La Chartreuse de Parme (édition Conquet, 1883)/Tome 1/10

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Texte établi par Librairie L. Conquet, Librairie Léon Conquet Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 277-288).

X


Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de Lombardie va en Suisse : en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq pieds en contre-bas de la forêt. Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d’un temps de galop, et je reste planté là faisant la vraie figure d’un nigaud. En ce moment, il se trouvait à dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus : il vit dans ses yeux qu’il avait peur ; il allait peut-être retourner ses chevaux. Sans être encore décidé à rien, Fabrice fit un saut et saisit la bride du cheval maigre.

— Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis obligé de vous emprunter votre cheval ; je vais être tué si je ne f… pas le camp rapidement. J’ai sur les talons les quatre frères Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute ; ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur sœur, j’ai sauté par la fenêtre et me voici. Ils sont sortis dans la forêt avec leurs chiens et leurs fusils. Je m’étais caché dans ce gros châtaignier creux, parce que j’ai vu l’un d’eux traverser la route ; leurs chiens vont me dépister ! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu’à une lieue au delà de Côme ; je vais à Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval à la poste avec deux napoléons pour vous, si vous consentez de bonne grâce. Si vous faites la moindre résistance, je vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes à mes trousses, mon cousin, le brave comte Alari, écuyer de l’empereur, aura soin de vous faire casser les os.

Fabrice inventait ce discours à mesure qu’il le prononçait d’un air tout pacifique.

— Au reste, dit-il en riant, mon nom n’est point un secret : je suis le marchesino Ascanio del Dongo ; mon château est tout près d’ici, à Grianta. F…, dit-il, en élevant la voix, lâchez donc le cheval ! Le valet de chambre, stupéfait, ne soufflait mot. Fabrice passa son pistolet dans la main gauche, saisit la bride que l’autre lâcha, sauta à cheval et partit au petit galop. Quand il fut à trois cents pas, il s’aperçut qu’il avait oublié de donner les vingt francs promis ; il s’arrêta : il n’y avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui le suivait au galop ; il lui fit signe avec son mouchoir d’avancer, et quand il le vit à cinquante pas, il jeta sur la route une poignée de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les pièces d’argent. Voilà un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant ; pas un mot inutile ! Il fila rapidement, vers le midi s’arrêta dans une maison écartée, et se remit en route quelques heures plus tard. À deux heures du matin il était sur le bord du lac Majeur ; bientôt il aperçut sa barque qui battait l’eau : elle vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan à qui remettre le cheval : il rendit la liberté au noble animal ; trois heures après il était à Belgirate. Là, se trouvant en pays ami, il prit quelque repos ; il était fort joyeux, il avait réussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes de sa joie ? Son arbre était d’une venue superbe, et son âme avait été rafraîchie par l’attendrissement profond qu’il avait trouvé dans les bras de l’abbé Blanès. Croit-il réellement, se disait-il, à toutes les prédictions qu’il m’a faites ; ou bien, comme mon frère m’a fait la réputation d’un jacobin, d’un homme sans foi ni loi, capable de tout, a-t-il voulu seulement m’engager à ne pas céder à la tentation de casser la tête à quelque animal qui m’aura joué un mauvais tour ? Le surlendemain Fabrice était à Parme, où il amusa fort la duchesse et le comte en leur narrant avec la dernière exactitude, comme il faisait toujours, toute l’histoire de son voyage.

À son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais Sanseverina chargés des insignes du plus grand deuil.

— Quelle perte avons-nous faite ? demanda-t-il à la duchesse.

— Cet excellent homme qu’on appelait mon mari vient de mourir à Baden. Il me laisse ce palais ; c’était une chose convenue, mais en signe de bonne amitié, il y ajoute un legs de trois cent mille francs, qui m’embarrasse fort ; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa nièce, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur ; j’élèverai au duc un tombeau de trois cent mille francs. Le comte se mit à dire des anecdotes sur la Raversi.

— C’est en vain que j’ai cherché à l’amadouer par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou généraux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu’ils ne m’adressent quelque lettre anonyme abominable ; j’ai été obligée de prendre un secrétaire pour lire les lettres de ce genre.

— Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte Mosca ; ils tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois j’aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et votre excellence peut penser, ajouta-t-il en s’adressant à Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnés.

— Eh bien ! voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une naïveté bien plaisante à la cour ; j’aurais mieux aimé les voir condamnés par des magistrats jugeant en conscience.

— Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l’adresse de tels magistrats ; je leur écrirai avant de me mettre au lit.

— Si j’étais ministre, cette absence de juges honnêtes gens blesserait mon amour-propre.

— Mais il me semble, répliqua le comte, que votre excellence, qui aime tant les Français, et qui même jadis leur prêta le secours de son bras invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes : Il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces âmes ardentes, et qui lisent toute la journée l’histoire de la Révolution de France, avec des juges qui renverraient acquittés les gens que j’accuse. Ils arriveraient à ne pas condamner les coquins le plus évidemment coupables et se croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle ; votre âme si délicate n’a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d’abandonner sur les rives du lac Majeur ?

— Je compte bien, dit Fabrice d’un grand sérieux, faire remettre ce qu’il faudra au maître du cheval pour le rembourser des frais d’affiches et autres, à la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l’auront trouvé ; je vais lire assidûment le journal de Milan, afin d’y chercher l’annonce d’un cheval perdu ; je connais fort bien le signalement de celui-ci.

— Il est vraiment primitif, dit le comte à la duchesse. Et que serait devenue votre excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu’elle galopait ventre à terre sur ce cheval emprunté, il se fût avisé de faire un faux pas ? Vous étiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon crédit eût à peine pu parvenir à faire diminuer d’une trentaine de livres le poids de la chaîne attachée à chacune de vos jambes. Vous auriez passé en ce lieu de plaisance une dizaine d’années ; peut-être vos jambes se fussent-elles enflées et gangrenées : alors on les eût fait couper proprement…

— Ah ! de grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman ! s’écria la duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour…

— Et j’en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, répliqua le ministre, d’un grand sérieux ; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m’a-t-il pas demandé un passe-port sous un nom convenable, puisqu’il voulait pénétrer en Lombardie ? À la première nouvelle de son arrestation je serais parti pour Milan, et les amis que j’ai dans ce pays-là auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie avait arrêté un sujet du prince de Parme. Le récit de votre course est gracieux, amusant, j’en conviens volontiers, répliqua le comte en reprenant un ton moins sinistre ; votre sortie du bois sur la grande route me plaît assez ; mais, entre nous, puisque ce valet de chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez droit de prendre la sienne. Nous allons faire à votre excellence une fortune brillante, du moins voici madame qui me l’ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands ennemis puissent m’accuser d’avoir jamais désobéi à ses commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espèce de course au clocher, que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il eût fait un faux pas ! Il eût presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous cassât le cou.

— Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout émue.

— C’est que nous sommes environnés d’événements tragiques, répliqua le comte aussi avec émotion ; nous ne sommes pas ici en France, où tout finit par des chansons ou par un emprisonnement d’un an ou deux, et j’ai réellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah çà ! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour à vous faire évêque, car bonnement je ne puis pas commencer par l’archevêché de Parme, ainsi que le veut, très-raisonnablement, madame la duchesse ici présente ; dans cet évêché où vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu quelle sera votre politique ?

— Tuer le diable plutôt qu’il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les Français, répliqua Fabrice avec des yeux ardents ; conserver par tous les moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m’aurez faite. J’ai lu dans la généalogie des del Dongo l’histoire de celui de nos ancêtres qui bâtit le château de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Galeas, duc de Milan, l’envoie visiter un château fort sur notre lac ; on craignait une nouvelle invasion de la part des Suisses. — Il faut pourtant que j’écrive un mot de politesse au commandant, lui dit le duc de Milan en le congédiant. Il écrit et lui remet une lettre de deux lignes ; puis il la lui redemande pour la cacheter : Ce sera plus poli, dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en naviguant sur le lac il se souvient d’un vieux conte grec, car il était savant ; il ouvre la lettre de son bon maître et y trouve l’ordre adressé au commandant du château de le mettre à mort aussitôt son arrivée. Le Sforce, trop attentif à la comédie qu’il jouait avec notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la dernière ligne du billet et sa signature ; Vespasien del Dongo y écrit l’ordre de le reconnaître pour gouverneur général de tous les châteaux sur le lac, et supprime la tête de la lettre. Arrivé et reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, déclare la guerre au Sforce, et au bout de quelques années il échange sa forteresse contre ces terres immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un jour me vaudront à moi quatre mille livres de rente.

— Vous parlez comme un académicien, s’écria le comte en riant ; c’est un beau coup de tête que vous nous racontez là, mais ce n’est que tous les dix ans qu’on a l’occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un être à demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours, goûte très-souvent le plaisir de triompher des hommes à imagination. C’est par une folie d’imagination que Napoléon s’est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher à gagner l’Amérique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre où il cite Thémistocle. De tous temps les vils Sancho Pança l’emporteront à la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir à ne rien faire d’extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un évêque très respecté, si ce n’est très respectable. Toutefois, ma remarque subsiste ; votre excellence s’est conduite avec légèreté dans l’affaire du cheval : elle a été à deux doigts d’une prison éternelle.

Ce mot fit tressaillir Fabrice ; il resta plongé dans un profond étonnement. Était-ce là, se disait-il, cette prison dont je suis menacé ? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre ? Les prédictions de Blanès, dont il se moquait fort en tant que prophéties, prenaient à ses yeux toute l’importance de présages véritables.

— Eh bien ! qu’as-tu donc ? lui dit la duchesse étonnée ; le comte t’a plongé dans les noires images.

— Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et, au lieu de me révolter contre elle, mon esprit l’adopte. Il est vrai, j’ai passé bien près d’une prison sans fin ! Mais ce valet de chambre était si joli dans son habit à l’anglaise ! quel dommage de le tuer !

Le ministre fut enchanté de son petit air sage.

— Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conquête, et la plus désirable de toutes, peut-être.

Ah ! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta. Il se trompait ; le comte ajouta :

— Votre simplicité évangélique a gagné le cœur de notre vénérable archevêque, le père Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un grand vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c’est que les trois grands vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs, et dont deux, je pense, étaient grands vicaires avant votre naissance, demanderont, par une belle lettre adressée à leur archevêque, que vous soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos vertus d’abord, et ensuite sur ce que vous êtes petit-neveu du célèbre archevêque Ascagne del Dongo. Quand j’ai appris le respect qu’on avait pour vos vertus, j’ai sur-le-champ nommé capitaine le neveu du plus ancien des vicaires généraux ; il était lieutenant depuis le siège de Taragone par le maréchal Suchet.

— Va-t’en tout de suite en négligé, comme tu es, faire une visite de tendresse à ton archevêque ! s’écria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta sœur ; quand il saura qu’elle va être duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te confier sur ta future nomination.

Fabrice courut au palais archiépiscopal ; il y fut simple et modeste, c’était un ton qu’il prenait avec trop de facilité ; au contraire, il avait besoin d’efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en écoutant les récits un peu longs de monseigneur Landriani, il se disait : Aurais-je dû tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait par la bride le cheval maigre ? Sa raison lui disait oui, mais son cœur ne pouvait s’accoutumer à l’image sanglante du beau jeune homme tombant de cheval défiguré.

Cette prison où j’allais m’engloutir, si le cheval eût bronché, était-elle la prison dont je suis menacé par tant de présages ?

Cette question était de la dernière importance pour lui, et l’archevêque fut content de son air de profonde attention.