La Chimie physique et ses applications/Introduction

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Traduction par A. Corvisy.
Librairie scientifique A. Hermann (p. 7-12).

INTRODUCTION


Me proposant de faire pendant ces quelques jours une série de leçons sur divers chapitres de la chimie physique, j’utiliserai comme introduction à ces leçons la séance actuelle que vous nommez l’Educational Conference.

Je vous dirai d’abord qu’un de nos meilleurs historiens de la chimie moderne, Ladenburg, dans son Développement de la chimie pendant les vingt dernières années, fait ressortir que ce qui caractérise l’évolution de la science chimique pendant ces quinze ou vingt années, c’est la poussée de plus en plus vigoureuse de la chimie physique, ou, comme d’autres l’appellent, de la chimie générale.

Laissez-moi vous exposer brièvement la marche ascendante de cette chimie physique et son état actuel ; permettez que pour cela je m’appuie, en partie au moins, sur mon expérience et mes souvenirs personnels.

Lorsque, il y a de cela environ trente ans, j’entrevoyais la chimie pour la première fois, que jeune étudiant de l’Université de Bonn, je m’essayais à cette science sous la direction immédiate d’un de ses plus célèbres représentants, de Kekulé, la chimie était, selon l’arrêt de notre maître, parvenue à un point mort et n’avait la perspective d’aucun progrès.

L’existence des atomes, bien que simple déduction indirecte des phénomènes chimiques, paraissait solidement établie, appuyée qu’elle était par la conception de la molécule, qui résulte principalement de considérations d’ordre physique. Les détails des relations réciproques des atomes dans la molécule étaient connus, ou tout au moins leur connaissance pour les corps nouveaux ou plus compliqués n’était qu’une question de temps. Ainsi la formule de l’alcool méthylique

H
H C O H
H

exprimait que, dans la molécule de ce corps, quatre atomes d’hydrogène, représentés par H, sont unis à un atome de carbone et à un atome d’oxygène représentés respectivement par C et O, et que les atomes sont liés les uns aux autres de la façon indiquée par les traits du schéma.

Quelque précise et profonde que pût paraître cette notion, on se rendait bien compte que de tels symboles ne sont que des images dans l’esprit ou des diagrammes sur le papier, et la chimie attendait avec impatience le Newton qui devait découvrir les lois en vertu desquelles les atomes sont unis dans leur constellation, dans la molécule, et forment un ensemble fermé et complet.

Nous savons que ce Newton n’est pas encore venu. Et cependant, peu d’années après le prononcé de la mélancolique sentence de Kékulé (sentence que, soit dit en passant, le maître ne devrait jamais proférer devant ses élèves) surgissait la Stéréochimie, branche nouvelle, aujourd’hui bien développée et pleine de sève, de la science qui nous occupe.

La stéréochimie nous conduit au moins à ce résultat que, l’existence des atomes étant admise, on peut connaître, non seulement leurs liaisons réciproques, mais encore leurs positions relatives dans la molécule. Le symbole précédent de l’alcool méthylique devient maintenant une figure dans l’espace, avec le carbone au centre d’un tétraèdre dont les sommets sont occupés par les trois atomes d’hydrogène et par le groupe oxhydryle (OH).

Nous en étions là il y a vingt-cinq ans, et aujourd’hui nous en sommes encore au même point, ignorant les lois qui régissent la position relative des atomes, bien que, grâce à l’introduction récente de la notion de l’électron, la question paraisse commencer à s’éclaircir, au moins pour les corps à la température du zéro absolu.

Néanmoins pendant ces vingt-années, les recherches ont été poussées plus loin, mais dans une voie différente, où l’on ne s’occupe plus guère de cette architecture symbolique dont les atomes sont les matériaux de construction. En effet, quinze ans après cet arrêt décourageant de Kékulé, naissait un second enfant donnant les plus belles espérances ; c’est la chimie physique, aujourd’hui si florissante. Elle ne grandit pas tout d’un coup : ce n’est presque jamais le cas pour aucune branche de la science ; mais elle se développe à l’ombre comme une jeune plante qui reste d’abord inaperçue, mais qui, sous l’influence du soleil, s’élève et devient un arbre gigantesque.

Quelques savants, comme Duhem[1], vont jusqu’à réclamer pour la chimie physique le rang d’une troisième science, dont la place serait à côté de la physique et de la chimie, ou plutôt entre ces deux sœurs aînées.

D’autres, comme Winkler[2] et Ladenburg, estiment qu’il convient de faire provisoirement à la chimie physique une place honorable dans le domaine de la chimie, et que cette science, outre les deux divisions anciennes, chimie minérale et chimie organique, doit en comprendre une troisième, la chimie physique. À ce sujet, je vous dirai que l’université de Gœttingue va réorganiser sur cette base son enseignement chimique.

Mais laissons de côté ces idées de division et de classification, qui ont au fond quelque chose d’arbitraire, car la science, de même que la nature, dont elle est l’expression, doit former un ensemble, immense il est vrai, mais pourtant indivisible en principe, et cherchons à répondre à cette question : Qu’est-ce que la chimie physique a réalisé ?

On peut le faire d’une façon générale ou d’une façon spéciale. D’une part, je pourrais vous exposer les conclusions générales de cette science, et en ce sens j’aurais à vous parler des transformations chimiques, de la vitesse des réactions, des phénomènes électrochimiques, ce que je ne pourrais faire sans me servir de formules, toujours assez compliquées, que le caractère de cette introduction m’interdit d’employer. D’autre part, on peut faire connaître le caractère propre de la chimie physique par l’examen d’un problème particulier qu’elle est capable de résoudre. C’est de cette façon que je procéderai, et je vous prie de m’accorder toute votre attention au sujet d’une des conquêtes les mieux connues et les plus fécondes de la chimie physique. Je veux parler de l’établissement et de l’application de la pression osmotique.

Il s’agira tout d’abord de la grandeur de l’attraction que manifestent pour l’eau certains corps bien connus, tels que la chaux vive. Si l’on emplit de cette substance un flacon qui restera imparfaitement bouché, la chaux va attirer l’eau de l’air humide, se gonfler et finalement faire éclater le flacon, quelque résistantes qu’en soient les parois. Une force énorme est développée par cette attraction, trop grande pour avoir pu jusqu’ici être mesurée avec quelque précision.

Mais nous pouvons effectuer des déterminations quantitatives sur un phénomène analogue, quoique de moindre intensité, présenté par d’autres corps, le sucre, par exemple, en nous bornant toutefois à une solution étendue, qui manifeste encore à un certain degré une attraction pour l’eau.

Prenons, comme l’a fait Pfeffer[3], une solution de sucre à 1 % et emplissons-en un flacon qui a une paroi poreuse capable d’être traversée par l’eau seulement ; un vase de pile convenablement préparé peut servir. Ce vase plein et fermé étant plongé dans l’eau, celle-ci, attirée par la solution sucrée, traverse la paroi poreuse jusqu’à ce que, en supposant la température de 7°, l’excès de pression dans le flacon, pourvu que celui-ci résiste, soit de 2/3 d’atmosphère. Cette pression est appelée pression osmotique.

Nous pouvons, en généralisant, aller plus loin et dire que toute substance soluble attire le dissolvant, ce qui n’est qu’une autre manière d’exprimer l’acte de la dissolution. Inversement, cette substance est attirée par le dissolvant et s’y diffusera si on la place dans des conditions convenables. Maintenant la pression osmotique va nous apparaître sous un nouveau jour : c’est la pression qui empêche les molécules non dissoutes de se mouvoir librement dans le dissolvant qui les entoure ; elle ressemble à la pression que les molécules d’un gaz contenu dans un espace clos exercent sur les parois du vase qui empêche leur expansion.

Cette pression osmotique, qui a déjà été étudiée il y a plus d’un siècle, principalement dans ses rapports avec les phénomènes physiologiques, a une valeur bien déterminée, qui a paru tout d’abord dépendante de la membrane et qui varie avec la nature de la substance dissoute et avec celle du dissolvant ; elle dépend évidemment de la concentration et se montre très sensible aux variations de température. C’est à peu près tout ce qu’on savait de la pression osmotique lorsque la chimie physique, poursuivant l’étude de ses problèmes, aborda cette question.

Le résultat fut d’une simplicité inattendue et si limpide qu’on peut maintenant calculer de mémoire (dans le cas d’une solution étendue d’un non-électrolyte) la pression osmotique pour une concentration et une température données. Le tout est contenu dans l’expression :

P = 0,08 CT,

où P désigne la pression osmotique évaluée en atmosphères, T la température absolue, c’est-à-dire la température donnée par le thermomètre centigrade augmentée de 273, C représente la concentration, c’est-à-dire le nombre de molécules-grammes de la substance dissoute contenues dans un litre. Le résultat observé par Pfeffer pour une solution de sucre à 1 % s’obtient immédiatement en faisant

T = 273 + 7 = 280, C = 10/342.

Je dois vous faire remarquer combien sont différentes les manières de procéder de la chimie physique et de la stéréochimie. La première ne cherche pas la solution de ses problèmes en essayant de pénétrer la nature de la matière ; la formule précédente ne contient sous ce rapport que le poids moléculaire relatif, lequel, dans le cas où le corps peut prendre l’état gazeux, correspond simplement à la densité de vapeur ; la chimie physique cherche ainsi à se limiter aux relations numériques entre les grandeurs directement mesurables.

Malgré cette limitation que s’impose la chimie physique, une preuve de la solidité de sa base et de sa puissance de développement, c’est qu’elle se montre de plus en plus utile pour la solution de quelques-uns des problèmes qui paraissent les plus compliqués parce qu’ils semblent directement liés aux phénomènes de la vie. Si l’on considère le travail énorme qui a été consacré à l’atomistique, on est bien forcé d’avouer qu’on en a retiré relativement peu. On peut dire le contraire des méthodes suivies par la chimie physique, et il y a dix ans déjà, à Utrecht[4], j’ai utilisé une occasion comme celle-ci pour mettre en relief le rôle important que joue la pression osmotique, dont la chimie physique a élucidé les lois, dans divers phénomènes qui se passent dans les êtres vivants.

À cette époque, je pouvais déjà citer les résultats de nombreuses recherches physiologiques qui tendent à prouver que la pression osmotique est un facteur fondamental dans les diverses fonctions vitales des animaux et des végétaux.

D’après de Vries[5], c’est elle-même qui règle la croissance des plantes ; selon Donders et Hamburger[6], elle régit les fonctions des globules rouges du sang et par conséquent celles du sang lui-même ; selon Massart[7], elle gouverne quelques fonctions de l’œil humain et aussi la vie des germes pathogènes, des organismes meurtriers, comme les bacilles de la fièvre typhoïde, etc.

Il s’est formé depuis sur ce sujet une littérature qui remplirait un gros et substantiel volume[8], et dans lequel le fait le plus significatif est peut-être celui qui a été trouvé par Lœb ici même, dans cette université de Chicago. Il consiste en ce que chez certains animaux inférieurs, comme les oursins, la fécondation peut être jusqu’à un certain point remplacée par une augmentation convenable de la pression osmotique dans le liquide où se trouve l’œuf non fécondé. Le développement commence et peut se continuer jusqu’à ce que l’embryon soit déjà capable de se mouvoir[9]. Je ne puis mieux terminer cette conférence qu’en vous citant les paroles par lesquelles le savant chercheur que je viens de nommer terminait une de ses communications[10]

« At no time since the period immediately following the discovery of the law of conservation of energy the outlook for the progress of physiology appeared brigther than at present, this largely being due to the application of physical chemistry to the problems of life[11]. »


  1. Une science nouvelle. La chimie physique. Revue philomathique de Bordeaux et du Sud-Ouest, 1899.
  2. Berl. Ber., 34, 399.
  3. Osmotische Untersuchungen, Leipzig, 1877
  4. Over de physiologische beteekenis der jongste stroomingen op chemisch-physich gebied. Natuur en Geneeskundig Congres, Utrecht, 1891
  5. Eine Methode zur Analyse der Turgorkraft. Pringheims Jahrbücher, 14.
  6. Onderzœkingen gedaan in het physiologisch laboratorium der Utrechtsche Hoogeschool (3), IX, 26.
  7. Extrait des Archives de Biologie, Liège, 1889.
  8. Kœppe a donné la liste de ces travaux jusqu’en 1900, Physikalische Chemie in der Medizin, Wien, 1900.
  9. On trouvera dans la Revue générale des Sciences de L. Olivier le résumé des travaux de parthénogenèse expérimentale de Lœb et autres ; R. G. S., 30 avril 1900, 568 ; 30 Déc. 1900, 1295 ; 15 Févr. 1901, 114 ; 30 Nov. 1901, 992. (T).
  10. The physiological problems of today. American Society of Naturalists, Ithaca, 1897.
  11. Jamais depuis la période qui a suivi immédiatement la découverte du principe de la conservation de l’énergie, la perspective de progrès de la physiologie n’a paru plus brillante qu’à présent, ce qui est dû pour une large part à l’application de la chimie physique aux problèmes de la vie.