La Chasse au roi/12

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XII

DES CURIOSITÉS DE PARIS ET NOTAMMENT DE L’ÉPOUSE ROBOAM BOER COMTESSE MAELZELARMSTRUTTER


Huit jours se sont écoulés et nous sommes à Paris, la grande ville, qui, en vérité, a bien autre chose en tête que le petit roi d’Angleterre et son aventureux voyage. Paris a toujours quelque bonne chose chez lui, qui fait mode et qui le rend un peu fou : il ne serait pas, sans cela (comme il en est si puissamment convaincu), la ville la plus spirituelle du monde.

En 1718, Paris avait la rue Quincampoix, M. Law et la banque du Mississipi ; Paris avait la conspiration de Cellamare, la cour de Sceaux, le duel engagé entre le régent Philippe d’Orléans et les princes légitimés par Louis XIV : Paris avait les fêtes du Palais-Royal, et Mme de Berry, qui descendait du Luxembourg, entourée d’une garde royale ; Paris avait l’abbé Dubois Paris avait M. de Voltaire qui sortait justement de la Bastille ; Paris avait M. d’Argenson, son lieutenant de police et son voleur en chef, Louis-Dominique Cartouche.

Paris ne manquait donc de rien, sans compter une belle étrangère, qui portait un nom fatal et charmant, lady Mary Stuart de Rothsay, et dont le brillant sourire faisait, disait-on, beaucoup d’impression sur le cœur de cire du régent. Paris ne savait trop pourquoi elle était là, cette délicieuse Écossaise ; elle y était, cela lui suffisait. La cour et la ville faisaient foule pour voir ses cheveux d’or et ses yeux bleus, à l’opéra de la cour des Fontaines.

Paris avait tout cela, dès la vilaine aurore de ce XVIIIe siècle qui devait s’enlaidir encore en vieillissant, pour tomber du haut-mal à ses dernières heures et se coucher pour finir, épuisé de malpropres convulsions, dans un tas de boue noire et rouge, faite d’ordure et de sang.

C’était un matin, vers la fin de ce mois de janvier qui vit le début de notre histoire. Il faisait froid ici comme dans les coupes de Behonne, aux environs de Bar-le-Duc, et les premières joies du carnaval s’emmitouflaient dans d’épais manteaux ou dans de chaudes pelleteries.

Dans un hôtel coquet de la rue des Bons-Enfants, qui avait pleine vue sur les bosquets du Palais-Royal, trois jeunes femmes remuaient à pleines mains les bouquets et les rubans, dans une chambre meublée à neuf et tout entourée de souriantes peintures. Les trois jeunes femmes étaient une maîtresse couturière et ses deux aides, qui s’évertuaient d’un commun accord autour d’une quatrième personne, appartenant évidemment au même sexe, mais d’une espèce très supérieure, à en juger par le respect que lui témoignaient ses compagnes.

Nous ne saurions fixer au juste l’âge de cette quatrième personne, dont la rotondité magistrale ne pouvait plus s’appeler une taille, et qui portait sur son visage épais une couche uniforme du vermillon le plus éclatant. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle avait une bouche très souriante, un nez quelque peu épaté, puisque ses ailes dépassaient les coins des lèvres, et une paire d’yeux fort petits, trop ronds, mais rieurs, hardis, et, selon le terme technique du temps, positivement « assassins ».

On lui essayait, et avec quel travail ! une robe de lampas rose, lamée de brillantes mordorures. Malgré l’heure matinale, elle avait déjà ses cheveux, légèrement crépus et tirant sur le roux, entrelacés de plumes et de fleurs, des bagues à tous les doigts, et une rivière de diamants, ruisselant sur son opulent corsage.

— Ce que j’aime, mesdemoiselles, dit-elle avec une voix flûtée qu’elle avait dans ce coffre colossal, et un accent germain atteignant à l’extravagance, c’est la simplicité. Mettez ce ruban violet à mon épaule droite, je vous prie, et ce ruban bleu de ciel à mon épaule gauche : C’est simple, savez-vous !

— Je crois bien, s’écrièrent à la fois les trois couturières.

— Et j’ai lieu de penser qu’on me remarquera ce soir, ajouta la puissante personne en jetant à sa psyché un regard en coulisse.

La couturière répondit avec une leste révérence :

— Madame, cela prouvera en faveur du goût de ceux qui auront le plaisir de vous voir.

— Appelez-moi sans façon madame la comtesse, dit la grosse personne en plongeant sa main trop potelée au fond du carton qui contenait les rubans. Mon mariage avec mein herr Roboam est une mésalliance, comprenez-vous ?

— Parfaitement, madame la comtesse.

— Et ce sont les malhonnêtes et les jaloux… comme mon mari, savez-vous ? qui m’appellent l’épouse Boër, à la façon des marchands de toile indienne, sur le port, à Rotterdam… Posez ce ruban lilas à mon chignon. C’est simple, vous pensez ?

On se hâta d’obéir. Pendant qu’on attachait le ruban lilas, l’épouse Roboam, qui ne perdait point son temps, en choisit trois autres, très simples tous les trois, l’un rouge, l’autre jaune, le troisième vert de mer, qu’elle fit placer tout autour de sa vaste ceinture, en coques larges et richement étoffées.

— J’aime la simplicité, dit-elle avec son accent allemand qui doublait le prix de son extraordinaire bonne foi.

— Cela se voit ! risqua une des fillettes avec un sérieux moqueur.

— Il en faut le long de la jupe, poursuivit l’épouse : j’entends des rubans, savez-vous ? mais simples, rien que des simples ! M. de Noailles m’a dit que la simplicité est la pierre de touche des femmes de qualité ; vous comprenez, il m’a remarquée.

— Comme de juste, répliqua la maîtresse, attachant à force des rubans de toutes les couleurs.

— Savez-vous, reprit l’épouse en regardant le carton vide, vous n’aviez pas apporté beaucoup de rubans !

— Il y a les fleurs, madame la comtesse.

L’épouse Roboam poussa un cri rauque qui exprimait sa joie en hollandais.

— Une rose ici ! dit-elle avec empressement, comprenez-vous ?

Elle désignait d’un doigt orgueilleux et gras les magnificences de son buste.

— Une pervenche là ! M. de Clermont aime les tulipes. Je veux une tulipe.

Il n’y avait pas de tulipe dans le carton.

— Savez-vous, dit l’épouse avec sévérité, ne vous représentez jamais chez moi sans tulipes. C’est simple…

— Excepté les doubles, dit une des grisettes entre haut et bas.

— Et M. de Clermont m’a remarquée, acheva l’épouse. Vous concevez.

La porte s’ouvrit et un valet demanda :

— Madame la comtesse reçoit-elle à sa toilette ?

— Pas de bourgeois ! s’écria l’épouse. Des gentilshommes, à la bonne heure, vous pensez !

Le valet annonça :

M. le vicomte de Châteaubriand-Bretagne !

— Il m’a remarquée ! murmura l’épouse à l’oreille de la couturière en chef. Encore ce jasmin ! Vite ! Et ces reines-marguerites… et cette tubéreuse… Il en reste, savez-vous ?… Voyons ! mettez-vous à distance, et regardez l’ensemble.

Les trois modistes l’entourèrent aussitôt et poussèrent trois cris d’admiration simultanés.

— C’est admirable !

— C’est merveilleux !

— C’est d’un goût !…

— Et simple ? vous comprenez, dit l’épouse avec bonté. Je vous accorde ma pratique. Seulement apportez plus de rubans, vous savez.

— Et des tulipes, ajouta la maîtresse en faisant sa révérence.

— Je vous demande pardon, vicomte, dit l’épouse en tendant sa main à Raoul, qui la baisa galamment. Je vous reçois en négligé, vous pensez. Je suis à Paris en camp volant. Prenez donc un siège, concevez-vous ?

Elle le conduisit jusqu’à un fauteuil d’un pas léger qui faisait trembler et gémir le parquet.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle pour compléter ses excuses, il n’y avait plus de rubans dans le carton.

— Ce que vous avez suffit, belle dame, dit Raoul. Je venais…

— Oh ! répliqua-t-elle en dépliant un magnifique éventail, par-dessus lequel ses petits yeux chatoyaient, j’aime la poésie légère, simple, avec une pointe agréable de sentiment, vous comprenez…

— Je venais… répéta Raoul.

Elle s’assit et s’éventa violemment.

— Je conçois, vous m’avez remarquée… donnez votre madrigal.

Tout cela, positivement, avant qu’on lui eût demandé de ses nouvelles : et ces braves dames de Hollande sont pourtant accusées de lenteur !

Raoul ne semblait pas plus scandalisé qu’il ne faut de cette conduite bouffonne. Il connaissait l’épouse Roboam et son genre de folie. Il avait son but en entrant chez elle ; il tint ferme.

— Je venais vous demander un service d’ami, acheva-t-il respectueusement.

— Ah ! vicomte, soupira-t-elle, je suis liée pour la vie à mein herr Roboam !… Et, savez-vous ? ajouta-t-elle avec impétuosité, il ne comprend pas la poésie !

Elle tira de sa poche un mouchoir splendidement brodé et le déploya en détail avant d’en frotter ses yeux, qui étaient secs.

— Il s’agit d’un brevet… commença Raoul.

— Mon âme ne vit que de poésie ! dit-elle, montrant à la fois son éventail, son mouchoir, et une opulente cassolette qu’elle porta nonchalamment à ses vastes narines.

— Vous avez tant de crédit ! poursuivit Raoul. Le comte Stair est à vous, et même…

Elle l’arrêta d’un geste.

— Vous savez, s’écria-t-elle, j’ai refusé d’assister aux soupers du Palais-Royal.

— Comtesse, approuva sans rire le jeune vicomte, vous avez bien fait !

Elle s’éventa vigoureusement. Raoul reprit :

— Comtesse, hier, au lever du Luxembourg, vous m’avez permis de vous demander une grâce…

— Concevez ! s’écria l’épouse en levant les yeux au ciel, mon âme est pure. Quelle grâce ?

— Je veux vous faire participer à une bonne action, comtesse !

Elle changea de visage et dit avec une extrême froideur :

— Vous comprenez, je suis très charitable, mais c’est impossible,

— Je voudrais avoir, poursuivit le vicomte, pour une femme très digne et très malheureuse, le bureau de poste de Nonancourt.

L’épouse se leva du coup, indignée.

Une femme ! gronda-t-elle. Vous perdez le respect, monsieur le vicomte !

— Par pitié ! insista Raoul. Un mot de vous suffirait…

— Je ne fais jamais rien pour les femmes ! déclara l’épouse en se redressant définitivement et avec dignité. Comprenez ! à ce lever du Luxembourg, un jeune poète m’a glissé son madrigal, mais la poésie n’en était pas assez éthérée. Personne ne peut lire au fond de mon cœur !

L’épouse sonna sur ce dernier mot, avec la vigueur qu’elle mettait à toutes choses. Deux chambrières parurent.

— Restez là ! protégez-moi ! leur dit-elle. Pensez ! Concevez ! Vous répondez de moi !

Raoul salua et s’enfuit.

— Jeune effronté ! soupira l’épouse en retombant dans sa bergère, il a voulu me remettre un madrigal !

Encore une fois l’accent allemand prêtait à ces extravagances une saveur impossible : l’accent allemand, panaché de hollandais.

Elle avait dit vrai : elle était comtesse, comtesse de Maelzelarmstrütter. Mein herr Roboam Boer, armateur de Rotterdam plus opulent que respecté, l’avait épousée autrefois. Elle s’était mésalliée à cause de l’argent, en dépit de la poésie, de l’éther et de ses rêves.

Mein herr Roboam était un Hollandais jaune et triste. Il gagnait beaucoup d’argent par n’importe quels moyens, et son argent lui achetait de hautes relations.

Après le départ de Raoul, l’épouse déjeuna copieusement et renvoya ses femmes. Au pied du sofa qui gémissait sous le poids de sa sieste, elle vit un papier sur le tapis, et fut prise aussitôt de l’espoir que cet effronté vicomte, fuyant, mais en Parthe, lui avait décoché son madrigal.

Le papier, qu’elle déplia avec de fiévreuses impatiences, était un placet qui demandait tout uniment le bureau de poste de Nonancourt, vacant par le décès du titulaire, pour la demoiselle Hélène Olivat.

— Comprenez ! s’écria-t-elle, écarlate de colère. Je vais la faire jeter au fort l’Évêque !

Cette idée la consola un peu. Elle prit une boîte de mouches sur sa toilette et ouvrit sa fenêtre pour rafraîchir le feu de ses joues. Il faisait un beau soleil d’hiver. Des groupes de courtisans allaient et venaient déjà dans le jardin du Palais-Royal. L’épouse s’installa sur son balcon et choisit une pose sentimentale pour faire ressortir à l’aide de quelques mouches habilement placées, l’éclat déjà trop éblouissant de son teint.

Ce fut comme pour les rubans et pour les fleurs. L’épouse n’y allait jamais de main morte. En un clin d’œil, la vaste rotondité de ses joues fut criblée de taches noires, et pourtant aucun madrigal ne monta du jardin.

Elle songeait (avec l’accent) :

— Les Parisiennes, ces maigres sauterelles, m’ont jeté un sort ! Voilà ce blond là-bas : c’est M. de Chastellux. Et ce brun, c’est M. de La Faille… Et le marquis de Romorantin qui est l’homme de confiance de mein herr Roboam. Mais cette cour est un enfer ! C’est dans les rangs les plus humbles qu’on trouve la sincère et vertueuse poésie. J’irai au sein des campagnes… Ah ! savez-vous !

Elle poussa cette dernière exclamation parce que son regard s’arrêtait sur un gros garçon, campé solidement sur de fortes jambes, de l’autre côté de la rue. Ce gros garçon, coiffé du toquet lorrain d’où s’échappait une forêt de cheveux fauves, vêtu d’une veste neuve en futaine, et armé d’un parapluie de coton bleu qui était un véritable monument, contemplait l’épouse d’en bas, les yeux tout ronds d’admiration.

L’épouse sourit. Elle fit miroiter sa boîte d’or aux rayons du soleil, elle se moucha dans mille écus de broderies, elle remonta sa rivière de diamants et déplia son éventail malgré la bise.

Nicaise, car c’était Nicaise, le propre fatout de la grande Hélène, qui se promenait ainsi si loin du Lion-d’Or, Nicaise ouvrit une large bouche, meublée de trente-deux dents éclatantes, et dit avec conviction :

— Elle est cocasse tout de même, la bourgeoise !

L’épouse se rengorgea, ce qui fit onduler tout le jardin de sa coiffure.

— Et bien avenante aussi ! ajouta Nicaise. Elle s’est fagotée comme ça à cause du carnaval, censé : c’est une déguisée !

Ayant ainsi pensé, il fit un pas vers le balcon, ôta son toquet d’une main et appuya l’autre sur la pomme de son parapluie :

— Ohé ! la bourgeoise ! cria-t-il d’une voix retentissante. C’est-il chez vous que reste M. Ledoux de chez nous ?

— Je ne suis pas une bourgeoise, mon ami, répondit l’épouse, d’un ton de condescendante affabilité ; bien au contraire. Mais on ne parle pas ainsi dans la rue, comprenez-vous !

— Alors, pardon, excuse… commença Nicaise.

— Du tout, point ! J’honore les villageois : ils ont le cœur pur. Frappez à la porte de mon hôtel et demandez en bas Mme la comtesse. Nous allons causer de ce M. Ledoux.

Elle rentra. Nicaise fit une cabriole sur le pavé et jeta en l’air son parapluie qu’il rattrapa fort adroitement, disant :

— C’est fini pour la poule mouillée que j’étais, bêta et tout ! Je m’ai formé ! Les voyages, ça vous fait un garçon ! Du premier coup, v’là que j’ai mon affaire que la demoiselle m’a dit de lui trouver !