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La Chine en face des Puissances/3

La bibliothèque libre.
Librairie Delagrave (p. 41-59).

CHAPITRE III
LES « JEUNES CHINOIS »

Les causes du sentiment anti-étranger.

Les Reclus auxquels on peut toujours utilement revenir, ont écrit : « La faiblesse de l’initiative individuelle, tel est le trait principal par lequel le Chinois semble réellement inférieur à l’Européen. » Le Père Huc qui voyagea en Chine et au Tibet de 1844 à 1846, écrit de son côté : « La crainte de se compromettre est, en Chine, un sentiment presque universel… Ils ont (les Chinois) une expression dont ils se servent à tout propos et qui caractérise très bien ce sentiment. Au milieu des difficultés et des embarras, les Chinois se disent toujours : siao sin, c’est-à-dire : rapetisse ton cœur[1]. »

Ce n’est pas toutefois cet unique sentiment qui incite les Chinois à une prudence excessive et à l’inaction, c’est aussi leur respect pour les principes de Confucius et de Lao-Tseu. L’inutilité de l’effort, l’emploi du moyen terme, la neutralité de l’esprit, en un mot l’application de la fameuse théorie confuciiste de la Voie moyenne : « Pas de sympathie, pas d’antipathie, pas d’idée préconçue, pas de conviction ferme, pas de volonté tenace, pas de moi personnel… Ne jamais se déterminer pour un extrême, car excès et déficit sont également mauvais. Suivre toujours la voie moyenne, prendre une position moyenne. »

Mais soudain, cela change.

Une certaine classe de Chinois pensent différemment, parlent et agissent. Ce ne sont pas des « lettrés » vieux style, mais de jeunes « intellectuels », instruits par les Européens eux-mêmes. La maîtrise de soi, la méthode et la prudence, leur font supérieurement défaut ; leurs prétentions qu’alimente un antique orgueil de race, éclatent en des manifestations turbulentes, effrénées, telles qu’elles dénotent d’après les médecins une nervosité véritablement morbide. Et contre qui ? Contre l’étranger craint et secrètement dédaigné jadis, aujourd’hui ouvertement jugé et rejeté — nous verrons plus loin de quelle manière ; pour l’instant nous ne recherchons que les causes de cette attitude franchement anti-étrangère au cours dernières années.

Elles sont aisées à discerner et à dénombrer ; elles se réduisent à deux que nous avons déjà incidemment indiquées. La première et la plus éloignée, c’est le contact de plus en plus étroit entre Européens et Chinois ; ce sont les rapports de plus en plus fréquents entre eux, les connaissances scientifiques, européennes, de plus en plus nombreuses acquises par les Chinois et qui leur fournissent des raisons de s’affirmer eux-mêmes ; ce sont toutes les idées européennes déposées dans des cerveaux d’imitateurs pleins d’ardeur juvénile et d’ambition et possédant par surcroît le pays le plus grand, le plus riche et le plus peuplé du monde. La seconde et la plus rapprochée n’est autre que l’événement européen de 1914 et ses suites.

Dans un article publié en 1923, M. Guglielmo Ferrero constatait d’abord que la guerre mondiale avait tout à la fois rapproché et séparé les continents ; puis sa pensée se fixant particulièrement sur la perturbation profonde et contradictoire en elle-même qu’elle a provoquée entre l’Europe et l’Asie, il écrivait : « Lorsqu’un grand empire sort victorieux d’une grande guerre, il devrait en bonne logique inspirer une crainte et un respect plus grands. » Et cependant M. Ferrero montre l’Afghanistan, l’Inde se révoltant peu après l’armistice ; la Perse, l’Égypte « qui appartient politiquement plus à l’Asie qu’à l’Afrique » se dressant contre l’Angleterre ; la Turquie presque anéantie à la fin de 1918, la tenant ensuite, elle et d’autres, en échec. « La Chine, ajoute-t-il, en dépit de la révolution qui la déchire, a revendiqué depuis l’armistice la totalité de son territoire et de sa souveraineté ; en somme, l’Asie se révolte contre l’Europe au moment même où elle semble s’européaniser. Ce ne sont pas seulement des armes, ce sont des idées et des doctrines européennes et américaines que l’Asie dirige contre nous. Comment expliquer cette étrange contradiction ? »

Et M. Ferrero l’explique par la disparition de l’empire russe : « L’Europe était en 1914 une unité si solide que même les antagonismes les plus accusés ne faisaient que la fortifier. La puissance russe et la puissance anglaise semblaient et étaient partiellement rivales en Asie, et cependant elles s’étayaient l’une l’autre… Toute l’Europe, même les puissances rivales de la Russie, profitaient de la terreur que la puissance moscovite inspirait à toute l’Asie. La chute de l’empire russe a été comme une première délivrance de l’Asie. »

Mais ce n’est pas tout : « L’aspiration à l’indépendance, précise l’éminent écrivain, est renforcée aujourd’hui en Asie par un autre sentiment qui complique la situation : la haine et le mépris de la civilisation européenne qui semblent s’accroître au fur et à mesure que les peuples asiatiques apprennent à se servir de certaines machines et de certaines doctrines occidentales… Beaucoup d’Asiatiques pensent que les barbares, c’est nous. »

Ainsi tout milite contre nous, en même temps que l’idéologie européenne et américaine, en proclamant le principe des nationalités, fournit des arguments à tous les peuples qui s’écartent des influences étrangères, et que la mystique bolchevique leur communique une singulière ardeur…

À regarder les nations qui prétendent à la direction du monde se ruer les unes contre les autres, à voir l’Europe divisée, à distinguer chez les alliés d’hier des dissensions latentes, des intérêts opposés, sûrs à présent que les blancs ne s’entendront plus comme autrefois pour exiger, le cas échéant, des réparations, les Asiatiques ont conçu pour eux un mépris audacieux. La crainte qui, en 1900, n’avait engendré si l’on veut que de la xénophobie dans le cœur des Chinois de Pékin, a fait place à un sentiment plus répandu et qui rappelle, par la multiplicité de ses manifestations, celui qui soulevait les Taïping contre la dynastie mandchoue. Pour connaître l’âme d’un peuple, il faut l’observer non point dans sa vie journalière, mais dans certaines circonstances spéciales de son histoire.

Renforcer les nationalismes existants, en créer ou en réveiller d’autres, a d’ailleurs été l’œuvre consciente ou inconsciente des Blancs chez les Jaunes. Qui s’étonnera du résultat ? Si le spectacle de la mêlée européenne a été décisif, si les quatorze articles du programme de Wilson sont venus y ajouter leur dissolvant, depuis longtemps déjà les peuples de l’Asie n’étaient-ils pas instruits par nous des principes qu’ils veulent maintenant utiliser ? « Un principe, a-t-on dit, est valable partout, et si le fort oublie le principe à son profit, le faible fera de son mieux pour acquérir une puissance telle que le fort doive lui reconnaître le droit effectif d’utiliser le principe à son tour[2]. »

Par un assez fâcheux contre-temps, nos principes nous reviennent au moment où ils commencent à nous paraître un peu fanés ; ils nous reviennent habillés d’éloquence solennelle et redondante, alors qu’affublés chez nous d’une toge usagée, ils nous font quelquefois sourire… Mais cinquante ans de liberté, d’égalité et de fraternité proclamées, cinquante ans de semence à tous vents, et enfin la récolte, n’est-ce point dans l’ordre ? Le temps est passé où l’on pouvait faire montre auprès d’un peuple d’idées libérales, tout en profitant d’une stabilité sociale fondée chez lui sur des principes opposés.

Certes, les tendances de la masse chinoise sont encore loin des classes instruites à la façon des Européens et des Américains ; mais avant d’être imitées, suivies par le peuple pour longtemps encore indifférent, ces classes la domineront, et en tout cas, ces dizaines de milliers de « Jeunes Chinois » qui les constituent sont ceux que nous avons toujours devant nous et par lesquels seulement nous atteignons la Chine. Si infime que soit leur nombre relativement à l’immense population du pays, il doit suffire à nous faire voir la Chine sous un jour qui n’est plus celui du siècle dernier. « Un pays, a dit Renan, n’est pas la seule addition des individus qui le composent ; c’est une âme, une conscience, une personne, une résultante vivante. Cette âme peut résider en un fort petit nombre d’hommes… Ce qui est indispensable, c’est que, par la sélection gouvernementale, se forme une tête qui veille et qui pense, pendant que le reste du pays ne pense pas et ne sent guère. »

La propagande bolcheviste.

Nous avons parlé de mystique bolchévique. Le terme n’est pas hasardé. Les convictions mystiques apparaissent aux croyants sous forme de vérités absolues ; elles sont crues par suggestion ou contagion mentale grâce à quoi le mysticisme devient collectif, et de tous les mobiles qui poussent les hommes à agir, ceux d’origine mystique furent toujours les plus forts. Les Croisés partis à la conquête du tombeau du Christ obéissaient à des forces mystiques ; les armées de la Révolution, avides de convertir les peuples à leur foi après les avoir vaincus, obéissaient aux mêmes forces, créatrices « des illusions qui font vivre l’histoire ». Fides est sperandarum substantia rerum : la croyance est le fondement de l’espérance. Vérité qui ne s’applique pas qu’aux vertus théologales, mais à toute croyance et à toute espérance y compris la foi bolchévique et l’âge d’or qu’elle engendre dans les imaginations. Nous verrons plus loin les manifestations de cette foi en Chine. Notons simplement l’objet spirituel que le Russe demi-asiatique lui donne aux yeux des Jaunes, à savoir l’unité de l’Asie.

Or le bolchévisme s’étant chargé de matérialiser pour ainsi dire cette unité contre les Blancs, s’applique à « féconder le nationalisme infus dans ces sociétés asiatiques assujetties, pour la plupart, à des dominations ou à des entraves étrangères, longtemps immunisées contre tout germe du dehors, mais qui, parvenues à un point fixe de décadence, sont dans cet état d’attente, de prophétisme, de messianisme, de millénarisme, caractéristique des poussées démographiques et que la commotion universelle de la guerre a exalté[3] ».

Les buts de la propagande bolchéviste en Asie sont donc plus complexes que ceux qu’elle poursuit en Europe. À la dictature du prolétariat s’ajoute ici un autre dessein : « l’Asie aux Asiatiques », sous la direction plus économique, du moins en apparence, que politique de Moscou. D’où, au lieu de noyer dans un immense agglomérat les groupements nationaux et ethniques, affectation de respect pour leur individualité qui devient, il est vrai, dans la pratique, simple entité administrative ; mais leur confiance ainsi captée, un sentiment panasiatique se crée sous l’égide et au mieux des intérêts de Moscou. (On se rappelle le « congrès des peuples d’Extrême-Orient » réuni à Moscou le 21 janvier 1922, par les soins de la IIIe Internationale.)

La Chine parut être aux Soviets le pays le mieux préparé à entendre le nouvel évangile et à en tenir compte dans le sens qu’ils souhaitaient, à cause de la désagrégation du pouvoir et de l’émiettement de l’autorité dont elle souffre. Pour l’arracher à la tutelle des « puissances capitalistes », une première négociation s’ébauche entre Moscou et Pékin dans le courant de l’hiver 1917-1918. Elle était vouée à un échec. Le gouvernement de Pékin, en effet, en guerre déclarée contre l’Allemagne, restait hostile aux Soviets. Même après le traité de Versailles, qui est cependant pour la Chine une désillusion, celle-ci se joint aux puissances qui discutent le blocus économique de la République des Soviets.

Ceux-ci portent alors leurs efforts sur l’Asie centrale, mais, en 1920, les événements leur permettent de reprendre en Chine la besogne suspendue trois ans plus tôt.

Cette année-là, Koltchak et Wrangel sont battus, les armées rouges occupent le Turkestan et entrent en Sibérie ; en avril, la fameuse République d’Extrême-Orient est constituée. Un mois plus tard, le 28 mai, le gouvernement de Moscou, sous la signature de Karakhan, commissaire adjoint aux Affaires étrangères, lance un appel au peuple Chinois, promettant la renonciation aux traités et à tous les avantages obtenus en Chine par la diplomatie tsariste. Des relations de voisinage s’établissent entre certains marchés chinois et les États soviétiques limitrophes, pendant que le gouvernement chinois qui ne croit plus avoir aucun avantage à garder une attitude hostile aux Soviets, fait savoir au ministre de Russie à Pékin, le prince Koudachef, que l’ancienne représentation diplomatique et consulaire russe en Chine n’a plus sa raison d’être. En conséquence, le diplomate russe notifie au Waichiaopou (ministère des Affaires étrangères chinois) qu’il considère sa mission comme terminée, et le gouvernement chinois opère, en exécution d’un décret du 23 septembre, la saisie des concessions et immeubles consulaires russes sur toute l’étendue du territoire, l’immeuble de la légation de Russie à Pékin restant provisoirement sous la garde du corps diplomatique.

En 1921, 1922 et 1923, les Soviets essayent vainement de conclure un traité avec le gouvernement chinois ; ce n’est que le 31 mai 1924 que Karakhan, leur représentant à Pékin depuis 1923, y parvient.

Sous l’impulsion de ce dernier, la propagande bolchéviste se montra plus active. Le gouvernement de Moscou dépensa d’ailleurs des sommes considérables pour avoir la presse chinoise à son service ; d’innombrables brochures de propagande inondèrent le pays. Les Universités furent atteintes. Celle de Pékin se défendit d’abord de toute accusation de bolchévisme, cependant son recteur, M. Tsaï Yuen-Pei, recevant Karakhan, prononçait ces paroles significatives : « La révolution chinoise de 1911 ne fut que politique. Elle tend à devenir sociale. La Russie donne le bon exemple à la Chine qui croit sage de s’instruire de ses leçons. Recevez ici, maître, le chaleureux et cordial accueil de vos élèves. »

Malgré tout, la pure doctrine communiste a peu de prise sur les masses chinoises dont elle heurte les coutumes, le culte de la famille, l’amour de l’argent et de la prospérité, qu’intéressent avant tout leur riz, leur soja, leur sorgo ou leur échoppe et que l’idée n’alimente pas. Les conditions économiques et sociales spéciales à la population chinoise diffèrent de celles du peuple russe d’avant la révolution. La Chine est avant tout un pays de paysans dont beaucoup possèdent un lopin de terre et qui ne pensent certainement pas à devenir communistes. C’est donc sous la forme nationaliste et anti-étrangère seulement que le mouvement qui s’y développe pourrait entraîner dans une action révolutionnaire et sur des promesses fallacieuses de bien-être, une masse d’ignorants sans cohésion et sans défense, des soldats trop nombreux, mal payés et mécontents et surtout cet élément social, encore restreint mais inflammable et tout nouveau en Chine, les ouvriers de l’industrie.

Cependant, « y a-t-il un mouvement bolchévique considérable en Chine, se demandait Karakhan au milieu de l’année 1925 ? Non. »

« Nous avons, poursuivait-il, de l’influence ici, je veux dire dans les Universités et dans la Y. M. C. A. Nous en sommes fiers et nous n’essayons pas de le cacher, mais le mouvement communiste en Chine est très limité ; nous avons ici une situation que je peux définir : engagement d’arrière-garde dans la lutte des ouvriers ; ce n’est pas un engagement d’avant-garde. Le peuple chinois bataille encore pour ces choses élémentaires que les travailleurs dans les nations capitalistes, ont obtenues depuis longtemps. La Chine néanmoins avance, maintenant très rapidement. Il y a deux choses à remarquer au sujet du mouvement des travailleurs et des étudiants, qui rendent le mouvement significatif comme préparation d’une bataille décisive plus tard. Premièrement, le mouvement est national et non pas provincial. Il comprend les travailleurs comme base solide avec les étudiants comme ferment actif. Il présente quelque ressemblance avec la révolution russe de 1905 qui rendit possible la dernière révolution. Deuxièmement, les buts de ce mouvement chinois sont clairement définis. L’affaire des Boxers était un vague mouvement anti-étranger. Le mouvement présent a des buts définis. »

Depuis que ces paroles ont été prononcées, l’influence des Soviets en Chine n’a fait aucun progrès.

Le fait nouveau chinois.

Si les Soviets excitent le nationalisme chinois, contribuant en cela à augmenter le désarroi moral et social de la Chine en vue de la révolution mondiale, souvenons-nous qu’appelés par les puissances, au cours des dernières années, à s’asseoir à la même table que leurs plus illustres représentants, les « Jeunes Chinois » ont pris conscience d’eux-mêmes et pourraient logiquement s’étonner, si à tant de considération succédait de l’indifférence ou tout au moins une négligence qui ressemblât à du dédain.

La négligence même n’est plus possible avec l’esprit qui souffle en Chine, le sentiment qui en découle ne remplirait-il pas toutes les conditions requises pour être égal et conforme au patriotisme d’un Européen. On discutera tant que l’on voudra sur le patriotisme et la dignité nationale des Chinois, expressions couramment employées à présent dans les notes officielles de Pékin ; on fera toutes les distinctions qui s’imposent entre xénophobie et patriotisme, il n’en reste pas moins que le jour où les Chinois nous parlent de leur patriotisme, quelle que soit la façon dont ils le ressentent et dont nous voulions l’entendre, nous sommes mis devant un fait, et toutes les subtilités de la psychologie n’y changeront rien.

À mesure que les idées européennes et américaines pénètrent dans les classes instruites, une conscience nationale, un désir d’indépendance se généralisent ; à mesure qu’ils appliquent nos sciences, qu’ils « apprennent à se servir (rien de plus) de certaines machines et de certaines doctrines occidentales », les Chinois rejettent notre tutelle et tout ce qui fait de nous dans leur propre pays, une caste privilégiée. Loin de confondre les deux faces de la civilisation : le côté intellectuel et le côté moral, ils demeurent convaincus que ni les progrès scientifiques, ni les progrès industriels ne constituent vraiment l’essentiel d’une civilisation, mais ne sont qu’un élément d’ordre secondaire qui ne peut caractériser cette civilisation même. Au fond, comme l’écrivait Okakura Kakuzô, « la Chine avec sa douce ironie, considère la machine comme un instrument, non comme un idéal » et, pour tout dire, méprise une civilisation qui prétend résider dans le bien-être et le confort, au lieu de se traduire dans la plus haute expression morale des individus, dans l’expression humaine de toutes les vertus d’un sol.

  1. L’Empire Chinois, t. I.
  2. A. Van Gennep, t. I, Traité comparatif des nationalités, p. 43 (Payot édit.).
  3. Henri Moysset, le Monde slave, novembre 1924.