La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre LIV

La bibliothèque libre.
, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 218-221).

Chapitre cinquante-quatrième.
Ci devise comment on doit férir le sanglier.


Et se le senglier li vient courre sus visaige à visaige, il doit venir contre luy, non pas courant, mes trotant, les rênes de sa bride bien courtes ; et ne doit point regarder au senglier, ni à ce qu’il fera, mes penser et adviser par où il pourra mieulz asseoir son coup. Et s’il fiert de l’espieu, il doit férir de haut en bas, si fort comme il pourra, en se levant sur les estriers. Et doit tout veneur chevauchier court ansois que long ; car il en est plus aysié et moins en griève son cheval ; quar s’il monte une coste, il se puet soustenir sur les estriers et ne grèvera mie tant son cheval ; et aussi se puet tourner et virer sà et là et bessier ; et s’il chevauchoit long, il ne le pourroit fère. Aussi dis je qu’il en est plus aysiée et plus délurré en toutes armes soyent de peiz ou de guerre. Aucunes gens fièrent le senglier de l’espieu dessoubz main. Aucuns metent l’espieu dessoubz l’eisselle einsi comme s’ilz vouloyent jouster ; et ce sont deux nices contenances, quar ilz ne pevent fere grant coup.

Et sil vuelt descendre aux abais en mi les fortz, ce ne sera mie de mon conseill, si n’i ha lévriers ou alans, ou mastins ; quar s’il faut à le bien ferir, ce que on fet bien voulentiers, quar il se cuevre[1] trop bien de sa teste, le senglier ne le faudra pas à le tuer ou blessier. C’est grand périll de se metre en aventure de mourir, ou d’estre mehaigné[2], ou afolé pour si pou d’oneur ou de proufit conquerre : quar j’en ai veu mourir de bons chevaliers, escuyers et servans. Toutevoyes, s’il est si fol, il doit avoir son espieu croysié, bien agu et bien taillant et bonne hante[3] et forte. Et doit regarder son coup qu’il ne faille, et tenir son espieu au milieu, autant devant comme il en hara derrière. Quar s’il le tenoit trop court devant, pour quant qu’il ferist le senglier, à ce qu’il a longue teste, le musel toucheroit jà à luy, car l’espieu entreroit touzjours dedenz et le senglier seroit trop près de luy, si le pourroit blessier ou tuer. Et quant le senglier vient à luy, il ne doit mie tenir la hante dessoubz l’eisselle, pour mieulx asseoir son coup et pour tourner sa main là ou mestier[4] sera ; mès dès ce qu’il l’hara feru, il doit metre la hante dessous l’essele et bouter fort. Et se le senglier estoit plus fort que luy, il doit guenchir[5] ore d’une part, ore d’autre, sans lessier l’espieu, et touzjours bien bouter, jusques tant que Dieux li ayde, ou secours li soit venu.

Quant levriers ou alans le tienent on le puet bien férir seurement ; ou à cheval le tuer sans levriers ne alans, ou de l’espieu ou de l’espée ; quar le plus grant périll est du cheval. Et si le vuelt tuer de l’espée et n’y a ne levrier ne alant, et il li vient courre visaige à visaige, il doit venir trotant, acoursies les rênes de sa bride comme j’ay dit. Et doit avoir son espée de long iiijtre piés d’alemelle[6] ; de quoy la moytié qui sera devers la crois, ne taille ne d’une part ne d’autre.

On doit ferir le senglier avant qu’il fière par devant le pis de son cheval à la droite main ; et doit on ferir grant coup, et se leisser tout peser dessus. Et sil est fort feru, le senglier ne fera ja mal coup ; mes pour ce qu’il vient de si grant force, il est grand périll. Et j’en ay veu de gens playés et afolés qui du taillant de l’espée se blessoient au genoill ou en la jambe. Pour ce di je que l’espée ne taille point de tant comme j’ay dit.

Et c’est bele mestrise et bele chose qui bien scet tuer un senglier de l’espée. Et se le senglier ne li vuelt venir courre sus, il doit férir des esperons après luy acouant et le ferir par derrière là où mieulz pourra entre les quatre membres et s’en passer outre ; quar quant le senglier se sent feru par darrière, il se tourne tantost et fiert le cheval ès jambes ; et tumbe aucune fois tout à terre, homme et cheval. Aussi di je que quant il li vient courre sus visaige à visaige, il ne se doit mye arrester sus luy ; mes ferir et passier outre, afin que ne blesse lui ne son cheval. Et quant il l’ara tué, il doit corner prise comme d’un cerf.

Du brusler du fouail et de le deffere ai-je dit sà devant.

Aussi puet-on prendre sengliers à hayes, à roiz et bourses, à fousses et en autres guises et engins que j’ay jà dit, et en ventriant[7], qui se fet einsi : quant un homme scet qu’il ha menjeures en une forest ou de glant ou de fayne, et ce sera après le premier somme, et les sengliers seront alés à leurs menjeures et il sçaura où les menjures sont, il doit venir là touzjours au dessoubz du vent, et puis doit lessier aler un chien sanz plus dire mot, et le chien qui hara le vent des sengliers, quar il sera au dessoubz du vent, les yra tantost abayer : donc doit lesser aler tous les autres chiens et levriers et alans et mastins sans dire mot. Et ilz yront tantost là où le chien abaye, aquar ilz aront le vent des sengliers, et les porcs n’aront pas le vent des chiens, jusques tant que soyent sur eulz. Einsi en prendra deux ou trois ou au moins un.

Assez me semble que j’aye parlé de la chasse de senglier, quar j’ay assez ailleurs bien à fere.

Séparateur

  1. Cuevre. Couvre.
  2. Mehaigné. Estropié. Meshain. Peine, blessure, travail ; peut-être cela vient-il du mot grec μαιέια. Dans le glossaire qui suit le Roman de la Rose on trouve cette note : Mahamium, dicitur ossis cujus libet fractio.
  3. Hante. On dit maintenant une hampe ; mais le mot hante est plus conforme à l’étymologie hant, qui signifie main. La hampe est le manche d’une pique, d’un drapeau, d’un épieu.
  4. Mestier. Besoin, du mot italien mestieri.
  5. Guenchir. Détourner.
  6. Allemelle. Lame, du mot lamella.
  7. Ventriant. Dans le manuscrit de Neuilly on lit vautriant.