La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre XXX

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, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 132-139).

Chapitre trentième.
Ci devise à connoistre grant cerf par le froyers.


Après luy vueill aprendre à connoistre grant cerf par les froyers, quar sil trueve le froyers du cerf, et il voit que le bois où il s’est froyé soit gros, qu’il ne le puisse avoir ployé, et se soit froyé bien haut et ait bien l’arbre escorchié et esmondé et les branches rompues et teurses bien haut, et que les branches soyent bien grosses, c’est signe que il est grant cerf, et qu’il doit porter haulte teste et bien trochée ou paumée ; quar pour la trocheure qui est droite desront, il hault les branches qu’il ne puet tenir ne ployer dessouz luy. Quar se le froyeour estoit menu, et il metoit les branches dessouz luy, ce n’est point signe qu’il soit grant cerf ; espicialement si continuellement les froyers estoient menuz. Toutesvoyes un grand cerf froye bien aucune-fois en petiz arbres, mais non pas continuellement. Mes jeune cerf ne froyera jà en gros arbre ; dont doit il regarder à plusieurs froyers. Et s’il voit les signes dessus-diz plus souvent au gros bois que au menu, il le puet juger pour chassable et pour cerf de x corns. Et si les froyers sont touz communément menus et bas, non ; quar il y doit avoir refus.

Aussi li vueill aprendre à connoistre grant cerf par le lit ou reposées. Reposées sont quant un cerf vendra au matin de son viander et se couchera et puis à chief de piesse il se levera et sen ira en une autre part couchier pour y demourer tout le jour. Dont quant il vendra au lit du cerf ou à la reposée et il le verra long et large et bien foulé et preinte l’erbe, et au lever qu’il fera dou lit, le pié et le genoill aront bien fondu la terre et pressé l’erbe, ce sont signes qu’il est grant cerf et pesant. Et se à la reposée ne sont pas ces signes pource qu’il y ara pou demouré, mes que la reposée soit longue et large, il le peut judgier pour cerf chassable de x corns.

Aussi li vueill aprendre a connoistre grand cerf par le boys porter ; quar quant un cerf va parmi un boys fors et espès, et il a haute teste et large et il trueve le boys juene et les rainseauls[1] tendres, il a la teste plus forte que le bois ; adonc emporte il le bois et mesle une branche sus l’autre ; quar les porte et met là où elles ne souloyent mie estre de leur nature. Et quant les portées du bois sont larges et hautes, donc le puet il juger cerf chassable de x corns ; quar s’il n’avoit haute teste et large, il ne pourroit fère les portées hautes ne larges. Et s’il avenoit qu’il trouvast les portées et qu’il n’eust le limier en sa main et il ne sarroit de quien temps ces portées estoyent, il faut qu’il mete son visadge parmi les portées, et retienhe son alaine le mieulx qu’il pourra ; et s’il trueve que l’irainhe ait filé parmi les portées, c’est signe que ce n’est pas de bon temps, ou au moins est-ce de la relevée de la nuyt devant du cerf. Toutes voyes aille querre son limier ; quar il l’en fera mieulz fin.

Aussi li vueill aprendre à connoistre grand cerf par les foulées. Les foulées du cerf apelle l’en, quant il marche sus lieu où il ait trop de erbe et on ne puet veoir la fourme du pié ; ou quant il marche en autre lieu où il n’a point d’erbes et poudre ou durté de païs, ou fuelles, ou autres choses empechent de veoir la fourme du pié. Et quant il marche sus erbe et il n’en puet veoir à l’ueill, adonc doit il metre sa main dedanz la fourme du pié ; et s’il voit que la fourme du pié ait largeur de iiij dois il le puet judger grant cerf par les foulées ; et se la semelle du pié ha encore trois dois largement, il le puet judger pour cerf de x corns. Et aussi s’il voit qu’il poise bien et ront bien la terre et presse bien l’erbe, c’est signe qu’il est grant cerf et pesant. Et s’il n’en puet veoir à plain pour le dur terrein, ou par la poudrière, lors se doit il abaisser pour oster la poudrière et souffler sus la fourme du pié du cerf, tant qu’il en voye bien la fourme. Et s’il ne le puet veoir en un lieu, si le doibt poursuyvir jusques tant qu’il en voye bien à son aise. Et s’il ne puet voeir en nul lieu, se doit mectre la main sus la fourme du pié, quar lors trouvera il comment il ront la terre de chescune part des ongles du pié et le pourra judgier pour cerf chassable, einsi comme j’ay dit des foulées de l’erbe. Et se fueilles ou autres choses sont dedans la fourme du pié qu’il ne puisse bien veoir à son aise il l’en doibt oster tout bellement de sa main les fueilles ou autres choses, affin qu’il ne defface la fourme du pié, et souffler dedenz et fere les autres choses que j’ay dessus-dictes.

Après li vueill aprendre comment il parlera entre bons veneurs de l’office de vénerie. Premièrement il doit petit parler et soy pou vanter, et bien ouvrer subtilment, et faut quil soit sage et diligent en son mestier ; quar un bon veneur ne doit mie herauder[2] son mestier. Et sil avient qu’il soit entre autres veneurs qui en parlent, il en doit parler par la manière qui s’en suit. Premièrement se on li demande où il parle de menjures ou de viandeis de bestes, il doit dire des cerfz et de toutes bestes rousses viander ; et de toutes bestes mordans comme sont ours, porcx, lous et autres bestes mordans mengier, comme j’ay dit dessus. Et se on en parle et ou l’en li demande des fumées : il doit apeller fumées celles de cerf, de rangier, de dain, et de bouc et de chevreul ; des ours et des bestes noires et des lous, il les doit nommer laissés. Celle des lievres et des connins, il les doit nommer crotes. Celles des renards, des taissons et d’autres bestes puanz, doit il nommer fiantes et celles des loutres espraintes, comme devant est dit.

Et se on luy demande ou on parle des piés des bestes, les piéz des cerf doit il apeller ou voyes ou piez ; quar chescun est bien dit. Et celles de l’ours, du sanglier et du lou doit il apeller trasses. Et celles du rangier, du daim, du chevreul et du lièvre doit il apeler piés ; et celles des autres bestes puantes, marches, comme dit est.

Et sil a veu un cerf à l’ueill, il y a de trois manières de couleur de poill : l’un se est brun cerf, l’autre est dit blont, et l’autre est dit fauve. Et einsi les puet il apeller selon qu’il li semblera qu’il ait la couleur. Et se on li demande quieu teste ha le cerf qu’il ha veu, il doit respondre toujours en per et non pas en non per ; quar s’il portoit de l’une part x corns, et de l’autre nen portoit que un, si doit il dire qu’elle est seinhée de de xx corns, quar le plus emporte le moins. Et einsi de plus ou de moins touzjours en per ; et tout corn de cerf se puet conter puisque[3] on y puet pendre un esperon, et autrement non. Et quant il porte autant de l’une part comme de l’autre, il puet dire que elle est fourmée de tant de corns comme elle portera. Et quant elle ne porte que d’une part, il puet dire qu’elle est seinhée de tant de corns comme elle portera.

Et s’il voit par le pié du cerf ou autres signes que j’ay dessus dis, qu’il li semble cerf chassable, et on li demande quieu cerf ce est, il doit dire : cerf de x corns et non pas plus. Et s’il semble grant cerf, et on li demande quel cerf ce est, il doit dire : cerf qui a autrefois porté x corns, où il n’a point de refus. Et sil l’a bien veu à l’ueill, ou par les signes dessus-dis, et en a veu bien à plain, et voit qu’il soit si grant cerf, comme cerf puet estre, et on li demande quieu cerf ce est, il doit dire grant cerf et vieill ; et c’est le plus grant mot qu’il puisse dire, einsi que j’ay dit devant. Et se on li demande à quoy connoist il qu’il est grant cerf, il puet dire : ou pource qu’il fet bon os, ou bon talon ou bonne sole de pié, ou belles reposées, ou brise bien la terre, ou belles portées, ou bonnes fumées, ou touz les autres signes qu’il y connoistra einsi que j’ay dit devant. Et s’il voit un cerf qui ait la teste bien et ordenement selon la hautour et la taille que elle ha bien rengiée, les corns à mesure l’un près de l’autre, et on li demande quieu teste il porte : il doibt respondre qu’il porte belle teste et bien rangiée. Et s’il voit un cerf qui ait la teste grosse de merrien et d’antoilliers, et est bien rangiée et bien chevillée et bien haute et ouverte, et on li demande quieu teste il porte, il doit respondre qu’il porte belle teste et par tous signes et bien née. Et s’il voit un cerf qui ait la teste basse ou haute ou gresle ou grosse et soit menuement chevillée et pueblée de corns et hault et bas, et on li demande quieu teste il porte, il doit respondre qu’il porte la teste bien chevillée selon la faisson que elle ha, ou basse, ou menue, ou d’autre maniere. Et s’il voit un cerf qui ait la teste diverse, ou que les antoilliers aillent arrière ou que il a doubles meules, ou autre diversité que communément n’ont les autres testes des cerfz, et on li demande quieu teste il porte ; il doit respondre qu’il porte une teste contrefaicte ou diverse, car il y a cieu diversité. Et quant il voit un cerf qui porte haute teste et ouverte et mal chevillée et longues perches, et on li demande quieu teste il porte, il doit respondre qu’il porte belle teste et ouverte et longues perches, mes est elle mal chevillée et mal rengiée. Et quant il voit un cerf qui porte la teste basse et grosse chevillée menuement, et on li demande quieu teste il porte, il doit respondre qu’il porte une teste belle et bien chevillée de la faisson einsi comme dit est. Et se on li demande par la teste à quoy il cognoist qu’il est grant cerf et vieill, et doibt respondre que les signes de grant cerf par la teste sont : premièrement quant il ha grosses meules et pierreuses comme menues pierres, et les meules près de la teste ; et les antoilliers qui sont les premiers corns, gros longs et près des meules et bien pierreux et les sur-antoilliers qui sont les segons corns, doivent estre près des antoilliers, et de cieux fourme, combien qu’ils ne doivent mie estre si grans ; et les autres corns gros et loncx et bien chevillez et rengiez ; et la troncoeure ou paumeure ou couronneure, que j’ay dit devant, haute et grosse ; et tout le long les perches seront grosses et pierreuses et il hara au long des perches unes[4] petites combeletes que on apelle goutières ; lors doit il dire que en ce congnoist l’en qu’il est grant cerf par la teste.

Après li vueill aprendre à cognoistre grant ours ou grant senglier, et savoir parler entre les veneurs de la chasse de bestes mordans. Et s’il voit d’un senglier qui li semble assez grant sengler, einsi que on dit du cerf chassable, cerf de x corns, il doit dire du sanglier : porc en tiers an où il n’a point de refus ; et de moins porc de compainhie. Et s’il voit grans signes que je diray après, il puet dire qu’il est grant senglier.

De la faisson et nature des sengliers et des autres ay je parlé devant ; et se on li demande des menjures du senglier : les menjures du senglier sont proprement apelées de faine et glant. Autre manière apelle vermeiller : c’est quant ilz boutent et reversent la terre du grain devant pour querre les vers et la vermine de la terre qu’ils menjent. L’autre manière de mangier ès blez ou gainhages ou ès flours ou autres herbes. L’autre manière si est quant ils sont afouchiés[5], c’est quant ils font grans fosses et vont quérir les racines de la fouchière et de l’esperge dedans terre. Et se on li demande à quoy il cognoist grant senglier, il doit respondre que on les cognoist par les trasses et par le lit et par le sueill. Et se on li demande à quoy il conoist le grant senglier du jeune, et le sanglier de la truye, il doit respondre que grant sanglier doit avoir les trasses longues et les ongles[6] rôndes devant, et large sole de pied et bon talon et loncs os, et quant il marche qu’ils entrent bien parfond en terre et facent gros pertuis et larges et loinh l’un de l’autre ; car à grant paine verra l’en par les trasses d’un senglier que on n’en voye par les os ; et ce ne fiet pas hon du cerf[7] ; quar on verra par le pié trop de fois que on n’en verra jà par les os ; et du senglier non ; quar les os sont plus près du talon que ne sont du cerf. Et aussi sont ils plus longs, plus agus et plus taillans assez ; et pource, tantost la forme de ses trasses est en terre, aussi y est la forme des os. Et voulentiers grant senglier fet pigasse[8] ou devant ou derrière ou de chescun ; c’est à dire que l’une ongle de ses trasses est plus longue que l’autre. Et, où il verra les signes dessus dis plus granz, il le pourra juger par les trasses pour plus grant, et de moins.

De la truye encontre le sanglier puet il judgier ; quar une truye ne fet pas si bon talon comme fet un juene porc. Et aussi ses ongles sont plus longues et plus agues devant que d’un juene porc. Et aussi ses trasses sont plus ouvertes devant et estroites derrière. Et la sole du pié n’est mie si large que d’un juene porc, mes qu’il ait deux ans. Ne les os de la truye ne sont mie si loncx ne si larges ne si loinh l’un de l’autre comme sont du juene porc, ne n’entrent tant dedans terre, mes sont grêles et menuz et aguz et cours et près l’un de l’autre plus que d’un juene porc. El ce sont les signes à quoy on conoist un juene porc, mes qu’il ait deux ans, de toutes truyes par les trasses ; quar des juenes porcz de compainhies ne dis je mie.

Et se on li demande par le lit à quoy conoist-il grant senglier, il doit respondre que sete lit du senglier est lonc et parfont et large ce sont signes qu’il est grant sanglier ; mais que le lit soit nouvel et qu’il n’y ait geu[9] que une foys. Et se le lit est parfond, sanz litière, et que le senglier gise près de la terre, c’est signe qu’il ait bonne venoison.

Et se on luy demande à quoy il conoist grant senglier par le sueill, il doit respondre que voulentiers quant un senglier vient au sueill à l’entrée ou à l’issue, on en voit par les trasses ; si l’en puet judgier comme j’ay dit dessus. Aussi fet-il par le sueill ainsi que j’ai dit par le lit, combien qu’aucune fois il se tourne d’un costé et d’autre et amont et aval ; mais non obstant cela, auques puet on veoir la fourme de son corps. Aussi avient il voulentiers que quant un senglier s’est souillé et il part du sueill, il se va froter à aucun arbre et laisse moullié de boe l’arbre où il s’est froté, et illec puet on veoir sa grandour ou hautour de luy ; combien que aucunefois du musel et de la teste il frote plus haut qu’il n’est ; mais on puet bien apercevoir le quel est de l’espine, et lequel est de la teste.

Par ses leissées, ne par autre judgement on ne puet cognoistre grant senglier, se on ne le voit. Fors tant quant il fet grosses leissées, c’est signe qu’il ait grant bouel[10] et qu’il soit grant senglier.

Et par les dens ou grès, quant il est mort ; quar quant les dens d’un sanglier sont longues ainsi comme demi coute[11] ou plus et sont grosses et larges de deux dois ou plus, et il y a goutières et combeletes tant au long dessus et dessouz, ce sont signes qu’il est grant sanglier et de moins moins. Et aussi quant il a les grès qui sont les dens dessus grosses et usées des dens dessouz et jaunes, c’est signe de grant senglier.

Séparateur

  1. Rainseauls, petites branches :

    Tant suis du Rosier approuchié,
    Qu’à mon vouloir peuz la main tendre
    Aux rainseaulx, pour le bouton prendre.

    Roman de la Rose. Vers 22622.
  2. Herauder, préconiser.
  3. Puisque, pourvu que.
  4. Quelques.
  5. Afouchiés, Je crois qu’il ne faut pas confondre ce mot avec le mot afouché, que nous avons rencontré dans le chapitre ix. Voyez la note 2 de la page 57.
  6. Ongles. Il est à remarquer que Gaston fait constamment le mot ongle féminin.
  7. Et ce ne fait-on pas du cerf.
  8. Pigasse — Pigache.
  9. Geu, couché. Voyez la note de la page 125.
  10. Bouel, boyau, intestin.
  11. Coute, coudée. Les défenses du sanglier atteignent rarement la longueur d’une demi-coudée. Néanmoins, cette dimension n’est pas exagérée. Dans un article de M. Léon Bertrand sur le sanglier (Journal des Chasseurs, 1re année, page 174), on lit ce passage :

    « C’était un vieux solitaire, le plus gros de tous ceux que j’aie vus. La hure était monstrueuse, et les défenses, que j’ai conservées comme curiosités, avaient huit pouces neuf lignes (0,257). » C’est à dire une demi-coudée moins trois lignes.