace à force de bonté et en inspirant confiance aux enfans qu’il dirige ? On peut douter qu’une disposition légale accroisse la somme des résultats déjà si considérables qu’il récolte. Il n’est pas homme, du reste, à broncher devant les insolences d’un ivrogne, et je ne le crois pas embarrassé pour mettre un père récalcitrant à la porte. Ses préoccupations sont peut-être d’un autre ordre ; il a beaucoup fait déjà, il voudrait faire plus encore ; mieux que personne, il connaît le vagabondage de Paris, il sait qu’il se multiplie, qu’il pullule, qu’il déborde dans nos rues, qu’il envahit les promenades, qu’il constitue une sorte de réserve où le vol et l’émeute se recrutent avec prédilection ; il voudrait donner un lit dans ses dortoirs à tous les petits qui couchent sous le ciel, il voudrait offrir une écuellée de soupe à tous ceux qui fouillent les tas d’ordures ou volent des pommes à l’étalage des fruitiers. Quand il regarde les bâtimens déjà fatigués où il instruit ses pupilles, il se dit avec douleur que nulle place libre ne reste pour caser un nouvel orphelin et que, malgré des prodiges de parcimonie, il arrive bien péniblement à maintenir son petit budget en équilibre. Il fait œuvre de salut plus que nul autre cependant, mais il ne ressemble pas au roi de la fable, et ce qu’il touche ne se change pas en or. Il me semble que les mères de famille, celles dont les enfans proprets, vigoureux et sages font la joie, devraient penser aux petits abandonnés que le vice et la misère saisiront à jamais si le bon abbé Roussel ne leur ouvre ses bras. Dans les jours des distributions de prix, au concours général, aux lycées, aux pensionnats, lorsqu’une mère ramène orgueilleusement son fils, frisé pour la circonstance, brillant de santé, rouge encore des accolades de son proviseur, portant ses couronnes au bras, pliant sous le faix des volumes reliés en basane, proclamé au bruit de l’orchestre, aux applaudissemens de ses camarades, qu’elle songe aux pauvres petits déguenillés qui ont traversé la vie pieds nus, qui ont souffert de la faim et du froid, que leur père a battus, que leur mère a chassés et qui ont été tomber à l’Orphelinat d’Auteuil hâves, pitoyables et pleurant. Qu’elle compte les prix que son fils a mérités et dont son cœur a tremblé d’émotion; pour chacun d’eux, qu’elle envoie une offrande, — une aumône, — à la maison généreuse où l’enfance éperdue s’est réfugiée. La gloire se paie; il n’en est pas de plus douce que celle qui vibre aux âmes maternelles; celle-là est assez pure pour donner la main à la charité, pour éveiller la commisération : c’est la dîme du succès; l’enfant malheureux en profitera.

Parmi les élèves de l’abbé Roussel, il y a des ouvriers qui sont intelligens, économes, sobres et qui deviendront patrons. Lorsqu’ils auront fait fortune à l’aide des vertus qu’on leur a enseignées, qu’ils n’oublient pas l’asile où ils ont trouvé un abri, l’exemple de la probité et le souci du travail; qu’ils se souviennent des heures errantes de la première enfance, qu’ils réfléchissent que d’autres sont comme ils ont été, sans pain, sans matelas, sans souliers et qu’ils donnent à la maison où ils ont appris à devenir honnêtes une partie de l’argent que, sans elle, ils n’auraient jamais gagné. Alors, l’orphelinat que nous voyons aujourd’hui sera transformé ; semblable à la mansarde de Jeanne Jugan, à la masure de la rue Léonie, où les Dames du Calvaire ont pansé à Paris leurs premières cancérées, à la maisonnette de la rue Lecourbe, où les frères de Saint-Jean-de-Dieu ont reçu leurs premiers petits incurables, ce n’aura été qu’un germe déposé dans le terrain fertile de la charité. Alors la maison se développera et acquerra l’ampleur qui lui est indispensable pour faire face à la plus impérieuse des nécessités sociales : à la protection et à la moralisation de l’enfance. Les pans de bois seront abattus, les légères cloisons s’en iront dans le tombereau des gravatiers ; la pierre de taille, la brique, le fer, seront les matériaux des constructions nouvelles qui pourront s’étendre sur place, car l’enclos est vaste où l’on peut les élever. La maison deviendra ce qu’elle doit être, ce qu’elle sera, un refuge où mille, deux mille petits vagabonds trouveront des classes élémentaires et une école professionnelle qui enseignera le respect de soi-même, le travail et la bienfaisance.

Est-ce un rêve? Non pas ; l’orphelinat compte aujourd’hui dix-sept années d’existence, c’est à peine s’il vient de naître, et ses preuves ne sont plus à faire; par les services qu’il a déjà rendus il est facile de prévoir les services qu’il est appelé à rendre. Des œuvres auxquelles on ne peut contester le caractère d’utilité publique et qui ont été également inspirées par le désir d’arracher des enfans à la dépravation et à la mendicité ont eu des commencemens plus modestes. L’Institut des sourds-muets essaie ses premiers gestes dans la chambre d’une maison sise rue des Moulins, n° 14, et le premier élève de la future institution des Jeunes Aveugles, François Lesueur, est un enfant de seize ans qui mendie au porche de Saint-Germain-des-Prés. Aujourd’hui l’abbé de l’Épée et Valentin Haüy ont des statues dressées au seuil des établissemens dont leur initiative a provoqué la création. Qui oserait dire que l’œuvre de l’abbé Roussel n’est pas égale à celle de l’abbé de l’Épée, à celle de Valentin Haüy? Infirmité physique, infirmité morale, c’est tout un, lorsque l’enfant en est atteint et perdu. Celui qui donne la parole aux muets, la vue aux aveugles, la probité aux vicieux, accomplit un de ces prodiges de bienfaisance dont l’humanité garde bonne gratitude et que la charité a le devoir d’aider de toute sa puissance.


Les œuvres qu’il me reste à faire connaître sont des œuvres d’hiver, c’est-à-dire qu’elles n’atteignent toute leur expansion que pendant les jours où le froid, l’humidité, l’obscurité plus longue, augmentent la misère et l’intensité des maladies. Alors, elles redoublent d’efforts et apparaissent dans le développement complet de leur action. J’attendrai donc ce moment pour continuer et terminer ces études.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, da 15 mai et du 1er juillet.
  2. Voir l’Enquête sur les orphelinats et autres établissemens de charité consacrés à l’enfance. Annexes au rapport de M. Théophile Roussel, IIe partie (sénat) ; dép. de la Seine, Notes complémentaires, p. 581 et seq.
  3. Voyez la Revue du 1er juillet.
  4. Ceci n’est plus strictement vrai ; l’Assistance publique, que l’on ne saurait trop louer en cette circonstance, a rompu avec son ancien règlement. Depuis le 1er ’janvier 1881, elle a installé un nouveau service au profit des enfans moralement abandonnés; elle les recueille, entre douze ou seize ans, et les place soit à Villepreux, dans une école d’agriculture, soit à Montevrain (Seine-et-Marne), dans un atelier d’ébénisterie. Les résultats obtenus dans ces deux établissemens, créés à l’aide du budget départemental de la Seine, paraissent, jusqu’à présent, répondre aux prévisions les meilleures.
  5. Enquête, etc., loc. cit., p. 648.
  6. Enquête, loc. cit. Rapports, p. CLXXXVII. — Une loi sur la protection de l’enfance est actuellement en délibération.