La Chine en folie/Une fête qui finit bien

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Albin Michel (p. 203-210).

UNE FÊTE QUI FINIT BIEN

À huit heures, ce soir, je rentrais à Pékin. Le palace qui avait l’avantage pécuniaire de m’héberger avait changé de face. Halls, salons, escaliers étaient livrés au carnaval. Les Chinois étaient habillés en Européens et les Européens en Chinois. Toute la haute volée de Pékin, le sourire des jours légers sur la figure, descendait d’autos et de rickshaws. Cela se saluait du salut des gens qui se sont rencontrés le matin et se rencontreront le lendemain. On y voyait ce que la colonie étrangère compte de têtes huppées. Ministres, secrétaires et attachés de légation des cinq parties du monde venaient chercher là un plaisir bien gagné. De grandes dames — les leurs — avaient bien voulu pour un soir servir de mannequins aux plus riches costumes mandchous. Les hommes, pour la plupart, n’étaient déguisés qu’en pingouins : frac et plastron blanc. On s’écrasait galamment devant le vestiaire, ce qui permettait aux nombreux amateurs de peaux officielles de respirer épaules et épines dorsales américaines, françaises, anglaises, italiennes, portugaises, péruviennes et argentines. La joie flottait comme un fanion. Et déjà un orchestre russe et un barman hollandais versaient à cette société une ivresse distinguée.

La guerre allait éclater.

L’ascenseur me porta à mon 518.

Monsieur Pou, les pieds ne touchant pas le plancher, remplissait jusqu’aux bords le plus confortable de mes fauteuils. Il lisait. De quel droit ce Chinois violait-il mon domicile ? J’allais le savoir.

— Avec votre permission, me dit-il, je me suis mis à l’abri chez vous. J’aurais préféré l’hôtel des Wagons-Lits, mais vous n’avez pas voulu déménager. Enfin ! votre lit est bon.

— Alors vous couchez là, aussi ?

— Depuis cinq jours.

— Vous étiez mon interprète et vous voici maintenant ma concubine ?

— Avec votre permission.

— J’ai vu beaucoup d’interprètes, M. Pou, au cours d’une vie qui n’est pas sans reproche, mais tapez là, voici ma main, vous, je vous adore.

— Je lisais, dit-il, la Dame de Montsoreau. Avez-vous l’honneur de connaître M. Alexandre Dumas ?

— C’est mon meilleur ami. Il va très bien.

— Peut-être habitez-vous le même quartier à Paris ?

— Pas encore, M. Pou, mais cela viendra.

— Allons ! tant mieux !

— Comment vont les choses à Pékin ?

— Tsang-Tso-lin approche, Wou-Pé-Fou aussi. La peur est partout, la panique rôde.

On descendit. La fête commençait. Des lanternes multicolores doublaient depuis tout à l’heure les ampoules électriques. C’était un grand dîner masqué et costumé. Quand l’orchestre russe se reposait, dix musiciens philippins attaquaient. On n’en était qu’au potage et le champagne était roi. Des bravos soulignaient l’apparition des costumes les plus dérisoires. Ce contrebandier était le directeur anglais des douanes chinoises et ce coolie le représentant américain de la Standard-Oil. Des banquiers avaient emprunté à leurs domestiques la natte que ceux-ci, depuis la Révolution, conservaient dans un tiroir. Il y eut une entrée en rickshaw. Le mari, un ingénieur belge, déguisé en pousse-pousse, traînait sa femme vêtue d’un manteau de la cour céleste. Une douairière endiamantée croulait dans sa robe comme une bombe glacée sur un réchaud à gaz. Les Européennes qui avaient les cuisses bien faites se pavanaient dans le pantalon national. La plus belle, une Russe, qui depuis six mois vivait de sa beauté au deuxième étage du palace, arriva seule comme toujours mais cette fois dans le costume de l’illustre impératrice Tsheu-Hi. Sa venue fit le silence. Et à cette minute dix hommes que l’on aurait pu nommer se dirent chacun à soi-même : cela me coûta cher, mais quel succès !

Au gratin international s’était joint le gratin chinois. On voyait la fameuse princesse… métis remarquable, à la fois Égérie de la République et dame de cour chez l’empereur. Le général Gaute, ce caporal danois, était là dans son uniforme de gouverneur volontaire de Pékin, Le Wai Chiao Pu, le ministère des Affaires Étrangères, avait envoyé des délégués afin de prouver aux représentants internationaux que le pouvoir central de Chine n’avait pas encore complètement déguerpi. Je vis ce misérable chef de la police de qui je vous ai dit les malheurs. Il avait manqué d’esprit n’étant pas déguisé en voleur.

Ces Célestes regardaient, sans sévérité, l’enfantine mascarade. Ce soir ils n’étaleraient pas leur xénophobie. S’ils étaient accourus à cette fête, ce n’était non plus pour danser. L’angoisse les y avait poussés. En effet, sur le front de chacun d’eux, si toutefois un système électrique semblable à celui des réclames lumineuses eût fonctionné dans leur cerveau, on aurait pu voir, à cette heure, apparaître alternativement tantôt en rouge, tantôt en bleu, ces deux noms qui les terrifiaient : Tsang-Tso-lin : Wou-Pé-Fou !

L’occasion pour eux était providentielle. Ils allaient pouvoir se rappeler au souvenir des ministres plénipotentiaires. J’entendais déjà ce haut dignitaire de la République-Empire glisser à l’oreille d’un diplomate européen : « Si le sort nous est de nouveau cruel, puis-je compter sur un tout petit coin dans votre légation, Excellence ? » Mais l’Excellence était occupée avec une lady, et lui disait justement : « J’étais le meilleur cavalier du royaume, Madame. Quand je n’étais encore que Secrétaire d’ambassade à Rio… » Alors le pauvre Chinois s’en alla.

Un fossé séparait les deux races. Il y coulait ce soir de la musique, du champagne, des promesses d’amour, l’égoïsme, qui est commun à tous les peuples de la terre, et de l’angoisse souriante. Sous les mêmes lampions de fête les jaunes tremblaient et les blancs dansaient. » Les blancs ne craignaient pas de revoir les boxers. Le jeu, cette fois, n’était pas le même qu’en 1900. Les Chinois, pour l’instant, n’en voulaient qu’aux tripes des Chinois. Un jour est proche où ils ouvriront de nouveau le ventre des blancs, mais ce jour n’est pas aujourd’hui. Alors, frères, dansons la pékinoise !

À cet instant, un boy fendit la mascarade. Il était porteur d’un instrument que je veux vous décrire. L’instrument consistait en un manche à balai qu’il tenait devant lui, droit comme un cierge. Au bas du manche était fixé un timbre électrique. Le boy actionnait ce timbre avec passion. Le sommet du manche était fendu. Dans cette fente, inséré, un gros numéro. Cela signifiait qu’une communication urgente venait d’arriver à l’hôtel pour le client dont la chambre répondait à ce numéro.

M. Pou sursauta. « 518 ! dit-il, c’est nous ! »

C’était une dépêche. Il y avait dessus : « Merci. On m’a rendu 90 louis et ma liberté. Adieu. Galka. »

— Tsang-Tso-lin n’a gardé que dix pour cent comme pourboire, c’est régulier, fis-je.

— Quoi, s’écria Pou, que dites-vous de Tsang-Tso-lin ?

— C’est une dépêche de Moukden.

— Moukden ? Il a quitté Moukden ?

M. Pou s’agitait, pris subitement de grandes douleurs d’entrailles.

— Il arrive ! criait-il. Il est là !

Une idée humanitaire illumina mon esprit.

— Pou ! dis-je, réjouissons-nous. Tsang-Tso-lin renonce à sa guerre. Il rappelle ses troupes qui déjà étaient à Tientsin. Et tout est fini avant d’avoir commencé.

Gnafron porta la main à son cœur : il rebat ! dit-il.

— Pas d’égoïsme ! Voyez vos compatriotes comme ils sont dignement terrifiés. Courez dans ce mardi gras. Répandez la nouvelle. Dites qu’elle est officielle. La joie doit être unanime !

Ce fut fait instantanément. De loin, Pou me montrait comme la preuve vivante de la délivrance. Et moi, victorieux, je brandissais ma dépêche. Tous les Chinois furent bientôt autour de ma table. Un secrétaire de la Belgique accourut à son tour. C’est bien possible, disait-il. Possible ? répliquais-je, c’est certain !

Les Chinois me serrèrent frénétiquement la main et partirent au buffet en gambadant.

La fête s’acheva dans l’allégresse générale.