La Chasse au lion/01

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J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 7-26).

LA CHASSE AU LION

CHAPITRE PREMIER

le lion, son éducation, ses mœurs, ses habitudes.

Au mois de janvier 1848, je rencontrai à Paris Adolphe Delegorgue, le chasseur naturaliste, qui a passé sept ans dans le sud de l’Afrique, au milieu des Cafres et des Amazoulous, se nourrissant de bifteks d’hippopotames et de rhinocéros.

Je n’ai pas besoin de dire que cette rencontre fut une bonne fortune pour moi, et que, non content d’avoir lu les voyages de mon vaillant confrère, je l’accablai de mille questions sur les chasses qu’il avait faites, et surtout sur le lion du cap de Bonne-Espérance.

Je fus tellement frappé du peu d’analogie qui existe entre cet animal et celui de l’Algérie, que je résolus dès lors d’écrire ce que j’avais pu remarquer touchant les us et coutumes de ce dernier, pendant plusieurs années de fréquents rapports avec lui.

Tout le monde sait que le lion appartient à l’espèce féline, et, chose singulière, les naturalistes les plus éminents qui ont écrit sur cet animal l’ont traité comme s’il vivait au grand jour, et aucun d’eux n’a levé le voile de ses habitudes nocturnes.

Cette lacune fâcheuse est inexplicable, je ferai en sorte de la remplir, en prenant le lion à sa naissance en le suivant pas à pas jusqu’à sa mort ; trop heureux si les observations que j’ai recueillies peuvent dissiper les idées fausses que j’ai entendu maintes fois exprimer à son sujet en France et même en Algérie, où les indigènes seuls connaissent les habitudes du lion.

C’est ordinairement à la fin de janvier qu’a lieu l’accouplement des lions et des lionnes. Le travail de la dentition faisant mourir un grand nombre de ces dernières, les mâles sont d’un tiers plus nombreux que les femelles.

Aussi n’est-il pas rare de rencontrer une de ces dames accompagnée de trois ou quatre prétendants, se livrant entre eux des combats à outrance jusqu’à ce qu’ennuyée de voir que ces galants ne parviennent pas à s’étrangler pour elle, la lionne les mène vers un grand vieux lion dont elle a apprécié la valeur en l’entendant rugir.

Les amoureux en prennent bravement leur parti et arrivent avec la lionne en présence du rival préféré.

Les pourparlers ne sont jamais longs, et le résultat de ces rencontres est toujours certain. Attaqué par les trois imprudents, le vieux lion les reçoit sans bouger ; du premier coup de gueule il étrangle celui-ci, du second il broie la jambe de celui-là, et le troisième est bien heureux s’il s’en va avec un œil, laissant l’autre au bout d’une des griffes du maître.

La place une fois libre, le noble animal secoue bruyamment sa crinière, dont une partie s’envole au gré du vent ; puis il va se coucher près de la lionne, qui, pour premier gage d’affection, lèche d’un air câlin les blessures qu’il a reçues pour elle.

Lorsque deux lions adultes se rencontrent sur le même terrain, les choses ne se passent pas ainsi. Un Arabe de la tribu de Kesenna m’a raconté à ce sujet un combat auquel il a assisté.

C’était à l’époque où les cerfs sont en rut. Mohammed, grand affuteur animaux de toute espèce, était, par un beau clair de la lune, perché sur un chêne, attendant une biche qu’il avait vue rôder en cet endroit en compagnie de plusieurs cerfs. L’arbre sur lequel il s’était établi était planté au milieu d’une vaste clairière et près d’un sentier.

Vers minuit, il vit arriver une lionne suivie d’un lion fauve et à tous crins. La lionne quitta le sentier et vint se coucher au pied du chêne ; le lion était resté sur le chemin et paraissait écouter.

Mohammed entendit alors un rugissement lointain et qu’il distinguait à peine ; aussitôt la lionne lui répondit. Le lion fauve se mit à rugir si fort, que le chasseur épouvanté laissa tomber son fusil pour se cramponner aux branches et ne pas tomber lui-même.

À mesure que l’animal qui s’était fait entendre d’abord paraissait se rapprocher, la lionne rugissait de plus belle, et le lion, furieux, allait et venait du sentier à la lionne, comme s’il avait voulu lui imposer silence, et de la lionne au sentier, comme pour dire : « Eh bien, qu’il vienne, je l’attends. »

Une heure après, un lion noir comme un sanglier apparaissait à l’extrémité de la clairière. La lionne se leva pour aller à lui ; mais, devinant son intention, le lion courut au-devant de son ennemi. Ils se rasèrent tous deux pour prendre leur élan, puis ils bondirent en même temps l’un contre l’autre et roulèrent ensemble sur l’herbe de la clairière pour ne plus se relever.

La lutte fut longue et effrayante pour le témoin involontaire de ce duel.

Tandis que les os craquaient sous les gueules puissantes des deux combattants, leurs griffes semaient la clairière de leurs entrailles, et des rugissements, tantôt sourds, tantôt éclatants, disaient leurs colères et leurs douleurs.

Au commencement de l’action, la lionne s’était couchée sur le ventre, et, jusqu’à la fin, elle témoigna avec le bout de sa queue le plaisir qu’elle éprouvait à la vue de ces deux lions s’égorgeant pour elle.

Quand tout fut dit, elle s’approcha prudemment des deux cadavres pour les flairer, puis elle s’éloigna sans daigner répondre à l’épithète un peu grossière, mais tout à fait de circonstance, que Mohammed ne put s’empêcher de lui jeter à défaut d’une balle.

Cet exemple de la fidélité conjugale de la lionne est applicable à toutes ses pareilles. Ce qu’elles recherchent d’abord, c’est un mâle adulte et fort qui les débarrasse des jeunes lions, dont les combats continuels les ennuient ; mais, dès qu’un lion plus fort se présente, il est toujours le bienvenu.

D’après ce que j’ai pu voir, soit par corps, soit par le pied, il n’en est pas de même du lion, qui, à moins d’y être contraint, ne quitte jamais sa compagne et a pour elle une affection, des soins et des égards dignes d’un meilleur sort.

Depuis le moment où le couple léonin quitte son repaire jusqu’à sa rentrée, c’est toujours la lionne qui va devant. Lorsqu’il lui plaît de s’arrêter, le lion fait comme elle.

Arrivent-ils près d’un douar qui doit fournir le souper, la lionne se couche, tandis que son époux s’élance bravement au milieu du parc et lui apporte ce qu’il a trouvé de meilleur. Il la regarde manger avec un plaisir infini, tout en veillant à ce que rien ne puisse la déranger ni la troubler pendant son repas, et il ne pense à assouvir sa faim que lorsque sa compagne est repue. En un mot, il n’y a pas de tendresses qu’il n’ait pour elle pendant et après la saison des amours.

Quand la lionne sent qu’elle est sur le point de mettre bas (c’est-à-dire à la fin de décembre ou au commencement de janvier), elle cherche un ravin impénétrable et isolé pour y déposer sa progéniture.

Ses portées varient d’un à trois, suivant l’âge et la force des lionnes ; mais elles sont ordinairement de deux petits, un maie et une femelle.

Durant les premiers jours qui suivent la naissance des lionceaux, la mère ne les quitte pas un seul instant, et le père pourvoit à tous ses besoins. Ce n’est que lorsque les enfants ont atteint l’âge de trois mois et passé la crise de dentition, mortelle pour un grand nombre de jeunes lionnes, que la mère les sèvre en s’éloignant chaque jour pendant quelques heures et leur donnant de la chair de mouton soigneusement dépouillée et déchiquetée par petits morceaux.

Le lion, dont le caractère est très-grave quand il devient adulte, n’aime pas à rester près de ses enfants, qui le fatiguent de leurs jeux. Afin d’être plus tranquille, il se fait une demeure dans le voisinage pour être à même de venir au secours de sa famille en cas de besoin.

Les Arabes qui ont connaissance d’une portée de lions, d’abord parce qu’ils ont vu la lionne prête à mettre bas, ensuite parce que le bétail enlevé prend chaque jour le même chemin, profitent du moment ou la lionne sèvre ses petits pour les lui ravir.

À cet effet, ils se postent pendant des journées entières sur un mamelon ou un arbre qui domine le repaire, et, dès qu’ils voient la lionne s’éloigner, sûrs que le mâle n’est pas auprès des lionceaux, ils arrivent jusqu’à eux en se glissant à travers bois, les enveloppant du pan de leurs burnous pour étouffer leurs cris, et les portent à des cavaliers qui les attendent sur la lisière de la forêt pour partir ventre à terre, les hommes en croupe et les lionceaux devant eux. Cette manœuvre est dangereuse, et, entre autres exemples, je citerai le suivant :

Pendant le mois de mars 1840, une lionne vint déposer ses petits dans un bois appelé El-Guéla, situé dans la montagne de Mezioun, chez les Zerdezah. Le chef du pays, Zeiden, fit un appel à Sedek-ben-Oumbark, cheick de la tribu des Beni-Fourral, son voisin, et, au jour convenu, trente hommes de chacune de ces tribus se trouvaient réunis sur le col du Mezioun, à la pointe du jour.

Ces soixante Arabes, après avoir entouré le buisson dans tous les sens, poussèrent plusieurs hourras, et, ne voyant pas paraître la lionne, ils pénétrèrent sous bois et prirent deux jeunes lionceaux.

Ils se retiraient bruyamment, croyant n’avoir plus rien à craindre de la mère, lorsque le cheik Sedek, resté un peu en arrière, l’aperçu sortant du bois et se dirigeant droit vers lui.

Il se hâta d’appeler son neveu Meçaoud et son ami Ali-ben-Braham, qui accoururent à son secours. La lionne, au lieu d’attaquer le cheik, qui était à cheval, fondit sur son neveu, qui était à pied.

Celui-ci l’attendit bravement et ne pressa la détente qu’à bout portant.

L’amorce seule brûla.

Meçaoud jette alors son fusil et présente à la lionne son bras gauche enveloppé de son burnous.

Celle-ci le saisit et le broie ; pendant ce temps, ce brave jeune homme, sans faire un pas en arrière, sans pousser une plainte, saisit un pistolet qu’il portait sous son burnous et force la lionne à lâcher prise en lui mettant deux balles dans le ventre.

Au même instant elle s’élance sur Ali-ben-Braham, qui lui envoie inutilement une balle dans la gueule ; il est saisi aux deux épaules et terrassé ; il a la main droite broyée, plusieurs côtes mises à nu, et ne doit son salut qu’à la mort de la lionne, qui expira sur lui.

Ali-ben-Braham vit encore, mais il est estropié, Meçaoud est mort vingt-quatre jours après cette rencontre.

À l’âge de quatre à cinq mois, les lionceaux suivent leur mère la nuit jusqu’à la lisière du bois, où le lion leur apporte le dîner.

À sis mois, par une nuit bien noire, toute la famille change de repaire, et depuis cette époque jusqu’au moment où ils doivent se séparer de leurs parente, les petits voyagent constamment.

De huit mois à un an, les lionceaux commencent à attaquer les troupeaux de moutons ou de chèvres qui, pendant le jour, viennent dans le voisinage de leur demeure. Quelquefois ils s’en prennent aux bœufs ; mais ils sont encore si maladroite, qu’il y a souvent dix blessés pour un mort, et que le père est obligé d’intervenir.

Ce n’est qu’à deux ans que les jeunes lions savent étrangler un cheval, un bœuf, un chameau, d’un seul coup de gueule à la gorge, et franchir les haies de deux mètres de haut qui sont réputées protéger les douars.

Cette période d’un an à deux ans est vraiment ruineuse pour les populations. En effet, la famille ne tue pas seulement pour se nourrir mais encore pour apprendre à tuer. Il est facile de comprendre ce que doit coûter un pareil apprentissage à ceux qui en fournissent les éléments.

Mais, me dira-t-on, pourquoi les Arabes se laissent-ils manger ainsi par les lions et ne les chassent ils pas ! À cela je répondrai : Lisez le chapitre suivant, et si jamais vous avez des troupeaux en Algérie, vous les parquerez derrière un mur de cinq mètres ou vous ferez comme les Arabes.

À la troisième année, les lionceaux quittent leurs parents pour s’accoupler, et ceux-ci, afin de ne pas rester seuls, les remplacent par une nouvelle famille.

Les lions ne sont adultes qu’à huit ans. À cet âge, ils ont acquis toute leur force, et le mâle d’un tiers plus grand que la femelle, a toute sa crinière. Qu’on ne juge pas des lions vivant à l’état sauvage par les lions dégénérés que l’on voit dans les ménageries.

Ces derniers ont été pris à la mamelle et élevés comme des lapins de choux, privés du lait de la mère, de la vie au grand air, de la liberté et enfin d’une nourriture saine et abondante. De là ces formes mesquines et grêles, ce regard malheureux, cette maigreur maladive et cette crinière absente, qui leur donne un faux air de caniches et les ferait renier de leurs pareils vivant à l’état de nature.

Il y a en Algérie trois espèces de lions : le lion noir, le lion fauve et le lion gris, que les Arabes appellent el adrea, el asfar, el zarzouri.

Le lion noir, beaucoup plus rare que les deux autres, est un peu moins grand, mais plus fort de la tête, de l’encolure, des reins et des jambes. Le fond de sa robe est de la couleur des chevaux bai brun jusqu’à l’épaule, ou commence une crinière noire, longue, épaisse, qui lui donne un air peu rassurant.

La largeur de son front est d’une coudée, la longueur de son corps, depuis l’extrémité du nez jusqu’à la naissance de la queue, qui est d’un mètre, mesure cinq coudées[1]. Le poids de son corps varie entre deux cent soixante-quinze et de trois cents kilos. Les Arabes redoutent plus ce lion que les deux autres, et les Arabes ont raison.

Au lieu de voyager comme le lion fauve et le lion gris, le lion noir s’établit dans un bon repaire, et y reste quelques fois trente ans. Il descend rarement dans la plaine pour attaquer les douars ; mais, en revanche, il va attendre, le soir, les troupeaux de bœufs au moment où ils quittent la montagne, et en tue quatre ou cinq pour boire leur sang.

Dans la saison d’été, alors que les jours sont longs, il quitte sa demeure au coucher du soleil, et va se poster, sur le bord d’un sentier qui traverse la montagne, pour attendre un cavalier ou un piéton attardé.

Je connais un Arabe qui, dans une rencontre pareille, mit pied à terre, dessella et débrida sa monture, et partit, emportant sur sa tête le harnachement du cheval, qui fut étranglé sous ses yeux. Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi, et cavaliers ou piétons se tirent rarement d’affaire quand ils se trouvent en présence d’un lion noir.

Le lion fauve et le lion gris ne diffèrent l’un de l’autre que par la couleur de la crinière ; ils sont un peu plus grand que le noir et moins trapus. À part ce qui précède touchant ce dernier, tous ont le même caractère et les mêmes habitudes.

L’existence du lion se divise en deux parties distinctes, qui en font, en quelque sorte, deux animaux différents, et ont fait naître mille erreurs sur son compte : ces deux parties sont le jour et la nuit. Le jour il a pour habitude de se retirer sous bois loin du bruit, pour digérer et dormir à son aise.

Parce qu’un homme s’est trouvé impunément, dans le jour, face à-face avec un lion que les mouches ou le soleil obligeaient à changer de demeure, ou que la soif attirait près d’un ruisseau, sans se rendre compte qu’à cette heure l’animal était à moitié endormi et avait l’estomac et le ventre pleins ; on a dit que le lion n’attaquait pas l’homme. En effet, le lion ne tue pas pour le plaisir de tuer ; mais il tue pour vivre et se défendre quand on l’attaque.

Dans un pays comme l’Algérie, littéralement couvert de troupeaux, le lion n’est jamais à jeun pendant le jour. Les indigènes qui savent cela, ont soin de rester chez eux à l’heure où le lion quitte son repaire, et s’ils sont obligés de voyager la nuit, ils ne vont jamais seuls ou à pied.

Comme on le verra au chapitre de la chasse au lion, lorsqu’un de ces carnassiers rencontre une troupe d’hommes, il croit toujours avoir affaire à des maraudeurs, et les suit pour avoir sa part dans la prise.

Quant à moi, je déclare que si j’ai remarqué de l’indifférence dans la physionomie de quelques lions que j’ai rencontrés le soir, je n’ai vu que des dispositions très-hostiles chez tous ceux qui se sont trouvés sur mon chemin la nuit.

Je suis tellement sûr qu’un homme isolé est perdu sans ressource s’il fait une pareille rencontre, que, lorsque ma tente est établie dans la montagne, dès que la nuit est arrivée, je ne m’en écarte jamais sans prendre ma carabine.

Je connais un grand nombre d’exemples récents d’Arabes qui ont été dévorés par le lion ; mais je ne citerai que le suivant, parce qu’il est connu de tous les indigènes de Constantine, et qu’il s’est accompli dans des circonstances on ne peut plus dramatiques.

C’étaient quelques années avant l’occupation de cette ville ; parmi les nombreux détenus dont les prisons regorgeaient, se trouvaient deux condamnés à mort, deux frères qui devaient être exécutés le lendemain.

Ces hommes étaient des coupe-jarrets de grandes routes, dont on citait des traits de force et de courage surprenants. Le bey, craignant une évasion, ordonna qu’ils fussent entravés, c’est-à-dire qu’un pied de chacun d’eux fût enfermé dans le même anneau en fer rivé sur les chairs.

Tout le monde ignore comment les choses se passèrent, mais chacun sait que, lorsque l’exécuteur se présenta, la prison était vide.

Après avoir fait de vains efforts pour ouvrir ou couper leur maudite entrave, les deux frères qui étaient parvenus à s’évader, gagnèrent à travers les champs afin d’éviter toute mauvaise rencontre.

Quand le jour vint, ils se cachèrent dans des rochers, et le soir ils continuèrent leur route.

Vers le milieu de la nuit, ils firent la rencontre d’un lion.

Les deux voleurs commencèrent par lui jeter des pierres en criant de toutes leurs forces pour l’éloigner : mais l’animal s’était couché devant eux et ne bougeait pas.

Voyant que les injures et les menaces n’aboutissaient à rien, ils essayèrent des prières ; mais le lion bondit sur eux, les terrassa, et se mit, séance tenante, à manger l’aîné à côté de son frère, qui fit le mort.

Quand il arriva à la jambe qui était retenue par l’entrave, le lion, sentant une résistance, la coupa au-dessus du genou.

Puis, soit qu’il fut repu, soit qu’il eût soif, il se dirigea vers une source située près de là. Pensant que le lion reviendrait quand il aurait bu ; le pauvre diable qui restait chercha autour de lui un refuge, et entraînant après lui la jambe de son frère, il alla se fourrer dans un silo qu’il eut le bonheur de rencontrer sur ses pas.

Peu de temps après, il entendit le lion rugir de colère, et plusieurs fois passer près du trou dans lequel il s’était réfugié.

Enfin, le jour se fit et le lion s’éloigna.

Au moment où le malheureux sortait du silo, il se trouva en présence de plusieurs cavaliers du bey qui étaient sur ses traces. Un d’eux le mit en croupe, et il fut ramené à Constantine, où on l’incarcéra de nouveau.

Le bey, ne voulant pas croire à l’événement raconté par ses serviteurs, désira voir cet homme et le fit venir devant lui, toujours traînant la jambe de son frère. Malgré sa réputation de cruauté, Ahmed-Bey, en le voyant, ordonna que l’entrave fut brisée et lui fit grâce de la vie.

Quoique doué de sens très-subtils, d’une force et d’une souplesse à nulle autre pareilles, le lion de l’Algérie ne chasse point.

Seulement, s’il aperçoit de loin un ou plusieurs sangliers, il va à pas de loup faire en sorte de les surprendre ; mais, dès qu’il est éventé ou entendu, les bêtes noires détalent, et le lion descend dans la plaine chercher son souper dans un parc, ce qu’il trouve infiniment plus commode et plus sûr.

J’ai vu quelquefois des compagnies de sangliers vider une enceinte en plein jour quand un des leurs avait été croqué ; mais j’ai vu plus souvent encore lions et sangliers habiter la même forêt sans s’occuper les uns des autres.

Cela tient à ce que le lion a toutes facilités de trouver sa nourriture chez les Arabes, sur lesquels il prélève un impôt dix fois plus fort que celui qu’ils payent à l’État.

J’ai étudié longtemps le rugissement du lion, et je terminerai ce chapitre en faisant connaître les observations que j’ai recueillies à cet égard.

Quand un lion et une lionne sont ensemble, la femelle rugit toujours la première au moment elle quitte son repaire.

Le rugissement est un composé d’une douzaine de sons qui commencent par des soupirs, vont crescendo et finissent comme ils ont commencé, par intervalle de quelques secondes entre chaque son.

Le lion alterne avec la lionne.

Ils vont ainsi rugissant de quart d’heure en quart d’heure jusqu’au moment où ils approchent du douar qu’ils veulent attaquer.

Dès qu’ils sont repus, ils recommencent jusqu’au matin.

Le lion isolé rugit également à son lever, mais il arrive souvent sans se taire jusque dans les douars.

En été, pendant les fortes chaleurs, le lion rugit moins et quelquefois point du tout. Mais, à l’époque des amours, il se dédommage largement du temps perdu.

Quelqu’un, entre autres sottes questions, me fit un jour celle-ci : « Pourquoi le lion rugit-il ? » Je lui répondis : « Je crois que le rugissement est au lion ce que le chant est à l’oiseau. Si cette définition ne vous satisfait point, allez passer quelques années en sa compagnie, vous en trouverez peut-être une meilleure[2]. »

J’ai pensé que la statistique faite par moi sur les pertes que les lions font éprouver aux Arabes pourrait intéresser le lecteur, et je la consigne à la fin de ce chapitre.

La durée de l’existence du lion est de trente à quarante ans. Il tue ou consomme une valeur annuelle de six mille francs en chevaux, mulets, bœufs, chameaux et moutons. En prenant la moyenne de sa vie, qui est de trente-cinq ans, chaque lion coûte aux Arabes deux cent dix mille francs.

Les trente lions qui se trouvent en ce moment dans la province de Constantine, et qui seront remplacés par d’autres venant de la régence de Tunis ou du Maroc, coûtent annuellement cent quatre vingt mille francs. Dans les contrées où je chasse d’habitude, l’Arabe qui paye cinq francs d’impôts à l’État paye cinquante francs au lion.

Les indigènes ont déboisé plus de la moitié de l’Algérie pour éloigner ces animaux nuisibles. L’autorité française, espérant mettre un terme à ces incendies qui menacent les forêts et les bois d’une destruction complète, inflige des amendes aux Arabes qui brûlent.

Qu’arrive-t-il de cela ? Les Arabes se cotisent pour payer ces amendes et incendient comme par le passé.

Il en sera ainsi jusqu’à ce que le gouvernement ait pris des mesures pour protéger les populations d’une manière efficace, comme cela se pratique en France pour les loups, qui sont loin pourtant d’être aussi nuisibles que les lions.

Les traits les plus saillants du caractère du lion sont la paresse, l’impassibilité et l’audace. Quant à sa magnanimité, je dirai comme le proverbe arabe : « Quand tu pars pour un voyage, ne sois pas seul et arme-toi comme si tu devais rencontrer le lion. »

  1. Les Arabes mesurent la coudée du coude à l’extrémité de la main ouverte.
  2. Les Arabes, dont la langue est riche en comparaisons, n’ont qu’un mot pour le rugissement du fion, ce mot est rad, tonnerre.