La Chine en folie/Trois marsouins

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Albin Michel (p. 157-168).

TROIS MARSOUINS

C’était une nuit de samedi, derrière Chien-Men, en ville chinoise. Après dîner, ayant entendu une fois de plus sonner dans mon cœur le glas familier de la solitude, j’étais venu là, parce qu’il faut bien s’amuser. Le spectacle était, en effet, mirobolant.

Sous le mécanisme qui allumait et éteignait sans arrêt de gigantesques caractères chinois, les maisons tanguaient, comme prises dans un tremblement de terre électrique. Pour les tons, c’était la palette d’un peintre né barbouilleur. Bref ! un formidable cocktail de lumières semblait enivrer la ville. Quant aux cris, on eût cru le ciel noir sillonné par les oiseaux les plus gueulards. On distinguait la claquette des cigognes et l’éternelle et grave interrogation des corbeaux. Sortant des portes, des fenêtres, c’était à la fois des bruits tenant de la scie mécanique, du tir forain, du lion affamé, de l’évier qui se gargarise, et de l’océan, à minuit, quand il est en fureur. On entendait aussi la danse osseuse de dominos mêlés avec passion sur une table de bois. C’était des Célestes qui jouaient au Mat-Hiang jusqu’à la perte de leur unique casaque. Soudain le miaulement glacé d’un chat qu’on étrangle : le violon à une corde !

Des bouffées écœurantes où l’on démêlait l’odeur de graisse de requins et celle de vieux fards rances vous suffoquaient de mètre en mètre. Dans ces houtongs les Chinois ne marchaient pas. Ils ne couraient pas non plus. Ils allaient d’un train qui est uniquement chinois et qu’eux-mêmes n’adoptent que le samedi soir, quand ils vont faire la noce à Chien-Men : ils serpentaient. Ils vous passaient sous le bras, sous la jambe. Vous serriez à droite, ils glissaient à gauche comme au Palais de Glace. Le dragon du plaisir les piquait aux fesses du bout de sa langue. Dans les quartiers de nuit de notre Europe on rencontre des fêtards hésitants. Les Chinois, eux, savent tous où l’amour les attend. Ils y vont comme une flèche.

Des chanteuses couraient ces houtongs, accompagnées de leur musicien au boyau de chat. Petits rats musqués, elles volent d’un cachet à l’autre, d’un restaurant dans une maison. Elles ne s’assoient pas, ne soufflent pas. À peine dans la salle, elles dégoisent ! Une de leurs camarades chante-t-elle, qu’importe ! elles attaquent ! Ah ! c’est du beau travail !

Les courtisanes huppées arrivent dans leur rickshaw particulier. Ces rickshaws galants sont empanachés comme un corbillard de première classe. Des fils électriques nourrissant des ampoules de toutes couleurs festonnent la capote et enroulent les brancards. Elles sont là-dedans, peintes comme sur porcelaine et revêtues de robes brodées et rigides comme des chasubles. Elles ont l’air de reliques dans des châsses illuminées. Faut-il s’agenouiller et les baiser ?

Tout est enchevêtré. Vous croyez entrer dans une maison où l’on mange, c’est une maison où l’on joue. On peut cependant, quand on a de l’œil, reconnaître les maisons où l’on aime. À leurs portes pendent autant de tablettes qu’il y a de dames à l’intérieur. Ces tablettes donnent le nom de ces douces enfants. Parfois, une petite couronne de fleurs est accrochée à ces touchants bouts de bois. C’est l’acte de reconnaissance d’un client satisfait.

Alors, je vis trois marsouins, trois tristes soldats de France qui s’en allaient, dans ce tintamarre, désabusés et soûls d’avance.

Ils marchaient comme tous les soldats qui sont très loin de leur pays, c’est-à-dire qu’ils avaient l’air de circuler dans le vide. Il semblait qu’en soufflant sur eux on les verrait s’évanouir.

Je les suivis. Il est des moments où l’on a besoin de se rapprocher des siens. Tel raseur que vous fuiriez sur les boulevards vous apparaît une providence sous d’autres cieux. Vous le nourrirez, au besoin, toute la journée, pour être sûr de le posséder le soir venu.

Ce n’était pas trois marsouins de la vieille ! Comme tous les gens qui n’ont pas de soucis, ils cheminaient très absorbés. Un chien passa, ils regardèrent longuement passer le chien. Ils ne se parlaient pas, mais la cadence semblable de leur marche les unissait mieux que s’ils se fussent tenus tous les trois par la main.

Ils voulaient boire. Cela seul était clair. Où ? Ils s’arrêtèrent une première fois et, en silence, ils hésitèrent face au gourbi. Aucun ne s’étant décidé, les trois repartirent par le houtong.

Soudain ils avisèrent un long couloir éclairé. Qu’était-ce ? Il se consultèrent du regard. Ça leur allait. Ils le prirent. Je les suivis. Au bout de ce couloir, à angle droit, un nouveau couloir plus éclairé que le premier. Cela aboutissait à une salle qui avait tout de l’aquarium. Un Chinois qui sommeillait sur une natte entr’ouvrit son œil oblique et les regarda avec curiosité. Enfin ! sait-on jamais ? Il se leva, les pria de s’asseoir. Ils s’assirent. Je vis bien que les marsouins s’étonnaient de ne point voir de tables où l’on boit. Le Chinois, qui avait disparu, revint presque aussitôt. Il portait une espèce de trépied qu’il posa devant les marsouins, à quatre pas exactement.

Il est quantité d’heures dans la vie ou il ne faut pas chercher à comprendre ce qui se passe. Des soldats d’infanterie coloniale savent cela — ainsi d’ailleurs que beaucoup d’autres choses. Ils attendirent. Subitement, une aveuglante lumière tomba du plafond de verre. Le Chinois reparut, un gros appareil dans les mains. Ils étaient chez un photographe !

— Ah ! m…, fit l’un des soldats.

Et ils se levèrent.

— Amis, leur dis-je, elle est mauvaise !

— Un pays ! firent les soldats.

— Faites-vous toujours photographier, je paye la séance.

— On n’a pas de femme. J’ai même pas de mère. As-tu une mère ? toi, le Toulonnais ?

— Oui, j’ai une mère.

— Alors, Chinois, installe ta boîte. C’est pour sa mère. Sans blague ! vous payez la séance ?

Et je sortis en leur compagnie.

— Eh bien ! fit le soldat qui parlait, on peut aller chez les Coréennes !

C’était derrière le quartier tartare. Il fallait sortir de Chien-Men et gagner Hata-Men. Quatre rickshaws nous emportèrent. À Pékin, la moitié de la population traîne l’autre ! D’un trou de lumière nous étions tombés dans un trou d’ombre. On passa devant les pylônes de la T. S. F. On franchit un sale ruisseau qui puait la nuit comme il pue le jour et qui s’appelle la Rivière des Parfums. Les coolies coupèrent par le quartier des Légations. Quoique la plante de leurs pieds n’ait plus rien à voir, depuis longtemps, avec la sensibilité, ils prennent toujours par « les légations », disant que c’est mieux pavé. On longea la caserne des marsouins. « Emmanuel ! crièrent-ils à la sentinelle, fais bien intention que le commandant ne découche pas ! » Ce fut la fin de ces sombres couloirs publics. On piqua sur la ville jaune. On la laissa à notre gauche. Il faisait noir comme dans un encrier. « V’là le Palace ! », dit l’une de mes recrues. C’était l’hôtel de Pékin. « Hata-Men ! têtes de porc ! On vous a dit Hata-Men ! » Les coolies, comme tous les coolies, ignoraient où ils nous menaient, ils fichaient le camp à l’opposé. On repiqua sur la droite. « C’est tout de même dommage que j’aie pas de mère pour qu’elle voie son fils se faire trimballer ainsi les côtes ! Et toi, le Toulonnais, t’as une mère ? »

— Oui, j’ai une mère.

On atteignit l’avenue de Hata-Men. « À droite ! eh ! citron ! à droite ! » Quittant la grande voie, on s’enfonça dans des houtongs sinistres.

Les « pousses » posèrent leurs brancards et tendirent la main. Ils n’iraient pas plus loin. « C’est-y qu’ t’ as peur qu’on t’ coupe le cou dans les obscurités ? »

On partit à pied !

— C’est des Coréennes, expliqua le plus grand, qui sont gentilles pour les navigateurs !

Ce n’étaient plus des ruelles, c’étaient des boyaux ! Puis un immense terrain vague, et, comme un îlot : la maison.

Alors le marsouin parleur fit les présentations :

— Lui, c’est le Toulonnais, moi c’est Jumeau, l’autre c’est Vittel.

Une cour, trois lampions, les filles dans un coin.

Jumeau dit :

— Ce sera du vin pour commencer et la Chine, à mon avis, c’est moins que rien.

— C’est pas Toulon, pardi ! fit le Toulonnais.

— Qu’est-ce que t’y vois, en Chine ? Veux-tu m’y dire ? T’y vois des murs. C’est pas des hommes, ces habitants, c’est des maçons.

— T’y vois des murs, fit le Toulonnais, et t’y vois pas c’ qu’y a derrière. Vittel ! dors pas ! À quoi qu’ te penses ? T’as pas d’enfants ?

— Je pense, dit Vittel, que j’suis pas bien dans la Chine.

— Et t’as même pas payé l’ voyage !

— J’aime pas le voyage et j’aime pas l’étranger. Pourquoi qu’on nous a mis là-dedans ? Quoi qu’on vient faire, nous, à Pékin ? T’y as compris, toi, qu’est malin ? On ne peut même pas garder nos vaches, et v’là qu’on garde les Légations !

— On ne pouvait pas te mettre à garder ton pèze, dit Jumeau, piss que t’en as pas ! Toi ! le Toulonnais, t’aimes-ti mieux être en Chine ou bien en Cochinchine ?

— J’aime mieux être à Toulon.

— Comme les melons ! Écoute, Vittel, la question que j’ te pose : Comment croyais-tu que c’était fait la Chine ?

— J’ croyais pas qu’ c’était fait comme c’est fait.

— T’y croyais trouver toutes les maisons en porcelaine ?

— Et puis, j’ m’en f…, dit Vittel.

Ce n’étaient pas des bavards, mais ils avaient des sensations à exprimer.

— Et pourquoi, me demanda Jumeau, pourquoi qu’i s’ bouffent le nez entre eux, piss qu’il y a pas la révolution ?

— C’est comme chez nous, Jumeau, entre radicaux socialistes et réactionnaires.

— Oui, mais chez nous, ils passent le temps, ils ne s’ tuent pas.

Je lui expliquai qu’en Chine il était nécessaire que d’abord les enfants mourussent en masse, qu’ensuite des grandes personnes fussent saignées à périodes régulières, autrement les Chinois seraient trop nombreux, il n’y aurait plus assez de riz et cela amènerait des difficultés économiques.

Mais c’était aller un peu loin dans l’explication de la Chine. Jumeau me ramena aux choses plus claires.

— Et pourquoi que les femmes elles portent des pantalons ? On s’y fera peut-être, à la longue, mais tout de suite ça nous échauffe pas ! C’est pourquoi on vient chez les Coréennes, c’est plus humain, ça a des robes, c’est moins cher et c’est bien élevé !

— Et c’est moins paysan, dit le Toulonnais.

— Et moi, ça m’ plaît, pasque ça a pas les cheveux gras !

— Où qu’ c’est la Corée ? On y a passé dans notre voyage ?

— C’est, dit Jumeau, où qu’ ça doit être. C’est mieux qu’ la Chine, c’est tout c’ que j’ sais. Hé ! l’ tenancier ! dis qu’elles approchent tes p’tites frisées qui ont des robes.

Le Chinois siffla. Les filles pauvres s’avancèrent.

— Viens près d’ Jumeau, toi qu’es la mieux, cria Jumeau. Bois dans son verre. Donne-lui ta patte. Comment qu’ ça va ? Et tes parents qui t’ont mis là, comment qu’ils vont ? Où qu’ c’est ta Corée ? C’est y en montant ou en descendant ? Vois-tu, c’ qui m’ choque, c’est que le pognon que j’ vais t’ donner, tu en r’ fil’ras au vieux Chinois. Pourquoi qu’ c’est pas un Coréen, ton marchand d’ filles ? T’es jaune, mais t’es apétissante, et toi, au moins, pas de pantalon ! On s’y reconnaît ! Qué dommage que tu puisses pas m’ parler ! Hé ! l’ Chinois ! dis-lui qu’elle chante comme au village, pour les marsouins.

La fille chanta.

— On sait pas c’ qu’elle dit, mais on comprend qu’ c’est triste.

Trois marsouins, la nuit noire, dix filles bon marché de la Corée, cette cour qui semblait celle d’une léproserie, tout cela dans ce quartier hagard de Pékin…

— J’aime boire quand elle chante, dit Jumeau.

La fille s’arrêta.

— Chante encore ! Chinois, dis-lui qu’elle chante !

La fille chanta. C’était un air de désolation.

— Vois-tu, Vittel, c’ qu’elle chante, ça veut dire qu’elle regrette son pays.

Moi, je revis Paris. Soudain la place du Havre m’apparut. Je pris par la rue Tronchet, je tombai derrière la Madeleine, je regardai la statue de Lavoisier. Puis, j’entendis le timbre du tramway Madeleine-Porte de Neuilly. Je continuai par les grands boulevards. Je vis la lumière lie de vin du balcon de l’Opéra. Je tournai faubourg Montmartre. Je regardai l’heure à la pendule, entrée de la cité Bergère…

— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Vittel.

— Elle dit qu’elle est pas gaie. Et ça me donne soif.

Ils burent.

— Tout ça, c’est bien, dit Jumeau. On dirait qu’on n’est plus en Chine…