La Chasse au roi/02

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Société générale de librairie catholique (p. 31-59).


II

DU BRACONNIER RAOUL, D’UN BOITEUX, D’UN NEZ CROCHU ET D’UN VIEIL HOMME QUI ALLAIT EN PÈLERINAGE À SAINT-GUHAIN DE BÉHONNE POUR RETROUVER SES JAMBES DE VINGT ANS.


Le soleil de midi frappant le toit chargé de givre, mettait à chaque ardoise une gouttelette de cristal et bleuissait la fumée au fond de l’âtre. La salle basse, nettoyée du haut en bas, était prête pour la cérémonie ; les meubles avaient repris leur place accoutumée autour des murs, et Nicaise rangeait dans le bahut la faïence essuyée.

Mariole, alerte à son travail, cousait, achevant la toilette qui devait la faire si brave à l’heure impatiemment attendue où le ménétrier de Behonne allait sonner la première danse. On en tendait les enfants jouer dans le jardin. Hélène était avec son père. Les valets et servantes allaient et venaient.

Le passage de la Cavalière en plein jour lui avait ôté un peu de son prestige surnaturel, et cependant l’auberge du Lion-d’Or s’était occupée d’elle toute la matinée. Était-ce dans l’espoir ou dans la crainte de la revoir encore que Mariole regardait sans cesse à la croisée ? Un observateur en aurait douté, car les jolis yeux de la fillette devenaient tristes quand ils quittaient sa couture pour se tourner de ce côté.

Et si l’observateur avait eu l’oreille fine, ses doutes se seraient tournés en certitude, car à un moment où ses doigts distraits cessaient de pousser son aiguille, la fillette murmura :

— Voilà trois jours qu’il n’est venu !

Qui donc avait été trois jours sans venir ? Certes, ce n’était pas le joli M. Ledoux, le collecteur, puisque nous eûmes de ses nouvelles hier à la veillée.

— Nicaise ! dit-elle tout à coup.

— Quoi ça, petiote répliqua le bon fatout en tressaillant comme un homme qui s’éveille en sursaut.

— Tu es triste comme un bonnet de nuit, garçon !

— Quant à ça, non… un jour où c’est fête pour la demoiselle, ce serait péché !

— Tu es triste, puisque tu pleures.

Nicaise s’essuya les yeux à tour de bras et répliqua :

— Si c’est ma manière d’être gai, à moi, la Poupette !

Mariole le regarda en dessous et dit :

— Pauvre Nicaise !

— Je ne suis pas plus pauvre aujourd’hui qu’hier, petiote, répliqua le fatout d’un air fier, et je n’aime pas qu’on me plaigne, non !… Vous êtes donc bien contente, vous !

— Dame ! dit-elle. On va danser.

— Voilà du bonheur ! gronda Nicaise qui ferma les poings sous son tablier. Ah ! en voilà pour sûr !

— Et on va rire… Dis donc, Nicaise.

— Après ?

— Ma grande sœur Hélène va être joliment heureuse avec M. Ledoux, sais-tu ?

— Non, je ne sais pas, gronda le fatout entre ses dents serrées.

— Comment, tu ne sais pas !… M. Ledoux n’est-il pas assez aimable !

— Il n’y a personne d’assez aimable pour la demoiselle ! déclara Nicaise.

— Ça, c’est vrai, avoua Mariole. Ma sœur Hélène vaut plus que tout. Mais puisqu’elle l’a choisi pour son mari, écoute donc, c’est qu’il lui plaît.

Le fatout songea un instant, puis il dit comme à regret :

— Ça me fait cet effet-là, petiote. Faut qu’il lui plaise pour l’avoir choisi.

Il poussa un gros soupir.

— Et puis… tu ne réfléchis pas, toi, reprit Mariole.

— Ah ! pas souvent, c’est vrai ! dit le pauvre garçon qui ajouta tout bas : Malgré ça que je rumine, depuis du temps, toute la longue nuit au lieu de dormir ! Et bien c’est malheureux pour moi !

— Tu ne réfléchis pas que, maintenant, l’auberge du Lion-d’Or ne peut pas aller sans un homme.

— Un homme ! répéta Nicaise qui se redressa malgré lui.

— Un vrai homme, répliqua la fillette. Le père Olivat ne quittera plus jamais son lit, et toi…

— Moi. je suis une poule mouillée, pas vrai, petiote ? articula péniblement Nicaise.

— On dit ça. Moi, je ne le crois pas. Mais enfin, ma grande sœur Hélène te regarde toujours comme un petit gars… Quel âge as-tu, dis ?

— Un an plus qu’elle, juste.

— Ça n’a pas l’air. Il faut un homme… à présent surtout qu’on voit rôder autour de la maison tant de gens de méchante mine…

— Et de bonne mine aussi, Poupette ! interrompit Nicaise qui la regarda d’un air malin.

Elle baissa les yeux en murmurant avec plus de surprise que de crainte :

— Tiens, tiens, tiens, tiens !

— Et de bonne mine, si tu veux, mon garçon, poursuivit-elle résolument : ça dépend des goûts. La chose certaine, c’est que le voisinage du roi d’Angleterre…

— La demoiselle ne veut pas qu’on l’appelle le roi d’Angleterre ! dit Nicaise.

— Le voisinage du chevalier de Saint-Georges, rectifia Mariole docilement, nous amène de drôles de gens : des Anglais…

— Et des Français, intercala, encore Nicaise. Le beau braconnier qui vient pour vous est Français, m’est avis, petiote, hé ?

— Vient-il pour moi ? demanda Mariole qui le regarda en face avec ses grands yeux ingénus.

— Vous en valez tout de même bien la peine, oui ! murmura le fatout qui semblait pensif. Tenez, mademoiselle Mariole, voulez-vous que je vous dise une idée que j’ai : on vous appelle la poupette, comme on m’appelle, moi, la poule mouillée… jusqu’à voir !

La fillette laissa son ouvrage pour lui tendre la main.

— Si tous les étrangers qui rôdent dans la forêt étaient comme M. Raoul… commença-t-elle en baissant la voix.

— Ah ! ah ! dit Nicaise, il a nom M. Raoul ! C’est un joli nom, oui !

— On n’aurait pas besoin de M. Ledoux à la maison, acheva Mariole, car il est bien honnête, va, mon Nicaise, M. Raoul !

— Et il a les mains bien blanches, hé ! petiote ? M’est avis que s’il voulait, ce beau braconnier-là nous en dirait long sur la Cavalière !

— Chut ! fit Mariole en mettant un doigt sur sa bouche.

Le fatout regarda tout autour de lui, puis demanda :

— Pourquoi chut ?

— Ce sont de grands secrets, répondit la fillette avec emphase, des secrets de vie et de mort !

— Et vous les savez, vous, Poupette ?

— Peut-être pas tous, mais j’en sais beaucoup, répliqua Mariole, non sans orgueil.

— Dites, voir !

— Le plus souvent ! se récria-t-elle. Tu n’as donc pas remarqué comme j’ai fait l’ignorante ce matin ? J’ai demandé si la Cavalière était une personne ou un fantôme.

— C’est un fantôme ?

— Nigaud !

— C’est une personne alors : je m’en doutais !

— Vraiment ! Et devinerais-tu bien toi, pourquoi elle a ce drôle de nom, la Cavalière ?

— Pardié ! dit le fatout. Est-ce malin ? parce qu’elle va à cheval, donc !

— Pauvre Nicaise ! murmura Mariole qui se remit à sa couture d’un air de commisération profonde. Ce que c’est que de ne pas savoir !

— Dites, voir ! répéta le fatout. Quand vous aurez dit, je saurai.

Mariole se fit prier un petit peu, puis elle croisa ses jolis doigts sur ses genoux et prit une pose de professeur.

— Approche-toi, murmura-t-elle, et si on t’interroge, motus, pas vrai ? Tous ces gens-là qui courent le guilledou dans la forêt ne sont pas du même avis. Il y en a qui servent le bon Dieu et sont catholiques comme toi et moi, et d’autres qui sentent le fagot. Les catholiques ont l’idée que le jeune roi doit faire un voyage en Écosse pour sa santé, les huguenots voudraient le mettre en prison… comprends-tu ?

— Oui bien, répondit Nicaise ; mais ça ne me dit pas pourquoi c’te femme-là s’appelle la Cavalière.

— Parce qu’elle n’est pas huguenote, répartit Mariole sans hésiter.

— Ah !… fit Nicaise. Elle a raison pour ça.

— Voilà, dans leur pays, les huguenots s’appellent des Têtes-Rondes et les catholiques des Cavaliers… Est-ce curieux ?

— Et M. Raoul, le braconnier aux mains blanches, est-il un Cavalier ou une Tête-Ronde ? demanda Nicaise.

— Est-ce qu’il a l’air d’un hérétique ! s’écria la fillette indignée.

— Dame ! reprit-elle ; au fait… j’ai oublié de le questionner là-dessus, mais pas de danger !

Elle se leva brusquement et déploya sa robe achevée, qu’elle examina dans tous les sens avec une joie enfantine.

— En as-tu vu déjà des épousailles, toi, Nicaise ? interrogea-t-elle en faisant bouffer les plis de sa jupe.

— Oui, répliqua le bon garçon avec toute sa tristesse revenue. Des fois, c’est gai, d’autres fois… Tenez ! ce M. Ledoux a un air ! Vous aurez beau dire tous… il a un air.

— Quel air ?

— Je m’entends bien, allez, la poupette… un air qui me fait comme si je voyais une couleuvre à sa place… Il n’a pas l’air d’avoir son propre visage, quoi !

Mariole éclata de rire.

— D’ailleurs, reprit le fatout ; je n’aime pas m’amuser, moi !

— Oh ! si moi ! s’écria Mariole. Et comme on va s’amuser ! À quatre heures le repas, avec les chansons au dessert ! À huit heures, la danse, et demain, la cérémonie à la paroisse où nous irons tous derrière les violons. Mon Dieu ! que c’est agréable de se marier !

Le fatout eut un sourire mélancolique ; il pensait :

— Ah ! oui bien ! avec la demoiselle Hélène !

— Tenez, Poupette ! se reprit-il tout haut avec une soudaine chaleur. J’ai défiance de cet homme-là ; que voulez-vous, ce n’est pas ma faute.

— Défiance de M. Raoul !… dit Mariole qui guettait de l’œil la fenêtre.

— Il s’agit bien de M. Raoul ! Je parle du collecteur. C’est un ange, voyez-vous, qu’il aura pour femme. S’il la rendait malheureuse, je l’étranglerais comme un poulet !

Mariole regardait avec étonnement ses yeux assombris et les veines de son front qui se gonflaient.

— Bon Nicaise ! dit-elle attendrie. Ma grande sœur Hélène te mène rudement, pourtant, quelquefois.

— Ça ne fait rien ! repartit le fatout. J’aime mieux être rebourré par la demoiselle que bien traité par une autre !

Il recula comme effrayé et se un donna maître coup de poing au milieu du front, pensant :

— Bavard ! bavard ! autant monter sur le toit pour crier que tu as perdu la tête !

Mais Mariole pensait à ses propres affaires et n’avait pas le temps d’épier les battements de ce pauvre cœur.

— Tiens ta langue, dit-elle seulement. M. Ledoux est déjà plus qu’à moitié notre maître, et dans quelques heures il sera notre maître tout à fait. Je vas en haut passer ma robe.

Elle monta, leste et joyeuse, l’échelle qui conduisait à l’étage supérieur. Dès qu’elle fut dans sa chambrette, elle se mit à essayer sa robe neuve devant un petit miroir qui pendait à la muraille.

La robe allait bien, Dieu merci : le miroir ne pouvait pas dire le contraire. Mariole souriait malgré elle. Tout à coup, un nuage passa sur son front d’enfant.

— La dernière fois, murmura-t-elle, il a dit : Je reviendrai demain, et voilà trois jours déjà, et il n’est pas revenu !… Lui est-il arrivé malheur ?…

Dans la salle basse, Nicaise rangeait sa faïence et se disait :

— Il sera le maître ! lui ! M. Ledoux ! malheur ! Je ne suis pas assez brave pour me jeter dans l’Ornain avec une pierre au cou, non !… Et d’ailleurs, ce serait péché !

La porte s’ouvrit, un jeune homme à la mine dégagée, guêtré jusqu’au genou, avec un haut-de-chausses de drap gris et un pourpoint pareil, entra. Il jeta son feutre gris sans plumail sur la table, disant, selon la mode lorraine :

— Bonjour, jeunesse et ta compagnie !

— Bonjour, l’homme et la vôtre, répondit Nicaise, qui ajouta à part lui :

— Le beau braconnier n’a pas sa tuette aujourd’hui. M’est avis qu’il ne court pas après les chevreuils !

Le nouveau venu ôta un manteau court qu’il avait par-dessus son pourpoint, et approcha un escabeau de la cheminée.

— Beau temps d’affût ! dit-il en croisant ses pieds mouillés devant le feu. Donne une chopine de vin, jeunesse.

Pendant que Nicaise descendait à la cave, l’étranger se leva sur la pointe des pieds et alla sans bruit aux deux portes du fond qui étaient entr’ouvertes. Il regarda et appela même à voix basse :

— Mariole !

Mais Mariole était là-haut à essayer sa belle robe.

Nicaise pensait, en remontant l’escalier de la cave :

— Celui-là ne me déplaît point trop, n’étaient ses mains blanches. Il regarde droit !

— L’ami, dit le braconnier, qui emplit son verre, personne n’est venu me demander depuis trois jours ?

— Personne, monsieur Raoul, répondit Nicaise.

— Ah ! ah ! tu sais mon nom… Qui te l’a dit ?

— La Poupette, pardié !

— Où est-elle la Poupette ?

Nicaise, qui était retournée à sa faïence, répondit :

— On ne me l’a point donnée à garder, dà !

Le braconnier porta son verre à ses lèvres :

— À ta santé, jeunesse, dit-il avec bonne humeur, et à tes fiançailles !

— La santé, merci, répliqua le fatout en rougissant jusqu’aux oreilles ; mais je n’ai point de fiancée.

— Tant pis pour toi, jeunesse. As-tu vu ce matin deux braves compères habillés comme moi… un peu plus mal ?

— Il en vient assez ici, de braves compères, grommela Nicaise, habillés comme ceci ou comme cela !

— L’un des d’eux est boiteux de la jambe droite, poursuivit le braconnier ; l’autre a un nez crochu comme un bec de faucon.

— Je n’ai vu ni l’un ni l’autre, dit Nicaise.

— C’est bien, j’attendrai. Que dit-on de nouveau dans le pays ?

— Rien de bon.

— Est-ce toi qui es le maître ici ?

— Non, répliqua le fatout avec un gros soupir, jamais ne le serai.

— Et cette charmante enfant que tu nommes la Poupette ?

— Non plus, pauvre petiote !

— Alors où sont-ils donc, les maîtres ?

— Le père Olivat est dans son lit, pour jusqu’à l’heure de sa mort… et la demoiselle….

— Ah ! mon gaillard ! s’écria le braconnier gaiement, tu as rougi ! Il y a une demoiselle ! si tu n’es pas le maître aujourd’hui, tu peux l’être demain.

— Demain ! répéta Nicaise avec un frisson.

— L’homme, ajouta-t-il, ne rions pas, car j’ai bien de la peine. Il me passe des envies de m’en aller d’ici. Dites-moi : le métier que vous faites est-il un bon métier ?

— C’est selon les caractères, jeunesse…

— On ne s’y gâte pas les mains, toujours !

— On y risque sa peau tout entière.

Nicaise sembla s’interroger, puis il dit franchement :

— Je n’aimerais point ce métier-là, l’homme.

Le braconnier se mit à rire, Nicaise tendit l’oreille pour écouter des pas qui sonnaient dans le chemin.

— Oh ! oh ! s’écria-t-il en voyant la porte s’ouvrir violemment, poussée par un coup de pied, voilà les hérétiques !

— Mes deux coquins, pensa le braconnier à part lui.

— Le boiteux ! dit Nicaise, et le nez en bec de faucon : vilaines pratiques !

Le braconnier quitta son siège.

— Sers à boire, ordonna-t-il, et laisse-nous.

Les deux « vilaines pratiques » traversaient déjà la salle basse, le feutre sur l’oreille, le poing à la hanche, et se donnant tous deux à l’envi des airs de gentilhomme. Le braconnier avait dit vrai : ils étaient à peu près habillés comme lui, quant à l’étoffe et à la couleur de leurs costumes, mais beaucoup plus mal pourtant, attendu que leurs hauts-de-chausses et leurs pourpoints s’en allaient en lambeaux. Le boiteux était un assez beau drille qui portait la moustache blonde relevée et souriait en vainqueur ; il menait rondement son infirmité et marchait vite, faisant sauter à chaque effort, c’est-à-dire à chaque pas, le fourreau d’une vieille rapière. Il se nommait Rogue. Le bec de faucon, qui avait nom maître Salva, avait le teint huileux, la joue maigre et les cheveux plats. C’était, dans toute la force du terme, un repoussant coquin.

— Comment allez-vous, mon camarade ? demanda Rogue en s’adressant au braconnier avec un fort accent anglais.

Et maître Salva ajouta d’une voix nasale qui sonnait son juif portugais :

— Salut, senhor ! Il fait un froid de loup, ce matin, sur les routes.

Nicaise, qui était déjà à la porte de la cave, se retourna aux accents étrangers de ces deux voix ; il vit le braconnier tendre la main aux nouveaux venus et grommela :

— Compères et compagnons ! je n’aurais pas cru qu’un si joli garçon pût être avec les huguenots !

Dès qu’il eut passé le seuil, Rogue le boiteux et maître Salva, changeant de contenance, se découvrirent avec un certain respect.

— Monsieur le vicomte, dit Rogue en fort bons termes, vous êtes arrivé le premier ; nous sommes honteux vraiment d’avoir fait attendre Votre Seigneurie.

— La route est longue, ajouta Salva moins noblement ; la bourse est plate, et les émissaires de milord ambassadeur foisonnent tout autour de Bar-le-Duc.

— En avez-vous rencontré ? demanda Raoul.

Nicaise rentrait, tenant à la main un broc ; Rogue le boiteux répondit en se campant sur sa bonne jambe.

— Oui, camarade, plusieurs.

Nicaise déposa le broc sur la table, Raoul lui fit signe de sortir.

— Le Hollandais est-il dans le pays ? interrogea encore le braconnier, quand Nicaise fut parti.

— Monsieur le vicomte, répondit Rogue, nos gentilshommes, rassemblés à Dijon, pensent que mein herr Boër est resté à Paris, mais qu’il a ici un suppléant plus habile et surtout plus hardi que lui.

— Vous savez son nom ?

— Tout le monde sait son nom, prononça rudement maître Salva. C’est un gaillard qui a fait parler de lui dans le monde ! c’est Piètre Gadoche…

— Un bandit ! s’écria Raoul avec indignation ; à la solde de l’ambassadeur d’Angleterre !

— Après ?… dit Salva. Les honnêtes gens ne valent rien pour certaines besognes.

Rogue lui marcha lourdement sur le pied.

— Le fait est, Seigneurie, que c’est monstrueux ! dit-il en saluant et en portant son verre à ses lèvres. Je prends la liberté de boire à votre santé. On peut atténuer le fait cependant, et voici comment : cet infâme scélérat de Gadoche n’est pas à la solde de milord ambassadeur, mais bien à celle du Hollandais Roboam, qui a l’entreprise générale de l’arrestation du prince…

— Mein herr Roboam Boër n’est-il pas payé par milord ? interrompit vivement Raoul.

— Et bien payé ! appuya le juif Salva avec emphase. Voilà des patrons ceux-là !

— Certes, certes, répliqua Rogue, mais….

— Demonios ! s’écria Salva en frappant la table de son verre vide, parlons affaire ! Les délicatesses de Sa Seigneurie ne me regardent pas. Chacun fait comme il peut, et si le diable m’offrait ses services, je ne le marchanderais pas. M. le vicomte ne me paraît pas voir le vrai côté de la question. Moi, j’ai la faiblesse de considérer l’affaire à un autre point de vue. Quand on a Piètre Gadoche contre soi dans une partie, on risque double et on doit être payé triple.

— Juste ! dit le boiteux avec son plus agréable sourire. J’avais la même pensée, quoique je l’eusse exprimée plus décemment. Le métier de courir dans ces misérables forêts du Barrois est dangereux…

— Vous serez payés richement, déclara Raoul, payés royalement ! Dites ce que vous savez, mes maîtres, car j’ignore tout, ayant passé ces trois jours à établir les relais d’ici jusqu’à Saint-Germain-en-Laye, de l’autre côté de Paris. Lequel de vous deux arrive de Verdun ?

— Moi, répondit Salva.

— Parle.

— À Verdun, ces messieurs chantent, boivent et dansent. L’argent n’est pas commun dans le parti du Stuart. Il y en a qui s’ennuient ; d’autres ont déjà pris la clef des champs.

— Lesquels sont partis ?

— Lee, Seymour et le marquis de Quatrebarbes.

Raoul sourit et dit :

— Ceux-là, je sais où ils sont. Les autres ?

— Le lord Arundel s’est battu en duel avec le laird de Lidesdale. Sir Thomas Harrington a la fièvre tierce : le vin de Moselle ne lui vaut rien. Les Écossais et les Irlandais se font des yeux de chien de faïence…

— Maître Salva, interrompit le boiteux poliment, M. le vicomte a déjà changé deux fois de couleur. Parlez avec plus de révérence, si vous voulez vous en retourner avec vos deux oreilles.

— Les partisans du roi Jacques, gronda le juif, ne savent-ils point bailler d’autres étrennes à leurs valets ? En un mot comme en mille, Seigneurie, sauf le cadet de Bourbon-Courtenay, qui a le diable au corps, tout le monde s’ennuie et songe à se débander. Je parie dix pistoles contre un écu qu’ils n’en ont pas pour deux fois vingt-quatre heures à rester ensemble.

— Est-ce tout ? demanda Raoul.

— C’est tout, répondit le juif.

Raoul se tourna vers Rogue et dit :

— Tes nouvelles sont-elles meilleures ?

— Oui et non, monsieur le vicomte, répondit le boiteux : il y a Bar-le-Duc et le château de Behonne.

— Voyons d’abord le château de Behonne.

— Superbe ! éblouissant ! un rayon de soleil ! Milady est plus vaillante que les héroïnes du temps jadis !

— Noble et chère Marie ! murmura le vicomte Raoul.

— Elle est prête, elle répond d’elle-même, elle répond du roi…

— Et le roi ? dit Raoul, qui baissa la voix malgré lui.

— Ah ! le roi, répondit le boiteux en secouant la tête, c’est une autre paire de manches. Le roi est un aimable jeune homme, qui aime chasser à courre et ouïr les messes en musique. Comme on lui donne de la musique à toutes ses messes et que les chasses du Barrois sont les plus belles du monde, le roi me paraît assez content de son sort.

— Lui as-tu parlé ? demanda Raoul, dont les sourcils se froncèrent.

— Entre la chasse et la messe, oui, monsieur le vicomte.

— C’est le roi, ne raille pas ! ordonna Raoul sèchement.

— Que Dieu m’en préserve ! c’est le roi. Je dis seulement, et j’espère que Votre Seigneurie ne verra point là un défaut de respect, que le noble sang des Stuarts ne brûle comme il faut que les jours de bataille, à moins qu’il ne s’agisse de quelque romanesque histoire, or, on prétend justement que Sa Majesté a rencontré sur son chemin, dans la forêt, une enchanteresse, une fée…

Le front de Raoul se rida.

— Depuis cette rencontre, acheva le boiteux, Sa Majesté est ensorcelée et ne pense plus du tout, mais du tout à ses trois royaumes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande !

— Alors, dit Raoul d’un ton de sourde colère, tu n’as pas de message pour moi ?

— Si fait, Seigneurie. Le roi a souri fort amicalement, je vous jure, quand j’ai prononcé votre nom, et il a dit : Ah ! ah ! vive Dieu ! Raoul de Châteaubriand ! notre fidèle compagnon ! On n’oublie pas Châteaubriand-Bretagne…

Il s’arrêta court, parce que la main du vicomte s’appuyait sur sa bouche.

La porte extérieure venait de s’ouvrir, et un vieillard d’apparence vénérable entrait d’un pas pénible en s’appuyant sur un long bâton.

— Buvez, dit Raoul tout bas, et pas d’imprudence !

Rogue et Salva trinquèrent, lorgnant tous deux le vieil homme du coin de l’œil. Derrière leurs verres, ils échangèrent un regard.

— Holà ! valets ! appela le vieil homme d’une voix cassée.

Et quand Nicaise parut sur le seuil :

— Une demi-pinte de vin miellé, jeunesse !

Nicaise resta tout ébahi au son de sa voix.

— Va, jeunesse, reprit le vieillard avec bonhomie et en s’arrangeant devant le feu. Tu as beau me regarder, tu ne m’as jamais vu, mon fils. Je viens de loin, et je vas au pèlerinage de Saint-Guhain-de-Behonne pour ravoir mes jambes de vingt ans. Salut, mes maîtres et votre compagnie !

— Ce n’est pas lui ! murmura Rogue à l’oreille de Salva.

— Savoir ! répondit le juif, qui ajouta entre ses dents :

— On ne peut jamais dire de ce démon-là : Ce n’est pas lui !