La Chine en folie/Du consulat à l’évêché

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 61-67).

DU CONSULAT À L’ÉVÊCHÉ

Comment voir un si bel homme ? J’avais mis mon chapeau, ma tête était bien en dessous, malheureusement je n’avais aucune idée dans cette tête.

Mais il y a un consulat à Moukden ?

— Coolie ! French Consulat !

— Yes !

Je saute dans le rickshaw.

En Extrême-Orient le coolie-pousse répond toujours : Yes !

Il vous charge et part sans savoir où il va. L’important, pour lui, est que vous soyez dans sa brouette. Je n’ai su cela que bien plus tard, quand je devins plus malin.

Le coolie me roula de la concession japonaise à la ville chinoise, il m’amena à la gare transmandchourienne puis à la gare de Pékin. Je fis trois fois le tour de la pyramide 1905.

— French Consulat, hein ? coolie.

— Yes ! Yes !

Il me conduisit à la poste. Là, il posa ses brancards et souffla. Je soufflai. Le coolie s’attela de nouveau, et nous voici partis pour un beau terrain vague. La France, ma patrie, sera toujours la même, pensais-je, elle établit ses consulats dans les endroits inhabités. Comment voulez-vous que notre commerce extérieur soit prospère !

Le terrain vague battu dans tous ses coins, le coolie me ramena à la pyramide. Si peu développé que soit, en Chine, un cerveau d’Européen, le mien finit par s’ouvrir à la lumière. J’arrêtai le Chinois et, montrant de ma main, tour à tour, les quatre points cardinaux :

— French Consulat ? La ? là ? là ? ou là ?

D’un mouvement des épaules, le coolie avoua qu’il n’en savait rien.

Je descendis pour l’étrangler.

Il s’en tira grâce à sa crasse. Son cou n’offrait pas un endroit où l’on pût, sans danger, poser ses mains de blanc.

Voici venir un cheval et une voiture. Ce cocher avait compris mes déboires. De la mèche de son fouet il chassa l’ignorant coolie et, m’appelant Sir, il m’invita à monter dans sa calèche.

C’était une poubelle. De vieux légumes abandonnés traînaient sur le plancher. Le drap du coussin était magique, ses grains sautaient. C’étaient des puces qui jouaient à pigeon vole.

— Bah ! je me tiendrai debout et je m’épucerai en rentrant. Cocher ! French Consulat !

Nous y voici. Bon Dieu que nous sommes pauvres. De toutes façons ne pourrait-on passer un peu de pâte à faire reluire sur la plaque de cuivre ? Le vert de gris la mange. Un pot de pâte à polir ne ruinerait pas le budget du ministère des Affaires Étrangères. Je laisserai un don à cet usage. Mon journal est riche.

Une grille entoure la cabane. Où est la porte ? Cocher, où est la porte du consulat de mon pays ?

Elle était bien cachée. Je frappe du poing et de la canne. J’appelle, je supplie :

— Consul, c’est un pauvre Français qui tire la sonnette !

Une fenêtre s’entr’ouvre, La face céleste d’un Chinois apparaît. Il voit tout de suite ce dont il s’agit : Attendez !

Le Chinois dégringole l’escalier, déverrouille la porte et, de la manière qu’un enfant de chœur présente le missel, il met un carton sous mon nez :

LE CONSULAT DE FRANCE
EST MOMENTANÉMENT TRANSPORTÉ
À HARBIN

Tout va ! Garde soigneusement la maison, vieux Chinois ! Surtout veille au feu !! À la rigueur la France peut se passer d’un consul, mais d’un consulat ! Tu sens la responsabilité qui pèse sur ta calotte de soie, j’espère ?

Le Chinois m’encensait de profondes révérences.

— Ici, mon ami, tu es la France, tu m’entends. En m’inclinant devant ta casaque crasseuse, c’est le Quai d’Orsay que je salue. Au revoir ! Bonjour à tes femmes !

Mais Tsang-Tso-lin ? Allons, trouve une idée, me dis-je. On ne te paye que pour cela et tu n’en as jamais !

Au cours de ma promenade avec le coolie, que j’aurais bien voulu étrangler, j’avais aperçu, au loin, le clocher d’une église catholique :

— Cocher, chez Messieurs les Missionnaires !

L’église était close, le bon Dieu sous clef. Peut-être l’avait-on, lui aussi, transporté à Harbin ?

Je me mis à faire du boucan. Ce n’est pas un pays, criais-je à la ronde, c’est un cimetière, vous frappez aux portes et personne ne vous répond. Jusqu’aux curés qui sont Dieu seul sait où.

— Les curés ? les voici, que leur voulez-vous ?

C’en était un. C’en était même un beau. Son accueil était si franc que l’on eût pu croire qu’il avait étalé son âme sur sa barbe.

— Mon Père, je suis un oiseau qui vient de France.

Le Père à qui cela rappelait un vieil air chanta, la main tendue : « Qui vient de Fran-an-ce ! »

— Renvoyez la voiture, me dit-il, je n’ai pas besoin de ce pucier devant chez moi.

— Soyez sans crainte, la voiture n’a plus de puces, je les ai toutes attrapées. Mon Père, lui dis-je, je n’ai pas de métier, alors je fais ce que je peux. Je voyage pour les journaux.

— Vous payent-ils au moins ?

— Quand ils me voient, c’est pourquoi ils m’expédient au loin. Donc je viens ici pour Tsang-Tso-lin. Je veux voir ce bandit.

— C’est un de nos amis.

— Je le pensais bien.

— Monseigneur vous introduira chez Tsang. Le bandit n’a rien à lui refuser. Venez chez Monseigneur.

Il y avait un évêque, j’étais sauvé.

Nous entrâmes dans la maison. Monseigneur était sur sa porte.

— Tsang-Tso-lin, Monsieur, me dit Sa Grandeur… Mais voulez-vous vous asseoir ou préférez-vous marcher ?

— Si je m’assois je ne pourrai m’empêcher de gratter mes puces, Monseigneur.

— Promenons-nous. Tsang-Tso-lin est à l’heure actuelle le maître de la Chine. Il ne règne que sur la Mandchourie, mais il terrorise jusqu’à Pékin.

— C’est le roi des brigands, interrompis-je.

— Si vous le voulez bien, nous tournerons la difficulté en disant que ce n’est pas ce que l’on fait de mieux comme saint-homme. Néanmoins, les mœurs de son Excellence se sont visiblement améliorées. Ainsi, n’exécute-t-il plus de sa propre main. Grâce à Dieu, il a des bourreaux, et vous ne manquerez pas de mesurer de l’œil le chemin parcouru par M. le maréchal Tsang quand vous saurez que, ses bourreaux, il les méprise.

— Assassinerait-il toujours ?

— Je dois avouer que mon éminent ami a conservé un goût très vif pour la décollation. On ne peut dire toutefois qu’il soit féroce mais il est rapide. D’autre part, il préfère sacrifier vingt innocents que rater un coupable. Mais quel gentil garçon ! Il est païen et il me comble. Sont-ce nos barbes qui le séduisent ? Il nous aime. J’exprime un désir, aussitôt le roi s’empresse. Il n’a pas oublié que jadis, alors qu’il n’était que bandit de troisième classe, nos missions l’ont sauvé du sabre justicier. C’est un homme de cœur. Je ne lui donnerais pas l’absolution, mais il a toute mon amitié.

Là-dessus l’évêque appela un catéchumène et lui parla en bon chinois.

— C’est pour vous. Je dis à ce futur chrétien de courir au palais de Monsieur le maréchal Tsang-Tso-lin. Vous aurez l’audience.

— Merci, Monseigneur, je m’y rendrai avec mon revolver.