La Chimie physique et ses applications/5

La bibliothèque libre.
Traduction par A. Corvisy.
Librairie scientifique A. Hermann (p. 46-52).

CINQUIÈME LEÇON


LA CHIMIE PHYSIQUE ET LA PHYSIOLOGIE

Vous vous souvenez que j’avais l’intention de consacrer deux leçons à la Chimie physique dans ses rapports avec la physiologie.

Je commencerai par vous rappeler que les nouveaux développements de la Chimie physique reposent en quelque sorte sur deux bases fondamentales, dont l’une, désignée d’ordinaire sous le nom de « Théorie des solutions », a comme point essentiel l’extension de la loi d’Avogadro aux solutions. L’autre est l’application aux problèmes chimiques de la thermodynamique et tout particulièrement du principe de Carnot-Clausius.

Puisqu’il s’agit maintenant de la physiologie, nous aurons surtout à tenir compte de la théorie des solutions et nous laisserons la thermodynamique de côté. Si cette théorie prend de l’importance en physiologie, elle le doit principalement à deux facteurs que je vais vous indiquer.

Comme il a été dit au début, la nouvelle extension de la loi d’Avogadro, aussi bien que la loi primitive, est ce qu’on appelle une loi limite ; l’une et l’autre ne sont rigoureuses que pour une raréfaction ou une dilution infinies : cependant on peut dans la pratique les appliquer sans crainte aux gaz à la pression ordinaire et aux solutions dont la concentration ne dépasse guère le dixième de la concentration dite normale. Et maintenant c’est une circonstance heureuse que les phénomènes physiologiques que nous examinons se passent au sein de solutions semblablement diluées.

Un second facteur vient s’ajouter. La nouvelle théorie des solutions trouve son expression la plus simple dans ses rapports avec la pression osmotique. Pour les solutions diluées, la pression osmotique, à égalité de température, est égale à la pression gazeuse qu’on aurait si le corps dissous était réduit en vapeur dans l’espace occupé par la dissolution ; elle obéit par conséquent aux lois simples des gaz. Un heureux hasard, c’est que c’est précisément cette pression osmotique, dont on peut ainsi facilement poursuivre la détermination quantitative et obtenir l’expression numérique, qui joue le rôle principal dans les phénomènes physiologiques, aussi bien chez les animaux que chez les végétaux ; son importance s’est affirmée de plus en plus pendant ces dernières années et elle est l’objet d’une littérature très étendue.

Ceci me remet en mémoire les paroles que Lœb prononçait il y a deux ans dans une leçon faite à Ithaca sur « les questions actuelles de la physiologie » et dans laquelle cet auteur affirmait que, depuis l’époque qui a suivi immédiatement la découverte de la conservation de l’énergie, jamais ne s’est ouverte devant la physiologie une aussi brillante perspective que de nos jours. Et cette perspective de progrès, c’est en première ligne la théorie des solutions qui a contribué à l’ouvrir. D’autres auteurs se sont depuis exprimés dans le même sens[1]. J’ajouterai que, de même que les relations de la chimie physique et de l’industrie ont donné lieu à une série de leçons de Goldschmidt pour le personnel de la Badische Anilin- und Soda-Fabrik, de même les relations avec la physiologie et la médecine ont fourni matière à Cohen pour une série de leçons aux cercles médicaux d’Amsterdam. Il existe maintenant une traduction allemande de ces leçons[2].

Je pourrais encore citer le tableau abrégé que j’ai donné en 1891, à Utrecht, dans une occasion analogue à celle-ci. À cette époque, on en était encore au commencement mais déjà les recherches de de Vries[3] sur la croissance des plantes avaient fourni des bases nouvelles. Ce savant avait étudié le mécanisme sur lequel repose la tension spéciale que présente la plante fraîche en voie d’accroissement et qui manque à la plante en train de se flétrir. Dans le premier cas, il s’agit surtout d’une absorption d’eau et dans le second d’une perte d’eau. Ces phénomènes sont produits par un organisme cellulaire déterminé dont le mode d’action peut être le plus facilement étudié sur les plantes dont le contenu des cellules est coloré, telles que le Tradescantia discolor. Lorsqu’on provoque artificiellement la dessiccation en plongeant la partie étudiée dans une solution saline suffisamment concentrée, qui exerce sur l’eau une action osmotique attractive, l’examen microscopique montre que dans chaque cellule une membrane élastique s’est détachée de la paroi, resserrant ainsi le contenu coloré ; la sphère ainsi formée reste libre à l’intérieur de la cellule. Mais lorsqu’on remplace la solution saline par de l’eau, le protoplaste cellulaire l’absorbe, se gonfle, remplit la cellule, y exerce une tension ; c’est alors seulement que la division cellulaire et la croissance deviennent possibles. Le protoplaste contient en dissolution des substances qui exercent sur l’eau une action osmotique attractive, sucre, sels, acides végétaux, etc. ; mais il est indispensable, pour que les phénomènes décrits aient lieu, que la membrane élastique soit perméable à l’eau mais non aux substances dissoutes, sans quoi celles-ci se diffuseraient à l’extérieur et le protoplaste serait hors d’état de fournir à la cellule la tension, la turgescence nécessaire pour l’accroissement. Nous avons donc ici la membrane de choix, la membrane semi-perméable qu’il nous faut pour produire les phénomènes d’osmose, et de Vries l’a utilisée pour la mesure des forces osmotiques. Deux solutions différentes qui exercent la même action sur le protoplaste ont, en effet, la même pression osmotique ; on prend comme indice de cette égalité d’action le simple détachement de la membrane et de la paroi cellulaire polyédrique, de façon que la séparation soit visible au microscope dans quelques-unes des cellules, mais non dans toutes. En somme, deux faits sont acquis : l’un, c’est que l’accroissement de la cellule ne peut avoir lieu que par suite de la pression osmotique du contenu cellulaire, ou, pour mieux dire, du contenu tonoplastique ; l’autre, c’est que la plante nous fournit un moyen d’observer l’égalité de pression osmotique, l’isotonie des solutions.

À cette série d’expériences de physiologie végétale s’en ajoute une autre exécutée sur l’organisme animal par le célèbre physiologiste Donders, en collaboration avec Hamburger[4]. Ces savants ont trouvé que la fonction du sang, ou plus exactement des globules rouges, est en relation étroite avec la pression osmotique du liquide qui les baigne. Les phénomènes observés sont les suivants : On prend du sang défibriné, qui est du sang contenant encore tous ses globules rouges, mais dont on a enlevé la fibrine pour supprimer la coagulation ; on l’ajoute à des solutions de chlorure de sodium diversement concentrées ; suivant la concentration, les globules se comportent de deux façons différentes. Dans les solutions étendues, ils perdent leur matière colorante, c’est à-dire une partie essentiellement nécessaire pour l’accomplissement de leur fonction ; dans les solutions concentrées, ils la conservent, mais ils tombent au fond de la solution saline incolore. Si l’on cherche pour diverses substances dissoutes les concentrations limites qui n’altèrent pas le globule, il semble naturel d’attribuer a priori à une action spécifique du corps dissous l’influence exercée sur le globule, mais ce qui est frappant, c’est que les rapports de concentration que l’on trouve sont précisément ceux que fournissent les expériences de de Vries sur les cellules végétales ; c’est simplement la pression osmotique qui régit le sens du phénomène.

Permettez-moi de vous citer encore une série d’expériences d’une toute autre nature ou ayant au moins un objet bien différent, celles que le docteur Massart, de Liège, a effectuées avec l’œil humain[5]. Ce savant introduisit dans son œil des solutions de substances inoffensives portées à la température du corps humain et put faire les observations suivantes : Si la solution est diluée au-dessous d’une certaine limite, l’œil tend à en augmenter la concentration en favorisant l’évaporation, et l’on éprouve une inclination insurmontable à tenir l’œil ouvert, à écarter les paupières ; si, au contraire, la solution est concentrée au delà d’une certaine limite, l’œil se ferme spontanément, la concentration est empêchée et la sécrétion des larmes produits une dilution. La concentration limite a été déterminée pour diverses substances et l’on a trouvé les mêmes rapports qu’avec les globules rouges du sang ou les cellules végétales.

Nous allons terminer cette série d’observations, dont quelques-unes ont porté sur l’organisme le plus élevé, par d’autres analogues ayant pour objet les formes les plus simples. Le même auteur[6] a reconnu que les bacilles sont extrêmement sensibles à une pression osmotique limite ; on peut le voir de la façon suivante. À des bacilles placés sur le porte-objet d’un microscope, on présente du bouillon de viande dans un tube capillaire, dans lequel ils se dirigent dès qu’ils l’ont perçu ; au bouillon on a ajouté un corps dissous, dont on change la concentration dans les divers essais. Les bacilles les plus agiles, comme le Polytoma Uvello, se rendent immédiatement dans le tube capillaire, mais ils tombent au fond du liquide instantanément ou au bout de peu de temps, si la concentration s’écarte plus ou moins d’une certaine valeur limite. Les bacilles plus flegmatiques, comme le Bacillus Megatherium, ne pénètrent dans le tube capillaire que s’il n’y a pour eux aucun danger de mort ; autrement ils s’arrêtent à l’entrée. Opérant avec diverses substances, on trouve que les concentrations isotoniques sont dans les mêmes rapports que ceux trouvés par les méthodes précédentes.

Je ne voudrais pas accaparer davantage votre temps pour continuer à vous exposer des études analogues ; toutefois je vous ferai remarquer que les faits déjà très frappants que nous venons de voir étaient collectionnés il y a plus de dix ans, et que depuis lors nos connaissances se sont multipliées d’une façon de plus en plus rapide. Un catalogue détaillé de la littérature a été donné par Koeppe[7] il y a un an. Depuis, l’intérêt s’est encore augmenté par cette découverte de Lœb[8], que la pression osmotique peut jusqu’à un certain point remplacer pour les œufs d’oursin l’acte de la fécondation. Ces œufs qui, déposés dans l’eau de mer, périssent s’ils ne sont pas fécondés, commencent à se développer si l’on augmente auparavant la pression osmotique de l’eau de mer en y ajoutant les substances les plus diverses, chlorure de magnésium, chlorure de potassium, sucre, urée. Le développement, c’est-à-dire la partition de la cellule se poursuit assez loin pour que l’ensemble acquière un commencement de motilité. Je dois vous dire qu’au début, l’auteur de cette découverte croyait à une action spécifique de la substance ajoutée, n’ayant encore essayé que le chlorure de magnésium ; ce n’est que par la suite, après avoir reconnu que les matières les plus diverses produisent le même effet, qu’il a songé à la pression osmotique. J’ajouterai que cette découverte, dépouillée de toutes les considérations osmotiques, a fait sur le public américain une telle impression que les journaux racontaient que Lœb avait trouvé l’élexir de vie. Lœb était bien le plus ardent à protester contre de telles assertions, mais comme il y a en général dans les récits des journaux un commencement de vérité, la nouvelle répandue n’était que l’expression un peu exagérée d’une pénétration inattendue dans la connaissance des phénomènes de la vie, que nous devons à l’étude des actions physiques et surtout osmotiques.

Maintenant que je vous ai montré de façons diverses l’importance du rôle que joue la pression osmotique dans les fonctions physiologiques, la question qui vient au premier plan est celle de la détermination de cette pression. Elle est malheureusement peu accessible à la mesure directe. On a réussi, il est vrai, dans des cas isolés, grâce aux efforts habiles de Pfeffer, à mesurer directement la pression osmotique, et sans doute on pourra arriver à le faire en général, mais jusqu’ici on n’a trouvé aucun moyen commode. Toutefois cette lacune est presque comblée grâce à la relation que fournit la thermodynamique entre la pression osmotique et l’abaissement du point de congélation, relation qui a toujours les caractères d’une loi limite et n’est rigoureuse que pour les solutions très diluées. On sait que les solutions se congèlent à une température plus basse que le dissolvant pur, l’eau de mer, par exemple, ne solidifie que bien au-dessous de 0°. Le calcul permet d’établir qu’une solution qui exerce à 0° une pression osmotique d’une atmosphère se solidifie seulement à −0°,084 ; pour les solutions étendues, telles que celles qu’on rencontre dans les organismes vivants, les deux grandeurs citées sont pratiquement proportionnelles. On a rarement vu autant que dans ce domaine les diverses branches de la science se prêter un appui mutuel, mathématiques, physique, chimie, anatomie et physiologie ; ainsi la physiologie a besoin de connaître la pression osmotique, dont la détermination, fondée sur des considérations théoriques, a été réalisée par les méthodes expérimentales de Raoult, Eyckmann, Beckmann, etc. Il se trouve que dans la plupart des cas ce n’est pas la grandeur absolue de la pression osmotique qu’il importe d’obtenir, mais plutôt les valeurs relatives, qui sont fournies directement par l’abaissement du point de congélation ou dépression ; l’égalité osmotique, importante en physiologie, se montre immédiatement par l’égalité des températures de congélation. Un résultat remarquable de ces recherches, c’est que les liquides les plus divers contenus dans l’organisme sont en équilibre osmotique vis-à-vis les uns des autres et présentent le même point de congélation ; ceci est vrai, en particulier, pour les liquides contenus dans le corps de la mère et de l’enfant avant la naissance. Seules les excrétions du rein forment exception, car elles possèdent une pression osmotique beaucoup plus forte. Les écarts qui se produisent dans la valeur de cette pression peuvent indiquer des maladies du rein ou du cœur, les fonctions de ces deux organes ayant une liaison intime ; par exemple, dans le cas de l’ablation de l’un des reins, on pourra par une détermination du point de congélation, reconnaître si l’autre fonctionne normalement[9]. Mais il ne convient pas que je m’avance plus loin dans le domaine de la médecine, qui m’est totalement étranger, et je vais vous indiquer une voie nouvelle que la physiologie s’est ouverte avec l’aide de la chimie physique. Il s’agira encore une fois des électrolytes.

Comme nous l’avons déjà dit, la nouvelle conception des solutions, surtout des solutions étendues, nous force à admettre que dans les électrolytes, par conséquent dans les solutions aqueuses des sels, des acides forts et des bases fortes, il s’est produit une division effective de la molécule du corps dissous ; celle-ci est décomposée en ses ions, qui n’apparaissent que lors de l’électrolyse, de sorte que le chlorure de sodium, par exemple, en solution aqueuse se trouverait décomposé en sodium chargé d’électricité positive et en chlore chargé d’électricité négative. Les propriétés physiques sont d’accord avec cette conception, elles en font même une conclusion nécessaire, puisque les solutions d’électrolytes ont une pression osmotique double de la valeur normale ; les diverses propriétés chimiques ne peuvent guère aussi s’expliquer que par cette hypothèse, qu’on applique de toutes parts aujourd’hui à la physiologie. Le temps me presse ; je ne puis vous donner que de simples indications et vous faire observer que l’action d’un sel sur l’organisme résulte nécessairement de trois facteurs, les deux ions et le sel lui-même, car la dilution étant limitée, le sel n’est pas dissocié en totalité. Tous trois produisent des effets osmotiques semblables, un ion agit comme une molécule, et c’est ainsi qu’il faut considérer l’action osmotique de la solution. Mais il s’ajoute des actions spécifiques, et la façon d’agir commune à certains sels doit être attribuée à la présence d’un certain ion commun ; c’est ainsi que l’action toxique des sels de mercure est due à l’ion Hg. Déjà en cette question, des résultats importants seraient à signaler[10] : tous les composés du mercure ne renferment pas l’ion présumé Hg ; si cet ion est absent, il n’y a pas d’action toxique ; celle-ci d’ailleurs paraît dépendre du degré d’ionisation.


  1. Hamburger, De physische Scheikunde in hare beteekenis voor de geneeskundige wetenschappen. Groningen. Voir aussi His, die Bedeutung der Ionentheorie für die klinische Medizin. Tubingen, 190.
  2. Cohen, Vorträge für Aerzte über physikalische Chemie. Engelmann, 1901.
  3. Eine Methode zur Analyse der Turgorkraft. Pringsheims Jahrb. 14.
  4. Onderzoekingen gedaan in het physiologisch Laboratorium der Utrechtsche Hoogeschool (3), 9, 26.
  5. Archives de Biologie belges, 9, 15 (1889).
  6. Voir aussi Vladimirof, Archiv. für Hygiène, 10, 81 (1891).
  7. Physikalische Chemie in der Medizin. Voir aussi Cohen, Vorträge für Aerzte über physikalische Chemie.
  8. American Journal of Physiology, 3, 434 ; 4, 178 et 423. J’ajoute que le mécanisme de la fécondation, tel qu’il a été exposé par Boveri à la réunion des naturalistes à Hambourg (1902), paraît sous divers rapports, correspondre à un phénomène osmotique causés par la coagulation de l’albumine, ainsi que je l’avais alors moi-même indiqué.
  9. Rosemann. — Die Gefrierpunktsbestimmung und ihre Bedeutung für die Biologie. Greifswald, 1901. — Galeotti. — Ueber die Arbeit, welche die Nieren leisten. Arch. f. Anat. und Physiol. 1902, p. 200.
  10. Paul. — Hamburger Naturforscherversammlung, 1901.