La Chine en face des Puissances/1
CHAPITRE PREMIER
LE PROBLÈME CHINOIS
Quand, à la lumière des faits, on a longtemps étudié un peuple si éloigné de nous qu’il soit à tous égards, son âme finit par se détacher sur le fond de son histoire quotidienne et par prendre, sous les yeux de l’esprit, un aspect spécial, exclusif, qui révèle plus ou moins les mobiles de ses actes, ses tendances et les buts qu’il poursuit.
Aussi bien, en ces jours où l’Extrême-Orient est le théâtre d’une évolution dont les conséquences politiques et sociales préoccupent à juste titre quiconque se penche sur le problème jamais résolu de la politique internationale, qui est en somme celui de l’humanité, un impérieux besoin de synthèse s’impose aux gouvernants de tous les pays, pour se reconnaître parmi les peuples de là-bas grâce à la connaissance des conditions particulières à chacun d’eux. Car quelle que soit l’uniformité qui, du fait de la civilisation moderne et des progrès matériels généralisés, gagne les sociétés, l’idée sur laquelle nous sommes souvent revenu et qui montre, à notre sens, la complexité du problème et sa profonde unité, n’en subsiste pas moins. Cette idée est celle de la pérennité des races, c’est-à-dire de la survivance de leur fonds moral quels que soient les morcellements qu’elles aient subis et les apports qu’elles aient reçus ; d’où la relativité des rapprochements qui s’opèrent entre elles et de la similitude qu’elles présentent.
C’est pourquoi, autant par goût que dans l’espoir d’aider dans la mesure de nos forces ceux qui assument la lourde tâche de gouverner, nous étudierons ici un des aspects actuels, et certainement le plus grave, de la pensée chinoise ; nous tenterons, devant l’attitude de la Chine en face des Puissances, le rattachement nécessaire des effets aux causes.
Sans doute devons-nous nous résigner à ne comprendre qu’en partie les Orientaux, à ignorer beaucoup de leurs sentiments et de leurs penchants. Le principal écueil à éviter lorsqu’on étudie l’Orient est, pensons-nous, d’en juger les hommes et les choses à l’échelle des hommes et des choses de l’Europe, de comparer les valeurs de notre civilisation occidentale à celles de la civilisation orientale. D’une certaine conception de la vie chez les peuples d’Orient découlent des croyances, des mœurs, des actes qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être les mêmes que les croyances, les mœurs et les actes que commande la conception de la vie chez les peuples d’Occident. Mais, cela dit, nous croyons que si déconcertants que soient pour nos cerveaux précis les faits et gestes des Chinois principalement durant ce premier quart du xxe siècle, si malaisé qu’il soit d’en saisir, ainsi que nous l’avons écrit dans un précédent ouvrage[1], les directives du moment, si ondoyants et si divers qu’ils puissent être, le contact de plus en plus étroit qui s’est établi au cours de ce laps de temps entre la Chine et l’Occident — certaines habitudes prises, certaines ambitions avouées, certaines réalisations achevées ou commencées par les Chinois — permettent à présent d’en percevoir les grandes lignes et d’en dégager la philosophie.
Le temps n’est plus en effet où les événements dont la Chine était le théâtre ne se rattachaient pas à ceux de l’Europe. Les dynasties s’y sont succédé sans que d’ailleurs il y ait eu beaucoup de changement dans les destinées du pays. La stabilité du système politique de la Chine provient de ce qu’il a eu de généreux, de satisfaisant dès le principe ; l’isolement surtout en favorisa la durée. « Ceux qui déclarent qu’une institution est assez sage quand elle est durable, écrit Étienne Pivert de Sénancour[2], devraient préconiser sans réserve la loi des lettrés ; aucune autre n’a été vénérée successivement par un aussi grand nombre d’hommes instruits. Elle est restée forte, parce qu’elle invoque un principe moral que nul ne peut songer à contester. Sans doute il est commun à tous les peuples ; mais l’importance si particulière qu’on lui donnait dans la Chine en faisait une doctrine, une loi, une vertu nationale, et l’ancienne perfection des mœurs a continué d’adoucir les conséquences d’une politique trop défectueuse. Les formes du gouvernement auraient dû être déterminées par d’autres principes ; mais un sentiment pur étant l’origine de cet écart même, et le pouvoir se disant institué pour l’utilité générale, l’erreur qui présente une multitude comme une famille n’est pas entièrement vicieuse. »
Sans doute, mais l’erreur de Confucius a été de croire que le régime patriarcal dans la famille et dans l’État, avec l’Empereur, père de tous et souverain autocrate, à la tête, pourrait toujours suffire à l’humanité. Ce régime eut le mérite insigne de maintenir dans la norme un grand peuple pendant des siècles, mais il finit par ne pas différer du despotisme, vu la rigueur de la tradition qui l’étayait, et il excluait tout progrès. On ne saurait donc blâmer a priori les Chinois qui l’ont rejeté hier pour l’État, le discutent aujourd’hui pour la famille et recherchent en même temps une morale nouvelle « créatrice, progressiste, éclairée », qui ne serait plus l’œuvre de tel philosophe ou de tel lettré, mais des « Jeunes », de ceux qui ont étudié à l’étranger et qui réclament, au lieu de l’ancienne culture, les formes d’enseignement les plus actuelles, les plus semblables à celles des grandes nations modernes. Déjà, sauf les modifications à venir, cette morale s’enseigne officiellement telle quelle, sous forme de morale civique jugée suffisante dans les écoles. Elle rappelle par ses fins, le moralisme matérialiste des temps passés, mais elle ne ramène pas tout pratiquement à la piété filiale comme à la vraie règle des mœurs. Elle a plus d’ampleur et de hardiesse. La sociologie, l’économie domestique, l’hygiène y tiennent beaucoup de place ; le patriotisme y est prescrit.
Cette simple nomenclature prouve à elle seule des temps nouveaux ; elle renverse les barrières d’autrefois, rapproche les continents, unit les « quatre océans frères » qu’avait entrevus Confucius, et justifie ce que les Reclus écrivaient déjà il y a vingt-trois ans dans l’Empire du Milieu : « Le monde est devenu trop étroit pour que les civilisations puissent se développer isolément, en des bassins géographiques distincts, sans se mêler en une civilisation supérieure. » Le dernier mot est peut-être impropre. Il est imprudent de mesurer, de comparer les civilisations et d’établir une hiérarchie entre elles. Telle qui brilla au cours des siècles d’un éclat merveilleux ne ressemblait point à telle autre qui à sa manière ne lui céda en rien. Ce que l’on peut prévoir c’est un monde unifié dans certaines idées et plus souvent dans certaines pratiques. Mais, cette réserve faite, la phrase des savants géographes n’était-elle pas prophétique ?
La Chine n’est déjà plus pour les étrangers cette contrée si singulière qu’ils renonçaient à la connaître dans sa vie intérieure, dans ses ressources, dans ses possibilités de toutes sortes. Elle a pris pour eux un aspect concret ; son avenir est envisagé, scruté, dans la vision très nette d’une participation certaine à la vie politique et économique de plus en plus mêlée et solidaire de tous les peuples.
Bien mieux, il apparaît que son évolution s’accompagne d’une attitude à l’égard de ces mêmes étrangers qui peut les surprendre, mais qui depuis longtemps semblait fatale à certains d’entre eux. Pour ces derniers, l’évolution de la Chine, et des pays asiatiques en général, due à l’initiative de l’Occident, activée, précipitée par lui pour des fins intéressées, devait se retourner contre lui. « Les guerres chinoises ! sont des guerres d’unification morale, écrit courageusement M. Guglielmo Ferrero. La Chine apprend de l’Europe et de l’Amérique ce qui lui est nécessaire pour se rendre indépendante d’elles : le maniement de nos armes par exemple. De plus en plus, il devient manifeste que l’Europe avait fait un beau rêve, mais un rêve enfantin, quand elle avait espéré que les Orientaux prendraient, de notre civilisation, seulement tout ce qui aurait pu servir à nous enrichir plus facilement à leurs dépens et à faire d’eux, nos dociles sujets. »
Nous qui assistons aux premières oscillations notables du bloc chinois, aux premières manifestations d’une conscience de l’univers chez un peuple replié jusqu’ici sur lui-même, à ses premiers gestes de révolte contre l’Europe, essayons de nous expliquer cette nouveauté, efforçons-nous d’en saisir la signification profonde et la portée. La philosophie de la crise est dans cette apparente contradiction d’une Chine qui se dresse contre l’Europe, à mesure qu’elle s’européanise.