La Chasse en France

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La Chasse en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 172-201).
LA
CHASSE EN FRANCE

I. Nouveau Traité des Chasses à courre et à tir, par MM. de Lage de Chaillou, de La Rue et de Cherville, 2 vol. in-8o ; Goin, 1868. — II. Histoire de la Chasse en France, par M. Dunoyer de Noirmont, 3 vol. in-8o ; Bouchard-Huzard, 1868. — III. La Chasse, son histoire et sa législation, par M. Julien, juge au tribunal de Reims, 1 vol. in-8o ; Didier et C°, 1868. IV. Les Animaux des forêts, par M. Cabarrus, 1 vol. in-32 ; Rothschild, 1868, etc.

La chasse, qui tenait dans la vie de nos ancêtres une si grande place, est encore aujourd’hui pour bien des personnes un passe-temps très recherché ; mais, grâce à Dieu, elle n’est plus, même pour les veneurs les plus décidés, l’occupation principale de la vie. Après avoir été l’une des formes de la guerre de l’homme contre les animaux qui lui disputaient son empire, elle n’est plus qu’un simple plaisir, qui, si vif qu’il puisse être, ne saurait cependant faire oublier les devoirs plus sérieux que nous avons à remplir. Toutefois, par l’influence qu’elle a exercée dans le monde aussi bien que par le rôle économique qu’elle y joue, elle mérite d’appeler l’attention de ceux qui ne veulent laisser inaperçue aucune des manifestations de l’activité humaine. L’histoire de la chasse d’ailleurs se lie intimement à celle du pays, car pendant longtemps elle a été l’occupation exclusive des rois et des grands lorsque la guerre ne les appelait pas sur le champ de bataille, et, par les abus qu’elle a engendrés, elle a été pour le peuple une cause de misère et d’oppression, l’un des griefs les plus sérieux qu’il ait articulés contre la noblesse dès la première heure de son émancipation.

Peu de sciences ont donné lieu à des publications plus nombreuses et plus variées ; dans le principe, elles étaient exclusivement destinées au roi et aux seigneurs, mais depuis la révolution le public y a pris goût au point qu’aujourd’hui les livres des Elzéar Blaze, des Toussenel, des Lavallée, des d’Houdetot, sont dans toutes les mains, et qu’un certain nombre de journaux de sport tiennent les amateurs au courant de tout ce qui concerne la science cynégétique. Plusieurs ouvrages importans viennent récemment encore d’augmenter ces richesses bibliographiques.

Le plus important, intitulé Nouveau traité des Chasses, est dû à la collaboration de MM. de Lage de Chaillou, officier de la vénerie impériale, de La Rue, inspecteur des forêts de la couronne, et de Cherville. Écrit pour remplacer le Traité des Chasses que M. de Girardin avait publié sous la restauration, cet ouvrage nous fait connaître les diverses méthodes de chasse en usage aujourd’hui, les procédés employés pour la conservation et la propagation du gibier, pour l’élevage des chiens, en un mot tout ce qu’il importe de savoir quand on veut se livrer à ce genre de sport et pouvoir juger les choses par soi-même. C’est l’ouvrage le plus complet que nous possédions en cette matière, car les auteurs sont par leur position même forcés de ne rien ignorer de ce qui concerne le sujet qu’ils ont traité. Une autre publication qui ne mérite pas moins d’attirer l’attention est l’Histoire de la Chasse en France par M. Dunoyer de Noirmont. Cet ouvrage en trois volumes, œuvre de bénédictin, est un tableau exact des chasses de nos ancêtres, dans lequel on trouve exactement retracée l’image des principaux chasseurs d’autrefois, avec leurs mœurs, leur langage, leurs armes, leurs costumes, leurs chevaux, leurs meutes et leurs faucons. Pour mener à bien son entreprise, l’auteur a dû consulter non-seulement les anciens traités et les chroniques du temps, mais les livres de chasse des principales familles, et chercher des renseignemens jusque dans les archives de l’empire. Quoique moins descriptif que le précédent, le livre de M. Julien, juge au tribunal de Reims, la Chasse, son histoire et sa législation, s’en rapproche à beaucoup d’égards, et expose d’une manière précise l’histoire de la législation sur la chasse en France. Le petit volume publié par M. Cabarrus sur les Animaux des forêts est plus élémentaire, et paraît particulièrement destiné à donner aux gardes forestiers des notions exactes sur les animaux au milieu desquels ils vivent.

C’est en nous aidant de tous ces ouvrages que nous avons entrepris de donner ici une idée générale de la manière dont la chasse s’est exercée et s’exerce encore en France. Bien que le sujet s’y prête volontiers, nous nous abstiendrons d’épisodes, et, nous plaçant surtout au point de vue économique, nous examinerons si la législation actuelle est en harmonie avec les mœurs et les idées de notre époque, ou si elle n’est pas un reste du régime féodal dont il importe de nous affranchir.


I.

La chasse a été en quelque sorte le point de départ de la civilisation dans le monde. C’est à elle que l’homme dut dans l’origine demander sa nourriture, et c’est à chercher les moyens de se défendre contre les animaux sauvages qu’il appliqua tout d’abord son intelligence. Quand il eut triomphé des ennemis qui lui disputaient sa place, et que la culture eut assuré sa subsistance, la chasse n’en demeura pas moins pour lui un des plaisirs les plus vifs. Cela tient à ce qu’elle répond à l’un des instincts les plus profonds de notre nature, le désir d’exercer notre puissance sur ce qui nous entoure et d’employer à la satisfaction de nos besoins tout ce qui est à notre portée. Au charme de l’imprévu, elle joint celui de la difficulté vaincue et parfois l’attrait du danger ; elle met en œuvre celles de nos facultés qui sont nécessaires pour triompher des obstacles qu’on peut rencontrer, la patience, l’observation, la décision, le courage ; enfin, d’après Pascal, elle répond au besoin de distraction et de mouvement qu’éprouve l’homme, et sans lequel il ne pourrait échapper à la tristesse de sa destinée.

Si avec M. Dunoyer de Noirmont nous recherchons les origines de la chasse, nous voyons en effet dès la plus haute antiquité tous les peuples s’y adonner, sauf cependant les Hébreux, qui, ayant la chair du gibier en horreur, se bornèrent à défendre leurs troupeaux contre les bêtes féroces. Par contre, les Égyptiens chassaient le bouquetin, l’antilope, le chacal, l’hyène, au moyen de panneaux et de flèches ; les Assyriens s’attaquaient aux lions, aux taureaux sauvages, aux sangliers, et les Grecs, qui attachaient tant de prix au développement des forces corporelles, honorèrent la chasse au point de la diviniser dans les personnes de Diane, d’Apollon et d’une foule de héros mythologiques. Xénophon a écrit le premier traité de chasse connu, la Cynégétique. Suivant lui, le chasseur doit être âgé d’environ vingt ans, avoir un corps souple et un courage à l’épreuve ; son éducation doit commencer au sortir de l’enfance et avant toute autre étude. Les Grecs chassaient à pied ; leurs engins étaient des filets de toiles tendues dans lesquelles on cherchait à pousser les animaux à l’aide de chiens. Ce ne fut que plus tard qu’ils se servirent de chiens courans capables de prendre le gibier à la course.

Les Romains paraissent avoir eu d’abord peu de goût pour la chasse ; ce furent les Scipions à leur retour de Grèce qui la mirent à la mode, et l’amour de la chasse se développa assez rapidement pour que tous les poètes en fassent mention. On formait de vastes enceintes avec des panneaux de toiles et de cordes emplumées ; des bandes nombreuses de traqueurs et des meutes de chiens y poussaient les animaux pendant que les hommes à cheval les empêchaient de forcer la ligne des panneaux. Sous l’empire, la chasse tomba en désuétude, la fureur du sang trouvant à se satisfaire dans les jeux du cirque ; on alla même jusqu’à défendre de tuer les lions, afin de les réserver pour ces plaisirs populaires. On les prenait vivans au moyen de fosses ou de panneaux dans lesquels ils étaient attirés par des appâts.

La vraie patrie de la chasse est la Gaule, qui, couverte de forêts, de landes et de marais, était peuplée d’une foule d’animaux sauvages, dont les uns, comme les cerfs, les chevreuils, les lièvres, se rencontrent encore aujourd’hui, mais dont les autres sont relégués dans les contrées septentrionales du continent : tels sont l’urus ou aurochs, le bison barbu, l’élan, le bouquetin, l’ours, le lynx, le castor. Ces forêts immenses étaient véritablement alors, suivant l’expression du poète, les étables des bêtes sauvages, stabula alla ferarum. Les Gaulois chassaient ces animaux au moyen de flèches, mais sans toiles ni panneaux et seulement avec des chiens dressés à s’en emparer à la course. Cette passion survécut à l’invasion des barbares, car les Germains, peu adonnés à l’agriculture, vivaient à peu près exclusivement des produits de leurs troupeaux et de leurs chasses, et, comme les Gaulois, y consacraient tout le temps qu’ils n’employaient pas à la guerre. Les Burgondes, les Visigoths, les Francs, étaient éminemment chasseurs, et les anciennes chroniques racontent les prouesses de leurs princes. Cet amour de la chasse leur fut souvent reproché par de pieux personnages. « Leur démence va à ce point, dit Jonas d’Orléans dans son Institution laïque, qu’aux jours de fête et le dimanche ils abandonnent l’office divin pour la chasse, et que pour un tel passe-temps ils négligent le salut de leurs âmes et des âmes dont ils ont charge, trouvant moins de plaisir aux hymnes des anges qu’aux aboiemens des chiens. » Ce goût était commun à toutes les classes du peuple franc, depuis les rois et leurs leudes jusqu’aux plus pauvres des hommes libres, et même au clergé. À cette époque en effet, la chasse était libre, car les forêts étaient communes ; ce ne fut que peu à peu qu’elles passèrent à l’état de propriété privée. Les rois se réservèrent d’abord les principaux massifs boisés ; les grands chefs firent de même pour les bois moins considérables, et arrivèrent à la longue à se les approprier, ou tout au moins à en acquérir la jouissance exclusive en laissant la propriété du fonds à la puissance souveraine.

Aussi chasseurs que leurs devanciers, les Carlovingiens cherchèrent à restreindre les usurpations de la noblesse en lui interdisant de se faire de nouvelles réserves, et prescrivirent contre le braconnage des mesures rigoureuses. En même temps Charlemagne organisa ses équipages de chasse avec un grand luxe. Quatre veneurs étaient chargés de la surveillance des meutes, et un fauconnier de celle des oiseaux de proie. D’autres officiers, nommés bersarii, beverarii et veltrarii, étaient affectés aux chasses à tir, à celles des castors et à la garde des lévriers. Ils étaient subordonnés aux principaux dignitaires de la cour, qui leur donnaient les instructions, soit pour la composition des équipages, soit pour les déplacemens, soit pour les approvisionnemens des châteaux. Tous les ans, vers la fin de l’été, Charlemagne se transportait dans un de ses palais de chasse et y passait l’automne à se livrer à son plaisir favori, entouré des princes et des princesses de sa maison et de toute sa cour. On poursuivait le cerf pendant le mois d’août et le sanglier pendant le reste du temps. Ces grandes chasses d’automne, organisées comme des expéditions militaires, ressemblaient assez aux prodigieuses battues que faisaient encore au siècle dernier les souverains d’Allemagne. Des armées de traqueurs et des meutes nombreuses poussaient tous les animaux d’une contrée dans des enceintes de toiles et de panneaux où les principaux veneurs les attaquaient à cheval avec la lance et le javelot. Charlemagne se plaisait surtout à montrer les splendeurs de sa vénerie aux princes étrangers et à déployer devant eux son adresse et son courage. Les chroniques du temps sont pleines de récits de ce genre.

Quand la féodalité se fut organisée sur les ruines de l’empire carlovingien, la chasse devint un des privilèges de la noblesse et un de ceux auxquels elle tint le plus. Les barons féodaux, comme les Germains leurs ancêtres, passaient à la chasse tout le temps qu’ils ne consacraient pas à la guerre, et le plus souvent ils ne se mettaient en campagne qu’accompagnés de leurs faucons et de leurs chiens. Il n’était pas une fête sans que l’équipage de vénerie ne fit partie du cortège, pas un château dont la grande salle ne fût ornée de trophées de chasse mêlés aux trophées de guerre. Quant au mode de chasse, il consistait à faire forcer et coiffer les animaux par les chiens et à les tuer ensuite d’un coup d’épieu. Les Normands importèrent ce goût avec eux en Angleterre et s’y adonnèrent au point que Guillaume le Conquérant, non content des immenses forêts qu’il trouva dans l’île de Bretagne, fit détruire trente-six paroisses et planter en bois, entre Salisbury et la mer, un espace de 30 milles qui prit le nom de New-Forest. Son fils prescrivit les peines les plus sévères contre les braconniers, et mérita d’être appelé le berger des bêtes fauves.

En France, pour chasser à leur aise, les seigneurs multipliaient les garennes, c’est-à-dire les espaces dans lesquels ils laissaient le gibier se multiplier au grand préjudice des récoltes. Ces garennes étaient sévèrement gardées par des forestiers héréditaires qui tenaient leurs offices en fief et exerçaient leurs fonctions avec une extrême rudesse ; aussi arriva-t-il souvent que les malheureux paysans furent forcés d’émigrer et d’abandonner aux seigneurs des terres devenues improductives. Les garennes des seigneurs étaient respectées par leurs voisins, même par les rois, qui ne sortaient pas de leurs propres limites, sinon pour courre le cerf, qui était gibier royal. Quant aux non-nobles et vilains, jusqu’au XIVe siècle ils eurent la faculté de chasser hors des garennes, avec chiens et bâtons, les lièvres et les connins (lapins). Plus tard, Charles VI leur retira cette faculté ; mais cette interdiction ne fut jamais absolue, et les bourgeois d’un grand nombre de communes conservèrent le droit de chasse, qu’ils possédaient en vertu de privilèges immémoriaux ou de concessions spéciales plus récentes. Ces permissions étaient généralement accordées moyennant la réserve d’une portion des bêtes tuées, ce qui se comprend d’ailleurs à une époque où les ressources alimentaires étaient assez peu abondantes.

Charles VI institua les charges de grand-veneur et de grand-fauconnier, et rendit plusieurs ordonnances pour défendre à ses équipages de se faire héberger ailleurs que dans les hôtelleries. Ils se composaient de 1 maître veneur, 6 veneurs, 2 aides, 1 clerc, 10 pages et 11 valets de chiens et lévriers, de 92 chiens pour le cerf, de 8 limiers, 30 lévriers, 90 chiens courans, enfin de 8 limiers et 24 chiens de sanglier. Le tout lui coûtait annuellement 3,000 livres tournois. Sous son règne parut un curieux traité de vénerie, intitulé le Roy Modus et la royne Ratio, dans lequel toutes les chasses connues sont passées en revue avec beaucoup de netteté et de connaissances pratiques. C’est également sous Charles VI que parut le Traité de Gaston Phœbus, comte de Foix, la plus grande illustration cynégétique du moyen âge. Ce livre est divisé en quatre parties : la première contient la description des différentes espèces de gibier, la seconde traite des chiens, de leurs diverses races, de leur éducation et de leur hygiène, la troisième énumère les conditions qui font un bon veneur ; enfin la quatrième indique les différentes manières de chasser les quadrupèdes, à courre, à tir et aux pièges. Tout ce livre est écrit avec l’autorité d’un maître et l’expérience d’un observateur judicieux.

Un des rois qui montrèrent la plus vive et la plus constante passion pour la chasse fut Louis XI. Il y courait dès que les affaires lui laissaient un instant de loisir, et, lorsque l’âge l’eut rendu impotent, il se récréait à voir dans sa chambre ses chiens poursuivre les souris qu’il lâchait devant eux. C’est cette passion, autant que le désir de se rendre populaire, qui le porta à attaquer les privilèges de la noblesse en l’empêchant de chasser sur ses propres domaines, en faisant détruire les engins et les filets partout où il put les saisir. Toute la noblesse, exaspérée de cette atteinte à ses droits les plus chers, courut aux armes, et sous le nom de ligue du bien public fit une levée de boucliers devant laquelle le roi dut plier, du moins en apparence. Après la mort de Louis XI, les nobles réclamèrent avec énergie les prérogatives dont ils avaient été dépouillés. Charles VIII les leur rendit momentanément ; mais ses successeurs ne tardèrent pas à les leur retirer de nouveau. Ce fut en effet sous les Valois qu’e s’introduisit presque clandestinement dans la jurisprudence cet axiome, que le droit de chasse est un des attributs de la royauté, et que les sujets ne doivent en jouir qu’avec l’agrément du souverain, qui peut le restreindre à son gré. François Ier et ses successeurs admirent ce principe comme une chose parfaitement reconnue, mais afin d’éviter toute réclamation ils affectèrent en même temps de n’user de ce droit que pour en réserver l’exercice aux possesseurs de fiefs, à l’exclusion des roturiers et des artisans. Ils instituèrent aussi les capitaineries ou districts de chasse qui leur étaient spécialement affectés, et qui plus tard donnèrent lieu à des abus sur lesquels nous aurons à revenir dans cette étude.

En vertu des diverses ordonnances rendues à cette époque, la chasse était donc exclusivement réservée aux nobles ; encore ceux d’entre eux qui ne possédaient ni justice ni fief ne pouvaient-ils s’y livrer que dans l’enclos de leurs résidences. L’édit de 1515 punissait les infractions à cette disposition d’une amende arbitraire ; celui de 1581 allait plus loin encore et prononçait la peine de la hart contre « les non-nobles et roturiers qui osaient contrevenir aux ordonnances, s’entremettre du fait des chasses en aucune sorte que ce soit, et tenir furets ou autres engins quelconques servant au fait des dites chasses. » La peine de mort pour les délits de cette nature, qui du reste ne se retrouve plus dans l’ordonnance de 1669, avait été jugée nécessaire afin d’arrêter le développement énorme qu’avait pris le braconnage à la suite des guerres civiles auxquelles la France avait été en proie. Des troupes d’hommes armés envahissaient les forêts, y faisaient des battues, et très souvent tuaient les gardes qui voulaient s’y opposer ; les soldats mêmes de la maison du roi ne se faisaient pas faute de s’emparer de son gibier, et l’on vit aussi les officiers des chasses favoriser ces déprédations en prêtant aux braconniers les casaques et les livrées des gens de sa majesté, afin qu’ils pussent chasser avec plus de sécurité.

C’est pendant la période comprise entre l’avènement de Louis XII et la révolution française que l’art de chasser atteint son apogée. Par sa hardiesse et son courage, François Ier mérita le titre de père des veneurs ; plus d’une fois il courut le risque de la vie en combattant corps à corps les sangliers enfermés dans des toiles ; un jour même il fut enlevé de sa selle par un cerf qui le lança par terre sans qu’il trahît la moindre émotion. Insensible à la fatigue comme aux intempéries, ce monarque ne se laissait jamais arrêter par le froid, la pluie ou le vent, et, surpris par la nuit, il allait chercher un gîte dans les plus misérables cabanes. Ses équipages surpassaient en magnificence tout ce qu’on avait vu jusque-là, et lui coûtaient plus de 150,000 écus. Ce fut pour la chasse qu’il fit construire le château de Madrid au bois de Boulogne, ceux de Chambord, de Villers-Cotterets, de Folembray et de Fontainebleau.

Ses successeurs partagèrent les mêmes goûts ; mais Charles IX mérite une mention spéciale, moins comme chasseur que comme auteur du livre intitulé la Chasse royale, qui malheureusement ne fut pas terminé. Quelques années auparavant, en 1560, Jacques du Fouilloux avait publié son fameux Traité de la vénerie, qui mérita le nom de Bible des veneurs. On y trouve exposés avec l’autorité d’un chasseur émérite les principes de la science, la manière de juger les animaux, — les uns, comme les cerfs, par le pelage, la tête, le pied, les fumées, les portées, les foulées, les abattures, le frayoir, — les autres, comme les sangliers, par le pied, les boutis, le souil, — le système d’éducation et d’hygiène des chiens, la façon de faire le bois et de servir (tuer) un cerf ou un sanglier sur ses fins, en un mot toutes les règles connues alors, et dont plusieurs sont venues jusqu’à nous. Ce fut lui aussi qui fixa le langage de la vénerie, dont la plupart des expressions, encore employées aujourd’hui, dataient déjà du XIIIe siècle. Abondant, expressif, pittoresque, ce langage a été adopté par tous les pays qui nous ont emprunté l’art de la vénerie.

L’éducation virile que reçut Henri IV était parfaitement propre à développer en lui le goût de la chasse ; aussi s’y adonna-t-il avec passion, et l’on trouve dans les recueils d’anecdotes de nombreux récits d’aventures auxquelles il fut exposé pendant ses expéditions. Le personnel de ses équipages se composait de 131 lieutenans. gentilshommes et aides, 24 valets de limiers, 7 valets de chiens à cheval, 17 valets de chiens ordinaires, 92 pages. La dépense totale de sa vénerie et de sa fauconnerie s’élevait à 54,946 livres tournois. Vers cette époque, l’invention de la grenaille de plomb permit d’utiliser à la chasse les armes à feu, dont on ne se servait que fort peu, et donna à la chasse à tir une importance qu’elle n’avait pu avoir jusqu’alors.

Sous Louis XIII, la chasse continua d’être très en faveur. Ce prince aimait à chasser dans les bois qui entouraient un chétif hameau nommé Versailles. Ennuyé d’être obligé d’y coucher dans un moulin à vent ou dans un cabaret de rouliers, lorsqu’il revenait fatigué de ses longues courses dans la forêt de Saint-Léger, il fit construire en 1624 un petit pavillon de chasse qui fut remplacé en 1627 par un élégant château de briques et enclavé plus tard dans les gigantesques constructions de Louis XIV. Ce dernier débutait à l’âge de quatre ans par une chasse au sanglier dans le jardin du Palais-Royal, et pendant tout son règne il montra pour cet exercice un goût très prononcé. Il s’y livra avec la pompe et la magnificence qu’il mettait dans ses moindres actions, toujours accompagné d’une suite nombreuse et des dames de sa cour. Quand l’âge l’eut mis hors d’état de supporter le cheval, il suivit les chasses en voiture. Louis XV et Louis XVI continuèrent ces traditions, firent ouvrir de nombreuses routes dans les forêts royales et construire des pavillons à Sceaux, à Saint-Germain, au Butard, à Verrières, à Fausse-Repose, à Jouy. Louis XVI dépensait annuellement pour sa vénerie 352,657 livres, et n’eut pas d’autre passion. Les registres sur lesquels il inscrivait jour par jour l’emploi de son temps montrent la place que la chasse tenait dans sa vie, et constatent qu’il continuait à s’y livrer au milieu des événemens qui précipitaient vers sa ruine la royauté française. Le 4 juillet 1789, moins de quinze jours après le serment du Jeu de Paume, il chassait le chevreuil au Butard ; il en prit un et tua vingt-neuf pièces. Le 20 du même mois, six jours après la prise de la Bastille, le roi tua deux pièces en se promenant dans le petit parc. Le 5 octobre, jour où la populace de Paris se rua sur le château de Versailles pour en arracher la famille royale, le journal de Louis XVI porte cette mention laconique : « tiré à la porte de Châtillon, tué 81 pièces, interrompu par les événemens ; aller et revenir à cheval[1]. »

Pendant ces derniers règnes, on vit paraître aussi un certain nombre d’ouvrages de vénerie : ce sont notamment le Traité de Gaffet de la Briffardière en 1742, l’École de la chasse aux chiens courans, par Leverrier de la Conterie, les Ruses du braconnage mises à découvert, par l’ancien braconnier Labruyerre, le Traité de vénerie de d’Yauville. C’est aussi à cette époque que Desportes et Oudry, peintres de chasses, furent chargés de la décoration des principaux palais.

Ce n’étaient pas seulement les rois qui s’adonnaient à la chasse, les principaux seigneurs les imitaient et parfois les dépassaient dans le luxe de leurs équipages. Tels étaient parmi beaucoup d’autres les ducs d’Orléans, le duc du Maine, le comte de Toulouse, le maréchal de Brézé et surtout les princes de Condé. Retiré à Chantilly dans un lieu exceptionnellement favorable à ce genre de plaisir, le grand Condé organisa ses équipages, qui jouirent bientôt d’une réputation méritée. Son arrière-petit-fils Louis-Henri de Bourbon fit construire ces magnifiques écuries qui pouvaient contenir 250 chiens et 240 chevaux, et qui font encore l’admiration de tous les visiteurs. — Son fils Louis-Joseph, prince de Condé, marcha sur les traces de ses pères. Ses capitaineries, qui entouraient sa résidence, embrassaient un circuit de plus de 120 kilomètres où le gibier se multipliait en quantité considérable, car on voit dans son journal des chasses que dans l’espace de trente et un ans on avait tué dans ce domaine 924,717 pièces de gibier. Ses meutes, moins nombreuses que celles du roi, passaient pour être mieux choisies et composées de chiens d’un ordre plus parfait. Le maître lui-même, excellent veneur, faisait souvent le bois en personne, et s’occupait de peupler ses forêts d’animaux rares que l’on commençait par acclimater dans la ménagerie. C’est de là que viennent les. cerfs à nez blanc qu’on rencontre encore dans la forêt de Chantilly.

Dans toutes ces chasses, on attachait une grande importance au cérémonial, et toutes les péripéties étaient réglées avec un soin minutieux. Ainsi, lorsqu’un animal était détourné, le chef d’équipage devait, au moment du rapport, en présenter sur son chapeau les fumées au roi, afin que ce dernier pût juger par lui-même les appréciations des piqueurs. Lorsque les veneurs se disposaient à frapper aux brisées pour laisser courre, l’usage voulait que le commandant de la vénerie offrît au maître et aux personnages des bâtons de coudrier ou de châtaignier, dont les cavaliers se servaient pour écarter les branches qui pouvaient les gêner dans leur course ; mais c’étaient surtout les honneurs du pied et la curée qui étaient accompagnés de formes traditionnelles aussi bizarres que cruelles. Lorsqu’un animal était forcé, le maître d’équipage lui enlevait un pied et le présentait soit à son maître, soit à la personne de l’assistance qu’on voulait particulièrement honorer. La curée se faisait soit par le chef d’équipage, soit par tout autre gentilhomme aux sons de la trompe et aux aboiemens de la meute. La plus légère violation à ces règles donnait lieu à des discussions interminables, enregistrées par les Dangeau de l’époque.

Les fanfares des trompes accompagnaient toujours ce cérémonial. Cet instrument, déjà employé par les Francs, était dans l’origine semi-circulaire et en ivoire ; on l’appelait alors oliphant, et l’on y soufflait à pleines joues. Il ne pouvait fournir qu’une seule note, et les diverses sonneries consistaient en articulations plus ou moins prolongées de cette note unique, à laquelle les veneurs donnaient le nom de mot. Diverses combinaisons de ces mots servaient à indiquer aux chasseurs l’appel, le bien-aller, le requesté, la vue, le forcé et la prise. Plus tard on fit usage de petites trompes de métal repliées sur elles-mêmes de façon à former une espèce d’anneau au milieu de la courbe, comme les cornets des postillons allemands. À la trompe à la Dampierre, adoptée sous Louis XIV, succéda la trompe à deux tours et demi, qui est employée de nos jours. Les sonneries ont été réglées avec soin, de façon à indiquer exactement les diverses phases de la chasse.

Pendant que le roi et la noblesse se livraient à leurs plaisirs, les paysans mouraient de faim et supportaient non sans murmurer les exactions dont ils étaient l’objet. Les anciennes ordonnances avaient stipulé, il est vrai, leur droit à des indemnités pour les dégâts commis soit par le gibier, soit par les chasseurs ; mais on conçoit combien il leur était difficile de se faire rendre justice. L’ordonnance de 1669 et des instructions postérieures avaient prescrit la destruction de tous les lapins compris dans les capitaineries ; néanmoins, outre que ces ordonnances ne furent jamais exécutées, ce n’était là qu’un faible dédommagement aux vexations dont propriétaires et paysans étaient l’objet. De nombreux abus venaient notamment de la louveterie, qui avait été instituée en 1404 pour débarrasser le pays des animaux féroces. Les officiers qui en faisaient partie convoquaient à leur gré les habitans des villages pour faire des battues, et frappaient de peines pécuniaires très élevées ceux qui ne s’y rendaient pas, ou prélevaient des taxes arbitraires sur chaque habitant selon l’importance des prises[2]. Cependant ces vexations étaient peu de chose encore, si on les compare à celles qu’avaient à supporter les propriétaires compris dans l’enceinte d’une capitainerie.

Une déclaration royale faisait savoir que les terres situées entre certaines limites formeraient à l’avenir une capitainerie. Dès lors sur toute cette surface, parfois très considérable, la chasse appartenait exclusivement au souverain comme dans son propre domaine, et en son absence au capitaine qui le représentait. Cette jouissance s’étendait même aux jardins clos de murs, dont les capitaines se faisaient, quand bon leur semblait, ouvrir les portes. On ne se contenta pas de confisquer le droit de chasse aux propriétaires, on leur imposa pour la conservation du gibier, qu’ils ne devaient pas tuer, des mesures aussi onéreuses que vexatoires. Ils étaient tenus d’épiner leurs champs dans les huit jours qui suivaient la récolte, ne pouvaient faucher leur pré ni couper leur taillis avant la Saint-Jean, laisser un échalas dans les vignes une fois les feuilles tombées, élever des clôtures en maçonnerie, ni pratiquer des ouvertures dans les murs déjà construits ; les officiers désignaient les chemins à conserver et imposaient aux propriétaires l’obligation de les border de fossés de à pieds de large avec passage toutes les 50 toises, et de labourer tous les autres ; aucun chien ne pouvait sortir autrement qu’en laisse, avec billot au cou ou une jambe rompue. Pour garder la chasse et assurer l’exécution de toutes ces prescriptions, les capitaines avaient une véritable administration sous leurs ordres. Les plus grands seigneurs, les princes du sang, se disputaient ces charges auxquelles étaient attachés de nombreux privilèges : on en créait sans cesse de nouvelles, même là où le roi n’allait jamais, et uniquement pour satisfaire les favoris. Les apanagistes en faisaient ériger sur leurs domaines, et les gouverneurs des villes eux-mêmes s’arrogeaient dans un certain rayon autour des murailles les droits exorbitans que nous venons d’énumérer.

Le nombre des capitaineries, qui dépassait la centaine, fut réduit à vingt par Louis XIV, sur les réclamations unanimes que cet état de choses avait provoquées. Arthur Young, qui parcourut la France de 1787 à 1789, s’indigne encore néanmoins à chaque pas du tort que les capitaineries font éprouver aux paysans, et les considère comme la cause de l’état d’infériorité dans laquelle se trouve l’agriculture. « Lorsqu’il est question de la conservation du gibier, dit-il, il faut savoir que par gibier on entend des bandes de sangliers, des troupeaux de cerfs, non pas renfermés dans des murs ou palissades, mais errant à leur guise sur toute la surface du pays, cause de destruction pour les récoltes et de malheur pour le paysan, qui, pour avoir essayé de conserver la nourriture de sa famille, se voit envoyé aux galères. » On s’explique que, témoin de tous ces maux, il se soit écrié dans un moment de vive irritation : « Ah ! si j’étais législateur de la France, comme je ferais sauter tous ces grands seigneurs ! » L’abolition des capitaineries, décrétée dans la nuit du 4 août, ne suffit malheureusement pas pour éteindre les haines que des siècles d’oppression avaient fait germer dans le cœur du peuple. S’il brûla les châteaux, s’il en massacra les habitans, il est assez difficile de ne pas excuser son crime en songeant à ce qu’il avait souffert. Que les rois aient par des concessions de privilèges récompensé la noblesse qui les avait faits ce qu’ils étaient, rien de mieux, c’était leur droit ; mais le peuple, qu’est-ce qu’il lui devait ? en quoi était-il intéressé aux luttes qu’elle soutint en faveur de la monarchie ? Pour lui, les nobles n’étaient que des oppresseurs envers lesquels il ne s’est cru obligé à aucun ménagement quant à son tour il a été le maître.

Avec la révolution surgit un principe nouveau : la loi du 30 avril 1790 déclara que chacun aurait la liberté de chasser chez lui, en ne mettant à ce droit d’autre restriction que celle de s’en abstenir pendant que les terres étaient encore couvertes de leurs fruits. Sous l’empire, par mesure fiscale, on institua le permis de port d’armes, dont le prix, d’abord de 30 francs, fut ensuite réduit à 15 francs ; mais les chasseurs n’étaient pas satisfaits, et ne cessaient de se plaindre du peu de protection que cette loi accordait au gibier. Sur leurs instances, on vota en 1844 la loi qui nous régit encore aujourd’hui, et d’après laquelle toute chasse est formellement prohibée, à l’exception de celles à tir, à courre et à l’aide de furets pour les lapins. Les propriétaires ont le droit de chasser chez eux d’une de ces manières, mais de jour et pendant une partie de l’année seulement, après s’être fait délivrer un permis dont le prix est de 25 francs. La mise en vente, l’achat, le transport du gibier sont défendus pendant le temps de la fermeture de la chasse ; les porteurs ou détenteurs d’engins prohibés sont assimilés à ceux qui en font usage. La loi relève dix-huit espèces de délits de chasse et les punit de peines qui varient de 16 à 400 francs d’amende, qui dans certains cas vont jusqu’à l’emprisonnement.


II.

On distingue deux espèces de chasse, la chasse à courre et la chasse à tir. La première a pour objet de poursuivre à cheval avec une meute de chiens et de tuer, après l’avoir forcé à la course, un animal qu’on a préalablement détourné. Bien loin de chercher à prendre plusieurs pièces, le talent des veneurs consiste au contraire à éviter les changes et à maintenir la meute dans la voie primitive. Dans la chasse à tir au contraire, on tue le gibier dès qu’on le voit, soit qu’il ait été levé par des chiens, soit qu’au moyen de rabatteurs on l’ait poussé en masse vers les chasseurs. Le gibier tué de cette façon est destiné à la table, tandis que dans la chasse à courre l’animal, exténué de fatigue, ne donne qu’un aliment de qualité médiocre qui est généralement abandonné aux chiens ou aux valets.

La chasse à courre n’a donc pas d’utilité immédiate, c’est un simple plaisir qui réunit à l’exercice du cheval la satisfaction de la difficulté vaincue, la jouissance du son des trompes, des hurlemens des chiens emportés sous les ombrages séculaires d’une vieille futaie. Ce plaisir quelque peu barbare, puisque après tout il repose sur les tortures d’un malheureux animal poursuivi et parfois dévoré par les chiens, paraît cependant si inhérent à notre nature que de tout temps on s’y est livré avec fureur, La chasse à courre s’exerce encore aujourd’hui à peu près comme autrefois, et les veneurs qui se disent classiques se piquent d’observer encore les règles et les coutumes du XIIIe siècle, règles et coutumes dont l’ensemble constitue ce qu’on a appelé la noble science de la vénerie. On était alors savant à bon compte. Disons cependant, pour être justes, que la plupart des chasseurs modernes ont un peu abandonné l’ancien cérémonial, et qu’ils ont le bon sens de n’attacher d’importance qu’aux choses qui en ont réellement, c’est-à-dire à détourner le gibier et à le prendre à la course.

Les animaux qu’on chasse à courre sont le cerf, le chevreuil, le sanglier et le lièvre. Parfois aussi on attaque le loup, quand on a des chiens qui consentent à empaumer cette voie, ce qui est assez rare. Il faut en outre avoir soin de disposer à l’avance un certain nombre de relais, car le loup, étant plus vigoureux que le chien, ne pourrait jamais être forcé par lui sans l’appui de nouveaux renforts. Le meilleur équipage de France est celui de M. le comte Le Coulteux de Canteleu ; composé de chiens vendéens-nivernais, il chasse le loup avec un grand succès. Ne faisant pas ici un traité de vénerie, nous nous bornerons à décrire sommairement la chasse au cerf, qui suffira pour donner une idée des autres.

Le cerf se plaît dans les hautes futaies de chênes et de hêtres entrecoupés de prairies, de ravins, de ruisseaux et de rochers, dans ces profondes solitudes dont M. Courbet a si bien su rendre la poésie. Il finit cependant par s’habituer au voisinage de l’homme, car en France il se rencontre surtout dans les grandes forêts du nord et du centre, comme celles de Lyons, de Villers-Cotterets, de Chantilly, d’Orléans, de Compiègne, de Fontainebleau et de Rambouillet, qui sont toutes traversées par des chemins de fer et sillonnées de routes très fréquentées. Ces forêts ont été de tout temps spécialement affectées aux chasses et percées pour cet objet. Contiguës à d’anciennes résidences royales ou seigneuriales, elles semblent destinées à donner au paysage toute sa splendeur. En général une immense avenue débouche en face du château, tandis que des allées latérales ouvertes en ligne droite se croisent dans tous les sens, et viennent se réunir au nombre de huit ou dix à un même carrefour. Quand les arbres des bordures entremêlent leurs cimes de feuillage, on aperçoit une voûte de verdure dont la perspective indéfiniment décroissante fuit dans un lointain qu’on ne petit saisir.

Le cerf perd chaque année ses bois, qui repoussent en produisant de nouveaux andouillers, le nombre de ces andouillers augmente jusqu’à sept ans ; à partir de cette époque, l’âge de l’animal ne se distingue plus que par l’étendue de l’empaumure. Les noms de faon, hère, daguet, deuxième tête, troisième tête, quatrième tête, dix-cors jeunement, dix-cors et vieux cerf, caractérisent en langage de vénerie les diverses phases de la vie de cet animal. Généralement on ne chasse pas les biches à courre à cause de leur peu de résistance à la fatigue, et autant que possible on s’attaque toujours aux plus vieux cerfs. Il faut donc avant tout commencer par détourner l’animal. Pour cela, un veneur expérimenté, tenant en laisse un limier, c’est-à-dire un chien à l’odorat très subtil et dressé à ce service, s’en va de très grand matin faire le bois. Il contourne successivement les divers massifs, épiant le moment où le limier, pesant sur sa laisse et sans donner de voix, lui fait comprendre qu’un animal a dû y pénétrer à cet endroit. Au pied, aux fumées, aux allures, aux portées, le veneur doit reconnaître s’il a affaire à un daguet ou à un jeune cerf, à un dix-cors ou à une biche. Lorsqu’il a trouvé celui qui lui convient, il casse une branche pour reconnaître la place (cela s’appelle faire une brisée) et achève ensuite le tour de l’enceinte, pour s’assurer qu’après être entré d’un côté l’animal n’est pas ressorti par un autre. On dit alors que celui-ci est rembûché, c’est-à-dire qu’on sait où, en revenant du gagnage de la nuit, il s’est retiré pour passer la journée. Il faut, on le conçoit, une grande habitude pour faire le bois et un grand esprit d’observation pour ne pas se tromper sur l’âge et la qualité de la bête. On prétend que quelques-uns de nos rois, notamment Louis XV, ainsi que les princes de Condé, faisaient le bois mieux que pas un veneur de leur équipage.

Les chasseurs cependant se sont donné rendez-vous sur un point de la forêt pour entendre les rapports des piqueurs et décider le point d’attaque. Autrefois on attaquait avec le limier seul, qui foulait l’enceinte jusqu’à ce qu’il eût mis le cerf sur pied ; on lançait alors après lui toute la meute. Aujourd’hui, afin d’aller plus vite, on se sert, pour fouler l’enceinte, de quelques vieux chiens faciles à rompre dans le cas où ils feraient bondir un autre animal que celui qu’on veut attaquer. Dès que celui-ci a été vu traversant une allée, on lance la meute sur la voie, en commençant par les chiens les plus sûrs. Dans l’ancienne vénerie, on formait trois relais sur les points où l’on supposait que la chasse irait passer. Quelques équipages conservent encore cette tradition, mais le plus souvent ou attaque de meute à mort, c’est-à-dire sans relais.

C’est au moment du lancé qu’il faut examiner avec le plus grand soin le pied de l’animal, afin de l’avoir toujours présent à la mémoire et de pouvoir le reconnaître dans le cours de la chasse ; ce point est d’autant plus important que la grande difficulté consiste dans les changes fréquens qui se produisent. Quand l’animal est fatigué, sa principale ruse consiste à faire lever un autre cerf ou une harde de biches et à les pousser devant lui ; il importe donc alors de pouvoir débrouiller la véritable voie de celle des animaux de change, ce qu’on ne peut faire que par la connaissance approfondie du pied. Dès qu’un change est signalé, on arrête la meute, et lorsque la bonne voie est retrouvée, on y remet les chiens. Le cerf lancé file généralement en ligne droite, parfois il fait des hourvaris, c’est-à-dire qu’il revient sur ses pas, cherche à emmêler ses voies, et finit par faire un bond de côté pour se dérober à la poursuite ; c’est à déjouer ces ruses que le veneur doit s’appliquer.

À mesure que le cerf se fatigue, sa voie devient plus chaude et les chiens redoublent d’ardeur. Lorsqu’il est sur ses fins, il a l’habitude de se raser, et il faut quelquefois que les chiens le touchent pour le faire partir. C’est alors que l’animal exténué a recours à sa dernière chance de salut : il se précipite dans un étang, espérant ainsi se mettre à l’abri des chiens et faire perdre sa trace ; mais la meute implacable le poursuit dans ce dernier refuge. En ce moment il redouble d’énergie, et use ce qui lui reste de force dans une lutte suprême ; il se défend de la tête et des pieds, et parfois fait payer sa vie en éventrant quelques-uns de ses ennemis. Enfin l’un des chasseurs termine son agonie par un coup de couteau ou un coup de carabine. C’est l’hallali. Aussitôt après on procède à la curée, c’est-à-dire qu’on distribue à la’ meute les entrailles de la bête, et l’on accompagne cette scène de carnage de fanfares joyeuses, comme si l’on venait de remporter une victoire signalée.

La chasse au cerf, on le voit, ne laisse pas d’être assez cruelle et d’émouvoir ceux que le mouvement des chevaux, le son des trompes, les aboiemens des chiens, ont pu laisser de sang-froid. Ce sentiment de pitié ne se retrouve pas dans la chasse au sanglier, car si le cerf n’a contre ses ennemis d’autre ressource que la fuite, le sanglier a ses défenses, dont il se sert vigoureusement aussi bien contre les chiens que contre les hommes qui l’approchent quand il fait tête. La chasse au sanglier d’ailleurs ressemble à la chasse au cerf, avec cette différence que le sanglier, plus confiant dans sa force, cherche moins à ruser ; doué d’une grande vigueur, il parvient souvent à échapper à la meute, qu’il fatigue avant d’avoir été forcé par elle. La poursuite du chevreuil et celle du lièvre offrent à peu près les mêmes péripéties. Quant à la chasse au renard, c’est un exercice éminemment anglais, qui n’est qu’un prétexte de courses à cheval à travers les champs et les plaines.

La vénerie est un art français, et les chiens dont on faisait usage autrefois étaient fort renommés. Les principales races sont, d’après le Nouveau Traité des Chasses, les chiens de Bresse, les griffons de Vendée, les chiens de Gascogne, les chiens de Saintonge, les chiens normands, les chiens du Poitou, les chiens céris, les chiens d’Artois et les chiens bleus, dits foudras. Toutes ces races ont des qualités spéciales et sont parfaitement appropriées au pays qui les ont produites ; il est toutefois très rare de les rencontrer pures, car dès le XVIIe siècle on les a mélangées de sang anglais. Les chiens français en général ont une belle gorge, mais ils chassent lentement, et souvent mettent dix heures à forcer un cerf. C’est pour ce motif qu’on a eu recours aux races d’outre-Manche, qui sont beaucoup plus rapides, mais qui ont l’inconvénient d’avoir très peu de voix. Aujourd’hui, quand la chasse marche bien, une meute de bâtards anglais force le cerf en trois quarts d’heure. Aux dernières expositions canines, on a pu voir quelques belles meutes de chiens français, notamment celles de M. Le Coulteux de Canteleu et de M. de Carayon-Latour ; mais les meutes de chiens anglais ou bâtards anglais étaient en majorité. On cite notamment comme très remarquables celles de M. le comte d’Osmond, celle de M. Simons, celle de M. de La Rochefoucauld, celle de M. de La Debutrie, etc.

Mais une meute ne suffit pas pour former un équipage de chasse à courre, il faut encore des chevaux et des hommes. Pour les premiers, on en trouve toujours dès qu’on y met le prix. Les pur-sang anglais sont préférés, surtout dans les forêts de plaine, car ils ont plus de fond et des allures plus élastiques que les chevaux français ; cependant beaucoup de chasseurs aujourd’hui adoptent l’anglo-normand comme ayant un meilleur caractère et exigeant moins de soins. Dans les terrains accidentés, il vaut toujours mieux prendre des chevaux du pays, qui sont acclimatés et dont le pied est façonné aux mouvemens du sol. Quant aux hommes, d’un aveu général, il est impossible d’en trouver qui, comme les anciens piqueurs, soient dévoués à leurs maîtres et se fassent un point d’honneur de mener leurs chasses à bonne fin. Aujourd’hui ils changent d’équipage à tout propos et servent de préférence, non pas le maître qui chasse le mieux et qui a la meilleure meute, mais celui qui paie le plus et qui s’y entend le moins, auquel par conséquent il est le plus facile d’en imposer.

On voit par ce qui précède que l’entretien d’un équipage est une chose assez dispendieuse, et qu’il faut déjà une assez belle fortune pour pouvoir y consacrer annuellement 30 ou 40,000 francs, sans compter le prix de location des forêts et les indemnités à payer aux riverains pour les dommages que le gibier cause aux récoltes. Aussi le plus souvent les dépenses de ces chasses sont-elles supportées par une société d’actionnaires qui se réunissent pour jouir de ce plaisir en commun, et qui, grâce aux chemins de fer, peuvent partir le matin de Paris et rentrer le soir chez eux après une chasse à courre dans la forêt de Chantilly ou dans celle de Villers-Cotterets. Quant au souverain, il a à sa disposition les différentes forêts affectées à la dotation de la couronne, et, pas plus qu’un simple particulier, il n’a le droit de chasser hors de chez lui. C’est tout ce qui lui reste des droits exorbitans de l’ancienne monarchie ; mais la part est encore assez belle, et les forêts de Fontainebleau, de Compiègne, de l’Aiguë, de Rambouillet, de Marly et de Saint-Germain ont de quoi satisfaire les plus difficiles.

La vénerie, qui avait été engloutie dans le désastre de la royauté, fut rétablie par Napoléon Ier, qui ne perdait aucune occasion de revenir aux anciens usages monarchiques. Il dépensait annuellement pour cet objet une somme de 400,000 francs, et, bien que personnellement il n’aimât pas la chasse, il y tenait néanmoins pour rehausser l’éclat du trône. Louis XVIII et Charles X, en conservant ce service, ne firent que se conformer aux traditions de leurs ancêtres. Quant à Louis-Philippe, se rappelant toutes les plaintes dont la chasse avait été l’objet de la part du peuple, et, pensant avec raison qu’un roi constitutionnel n’avait pas besoin de cet éclat factice, il ne monta pas sa maison, et laissa chasser ses fils avec des équipages qui ne différaient pas beaucoup de ceux des riches particuliers ; ils chassaient pour leur plaisir et non pour faire de la politique.

Le second empire ne manqua point de suivre ici comme ailleurs les erremens du premier, et la vénerie reparut montée sur un aussi grand pied qu’autrefois. Tout le monde s’accorde à dire qu’elle est parfaitement organisée, que les meutes, composées de chiens de premier choix, laissent rarement échapper un cerf, une fois qu’il est lancé ; mais, si l’on tient compte des dépenses que coûtent à la liste civile le personnel et le matériel, les indemnités payées aux riverains pour les dégâts commis par le gibier, les dommages causés au bois ou les frais nécessaires pour les atténuer, on arrive à un chiffre qu’on ne peut guère évaluer à moins de 900,000 fr. par an. Or, en supposant que le chef de l’état chasse trente fois dans l’année tant à courre qu’à tir, chacune de ces chasses lui revient à 30,000 francs. Ces dépenses, qui n’ont d’autre objet que de donner à la monarchie l’éclat dont on suppose qu’elle ne peut se passer, nous semblent, à vrai dire, peu dignes d’un pays libre, et nous préférons pour notre compte la modeste simplicité du président des États-Unis au faste de nos cours d’Europe.

Nous arrivons à la chasse bourgeoise, à la chasse à tir. On chasse à tir toute espèce de gibier, sauf le cerf, à moins qu’il ne s’agisse de destructions ayant pour objet d’en diminuer le nombre dans une forêt ; dans ce cas, on préfère tuer les biches. Il y a plusieurs espèces de chasses à tir : les battues, la chasse aux chiens courans et la chasse aux chiens d’arrêt. Les battues se font le plus souvent au bois. Une ligne de rabatteurs également distancés s’avance à travers les massifs et frappe les cépées d’un bâton de façon à faire lever les animaux qui s’y trouvent et à les pousser devant elle vers les tireurs, qui les attendent postés le long d’une route. On chasse de cette façon le sanglier, le chevreuil, le lièvre, le lapin et même le faisan. Parfois aussi, vers l’arrière-saison, quand les perdrix ne se laissent plus approcher, on fait des battues en plaine, dans les champs, pour envoyer les compagnies vers les chasseurs cachés dans des fossés ou abrités derrière des arbres.

Pour chasser à tir avec des chiens courans, il n’est pas nécessaire d’en avoir un grand nombre, deux ou quatre suffisent ; mais il faut qu’ils soient bons, de haut nez et très entreprenans. Ils font lever le gibier et le poursuivent jusqu’à ce que les chasseurs qui l’attendent dans ses passages habituels parviennent à le tirer. En général on tue plus de gibier avec des chiens lents et collés à la voie qu’avec des chiens qui ne laissent pas aux animaux le temps de ruser, et qui les obligent à prendre immédiatement un parti. Avec de petits chiens bien gorgés, le plaisir dure plus longtemps, et les animaux chassés se font battre dans les enceintes gardées par les tireurs, qui finissent toujours par les tuer. La connaissance parfaite des mœurs du gibier est indispensable au chasseur au chien courant, qui doit tenir compte de l’état de l’atmosphère, de la configuration du terrain, des cultures qui le recouvrent, toutes choses qui influent sur la station des animaux et sur la direction qu’ils prennent quand ils sont poursuivis. « La première arme de chasse, dit avec raison un auteur allemand, c’est la connaissance de l’histoire naturelle. »

La chasse au chien d’arrêt se pratique soit au bois, dans les jeunes taillis, soit en plaine, dans les champs dépouillés de leurs récoltes. Elle s’adresse particulièrement au gibier à plume, faisans, perdrix et cailles, qui vivent dans nos pays. Tout le monde sait qu’elle consiste à se mettre en quête avec un chien qui marque par un arrêt la présence du gibier jusqu’à ce que l’on soit à portée de le tirer. Pour façonner le chien à ce service, il a fallu vaincre tous ses instincts, qui le portaient à s’élancer sur l’animal au lieu de rester immobile en le fixant. Chassant pour son. maître et non pour lui, il est une création artificielle qu’il serait difficile de comprendre, si l’on ne se rappelait que l’action du dressage se fait sentir non-seulement sur les individus qui y sont soumis, mais encore sur tous ceux qui descendent d’eux. C’est ainsi que se sont formées les races de chiens d’arrêt, dont les principales sont en France le braque, l’épagneul et le grillon ; ces races sont excellentes, et l’on a eu bien tort de chercher à les améliorer par le mélange du sang anglais. Les chiens anglais, surtout les pointers, sont parfaitement appropriés aux giboyeux tirés de leur pays, mais ils ne conviennent pas aux contrées comme la France, où il faut que le chien quête avec soin et patience, et cherche le gibier tué dans les broussailles ou dans les rivières pour le rapporter au chasseur.

À ces différentes espèces de chasse, on doit ajouter celle du marais, que préfèrent les vrais amateurs. Malheureusement elle est aussi la plus redoutable pour la santé, car il est rare qu’un chasseur au marais ne soit pas de très bonne heure perclus de rhumatismes. Pendant l’hiver, les canards sauvages et autres oiseaux d’eau viennent s’abattre sur les étangs en fuyant les froids du nord ; c’est là qu’il faut aller les surprendre en bateau ou les attendre à l’affût dans une cabane de feuillage ouverte à tous les vents. On se sert pour les attirer de canards domestiques dont la présence sur un étang décide les autres à venir s’y poser. Quant aux bécassines, il faut se mettre soi-même à l’eau, et, aidé de son chien, fouiller les touffes de roseaux, où elles se réfugient d’habitude, jusqu’à ce qu’on parvienne à les faire lever. Les beaux temps de la chasse au marais sont passés en France ; le drainage a transformé les mares en prairies et les étangs en champs d’avoine ; des usines ont remplacé les rideaux d’arbres qui ombrageaient la plaine, des bateaux à vapeur parcourent les fleuves et les rivières jadis solitaires, mille bruits divers se font entendre là où régnaient le calme et le silence, et avertissent sans cesse les animaux sauvages que l’homme est proche et que leur place est prise.

Dans quelques grandes propriétés, on ne se contente pas du gibier qui s’y développe spontanément, on a établi des faisanderies destinées à l’élève du faisan et des perdrix. Le faisan a besoin, pour se plaire dans une région, de taillis où il se réfugie pendant le jour, et d’arbres de fortes dimensions où il se branche la nuit dans le voisinage des plaines cultivées ; il est très régulier dans ses habitudes. Chaque matin, en tirant sa tête de dessous son aile, il salue le jour d’un cri rauque, et, prenant son essor, il gagne la plaine ; il y reste jusqu’à huit ou neuf heures du matin, rentre ensuite dans les taillis, d’où il sort vers trois et quatre heures de l’après-midi pour retourner au gagnage jusqu’au crépuscule ; alors seulement il revient au bois, se perche isolément ou en compagnie sur quelque arbre branchu, répète son cri et s’endort. Comme la perdrix, le faisan mange les semences de toutes les céréales ; mais il fait sa nourriture ordinaire des baies de certains arbustes et des larves des insectes qu’il peut prendre. Avec ses habitudes régulières, son vol lourd, l’attrait qu’il offre au chasseur, on conçoit qu’il aurait bientôt disparu de la surface du pays, si son éducation n’était dans certains départemens l’objet de soins particuliers ; c’est surtout dans ceux de Seine-et-Marne, de Seine-et-Oise et de l’Oise, où la grande propriété domine, qu’on a pu installer des faisanderies en assez grand nombre.

Ces établissemens ont pour objet de récolter les œufs pondus par les poules faisanes, de les faire couver par des poules ordinaires, et d’élever les jeunes faisandeaux jusqu’à ce qu’ils puissent se tirer d’affaire par eux-mêmes. Les jeunes faisandeaux sont nourris de larves de fourmis qu’on fait recueillir dans toutes les forêts du voisinage. À défaut de cet aliment, on leur donne une pâte faite de bœuf bouilli, d’œufs durs, de pain et de chicorée sauvage. On peut évaluer, d’après le Nouveau Traité des chasses, à 23,290 francs les frais d’établissement d’une faisanderie, et les dépenses annuelles à 7,760 francs ; quant au produit, il serait de 900 faisans et de 3,000 œufs, valant ensemble 8,790 francs. On voit que les frais sont à peu près couverts, même en tenant compte de l’intérêt du capital déboursé. En Allemagne, où l’on s’attache à se rapprocher le plus possible de l’état de nature, les dépenses sont moins élevées encore, et laissent plus de marge aux bénéfices.

On parvient à rendre une chasse giboyeuse, moins en y apportant du gibier vivant qu’en permettant à celui qui s’y trouve de s’y multiplier, c’est-à-dire en détruisant activement tous les animaux nuisibles qui peuvent s’opposer à la reproduction. Ces animaux sont les renards, les fouines, les belettes, les chats, les oiseaux de proie, qui se nourrissent de jeunes faisans, de lapins, de levrauts : pour les détruire, les gardes se servent de leur fusil, de pièges et d’assommoirs. Ce dernier mode de destruction est le plus simple et le plus économique. L’observation ayant fait découvrir que les carnassiers des forêts, belettes, rats, putois, fouines, ont l’habitude de suivre les chemins frayés pour ne pas se mouiller dans l’herbe, on trace dans les jeunes taillis des sentiers de 50 centimètres de large où on dispose de 50 en 50 mètres un piège consistant en une planche qui fait bascule, et qui, alourdie par une pierre, retomba sur l’animal lorsque celui-ci vient à toucher une fiche de bois qui la maintenait levée. Un garde peut prendre ainsi un grand nombre de bêtes nuisibles sans se donner d’autre peine que celle de visiter tous les matins ses assommoirs et de tendre ceux qui sont tombés.

Ce n’est pas tout que d’avoir du gibier, il faut encore que celui-ci trouve à se nourrir. Or, quoi qu’on fasse, il ne peut chercher sa nourriture que dans la forêt ou dans la plaine ; c’est donc aux dépens des récoltes ou aux dépens des bois qu’il doit vivre. Les cerfs, les lièvres et les lapins vont généralement pâturer en plaine pendant la nuit et rentrent au bois le matin. L’importance des dommages qu’ils causent est telle que les riverains ne peuvent les supporter, et que chaque année ils forment des demandes d’indemnités qui, si elles ne sont pas accueillies, sont réglées à dire d’experts par le juge de paix. Dans certains pays, ces demandes sont devenues l’objet d’une véritable spéculation. Il arrive en effet très souvent que les riverains, sachant que la partie de leur champ la plus voisine du bois est destinée à être dévastée, s’abstiennent de la fumer et de l’ensemencer, et réclament néanmoins l’indemnité comme si la récolte avait été complète ; d’autres fois ils cultivent le long des bois des légumes ou des plantes maraîchères que le sol ne comporte pas, et se font payer des fruits qui n’auraient pas poussé, ce qui est un moyen commode et assuré de les vendre. Les choses en sont arrivées au point que dans plusieurs localités les terres voisines des forêts se louent et s’achètent plus cher que les autres, précisément en vue des indemnités pécuniaires qu’elles rapportent de cette façon. Tout en se montrant aussi large que possible dans l’évaluation des dommages causés, il importe cependant de résister à de pareilles exigences, et il serait à désirer que les tribunaux se montrassent parfois plus difficiles dans l’admission des preuves et les dires des experts, qui trop souvent sont de connivence avec les cultivateurs. Les indemnités payées par l’administration de la liste civile ne s’élèvent pas annuellement à moins de 200,000 fr. Dans les forêts de Chantilly et d’Ermenonville, formant ensemble un massif d’environ 12,000 hectares, elles atteignent 50,000 fr.

Ces chiffres ne comprennent que les dommages causés aux riverains ; ils seraient beaucoup plus élevés, si l’on faisait entrer en ligne de compte ceux que supporte la forêt. À moins qu’ils ne soient très nombreux, les dégâts du fauve ne sont pas irréparables ; ils consistent dans l’écorcement de quelques arbres par le frottement de la tête contre les tiges et dans l’abroutissement des jeunes taillis. Ces dommages retardent la croissance du bois et occasionnent la perte d’une pousse ou deux, en général ils ne font pas périr les arbres. Il n’en est pas de même avec le lapin, dont la dent meurtrière ne s’attaque pas seulement aux jeunes pousses, mais ronge l’écorce au pied, et, rendant impossible l’ascension de la sève, amène le dépérissement de la plante. Avec lui, les plantations deviennent impossibles à moins qu’on ne les entoure d’un entreillagement qui les protège, et qui coûte fort cher à établir. Le lapin se multiplie avec une rapidité effrayante, car on a calculé qu’un couple abandonné à lui-même pouvait en une seule année donner naissance à l,848 lapins. Aussi faut-il être constamment sur ses gardes pour empêcher une multiplication excessive, sous peine de voir sa forêt entièrement ruinée. C’est pour ce motif que l’empereur a ordonné, il y a quelques années, la destruction radicale de tous les lapins existans dans les forêts de la liste civile ; mais ses ordres restèrent à peu près une lettre morte aussi bien que ceux de Louis XIV, qui avait déjà prescrit la même mesure.

Ce que nous venons de dire suffit pour donner une idée générale de la chasse en France. Elle peut s’exercer de bien des façons, et depuis celui qui consacre 60 ou 80,000 fr. à l’entretien d’un équipage jusqu’à celui qui n’a d’autres frais que son port d’armes et la nourriture de son chien d’arrêt, elle passionne également tous ceux qui s’y livrent. Dans les forêts domaniales, la chasse est louée par adjudication pour neuf années au prix de 830,000 fr. On loue également la plus grande partie des forêts communales et les forêts particulières dont la chasse n’est pas réservée par le propriétaire. Pour la plaine, il arrive souvent que les cultivateurs s’entendent afin de chasser réciproquement les uns chez les autres, ou qu’ils abandonnent volontairement leur droit à la commune, qui l’afferme à son profit. Le nombre de ceux qui prennent annuellement des permis est de 300,000 ; le nombre de ceux qui s’en passent est de 500,000, ce qui fait en tout 800,000 chasseurs. En estimant en moyenne à 50 fr. la valeur du gibier tué par chacun d’eux, on arrive au chiffre de 40 millions. Tel est du moins le résultat utile et matériel ; mais le plaisir peut-il se chiffrer ?


III.

Il nous reste à examiner la législation qui nous régit, à la comparer à celle de quelques autres pays et à apprécier l’influence qu’elle exerce sur la production du gibier. Nous avons dit que la loi de 1790, qui est restée en vigueur jusqu’en 1844, considérait la chasse comme un accessoire de la propriété, et permettait à chacun de la pratiquer sur ses terres en toute saison, avec toute espèce d’engins, sauf pendant le temps où la terre était couverte de ses récoltes. « Tout homme, avait dit Mirabeau dans la fameuse nuit du 4 août, a droit de chasse sur son champ ; nul n’a droit de chasser sur le champ d’autrui. » Ce principe résumait toute la loi. La restriction relative aux récoltes avait été faite dans l’intérêt de l’agriculture et non dans celui de la conservation du gibier, dont les propriétaires étaient les maîtres de disposer à leur gré.

La loi de 1844, provoquée par les réclamations d’un grand nombre de chasseurs qui, alors comme aujourd’hui, se plaignaient de la disparition du gibier, a pour objet la protection de celui-ci. Bien que dans l’exposé des motifs les droits des propriétaires eussent été explicitement reconnus, les dispositions de la loi sont en contradiction complète avec cette déclaration ; le gibier y est considéré, non comme une dépendance de la propriété, mais comme une chose n’appartenant à personne, une res nullius dont le législateur doit réglementer l’usage. Si la loi défend de chasser sur les terres d’un propriétaire sans son assentiment, ce n’est pas parce qu’elle lui reconnaît un droit quelconque sur le gibier qui s’y trouve, mais parce qu’elle lui laisse celui d’empêcher les étrangers de pénétrer sur son domaine ; cela est si vrai que, lorsque ce propriétaire veut chasser lui-même, il ne peut le faire que pendant une partie de l’année, en se munissant d’un permis, et en se soumettant à tous les règlemens ministériels et préfectoraux que comporte la matière. Cette contradiction entre les principes proclamés et les dispositions de la loi a été vivement mise en lumière lors de la discussion de la chambre des députés. Un grand nombre de membres réclamèrent le maintien de la législation de 1790, et ce n’est qu’après six semaines de débats animés que le projet fut voté par 251 voix contre 146.

Cette loi a-t-elle produit les résultats qu’on en attendait ? Il y a lieu d’en douter, à entendre les plaintes des chasseurs sur la disparition progressive du gibier, et à en juger par le nombre croissant des délits de chasse constatés. De 14,217 qu’il était en 1845, ce nombre est arrivé à 20,198 en 1864, après avoir, en 1859, atteint le chiffre de 25,000[3]. Avant de discuter les principes sur lesquels repose cette législation, jetons un coup d’œil sur celle de la Suisse et de l’Allemagne, dont le régime agricole se rapproche beaucoup du nôtre.

En Suisse, les lois sur la chasse varient suivant les cantons, mais dans la plupart, notamment dans celui de Vaud, l’état se considère comme propriétaire du gibier, et vend aux particuliers des permis qui leur confèrent le droit de chasser où bon leur semble, sauf dans les propriétés closes de murs ou dans un certain périmètre autour des habitations, depuis le 1er septembre jusqu’au 31 décembre[4]. Pendant le reste du temps, il est interdit aux habitans de sortir avec un fusil. Ainsi un propriétaire n’a pas le droit de tuer un renard qui vient manger ses poules, et voit pendant la période de chasse ses champs, ses vignes et ses bois envahis par des gens souvent peu respectables, sans avoir contre eux d’autre recours que celui de faire constater par le garde champêtre les dégâts qu’ils peuvent commettre. Cette loi est du reste une loi de réaction. Le canton de Vaud était autrefois soumis à celui de Berne, dont les seigneurs s’étaient réservé le droit de chasser partout sur les terres des paysans. En 1804, ceux-ci prirent leur revanche en s’arrogeant le même privilège. Il en est résulté la destruction presque absolue des oiseaux insectivores et par suite des invasions de chenilles dont l’agriculture a eu beaucoup à souffrir.

En Allemagne, les grands propriétaires et surtout les seigneurs se sont toujours distingués par leur passion pour la chasse, et ont cherché à maintenir leurs prérogatives en cette matière. C’est ainsi qu’ils s’étaient arrogé le droit de chasser librement sur les terres possédées par les paysans sans payer à ceux-ci aucune indemnité pour les dégâts causés par le gibier. Il a fallu la bourrasque démocratique de 1848 pour faire disparaître ces privilèges exorbitans. Toutes les lois promulguées à cette époque dans les différens pays de l’Allemagne étaient, comme celle de 1790 en France, basées sur le principe que le droit de chasser sur un domaine quelconque appartient au propriétaire, et que nul ne peut y chasser sans le consentement de celui-ci. Sous ce rapport, l’année 1848 a donc été pour l’Allemagne ce qu’avait été pour la France la fameuse nuit du 4 août ; mais, l’orage passé et la révolution étouffée, les anciens abus ne tardèrent point à relever la tête. Ne craignant plus pour leur existence, les gouvernemens n’hésitèrent pas à donner satisfaction aux réclamations passionnées des grands propriétaires, et, par les lois qu’ils promulguèrent dès 1850, à revenir sur les concessions qui leur avaient été arrachées.

En Saxe, par exemple, le gibier appartient à’ l’état, qui loue le droit de le tuer, quand ce droit n’a pas été entièrement ou partiellement racheté par le propriétaire. La chasse y est divisée en trois classes : la petite chasse (kleine jagd), qui comprend le lièvre, la perdrix, la caille, la bécasse, — la chasse moyenne (mittel jagd), qui s’applique au chevreuil, au renard, au faisan et au coq de bois, — enfin la grande chasse (hohe jagd), qui donne le droit de tuer le cerf, le daim, le sanglier et le grand coq de bruyère. Il y a de nombreux domaines qui n’ont pas été complètement affranchis, et dont les propriétaires eux-mêmes ne peuvent se livrer qu’à l’un ou à l’autre de ces modes de chasse. La location des terres se fait par districts, moyennant la redevance au profit de l’état d’un certain nombre de pièces de gibier qui sont vendues par les soins des agens forestiers.

Dans la plupart des autres pays de l’Allemagne, la chasse n’est considérée comme une dépendance de la propriété que pour les jardins et parcs contigus à des habitations, pour les pièces de terre entourées d’une clôture pleine, et pour les domaines de plus de 80 hectares d’un seul tenant en plaine, et de 130 hectares en montagne. Dans tous les autres cas, le droit de chasse passe du propriétaire à la commune, qui, formant un ou plusieurs cantons de chasse avec les terres non comprises dans les catégories ci-dessus, les met en location aux enchères au profit de la caisse municipale, sauf à elle à indemniser les propriétaires des dommages que le gibier pourrait causer. Dans les propriétés domaniales, terres ou forêts, la chasse en 1848 avait été affermée comme en France ; mais depuis cette époque il s’est manifesté une tendance de plus en plus marquée vers l’exploitation en régie. Ce sont les agens et les gardes forestiers qui sont chargés de ce soin, et qui pour ce motif sont tenus d’être versés dans tous les détails de la science cynégétique. Chaque année, vers le mois d’octobre, ils envoient à l’administration centrale un état sur lequel figure d’une part le compte aussi exact que possible du gibier existant dans les forêts, et la quantité qui pourra en être tuée dans le courant de l’année, d’autre part le détail des dépenses qu’occasionne la chasse, c’est-à-dire les frais de nourriture du gibier et des chiens, l’entretien des instrumens et appareils de chasse, le transport des animaux tués jusqu’aux maisons forestières où viennent les prendre les entrepreneurs avec lesquels on a traité. En regard des dépenses figurent les recettes, qui se composent du produit de la vente du gibier. Ce système d’exploitation directe est peut-être préférable à la location d’une forêt, si l’on a en vue les besoins de l’alimentation publique, et si, pour y satisfaire, on s’attache à produire la plus grande quantité de gibier possible ; mais il est moins profitable aux intérêts du trésor, car dans le prix de location d’une chasse les amateurs font entrer non-seulement la valeur des animaux qu’ils pourront y tuer, mais surtout le plaisir qu’ils y rencontreront, et qu’ils paient fort cher.

Au milieu de toutes ces lois contradictoires où sont les principes ? où est le droit ? où est l’intérêt public ? À nos yeux, le gibier appartient légitimement au propriétaire du sol sur lequel il se trouve, puisque c’est lui qui le nourrit aux dépens de ses récoltes et de ses bois ; il doit donc avoir le droit d’en disposer à son gré et de le chasser quand bon lui semble. C’était la doctrine de Mirabeau et de la loi de 1790, et nous doutons qu’on puisse arriver à la combattre avec succès, puisque les législateurs de 1844, usant d’un procédé parlementaire bien connu, ont cru devoir la proclamer très haut, tout en faisant voter des dispositions qui sont avec elle en contradiction absolue. Grâce aux interprétations des tribunaux, il est aujourd’hui généralement admis que le gibier, errant de sa nature et passant sans cesse d’un fonds sur un autre, est une res nullius dont le législateur a le droit de disposer. C’est là une perversion complète de principes. Le gibier est errant, c’est vrai : aussi n’est-il à moi qu’autant qu’il est chez moi et que je parviens à m’en emparer. Dès qu’il passe chez mon voisin, mon droit sur lui disparaît ; encore arrive-t-il parfois qu’il le suit même jusque-là, comme dans le cas où le propriétaire d’une forêt paie aux riverains les dommages que son gibier cause aux récoltes. Il nous paraît qu’on serait mal fondé à contester aux propriétaires de la forêt de Chantilly, par exemple, leur droit sur le gibier qui s’y trouve, quand, outre les dommages qu’ils supportent pour leur compte, ils ont chaque année 40 ou 50,000 francs à payer pour ceux qu’il a commis chez les voisins. Toute la nourriture étant à leur charge, c’est bien le moins qu’ils puissent jouir d’un produit dont ils font tous les frais. On admet à la rigueur qu’il en soit ainsi pour les grandes propriétés, mais on conteste qu’il puisse en être de même pour les petites, sur lesquelles les animaux ne stationnent pas. Pourquoi cette différence ? Si le principe est vrai, il l’est, quelle que soit l’étendue des héritages, car la quantité de gibier est toujours à peu près proportionnelle à cette étendue.

On pouvait admettre avec les Romains que le gibier était une res nullius alors que la plupart des terres étaient incultes et n’avaient pas même de propriétaires. Errant sur de vastes espaces de landes et de forêts, les animaux sauvages se nourrissaient aux dépens de la communauté. Aujourd’hui qu’il n’y a pas un pouce de terrain qui n’appartienne à quelqu’un, état, commune ou particulier, dire que le gibier n’est à personne, c’est dire une énormité pour quiconque sait ce que c’est que la propriété. À l’époque où le roi se considérait comme le maître de tout son royaume, on admettait qu’après avoir abandonné les produits du sol à ceux qui le cultivaient, il s’était réservé la chasse pour en jouir exclusivement. Une telle fiction n’est plus de mise. L’économie politique, plus révolutionnaire mille fois que les plus fougueux conventionnels, nous a appris que la propriété est le fruit du travail, qu’elle a son principe dans la nature humaine, et que ni le roi ni l’état n’ont rien à y voir. Tout au plus peuvent-ils lui demander un impôt, non pas à titre de redevance seigneuriale, mais en échange de services rendus et en vertu d’un contrat réciproque librement débattu. Le gibier qui se nourrit dans mon champ est donc à moi, bien à moi, et, décrétât-on vingt fois qu’il n’appartient à personne, je n’en aurais pas moins le droit de le tuer, car la loi ne peut m’obliger à nourrir des animaux qui sont à tout le monde et dont je ne suis pas seul à profiter.

Il faut remarquer en effet que, tout en empêchant le propriétaire de jouir de son gibier à sa guise, la loi lui laisse la faculté de le détruire. Elle s’oppose à ce que, s’il en avait envie, il puisse manger du chevreuil au mois d’août, mais elle ne peut mettre obstacle à ce qu’une fois la chasse ouverte il n’introduise chez lui tous les chasseurs du canton pour y tuer jusqu’à la dernière pièce. Si donc le propriétaire conserve du gibier, c’est parce qu’il y trouve son intérêt, non parce qu’il y est contraint par la loi, qui n’a de puissance que pour empêcher l’usage, et qui est désarmée pour empêcher l’abus.

On prétend que le retour à la loi de 1790 favoriserait le braconnage. En quoi donc ? S’il est admis que le gibier appartient au propriétaire du sol qui le nourrit, le braconnier devient un voleur au même titre que celui qui vole des poules ou des moutons. C’est au contraire la loi actuelle qui est favorable au braconnage, en ce qu’elle fait supposer que, le gibier n’appartenant à personne, chacun a le droit de s’en emparer même chez autrui, et cette idée est si répandue que, même parmi les gens qui se piquent d’être honnêtes, il y en a bien peu qui se fassent le moindre scrupule de tirer, quand l’occasion s’en présente, une pièce dans le champ du voisin. Quand ils y seront directement intéressés, les propriétaires feront surveiller leurs biens, et au besoin formeront entre eux des associations contre le braconnage, ainsi qu’il en existe déjà quelques-unes. On craint que, si on les laisse maîtres chez eux, ils ne détruisent tout leur gibier, et que la société ne s’en trouve privée. Cette crainte n’est pas fondée, car il en est beaucoup qui font de grands sacrifices pour le conserver et le multiplier ; nous en voyons un exemple dans les forêts de la liste civile, qui sont abondamment pourvues, quoiqu’elles ne soient pas soumises aux dispositions de la loi. En réalité, il n’y a de giboyeuses que les chasses gardées. celles qui ne le sont pas sont toutes dépeuplées. Et d’ailleurs pourquoi vouloir forcer un propriétaire à garder des animaux dont il ne veut pas ? Est-ce qu’il n’est pas le meilleur juge de ce qui lui convient, et que peut-on trouver à redire, s’il aime mieux conserver ses bois et ses récoltes ? C’est surtout quand il veut opérer des destructions de lapins ou de grands animaux devenus nuisibles par le trop grand nombre que l’anomalie de la loi se manifeste, car ces destructions sont subordonnées à l’agrément des préfets, qui souvent les refusent ou les réglementent de façon à les rendre illusoires.

Lors même qu’on s’obstinerait à ne pas vouloir tenir compte des droits du propriétaire, il faut encore savoir quel but on s’est proposé en faisant la loi de 1844. On voit bien qu’elle est destinée à protéger le gibier ; mais, quand on se demande pourquoi celui-ci a été jugé digne d’une protection spéciale, on en est réduit aux conjectures, et on ne saisit rien dans la discussion qui puisse vous éclairer. Quand on cherche en effet quels intérêts on a voulu sauvegarder, on n’en trouve que deux, l’agrément des chasseurs et l’alimentation publique. Pour ce qui est du premier, personne sans doute ne le jugera digne d’une protection particulière, personne ne pensera que le plaisir de 300,000 individus soit une chose assez importante pour motiver l’intervention de la loi et de la force publique qui la fait exécuter. Quand on songe que chaque année toute la machine administrative, depuis les ministres jusqu’aux moindres gendarmes et gardes champêtres, se met en branle pour arriver à ce résultat, on se demande si réellement il mérite cet honneur. D’ailleurs l’abrogation de cette loi et le retour au droit commun n’entraîneraient pas la suppression de la chasse, puisque les propriétaires seraient toujours libres, soit de s’y livrer personnellement sur leur propre fonds, soit de céder leur droit à d’autres. L’argument tiré de la nécessité de conserver le gibier pour les besoins de l’alimentation publique ne nous paraît pas plus sérieux, car, si la liberté des transactions est suffisante pour assurer la production du bétail ou de tout autre objet de consommation, on ne voit pas pourquoi elle serait impuissante quand il s’agit du gibier. Le jour où celui-ci vaudra ce qu’il coûte, il s’établira des parcs spéciaux qui approvisionneront le marché ; or c’est là une industrie aujourd’hui impossible à exercer, puisque la vente est interdite au moment même où elle donnerait le plus de bénéfices. La loi porte ainsi une atteinte à la liberté de l’industrie, puisqu’elle empêche ceux qui le voudraient de s’adonner à l’élevage de certains animaux ; elle met également obstacle aux transactions commerciales en s’opposant, pendant que la chasse est fermée chez nous, à ce qu’on se procure du gibier à l’étranger.

Remarquez d’ailleurs qu’aujourd’hui ce sont les braconniers seuls ou à peu près qui alimentent le marché, car, la chasse étant une chose de luxe, ceux qui s’y livrent ne vendent guère leur gibier ; ils le consomment personnellement ou le distribuent à leurs amis. Si donc on en trouve à acheter, c’est aux braconniers qu’on le doit. Il n’est pas prouvé d’ailleurs que certains animaux, tels que les lapins, les lièvres, les cerfs, ne coûtent pas plus qu’ils ne valent, c’est-à-dire que, par les bois et les récoltes qu’ils mangent, ils ne constituent pas la société en perte. C’est donc aller contre l’intérêt général que d’en favoriser la multiplication, et de s’imaginer qu’on puisse par voie de réglementation créer des ressources sérieuses pour l’alimentation. C’est la liberté seule qui décidera les particuliers à établir des faisanderies et des parcs à gibier, où, ainsi qu’en Allemagne, celui-ci serait vendu comme viande de boucherie.

La loi de 1844 sur la chasse est une loi socialiste qui, comme la loi sur la pêche, a pour effet de désintéresser les propriétaires du genre de production qu’elle veut favoriser ; elle n’a produit aucun des résultats qu’on attendait d’elle, car le gibier continue à disparaître partout où il n’est pas l’objet de soins constans. Il faut donc revenir aux principes de la loi de 1790, c’est-à-dire au droit commun, et laisser chacun maître de faire chez lui ce qui lui plaît. L’état et les communes continueront à louer leurs forêts aux conditions qui leur conviendront ; quant aux particuliers, ils useront personnellement de leur droit ou le céderont dans les limites qu’il leur plaira de fixer, sans que personne ait à s’immiscer dans leurs affaires. Rien n’empêcherait d’ailleurs qu’on ne prît des mesures pour la conservation des oiseaux insectivores, car il s’agirait dans ce cas d’un intérêt agricole dont on ne saurait méconnaître l’importance. On entend souvent parler de liberté, mais bien peu de personnes comprennent qu’elle n’est pas autre chose que le droit de disposer de soi-même et de sa propriété. Au lieu de s’attacher à faire disparaître les entraves légales qui paralysent chacun de nos actes, on semble n’attacher d’importance qu’à la liberté politique, qui n’est après tout que la garantie de la liberté civile. C’est peut-être la marche inverse qu’il conviendrait d’adopter ; c’est à poursuivre l’abolition des monopoles et des réglementations surannées que les vrais libéraux devraient employer leurs efforts, car c’est par là seulement qu’ils arriveront à l’affranchissement de l’individu, but suprême de la société.


J. CLAVÉ.

  1. Histoire de la Chasse en France, par M. Dunoyer de Noirmont.
  2. La Chasse, son histoire et sa législation, par M. Julien.
  3. La complication de cette loi se manifeste d’ailleurs par le nombre considérable des commentaires qui en ont été publiés, par les jugemens aussi bizarres qu’illogiques qui ont été rendus. C’est ainsi que des chefs de trains de chemins de fer ont été poursuivis et condamnés pour avoir transporté du gibier qui se trouvait à leur insu dans des colis qu’ils n’avaient aucun moyen de vérifier. Une autre fois, c’est un propriétaire condamné pour avoir, avec l’autorisation du ministre de l’intérieur, transporté en temps prohibé des chevreuils vivans d’une de ses forêts dans une autre qu’il voulait repeupler.
  4. Le prix de ces permis est de 10 francs pour un chasseur sans chien, 20 fr. pour un chasseur avec un chien, 40 fr, pour un chasseur avec 2 ou 3 chiens, 200 fr. pour un chasseur avec plus de 3 chiens.