La Chine et les Chinois/01

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La Chine et les Chinois
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 278-305).
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CHINE ET LES CHINOIS



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I.
LA FAMILLE. — RELIGION ET PHILOSOPHIE. — LE MARIAGE. — LE DIVORCE. — LA FEMME.



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Je n’ai pas besoin de dire quelles ont dû être mes stupéfactions au fur et à mesure que je m’introduisais plus avant dans les mœurs de l’Occident. Non-seulement les questions qui m’ont été posées révélaient la plus étrange ignorance, mais les livres mêmes qui avaient la prétention de revenir de Chine racontaient les choses les plus extravagantes.

Si l’on se contentait de dire que nous sommes des mangeurs de, chiens et que nous servons à nos hôtes des œufs de serpent et des rôtis de lézard, passe encore ! Je ne verrais pas non plus un grand inconvénient à ce qu’on prétendît que nous ; sommes des polygames, — il y en a tant d’autres, — et que nous donnons nos enfans, — nos chers petits enfans ! — en nourriture à des animaux… dont le nom m’échappe en français : il y a des excentricités d’une telle nature qu’il est inutile de s’en alarmer ; il suffit de rétablir la vérité.

En toutes choses il y a le vraisemblable et l’invraisemblable ; et, il faut savoir distinguer entre les enfantillages et les choses sérieuses, entre l’erreur et le parti-pris. Je n’ai pas tardé à reconnaître que c’était le parti-pris qui entraînait l’erreur, et je me suis promis, lorsque j’en serais un peu capable, de donner mes impressions personnelles sur la Chine, croyant que ma qualité de Chinois serait au moins aussi avantageuse que celle de voyageur pour atteindre ce but.

Rien n’est plus imparfait qu’un carnet de voyage : le premier venu représente à lui seul toute la nation dont on prétend retracer les mœurs. Une conversation avec un déclassé est un document précieux pour un voyageur. Un mécontent se fera l’interprète de ses rancunes et jettera le mépris sur sa propre classe. Toutes les notes seront faussées, il n’y aura rien d’exact.

C’est vraiment naïveté de ma part d’insister. Les Occidentaux se connaissent-ils entre eux ? Dans un même pays n’existe-t-il pas des contrées inconnues, des régions incertaines ? Les mœurs ne sont-elles pas variables comme les caractères, et, pour certains détails, n’y a-t-il pas un point précis où le silence accueille l’interrogation ? Les mœurs représentent la résultante de tous les souvenirs du passé ; c’est l’œuvre lente de tous les siècles qui se sont écoulés là même où vous voulez porter votre attention, et, pour comprendre, il vous faut connaître cette longue suite de traditions, sinon vous allez à l’aventure et votre récit n’a aucune autorité.

Il faut bien le dire : souvent le livre est fait avant le voyage, par cette seule cause que le but du voyage est le livre qui sera publié. On s’en va pour chercher trois cents pages d’impression : il s’agit bien de la vérité ! Au contraire ; ce qui doit assurer le succès du livre, c’est l’étrange, l’horrible, les plaies hideuses, les scandales ou bien les coutumes les plus répugnantes.

Mais montrer la vie simple qui s’écoule au foyer de la famille ; étudier la langue pour méditer sur les traditions ; vivre de la vie de chaque jour, en mandarin avec les mandarins, en lettré avec les lettrés ; en ouvrier avec les ouvriers, en un mot, en Chinois avec les Chinois, — ce serait vraiment se donner trop de mal pour un livre ! Et cependant, ne sont-ce pas là les conditions qu’il est indispensable de remplir pour espérer de donner quelques renseignemens qui aient de la valeur ? N’est-il donc plus nécessaire d’apprendre pour savoir ?

Je prêche des convertis : la chose est trop évidente. Le voyageur qui rencontre un géant inscrira sur ses notes : « Les peuples de ces contrées lointaines sont d’une haute taille. » Apercevra-t-il, au contraire, un nain, il écrira : « Dans ces contrées on ne voit que des nains ; on se croirait dans le pays décrit par Gulliver. » Il en est des mœurs comme des faits : constate-t-on un cas d’infanticide ? vite le carnet : « Ces gens sont des barbares ! » Apprend-on qu’un mandarin a failli à l’honneur ? encore le carnet : « Le mandarinat est avili ! » Ce n’est pas plus difficile, et c’est ainsi que s’écrit l’histoire, conformément au proverbe connu : A beau mentir qui vient de loin.

Je suis d’avis que les nations civilisées devraient instituer une académie qui aurait pour mission de contrôler les livres d’impressions de voyages et, en général, toutes les publications qui se rapportent aux mœurs, aux principes de gouvernement, aux lois des pays étrangers. Il ne devrait pas être permis de fausser la vérité sous prétexte de spéculation, ou, du moins, puisque tous les droits sont facultatifs, il devrait y avoir une sorte d’index qui signalerait tel livre comme menteur ou tel autre comme sincère. L’honnêteté de l’écrivain est une qualité qu’il serait moins difficile de désirer, puisque les efforts que chacun tenterait pour dire vrai seraient reconnus, estimés et récompensés. Pourquoi n’établirait-on pas un cordon sanitaire contre la calomnie ?

Je me suis proposé dans ce livre de représenter la Chine telle qu’elle est ; de décrire les mœurs chinoises avec la connaissance que j’en ai, mais avec l’esprit et le goût européens. J’ai voulu mettre mon expérience native au service de mon expérience acquise ; en un mot, je tâche de penser comme un Européen qui aurait acquis tout ce que je sais de la Chine, et qui se plairait à établir entre les civilisations de l’Occident et de l’extrême Orient les comparaisons et les rapprochemens auxquels cette étude peut donner lieu.

Si je passe en revue l’éducation et la famille, on reconnaîtra que je n’ignore pas quelles en sont en Europe les diverses formes d’organisation. Mon lecteur m’accompagnera : il entrera avec moi, chez moi ; je le présenterai à mes amis et il partagera nos plaisirs. Je lui ouvrirai nos vieux livres ; je lui apprendrai notre langue ; il parcourra nos coutumes. Puis, nous irons ensemble dans les provinces ; pendant la route, nous causerons en français, en anglais, en allemand ; nous parlerons de sa patrie, de ceux qui attendent son retour. Nous charmerons nos soirées en feuilletant nos poètes, et il sentira l’émotion le gagner quand il entendra l’harmonie de nos vers unie à la profondeur des sentimens. Alors il se fera une autre idée de notre civilisation ; il en aimera ce qu’elle a d’élevé et de juste ; et, s’il a des critiques à faire, il se rappellera que rien n’est parfait dans le monde et qu’il faut toujours espérer en un avenir meilleur. Qui sait s’il n’osera plus me révéler toute sa pensée, quand je lui aurai ouvert toutes grandes les portes de mon hospitalité ? Mais il me suffira d’avoir éveillé en lui autre chose que du dédain.

Çà et là on trouvera des critiques sur les mœurs de l’Occident. Il ne faut pas oublier que je tiens une plume et non un pinceau, et que j’ai appris la manière de penser et d’écrire à l’européenne. Les critiques sont, en effet, le sel du discours : on ne peut pas toujours admirer, et, de temps à autre, on se plaît à penser comme ce paysan qui en voulait à Aristide parce qu’il était fatigué de l’entendre appeler « le juste. » On ne peut pas éternellement louer sans devenir banal, et je me suis efforcé de ne pas l’être.

Mon lecteur voudra donc bien se rappeler que toutes mes critiques n’auront pas d’autre importance ; elles donneront plus de mouvement au style, que je m’excuse de présenter avec ses imperfections, et qui n’a d’autre ambition que d’être clair.

J’ai cherché à instruire et à plaire, et si, parfois, je me laisse entraîner par le sujet jusqu’à affirmer mon amour pour mon pays, j’en demande pardon d’avance à tous ceux qui aiment leur patrie.

i. —considérations sur la famille

L’institution de la famille est la base sur laquelle repose tout l’édifice social et gouvernemental de la Chine.

La société chinoise peut se définir : l’ensemble des familles.

Depuis les temps les plus reculés, l’influence de l’esprit de famille a prévalu dans tous les ordres d’idées et nous disons, d’après Confucius, que, pour gouverner un pays, il faut d’abord avoir appris à gouverner la famille.

La famille est essentiellement un gouvernement en miniature : c’est l’école à laquelle se forment les gouvernans, et le souverain lui-même en est un disciple.

La différence entre l’Orient et l’Occident est tellement caractéristique au point de vue de l’organisation de la famille, qu’il m’a paru intéressant de donner d’abord une idée générale de cette institution, me réservant d’en détailler plus tard les traits principaux.

J’en esquisse à grands traits les caractères généraux : ce sera comme un croquis dont j’achèverai les contours.

La famille chinoise peut être assimilée à une société civile en participation. Tous ses membres sont tenus de se prêter assistance et de vivre en communauté. L’histoire fait mention d’un ancien ministre, nommé Tchang, qui réunit sous son toit tous les membres de sa famille issus de neuf générations. Cet exemple est cité comme un modèle que nous devons nous efforcer d’imiter.

Ainsi constituée, la famille est une sorte d’ordre religieux soumis à des règlemens fixes. Toutes les ressources viennent se réunir dans une même caisse et tous les apports sont faits par chacun, sans distinction du plus et du moins. La famille est soumise au régime de l’égalité et de la fraternité, — grands mots qui sont inscrits dans les cœurs et non sur les murs.

Chacun des membres de la famille doit se conduire de telle sorte que la bonne harmonie existe entre eux. C’est un devoir. Mais la perfection ne se rencontre nulle part, et si nous concevons un idéal, nous savons par expérience que toute règle a ses exceptions, comme il y a des taches au soleil.

Si, par des circonstances fortuites, cet accord vient à être troublé ; si l’ordre ne se maintient pas dans la famille, alors la loi autorise le partage des biens de la communauté, partage qui se fait par égalité entre tous les membres du sexe masculin. J’expliquerai plus loin pourquoi les femmes n’en profitent pas.

Cette organisation a des avantages incontestables au point de vue de l’assistance. Qu’un membre de la famille tombe malade, il reçoit aussitôt tous les secours dont il a besoin ; que le travail cesse pour tel autre de rapporter les ressources qui seraient nécessaires pour assurer son existence, la famille intervient aussitôt, soit pour réparer les injustices du sort à son égard, soit pour adoucir les maux et les privations qu’engendre la vieillesse.

Comme on le voit, c’est l’institution du système patriarcal tel qu’il florissait autrefois pendant la période biblique.

L’autorité appartient au membre le plus âgé de la famille, et, dans toutes les circonstances importantes de la vie, c’est à lui qu’on soumet les décisions à prendre. Il a les fonctions d’un chef de gouvernement ; tous les actes sont signés par lui au nom de la famille.

Le voyageur qui parcourt nos campagnes peut se rendre facilement compte de la véracité de ces renseignemens. Qu’il demande à qui appartient telle propriété qu’il désigne de la main, on lui répondra : C’est à telle famille. S’il examine plus attentivement encore ce qu’il désire savoir, il ira lire, sur les bornes qui servent à délimiter chaque propriété, le nom de la famille propriétaire.

Les choses se passent chez nous comme elles se passent en Occident après la mort. Dans les cimetières qui se trouvent aux portes des villes, on voit des tombes sur lesquelles sont écrits ces mots : « Sépulture de famille. » Là vont se réunir des frères qui souvent se sont à peine vus ; là vont dormir, côte à côte, des parens qui n’ont jamais pu s’aimer. Ils sont réconciliés dans la mort et leurs parts sont égales. Nous, nous commençons dès cette vie l’ouvrage que la mort achève sans contestations.

Chaque famille a ses statuts réglant les coutumes : c’est une sorte de droit écrit. Tous les biens que possède la famille y sont inscrits avec leur affectation respective. On croirait lire un testament. Ainsi, le produit de telle terre est destiné à créer des pensions pour les vieillards ; telle autre fournira la somme qui doit assurer les primes accordées aux jeunes gens après leurs examens. Les ressources qui servent à subvenir aux frais de l’éducation des enfans, celles qui constituent les donations aux filles mariées, en un mot, toutes les dépenses qui répondent à des exigences prévues sont inscrites dans le revenu.

Les statuts ne déterminent pas seulement les conditions de la vie matérielle, ils définissent aussi les devoirs, et tel de leurs articles fixe les punitions qui doivent être infligées à celui des membres de la famille qui, par une conduite coupable ou par dissipation, aura porté une atteinte grave à l’honneur de la famille.

Sans doute on ne comprendrait pas que ces coutumes pussent se maintenir si tout, dans l’éducation, n’en proclamait le respect. Notre système d’éducation est justement préparé pour le but qu’elle se propose d’atteindre, c’est-à-dire qu’elle inspire souverainement l’amour de la famille. Sans cette précaution, la famille serait probablement aussi divisée en Orient qu’elle l’est en Occident, où, il faut bien le reconnaître, elle n’existe plus comme force sociale, où elle n’a d’autre avantage que de créer des relations dont l’utilité se manifeste pour recueillir les successions inattendues, — circonstances qui seules réveillent l’esprit de famille.

Il y a cinq principes généraux qui forment et maintiennent, par l’éducation, le culte de la famille. Ce sont : la fidélité au souverain, le respect envers les parens, l’union entre les époux, l’accord entre les frères, la constance dans les amitiés. Ces principes sont l’essence même de l’éducation et tendent à introduire dans l’esprit la conviction qu’il est nécessaire d’y enraciner pour aimer la famille et en maintenir l’antique organisation, en dépit des incompatibilités d’humeur qui servent généralement d’excuse aux moins excusables désordres.

La famille dans laquelle nous naissons a derrière elle quarante siècles de paix, et chaque génération qui passe en accroît le prestige. Aussi, qu’on ne soit pas étonné si l’esprit de famille est si puissant en Chine, et si le premier article de notre symbole est la fidélité envers le souverain. Le souverain est, en effet, la clé de voûte de tout notre édifice ; il est le chef de toutes les familles, le patriarche auquel sont dus tous les dévoûmens. Servir le souverain, c’est servir le grand maître de la famille universelle et honorer sa propre famille. C’est ce qui explique suffisamment que le mobile le plus élevé de l’ambition soit d’appartenir aux administrations de l’état.

Le respect envers les parens ou l’amour filial est un sentiment qui se manifeste sous tous les cieux. Il vit dans le cœur de l’homme ; c’est un sentiment naturel. En Chine, le respect filial est très grand, et il a sa particularité dans ce fait que les parens bénéficient de tous les services rendus par leurs enfans. Ainsi, non-seulement les enfans doivent respect et reconnaissance à leurs parens, mais ceux-là même qui reçoivent des bienfaits du fait des enfans en font remonter la reconnaissance aux parens.

Qu’un fonctionnaire de l’état soit anobli, ses parens deviennent nobles en même temps. L’anoblissement a un effet rétroactif ; et, à mesure que la dignité du rang s’élève, elle s’élève également dans la famille des ascendans.

Cette coutume est caractéristique et elle établit une différence profonde entre les mœurs de l’Orient et celles de l’Occident. La noblesse ne consiste pas uniquement, chez nous, dans le titre honorifique que confère un souverain. Nous distinguons deux sortes de noblesse : l’une est héréditaire et le fils aîné seul en est le titulaire, comme cela se pratique encore en Angleterre ; l’autre s’attache au rang d’une fonction de l’état.

La noblesse héréditaire ne s’accorde que dans de rares circonstances : elle est octroyée pour honorer et immortaliser des services éminens, la valeur guerrière, par exemple. La noblesse qui s’attache au rang de la charge occupée dans l’état est une sorte de noblesse de robe ; elle ne se transmet pas aux descendans, mais aux ascendans. Un fonctionnaire est-il promu, ses parens obtiennent une dignité égale à la sienne ; ils sont vraiment anoblis, si je puis m’exprimer ainsi, par droits d’auteurs, afin de recevoir l’hommage de la piété filiale ; mais les enfans du fonctionnaire, quelle que soit l’élévation de son rang, n’ont droit à aucun privilège.

L’aristocratie chinoise est donc composée et de ceux dont le rang officiel constitue la noblesse et de ceux qui la tiennent de l’hérédité : celle-ci, quand elle n’est pas soutenue par le mérite personnel, est sans influence dans l’empire du Milieu.

J’ai indiqué l’union entre les époux comme un principe faisant partie du programme de l’éducation ; c’est, en effet, un principe dont on ne saurait trop vanter l’excellence, puisqu’en Chine le mariage est indissoluble. Non pas qu’il faille comprendre ce mot au point de vue légal (on sait que dans certains cas la loi chinoise autorise la dissolution du mariage), mais au point de vue du respect dû à la famille, et plus spécialement aux parens.

L’indissolubilité du mariage tient à une cause précise qui dépend des circonstances mêmes dans lesquelles il se produit. En Chine, on se marie jeune, et ce sont les parens qui choisissent eux-mêmes pour leur enfant l’épouse qui lui convient.

En Europe, rien de semblable : ce sont les jeunes gens qui s’avisent de juger s’il convient ou non de se marier, et s’il est temps de rompre avec la vie de garçon. Il existe un grand nombre de motifs au profit desquels on sacrifie les plus belles années du mariage, celles qui sont les plus heureuses pour la femme. Chez nous, nous observons encore les us et coutumes du bon vieux temps. Ce sont les parens qui marient leurs enfans et ils croient, en vérité, que leur expérience n’est pas tout à fait inutile pour bien choisir la femme qui convient à leur fils.

Le mariage est exclusivement considéré en Chine comme une institution de famille ; il a pour but unique l’accroissement de la famille ; et une famille n’est prospère et heureuse que lorsqu’elle devient plus nombreuse. Dès lors, il est logique que les époux respectent une union voulue par les parens, au nom même du principe de l’amour filial.

J’ai parlé aussi de la fraternité : ce n’est pas un vain mot. Les mots sont toujours effectifs chez nous, et celui de fraternité, surtout entre frères, a une réalité vraie.

La fraternité est un sentiment qui a sa source dans la famille et y puise sa force. Il n’est donc pas étonnant que dans les sociétés où la famille a péri, la fraternité ait perdu son caractère. Il s’est substitué à sa place une sorte de sentiment qui ressemble à la résignation, — je ne crois pas qu’elle soit chrétienne, — et qui, aidé de l’habitude, finit par créer le modus vivendi entre frères. Nos mœurs sont tout à fait différentes.

L’amitié fait aussi partie de nos devoirs les plus précieux ; ce n’est pas un sentiment inutile. Les amis sont les amis, et, pour me servir des mêmes expressions que La Fontaine, je dirai que ni le nom ni la chose ne sont rares. Nous possédons même une antique formule qui se chantait autrefois et qui définit simplement les devoirs de l’amitié. En voici la traduction littérale :


Par le ciel et par la terre,
En présence de la lune et du soleil,
Par leur père et par leur mère,
A et B se sont juré une inébranlable amitié.

Et maintenant si A, monté sur un char,
Rencontre B coiffé d’un chapeau de paille grossière,
A descendra de son char
Pour marcher au-devant de B.

Qu’un autre jour B, voyageant sur un beau cheval,
Vienne à rencontrer A, chargé d’un ballot de colporteur,
B descendra de cheval,
Comme A était descendu de son char.


Voilà sans doute de l’amitié pratique, celle qui va plus loin que la bourse, ce cap que l’amitié ne franchit qu’à regret, comme si elle n’était qu’un art d’agrément.

Les exemples du dévoûment de l’amitié abondent dans notre histoire nationale. Ainsi tel quittera son vêtement pour habiller son ami devenu pauvre qu’il a rencontré sur son chemin. Cet exemple est assez fréquent et ne crée pas des saint Martin. À ce propos, j’ai remarqué que généralement dans les pays chrétiens, on présente à l’admiration de tous des traite de mœurs absolument ordinaires. L’exercice des vertus est présenté comme une merveille. Est-ce par excès d’humilité, ou est-ce simplement l’aveu de ses propres faiblesses ? Je pencherais plutôt vers cette dernière opinion.

À mon sens, le mot charité gâte bien des sentimens humains. La prétention qu’on a de plaire à Dieu et à ses saints, c’est-à-dire à tout le monde, fait qu’on néglige ses spécialités. La charité est une manière de faire le bien, mais comme c’est une manière divine, les hommes ne l’exercent qu’à la méthode des imitateurs. Il y a un certain secret dans le procédé qu’on n’apprend pas. J’ai lu cette pensée : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Je crois que de même celui qui veut faire Dieu ne fait pas l’ange. Nous n’avons pas ces ambitions, et nous nous en trouvons bien. Assister ses amis tombés dans le malheur est chez nous un usage, ce n’est pas une vertu.

Non-seulement les riches secourent leurs amis malheureux ; mais aussi les pauvres viennent en aide à leurs amis plus pauvres qu’eux. Appartenez-vous à la classe des lettrés, tous vos amis lettrés se cotisent pour vous secourir. Êtes-vous un ouvrier, vos confrères agissent de la même manière. C’est un usage entre gens d’une même classe. Il y a même des cotisations réunies entre amis pour contribuer au mariage d’un des leurs ; d’autres cotisations sont également rassemblées pour secourir la veuve de l’ami ou élever ses enfans : l’être humain n’est pas isolé.

Ce qui m’a frappé dans les mœurs du monde occidental, c’est l’indifférence du cœur humain. Le malheur des autres n’a aucun attrait ; au contraire, on a même écrit qu’il faisait plaisir. Le fait n’est pas louable, et cependant on ne manque ni de cœur ni de bon sens. La seule cause est qu’on n’est pas pratique.

Alfred de Musset, le poète favori d’un grand nombre, a écrit ces vers :


Celui qui ne sait pas durant les nuits brûlantes
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus,
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes
Et devant l’infini joindre les mains tremblantes,
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus…
…………………………


Pour des maux inconnus ! voilà bien l’idéal ! La pitié pour les maux qu’on ne connaît pas remplace celle qu’on devrait avoir pour les maux que l’on connaît trop. Je n’ai jamais rien lu de pareil : ou c’est un pathos sans nom, ou c’est une parodie de la compassion. Mais en poésie, tout s’excuse, même le non-sens : c’est une licence. N’importe ! les plus beaux vers font triste mine quand on leur oppose la simple vérité : tel un rayon de soleil dans des décors d’opéra.

ii. — religion et philosophie.

De tout temps les religions ont existé.

Primitivement, elles constituaient le lien mystérieux qui réunit la créature au Créateur, et leurs symboles traduisaient l’adoration et la reconnaissance. Sous les formes si diverses qui expriment la sympathie de l’âme humaine pour l’esprit universel, on découvre toujours la pensée du surnaturel unie aux plus étranges pratiques. Dans ses élans vers Dieu, l’homme fait des chutes et se souvient de sa nature imparfaite. Mais il y a un premier élan qui est comme ailé. Les religions sont moins compliquées à mesure que l’on remonte le cours des âges ; elles se simplifient et tendent vers cette unité qui définit pour nous l’harmonie de la beauté. Il semble qu’elles ont dû être alors dignes de Dieu. Mais cet éclat diminue graduellement en même temps que le monde vieillit et finit par ne plus jeter que de faibles lueurs à travers les ombres qui s’allongent sur le chemin de l’humanité, comme au déclin d’un beau jour d’été.

Cette impression, je l’ai ressentie en étudiant nos vieux livres et en lisant les admirables maximes de nos sages ; je l’ai ressentie aussi en cherchant dans les livres sacrés des Occidentaux le secret de notre destinée. Il m’a paru que le grand jour de la lumière sereine avait déjà lui et que nous n’en recevions plus que les derniers et pâles reflets. Partout, je vois resplendir une vérité dont la beauté est une ; il me semble entendre un immense chœur où toutes les voix de la terre et du ciel s’harmonisent ; et lorsque, quittant l’enchantement de ce rêve, j’écoute les clameurs tumultueuses du monde devenu un chaos de croyances, l’étonnement s’empare de mon esprit, et je douterais qu’il y eût une vérité, si cette foi ne s’imposait malgré moi à ma conscience.

Nous n’avons rien à envier à l’Occident dans ses croyances religieuses, quoique nous ne nous placions pas au même point de vue. Aussi bien je ne discuterai pas sur le mérite des religions : l’homme est si petit, vu de haut, qu’il importe peu de savoir de quelle manière il honore Dieu. Dieu comprend toutes les langues, et surtout celle qui s’exprime dans le silence par les mouvemens intérieurs de l’âme. Nous possédons aussi les adorateurs par l’âme et les adorateurs par les lèvres. Les uns et les autres ne se connaissent pas ; nous avons la religion idéale, celle qui force au recueillement de l’esprit, et nous avons la religion terrestre, celle qui force aux manifestations des bras et des jambes. En un mot, nous connaissons la contrefaçon et la sincérité.

Les religions sont au même niveau que l’esprit. Nous avons la religion des lettrés, qui correspond à l’état de culture du corps le plus éclairé de l’empire : c’est la religion de Confucius, ou mieux sa philosophie, car sa doctrine est celle d’un chef d’école qui a laissé des maximes morales, mais qui ne s’est pas livré à des spéculations philosophiques sur les destinées de l’homme et la nature de la Divinité.

Confucius vivait au vie siècle avant l’ère chrétienne, et son souvenir a tant de prestige qu’il n’y a pas une ville en Chine qui n’ait un temple élevé en son honneur. Son système philosophique consiste essentiellement dans l’éducation du cœur humain et le mot éducation est vraiment celui qui exprime le mieux le but de cette doctrine. Élever, c’est-à-dire soulever de terre l’homme inerte, que le mauvais emploi de ses facultés a abaissé ; lui ouvrir les yeux, pour lui montrer la splendeur bleue du monde illimité ; l’habituer peu à peu à sortir de son néant et à se sentir esprit, être pensant, voulant et connaissant. Penser, vouloir, connaître, sont les trois degrés de cette éducation qui commence par le réveil et s’achève par la science, et dont le formulaire possède les plus belles maximes que jamais philosophe ait écrites sur l’humanité.

Il ne faudrait pas croire cependant que la doctrine de Confucius s’en tienne à des maximes ou à des conseils sans indiquer de méthode précise. Il y a un enseignement très exact dans cette doctrine, et c’est véritablement un cours pratique d’éducation morale. Je vais essayer d’en faire connaître le plan.

Le principe sur lequel repose ce système est de maintenir la raison dans des limites fixes.

Confucius disait que le cœur humain est semblable à un cheval au galop qui n’écoute « ni le frein ni la voix ; » ou bien à un torrent qui descend les pentes rapides des montagnes ; ou encore à une flamme qui éclate. Ce sont des forces violentes, qu’on ne peut se flatter de maîtriser qu’en les maintenant, sans attendre qu’elles se développent.

Il disait que le cœur humain a un idéal invariable : la justice et la sagesse, et que les cinq sens ont des puissances de séduction qui l’écartent de cet idéal. S’armer volontairement contre les dangers de ces séductions, tel est le moyen que Confucius conseille à ses adeptes, et l’arme invincible qu’il leur donne, c’est le respect.

Le respect est le sentiment général qui s’étend à chaque action de la vie. La cause première de la corruption est la négligence ; il n’y a pas de quantité négligeable pour la raison.

C’est la négligence qui nous met au pouvoir de l’habitude, qu’on a appelée cyniquement une seconde nature, comme si la nature n’était pas une et identique ! C’est le respect qui, s’étendant à tous les actes de la vie, surtout les plus insignifians, en écarte les influences malsaines et opère, de proche en proche, l’œuvre patiente de l’éducation.

Confucius nous fait observer que les cinq sens tels qu’on les définit constituent des facultés, mais non pas des dons. L’homme a cependant reçu de la nature des dons, et il nous les indique : ce sont : la physionomie respectueuse, la parole douce, l’ouïe fine, l’œil clairvoyant, la pensée réfléchie. Ces états particuliers de nos facultés doivent être développés sans relâche.

La base du système philosophique de Confucius est donc le respect, comme la charité est la base de la doctrine évangélique. Le respect s’adresse aux actions, la charité aux individus, ou pour parler exactement « à son prochain. »

J’imagine, — c’est un caprice de mon esprit, — que Confucius a pu entrevoir cette charité qui crée un prochain. Mais notre moraliste n’aura pas osé proposer un but aussi parfait ; il fallait la présomption d’un Dieu pour croire à l’existence d’un prochain. Il a préféré laisser à l’homme l’initiative de la charité, et s’il lui donne la clé pour parvenir à la perfection humaine, il ne désespère pas que l’humanité n’en reçoive quelques bienfaits.

Je n’ai pas la prétention de faire un cours de religion, encore moins de convertir, d’autant que Confucius laisse chacun libre d’adorer Dieu comme il l’entend. Mais je ferai remarquer que ce système qui consiste à élever le cœur de l’homme pour diriger ensuite toutes ses pensées vers Dieu, comme une sorte de conséquence du bien moral obtenu, ne manque ni de grandeur ni de logique. Il paraît juste que l’être humain se pare de toutes les splendeurs de la vertu pour communiquer avec l’Être divin, et présenter l’adoration comme un but est une idée élevée, sublime, qui satisfait l’esprit et enchante la raison.

On m’accusera peut-être d’embellir le sujet et de ne montrer que la beauté des théories. Mon lecteur sait bien mieux que moi que les livres ont de magnifiques reliures et qu’on ne les ouvre guère ; que les préceptes ne rendent pas tous les hommes sages ; et qu’il ne suffit pas de les connaître pour les appliquer. J’ai entendu dire que notre morale était semblable aux langues mortes, qui ne se parlent plus ; volontiers on lui donnerait l’épithète d’archéologique… Mais je connais bien des morales qui ont le même sort, et les maximes de fraternité et d’égalité, voire même de liberté, me paraissent occuper davantage les arrangeurs de mots que des disciples sincères. Critique qu’il m’est aisé de faire : tour à tour les hommes composant la grande tribu humaine aiment à discuter sur la paille énorme du voisin et oublient la poutre imperceptible. Ce sont des inconséquences qui ne font que mieux ressortir l’utilité des maximes ; car avec un peu plus de respect et moins de négligence, la vie serait plus digne et plus estimable.

Je reviens encore aux maximes pratiques. Confucius a dans sa doctrine quantité de petits moyens qui combattent victorieusement les grosses erreurs : c’est comme l’homéopathie appliquée aux maladies de l’âme. Il défend, pour citer un de ces moyens, l’idée fixe, c’est-à-dire le préjugé. Il dit : Tous les hommes sont semblables, les anciens et les nouveaux ; ce qui est le bien pour les uns est aussi le bien pour les autres ; ils ne diffèrent pas. Les imiter dans la sagesse de leur conduite et s’appliquer à les connaître, c’est le meilleur chemin à suivre pour se connaître soi-même.

En un mot, il cherche à créer un point de vue d’ensemble qui réunira toutes les consciences ; personne n’échappera à ce magnétisme, et, sans arrière-pensée, sans la conception d’un autre idéal, tous les esprits se tourneront vers le soleil du monde moral pour en recevoir la bienfaisante lumière.

Il dit encore : « Entrez dans le domaine intime de la nature et étudiez le bien et le mal, vous serez pénétré par le sentiment de la nature elle-même, et, malgré les vastes dimensions de l’univers et les distances qui séparent les situations sociales, vous concevrez dans votre conscience le principe de l’égalité des êtres.

« Si vous maintenez la conscience, vous restreindrez le désir et arriverez à l’idéal de la vie terrestre, qui est la tranquillité de l’esprit.

« La tranquillité est une sorte d’attention vigilante. C’est lorsqu’elle est complète que les facultés humaines déploient toutes leurs ressources, parce qu’elles sont éclairées par la raison et maintenues par la connaissance. »

Je m’arrête : il n’est pas nécessaire de développer davantage cette magnifique doctrine qui constitue un des plus splendides hommages rendus par l’homme à son Créateur.

La religion de Confucius n’admettait primitivement ni images, ni prêtres. On a ajouté depuis à la doctrine certaines cérémonies qui ont établi les règles d’un culte. Mais ces cérémonies occupent peu les esprits qui considèrent les principes.

L’unité religieuse n’existe pas en Chine : où existe-t-elle ? L’unité est un état de perfection qui n’existe nulle part. Mais si la Chine a plusieurs religions, je m’empresse de dire qu’elle n’en a que trois ; c’est bien peu.

Outre la religion de Confucius, il y a celle de Lao-Tsé, qui n’est plus pratiquée que dans la basse classe et qui a pour principe la métempsycose, — et la religion de Fô, ou le bouddhisme, doctrine qui appartient à la métaphysique et dans laquelle on trouve d’admirables points de vue.

Le bouddhisme doit son origine à un saint réformateur nommé Bouddha, qui vivait au VIe siècle avant l’ère chrétienne. Selon lui, le monde matériel est une illusion ; l’homme doit tendre à s’isoler au milieu de la nature, à s’immobiliser. C’est la doctrine de la contemplation en Dieu, c’est-à-dire dans l’être immatériel. Le but de cette vie idéale est d’amener l’extase ; alors le principe divin s’empare de l’âme, l’envahit, la pénètre, et la mort achève cette union mystique. Tel est le principe abstrait de cette religion, qui a ses temples, ses autels et un culte très pompeux. J’ajouterai que les moines bouddhistes, qui vivent dans de vastes monastères, possèdent de grandes richesses.

Comme on le remarque dans tous les pays, la religion a ses partisans sincères, ses détracteurs et ses indifférens. Ceux-ci sont nombreux en Chine. L’indifférence est une sorte de négligence qui s’attache aux choses de l’esprit, c’est une maladie qu’on ne soigne pas. Partout où il y a des hommes, il s’y produit des indifférens. Mais je n’ai pas à constater dans nos mœurs la haine religieuse : c’est pour moi une chose stupéfiante. Je comprends qu’on haïsse… le moi, par exemple, mais une idée religieuse, une religion !

Quant à l’athéisme, on a dit que c’était un produit de la civilisation moderne. Nous ne sommes pas encore assez civilisés pour n’avoir aucune croyance.

iii. — le mariage.

En Chine, on considère comme des phénomènes le vieux garçon et la vieille fille.

C’est à dessein que je commence ce sujet sous la protection de cette observation, car il me sera plus facile de dire les choses les plus singulières sans exciter un trop grand étonnement.

Le vieux garçon et la vieille fille sont des produits essentiellement occidentaux, et cette manière d’exister est absolument contraire à nos mœurs. On dit en Europe que quiconque est bon pour le service est soldat ; chez nous la formule peut rester la même ; il suffit de substituer au mot soldat celui de marié.

Très sérieusement on considère le célibat comme un vice. Il faut avoir des raisons pour l’excuser ; en Occident, il faut avoir des excuses pour expliquer le mariage. Cette forme est peut-être exagérée, mais elle est parisienne, et quand on parle du mariage en Chine, on se trouve aux antipodes du mariage parisien. Les détails qui vont suivre sont donc nécessairement curieux.

Les Chinois se marient de très bonne heure, le plus souvent avant vingt ans. Il n’est pas rare de voir des jeunes gens de seize ans épouser des jeunes filles de quatorze ans, et l’on peut être grand’mère à trente ans ! On chercherait en vain des causes climatologiques à ces dispositions de nos mœurs. Elles sont une conséquence de l’institution même de la famille et du culte des ancêtres. Au nord ou au sud de la Chine, c’est-à-dire dans des régions où l’on peut éprouver la chaleur des tropiques ou le froid de la Sibérie, ces mœurs sont les mêmes : on se marie jeune dans toutes les provinces de l’empire.

La première préoccupation des parens, c’est le mariage de l’enfant, dès que l’adolescence se manifeste. Longtemps même avant que l’âge ait sonné, les parens font leur choix. Ceux-ci ont déjà fait part à des amis de leur intention d’unir leur fils à leur fille. Ils conviennent entre eux d’en réaliser le projet dès que le temps sera venu.

Souvent le choix de l’épouse est fait dans le cercle même de la famille. Il y a enfin les amis des amis qui s’occupent de faire les mariages, qui servent d’intermédiaires… désintéressés et ont quelquefois la main heureuse. Car, chez nous comme ailleurs, le mariage est une chance et les époux ne se connaissent que lorsqu’ils sont mariés.

Faire sa cour est un devoir inconnu et que nos mœurs, du reste, rendent irréalisable. En Europe, on s’accorde avant le mariage quelques semaines pour apprendre à s’aimer. C’est une sorte de stage, de trêve précédant le grand jour, et, pendant cet intervalle, on donne des fêtes et de grands dîners. C’est une existence charmante qui sert de préface au mariage et dont les souvenirs deviendront plus chers à mesure que croîtront les années de mariage. Il est clair que personne ne veut prendre la responsabilité de l’union projetée : on dit aux jeunes gens : Apprenez à vous connaître ; vous avez deux mois, et alors vous direz oui ou non. Se connaît-on, ou plutôt peut-on se connaître ? Évidemment non. Je conclus qu’il vaut mieux que les parens soient les seuls agens matrimoniaux responsables et que les enfans épousent, à l’heure dite.

J’ai entendu citer cette phrase : « Dans le mariage, la période la plus heureuse se passe avant le mariage. » Un Parisien jurerait qu’un homme marié seul a pu faire cette déclaration, mais il faut avouer que ces mœurs-là sont bien aussi curieuses que les nôtres !

Les mariages se font, par principe, entre familles de même situation sociale. Il y a certainement des mariages excentriques, mais c’est l’exception.

Lorsque le choix est résolu, c’est-à-dire lorsque la jeune fille a été désignée, les parens du futur font officiellement la demande en mariage. Cette demande est suivie de la cérémonie des fiançailles.

À cette occasion, les parens échangent les contrats de mariage signés par les chefs de famille et les parens. Chez nous, les chefs de famille remplacent les officiers de l’état civil et les notaires. Puis le fiancé envoie à sa future deux bracelets en or ou en argent, selon la fortune de la famille. Ce sont les cadeaux de fiançailles. Ces coutumes sont exactement les mêmes qu’en Occident, mais en Chine elles s’accomplissent hors la vue de la fiancée. Les bracelets sont attachés par un fil rouge qui symbolise le lien conjugal.

La remise de la corbeille a lieu quelque temps après et est l’occasion de cérémonies pompeuses. Le fiancé envoie à sa future plusieurs dizaines de corbeilles richement ornées et contenant la soie, le coton, les broderies, les fleurs, en un mot tout ce qui constitue la toilette de la mariée.

À ces cadeaux, qui peuvent être d’une grande richesse, se trouvent joints des mets exquis pour la famille, et particulièrement des gâteaux de circonstance que la famille de la fiancée doit distribuer à tous ses amis en leur faisant l’annonce officielle du mariage de leur fille. De son côté, la fiancée, après réception de la corbeille, envoie à son futur un costume ou l’uniforme de son rang, s’il est déjà mandarin, costume qui sera porté par le futur le jour de son mariage. Dans chacune des deux familles, un grand festin réunit, le jour des fiançailles, les parens et amis respectifs.

Le mariage doit toujours être célébré dans l’année où a été fait l’envoi de la corbeille. La veille du jour fixé pour la cérémonie, les parens de la jeune fille envoient au futur tout ce qui constitue la dot de sa femme, ses toilettes, l’argenterie, les meubles, le linge, en un mot, son ménage. L’envoi de ces divers objets se fait toujours avec une grande mise en scène.

Le soir du même jour, à sept heures, la famille du marié envoie à sa fiancée une chaise à porteurs garnie de satin rouge brodé. Cette chaise est conduite par un orchestre de musiciens, des domestiques portant des lanternes ou des torches si la famille a un rang officiel, un parapluie rouge, un écran vert (ce sont les insignes officiels), puis les tablettes sur lesquelles sont inscrits tous les titres que la famille possède depuis plusieurs générations. Ce même soir, la famille de la mariée donne un grand dîner, appelé invitation, et la chaise est exposée au milieu du salon pour être admirée par les invités. Pendant le dîner, les musiciens envoyés par le futur font entendre des airs joyeux. La famille du marié donne également le grand dîner de l’invitation, et tous les objets constituant la dot de la mariée sont exposés aux regards de tous.

Le jour du mariage, dès le matin, quatre personnes choisies parmi les parens ou les amis du futur se rendent au domicile de la mariée et l’invitent à se rendre chez son fiancé. Elle monte dans sa chaise et est portée par quatre ou huit hommes, selon le rang de sa famille ou de celle dans laquelle elle doit entrer. Sa chaise est précédée par celles des quatre envoyés, et le cortège, ainsi formé, se rend vers la maison où habite la famille de son fiancé. Son arrivée est annoncée par des fanfares joyeuses et des détonations de boîtes d’artifices. Aussitôt après, la chaise est apportée dans le salon où sont rangés les membres de la famille, les amis, les dames d’honneur et les garçons d’honneur. Un de ceux-ci, portant devant sa poitrine un miroir métallique, se présente devant la chaise, dont le rideau est encore baissé, et salue trois fois. Ensuite une des dames d’honneur, entr’ouvrant le rideau, invite la mariée (elle est encore voilée) à descendre de sa chaise et à se rendre dans sa chambre, où l’attend son fiancé en costume de cérémonie. C’est à ce moment que les époux se voient pour la première fois. Après cette entrevue, ils sont introduits dans le salon, conduits par deux personnes déjà mariées depuis longtemps et ayant eu des enfans du sexe masculin. Ce sont les anciens du mariage, et nous les appelons « le couple heureux. »

Au milieu du salon se trouve une table sur laquelle on a disposé un brûle-parfums, des fruits et du vin. Dans notre esprit, cette table est placée à la vue du ciel. Les mariés se prosternent alors devant la table pour remercier l’Être suprême de les avoir créés, la terre de les avoir nourris, l’empereur de les avoir protégés et les parens de les avoir élevés. Puis le marié présente sa femme aux membres de sa famille et à ses amis présens. Pendant toute la durée de la cérémonie, la musique continue de jouer, et pendant le dîner qui suit cette cérémonie.

On remarquera la simplicité de ces cérémonies. Elles ne sont ni religieuses ni civiles ; aucun prêtre n’y assiste, aucun fonctionnaire ne s’y présente ; il n’y a ni consécration ni acte. Les seuls témoins du mariage sont Dieu, la famille, les amis.

Pendant toute la soirée, après le dîner, les portes de la maison restent ouvertes et tous les voisins, même les passans, ont le droit d’entrer dans la demeure et d’y aller voir la mariée, qui se tient debout dans le salon, séparée du public par une table sur laquelle sont posés deux chandeliers allumés.

Le lendemain du mariage, c’est au tour de la mariée à conduire son époux dans sa famille, où les mêmes cérémonies s’accomplissent.

Voilà quelles sont, vues d’ensemble, les coutumes du mariage. Elles ne varient que par la splendeur des détails dans les familles riches, et l’on peut aisément se rendre compte de ce qu’il est possible de réaliser avec un tel cadre. Si les mœurs accordaient aux riches de l’Occident la coutume des cortèges, les cérémonies du mariage seraient aussi imposantes que le sont celles des obsèques. Mais il en est tout autrement : le cérémonial est une coutume qui a disparu des mœurs occidentales ; on le supprime autant qu’on peut, et il n’y a plus guère que les campagnes où les mariages soient encore des noces. On y danse, on y chante, on y fête une grande joie.

Les mariages que j’ai vus dans la société élevée sont bien la chose la moins gaie du monde. On ne va pas à la célébration du mariage civil : ceux qui admettent la consécration religieuse se hâtent de sortir de l’église. À peine rentré chez soi, on change de toilette et on prend le train. Vraiment on ferait mieux de faire venir le maire et le curé dans un sleeping-car et de procéder rapidement à la célébration du mariage avant le départ du train. Les invités se tiendraient sur le quai de la gare et l’on pourrait même prier les locomotives d’exécuter un chœur pour impressionner la mariée. Je crois qu’on finira par en arriver là.

J’ai la naïveté de croire à l’influence dès cérémonies : elles obligent au respect de l’acte accompli. Malgré vous, vous sentez la grandeur de quelque chose que vous ne définissez pas, mais qui existe. Les cérémonies font sentir le mystère et, par elles, nous savons nous élever au-dessus de nos petitesses. Moins les cérémonies sont imposantes, moins l’action accomplie est importante. C’est pourquoi le mariage a perdu son charme.

Chose curieuse ! les honneurs rendus aux morts restent les mêmes ; les cérémonies publiques sont respectées et le deuil ne les discute pas. C’est que l’on peut ridiculiser à bon compte les cérémonies des vivans ; mais, en présence de la mort, on laisse faire la coutume, et les plus sérieux ne contrôlent pas les cérémonies de la douleur.

Le culte du sérieux a remplacé dans la civilisation moderne tous les autres cultes. Il y en avait jadis de charmans que des livres anciens m’ont appris à connaître. On vivait alors en communication plus directe avec la nature. J’ai retrouvé dans ces anciennes descriptions bien des traits de ressemblance avec nos mœurs actuelles qui me font conclure que les changemens ne sont pas des progrès, du moins rarement. Quand je contemple les beaux costumes du temps, les chapeaux à plumes et les manteaux brodés, je ne puis m’empêcher de trouver très laids le tube noir qui sert aujourd’hui de couvre-chef et cet habit noir si étrange que tout le monde porte, surtout les domestiques.

Je parierais fort que, si on faisait l’histoire complète du costume et des coutumes, on remarquerait que leurs changemens correspondent à quelque événement de nature sérieuse. Toutes les coutumes locales entretenaient l’affection du sol natal ; le costume maintenait le rang. Aujourd’hui tout le monde se ressemble dans tous les pays de l’Occident, et on ne tient plus à grand’chose. Si c’est là le progrès désiré, il est complet, et j’admire sans envie.

iv.— le divorce.

Le divorce existe en Chine, mais d’une certaine manière. J’ai dit que le mariage créait un lien indissoluble au point de vue de la famille ; le législateur seul a introduit une disposition d’exception, et il ne l’a introduite que dans l’intérêt même de la famille. À vrai dire, le divorce est une nécessité légale.

Que le lecteur ne cherche pas ici une thèse favorable ou contraire à la loi du divorce. Je ne fais concurrence ni à Alexandre Dumas fils ni à M. Naquet. Je raconte ce que nous pensons du divorce en Chine ; je ne peux donc pas dire ce qu’on en penserait si la famille était organisée en Chine comme elle l’est chez les nations occidentales.

On fait des lois pour les sociétés à mesure que ces sociétés se transforment ; les lois marquent les évolutions : j’allais dire les révolutions. Il se peut donc que les législateurs trouvent le moment favorable d’introduire le divorce ; cela est très admissible, mais je n’en ai pas fait la preuve.

Ce que je sais, c’est qu’en l’an 253 avant l’ère chrétienne, époque à laquelle fut publié notre code, le divorce existait en Chine. Quand fut-il promulgué comme loi ? La réponse est obscure ; mais Voltaire, fort heureusement, nous l’apprend : « Le divorce est à peu près de la même date que le mariage : je crois que le mariage est de quelques semaines plus ancien. » L’esprit vient toujours à bout de tout.

Quoi qu’il en soit de l’âge exact du divorce, il n’a pas été institué à la légère et il est entré dans le code accompagné d’un dispositif qui en fait une mesure sérieuse. La loi a prévu d’avance certaines circonstances qu’il est inutile de rappeler ici et qui sont dans la mémoire de tous les gens mariés. Sur ces chapitres, l’Orient et l’Occident s’entendent à merveille. Mais il y a chez nous une originalité. Nous possédons deux cas de divorce inédits en Europe. Ils consistent dans la désobéissance poussée jusqu’à l’injure envers les parens de l’un ou de l’autre des conjoints, et dans la stérilité constatée à un âge fixé par la loi.

Que ces principes paraissent étranges, je n’en disconviens pas ; mais si l’on se rappelle l’organisation de la famille selon les principes que j’ai déjà exposés, on comprendra la raison de ces deux cas particuliers. Ils viennent confirmer l’opinion que j’ai avancée au sujet du rôle social de la famille dans la société chinoise.

Toutes ces observations ne sont que des préliminaires. La seule question intéressante dans le divorce est de savoir si on en use. Toutes les personnes que j’ai rencontrées et qui m’ont interrogé sur nos mœurs m’ont toujours adressé cette question : Divorce-t-on beaucoup en Chine ? La première fois, cette demande m’a étonné ; puis, en réfléchissant, j’ai compris que c’était, en effet, la seule chose qu’il importe de savoir. Lorsque, pour la première fois, la souffrance vous oblige à aller chez un dentiste, vous demandez à vos amis si « ça fait bien mal. » Vous avez l’inquiétude de l’inconnu. Il se passe quelque chose de semblable pour le divorce : on en a peur, et c’est pourquoi on questionne : « Divorce-t-on beaucoup chez vous ? » Rassurez-vous, esprits timorés et naïfs, le divorce n’est pas si terrible qu’il en a l’air. À force de le craindre, vous le rendez menaçant, comme Croquemitaine, lorsqu’il suffit pour l’annihiler qu’il soit un remède pire que le mal. Voilà sa vraie définition en Chine. Il suffit qu’il puisse être utile pour que sa présence soit excusable ; mais il a un vice originel de « mal nécessaire, » parce qu’il est un témoignage de l’imperfection humaine et qu’il rompt le charme que nous voyons dans le mariage, union projetée et contractée par la famille pour la famille.

Le seul cas sérieux de divorce, à part celui de l’adultère, qui est puni par le mari de main de maître, consiste dans la stérilité, puisque le but du mariage est de donner des enfans à la famille pour honorer les parens et continuer le culte des ancêtres. Eh bien ! même lorsque la stérilité de la femme est constatée à l’âge voulu par la loi, même dans ce cas-là, le mari n’use pas de son privilège légal. Le divorce est une rupture violente, et, pour s’y résoudre froidement, il faut pouvoir oublier la femme qu’on a aimée en dépit de sa stérilité. Peut-elle être rendue responsable d’un malheur dont elle souffre autant que son mari ? Mais non ; alors les époux restent unis. Voilà la leçon de l’expérience. Il est certain qu’on raisonne toujours profondément avant de changer sa vie ; on se demande si, en prenant une autre femme légitime, on en aura des enfans ; peut-être n’est-ce qu’une chance à courir… À quoi bon alors attrister son existence par des essais aussi douteux ? On reste donc unis et on adopte un enfant choisi parmi les enfans de la famille, conformément à la loi sur l’adoption. C’est là un moyen dont on use fréquemment pour guérir le mal de la stérilité, surtout lorsque la famille est riche.

Je multiplierais les exemples que j’arriverais à la même conclusion que le divorce autorisé par la loi est condamné par l’usage. C’est un fait indéniable. On aura beau dire, le divorce n’est pas une loi de nature ; c’est la conséquence d’un certain état social, et, en fait, qu’il soit légal ou illégal, n’existe-t-il pas partout ? Que sont les séparations, sinon une sorte de divorce ? Seulement je suis porté à croire que, dans les pays où le divorce n’existe pas légalement, il y aurait moins de divorces qu’il n’y a actuellement de séparations, s’il existait. Être divorcé ! passe encore la séparation ; mais le divorce ! on réfléchirait comme chez nous avant d’arriver à cette extrémité ; les demi-mesures ne font pas réfléchir sérieusement. Que de gens qui se séparent et qui, dans les mêmes circonstances, ne divorceraient pas !.. Mais je m’aperçois que je plaide pour le divorce, ce dont je m’excuse, parce que les situations respectives de la société occidentale et de la nôtre sont absolument différentes. Chez nous, la femme se marie sans dot. Le mot sublime d’Harpagon : « Sans dot ! » n’aurait aucun sens. L’argent et la femme n’ont aucun rapport entre eux ; les femmes n’héritent pas. Ah ! certes, je ne veux pas médire du sexe féminin, mais c’est là une des institutions les plus heureuses de la Chine, et une des plus habiles. Le mariage d’argent n’existe pas.

J’ai cherché à expliquer à mes compatriotes ce qu’on entendait par un mariage d’argent ; ils ont toujours compris que c’était un acte de commerce, une affaire. Chez nous, les parens comptent longtemps à l’avance les titres d’honorabilité de la famille à laquelle on va demander une épouse. On s’informe au sujet des qualités de la jeune fille. Ailleurs, en Occident, on compte les écus de la dot ; on calcule les espérances, c’est-à-dire les décès des parens, et, quand on a bien compté, additionné et qu’on arrive à un chiffre rond, le mariage est fait : bon parti. N’est-ce pas ainsi ? Pourquoi le : « Sans dot ! » de Molière serait-il sublime s’il n’en était pas ainsi ?

Les mariages d’argent sont l’injure la plus violente qu’on puisse faire aux femmes. Mais elles ne sentent pas l’affront, puisque, se laissant acheter, elles ont souvent même le courage de se vendre.

J’avoue que le divorce ne me paraît plus nécessaire quand on examine un tel état social. On est si peu uni par le mariage ! Ah ! nos mœurs sont plus solides, plus dignes, et il m’est impossible d’admirer, malgré la meilleure volonté du monde, ce mélange de traditions solennelles et de petites choses mesquines qui ressemble à une pièce d’opéra-bouffe. Ainsi constitué, le mariage est devenu si fragile qu’il faut des procédés d’une grande délicatesse pour le traiter dans ses écarts, et le divorce étant une pièce d’artillerie de siège, je crains fort qu’il n’emporte dans sa foudre ce qu’il reste de bon dans le mariage. Mais ce n’est pas mon affaire. Le bon ménage est très en honneur en Chine. Une vieille chanson du Livre des vers célèbre les bons ménages dans une ode naïve dont voici la traduction :


Le coq a chanté ! dit la femme.
L’homme répond : On ne voit pas clair,
Il ne fait pas encore jour.
— Lève-toi ! et va examiner l’état du ciel !
— Déjà l’étoile du matin a paru : —
Il faut partir ; souviens-toi
D’abattre à coups de flèches
L’oie sauvage et le canard.

Tu as lancé tes flèches et atteint le but.
Buvons un peu de vin
Et passons ensemble notre vie :
Que nos instrumens de musique s’accordent,
Qu’aucun son irrégulier
Ne frappe nos oreilles !


Telle est la chanson des époux, qui ne sont ni Roméo ni Juliette, quoiqu’on pourrait s’y méprendre. Elle n’a d’autre ambition que d’enseigner les devoirs et non de poétiser les grandes passions. Et ce chasseur, n’allez pas croire que ce soit un pauvre montagnard indigne de votre intérêt, obligé de chasser pour soutenir sa dure existence. C’est un homme d’une condition opulente, car l’ode se termine ainsi :


Offre des pierres précieuses
À tes amis qui viennent te voir ;
Ils les emporteront
Suspendues à leur ceinture.


J’ai dit que le divorce était condamné par l’usage. C’est surtout dans la société aristocratique qu’il est le plus méprisé. Plutôt que de livrer au grand jour les secrets de la vie intime, lorsque les causes de la rupture ne sont pas extrêmement graves, on préfère le système des concessions mutuelles.

Du reste, la femme est intéressée, pour des questions de vanité, à conserver la paix et à ne pas désirer le divorce, car elle ne possède rien que les honneurs attachés à sa qualité d’épouse.

Le mariage donne à la femme tous les privilèges dont jouit le mari, même celui de porter l’uniforme de son rang. Dans ces conditions, divorcer serait d’une extrême maladresse, et, si la femme le comprend, le mariage restera uni.

Pour être chinoises, ces dispositions de nos législateurs au sujet de l’influence de la femme n’en sont pas moins habiles. Il est presque impossible chez nous qu’on puisse dire : Cherchez la femme ! C’est un principe d’Occident. Comme je l’établirai dans un autre chapitre, la femme est tout aussi heureuse en Chine qu’en Europe ; mais, n’ayant pas l’esprit de personnalité trop développé, elle ne songe ni aux scandales ni aux intrigues.

Dans les familles aristocratiques, on est surtout aristocrate ; on a la fierté du rang qui maintient l’esprit de conduite, et l’on chercherait en vain des occasions de plaisanter aux dépens des nobles. En Occident, on a écrit cette phrase : « Je ne connais aucun endroit où il se passe plus de choses que dans le monde. » Cela est vrai ; tout s’y passe. Ce monde-là se retrouve partout ; mais je constate qu’on le plaisante, ce qui ne se voit pas en Chine.

Dans les classes ouvrières, le divorce ne se produit que très rarement. Là, tous les membres de la famille travaillent pour assurer le pain quotidien ; les discussions sont une perte de temps. Le père, la mère, les enfans s’en vont ensemble aux champs, comme dans la vie antique. S’ils se querellent, ce qui leur arrive bien quelquefois, ils en sont quittes pour se réconcilier : après la pluie, le beau temps. Quand, par hasard, les motifs de la brouille deviennent graves, lorsque le mari dissipe le bien de la communauté et que la femme s’adresse au magistrat pour obtenir le divorce, le plus souvent le magistrat s’abstient de prononcer la séparation définitive. Il est le juge, et, à ce titre, il attend que les bons conseils opèrent un changement dans le cœur du coupable. Sa prudence est presque toujours clairvoyante.

Enfin il est encore une autre considération qui peut arrêter à temps la femme résolue à demander le divorce : ce sont ses enfans et l’espoir qu’elle fonde dans leur avenir. En Chine, c’est la mère qui élève ses enfans, et nous ne serons jamais assez civilisés pour comprendre une éducation plus parfaite. La mère fait passer son ambition dans le cœur de ses enfans : par eux, elle peut devenir noble, honorée, et quand un sentiment pareil réside dans le cœur de la femme, il est une force. Nous avons fait de la femme un être espérant toujours. C’est cet espoir qu’elle oppose sans cesse aux douleurs qui l’assiègent lorsque son mari la rend trop malheureuse. Elle patiente pour que ses enfans la récompensent un jour et la vengent des mépris du mari.

Il me serait impossible de terminer ce sujet sans dire quelques mots de l’adultère, que les lois, en Europe, ne punissent pas comme un crime. Chez nous, il est admis que le mari seul a le droit de tuer sa femme lorsqu’il la surprend en flagrant délit. Voilà qui résout la question du divorce.

Cependant on a dit, au sujet des pénalités châtiant la femme adultère, des excentricités telles que je ne puis m’empêcher de les citer. Alexandre Dumas fils dit dans son livre, la Question du divorce : « Dans le Tonkin et en Chine, la femme adultère est livrée à un supplice que Philyre, la mère du centaure Chiron, avait trouvé fort agréable sans doute. Il est vrai que c’était un dieu qui avait pris pour elle la forme d’un cheval. Après ce supplice, un éléphant dressé à ces exécutions saisit la femme avec sa trompe, l’élève en l’air, la laisse retomber et l’écrase sous ses pieds. » Je pourrais me contenter du texte ; il se réfute assez de lui-même. Mais cet exemple montre le système adopté pour dépeindre nos mœurs. Il est de fait qu’il y a bien moins d’éléphans en Chine qu’en France : à peine y en a-t-il deux ou trois à Pékin, que l’on va voir, par curiosité, comme les animaux des ménageries. Mais c’est de mode de faire de la Chine l’asile de la barbarie. Existe-t-il quelque part une coutume inhumaine, cruelle : Comment ! vous n’avez pas deviné dans quel pays ? C’est en Chine.

Il faudrait revenir sur ces fantaisies de l’imagination, et, ne serait-ce que par amour de la vérité, les prouver ou se rétracter.

v. — la femme.

On se représente généralement la femme chinoise comme un être amoindri, pouvant à peine marcher et emprisonnée dans son intérieur au milieu de ses servantes et des concubines de son époux. C’est là une de ces fantaisies de l’imagination qu’il faut cesser d’admettre, quoi qu’il en coûte à l’amour-propre des voyageurs.

Il en est de tout ce qu’on dit à propos de ces mœurs comme de l’écrevisse qu’un dictionnaire célèbre définissait : un petit animal rouge qui marche à reculons. Il est évidemment difficile de changer une opinion à laquelle on s’est habitué, mais devant l’évidence il faut être de bonne foi et avouer qu’on ne vous y reprendra plus. Donc l’écrevisse n’est pas rouge et ne l’a jamais été. De même, la femme chinoise marche aussi bien que vous et moi ; elle court même sur ses petits pieds, et, pour mettre le comble au désespoir des conteurs de merveilles, elle sort, se promène dans sa chaise et n’a même pas de voile pour se protéger contre les regards trop indiscrets.

Quel livre curieux, — pour les Chinois, — on composerait avec tout ce qui s’est dit sur eux ! Quel ne serait pas leur étonnement de se savoir si mal connus lorsque tant de voyageurs ont parcouru leurs villes et reçu leur hospitalité ! Mais une des erreurs qui nous flattent le moins et pour laquelle je me risque à donner une rectification, c’est celle qui fait de la femme un être ridicule, grotesque, sans influence, uniquement créé pour mettre au monde nos enfans.

C’est se faire une singulière idée de la femme. Sans nul doute notre femme ne ressemble pas à la femme d’Occident, mais c’est toujours la femme, avec tout ce qui ne se définit pas, et, à quelques nuances près, elles sont toutes filles d’Ève, s’il faut entendre par cette expression la disposition instinctive qui les pousse à dominer le genre masculin. Le meilleur service qu’on puisse rendre à la femme, c’est de la diriger et de lui laisser croire qu’elle dirige pour flatter son amour-propre. Nos traditions nous permettent de faire le bonheur de la femme en ce que, chez nous, le masculin est représenté par le Soleil et le féminin par la Lune. L’un éclaire, l’autre est éclairé ; l’un est éblouissant de clarté, l’autre lui doit ses pâles reflets. Mais le soleil est l’astre bienfaisant et généreux, et la lumière qu’il cède à la lune a le don d’éclairer aussi : elle a une douceur tempérée qui calme les esprits chagrins et apaise les passions du cœur.

La nature elle-même a donc servi de modèle à ces distinctions et personne n’aurait l’idée bizarre de penser que ses préceptes ont pu être mal interprétés.

J’ai remarqué que le soleil était du genre masculin dans la plupart des langues, sauf dans la langue allemande, où la lune est du genre masculin et le soleil du féminin. C’est une exception très curieuse et qui serait très commentée par un lettré du Céleste-Empire. Il croirait que ce sont les Allemandes qui conduisent la politique et dirigent les administrations de l’état et que les Allemands travaillent au trousseau de leurs filles ; ce qui ne serait pas tout à fait la vérité.

Quoi qu’il en soit, puisque les exceptions confirment les règles générales, il est permis d’établir comme une loi la supériorité du masculin sur le féminin. En Chine, cette loi a la force d’une loi naturelle et elle a donné naissance à certaines conséquences qui ont fondé des coutumes et créé des devoirs.

L’homme et la femme comme membres de la famille ont des devoirs spéciaux auxquels se rapportent des systèmes d’éducation différens. Leur rôle social est défini d’avance, et ils sont chacun élevés pour suivre la direction qui convient à leur classe. L’homme et la femme reçoivent donc une éducation séparée. L’un entreprendra les études qui conduisent aux emplois de l’état ; l’autre ornera son intelligence de connaissances utiles et apprendra la science précieuse du ménage.

Nous pensons que la science approfondie est un fardeau inutile pour la femme ; non pas que nous lui fassions l’injure de supposer qu’elle nous est inférieure pour l’étude des lettres et des sciences, mais parce que ce serait la faire dévier de sa véritable voie. La femme n’a pas besoin de se perfectionner : elle naît parfaite ; et la science ne lui apprendrait jamais ni la grâce, ni la douceur, ces deux souveraines du foyer domestique qui s’inspirent de la nature.

Ces principes sont essentiels dans les mœurs chinoises, et ce qui les distingue, c’est qu’ils sont appliqués à la lettre, comme une nécessité.

Que la femme ne connaisse pas les antichambres des ministères où l’Européenne se pare de toutes les séductions de son sexe pour charmer la société des hommes, elle n’a pas à le regretter. Sa vie n’a pas d’importance au point de vue politique, et les hommes font seuls leurs affaires. Mais passez le seuil de la maison, vous entrez dans son royaume et elle y gouverne avec une autorité que n’ont certes pas les femmes européennes.

En France, la femme suit la condition de son mari, mais en aucun lieu du monde elle n’est plus soumise au mari. J’ai cru naïvement que ce mot de condition avait une grande étendue, mais je me suis aperçu qu’il fallait étudier le droit pour le connaître, afin de savoir qu’il n’accorde aucun pouvoir à la femme. En se mariant, la femme devient une mineure, une interdite ; elle est en tutelle, et la loi arme le mari contre sa femme de manière à lui enlever même la liberté de disposer de ce qui lui appartient. Voilà des détails de mœurs qui étonneraient… les femmes chinoises ; car la femme chinoise peut remplacer le mari dans toutes les circonstances où il fait acte de maître, et la loi lui reconnaît le pouvoir de vendre et d’acheter, d’aliéner les biens en communauté, de contracter des effets de commerce, de marier ses enfans et de leur accorder des dots qu’il lui plaît de leur donner. En un mot, elle est libre et l’on comprendra d’autant plus facilement qu’il en soit ainsi qu’il n’existe chez nous ni notaires ni avoués, et que par suite il n’a pas été nécessaire de créer des exceptions légales pour pouvoir ensuite s’en débarrasser au moyen d’actes de procédure.

La vie de famille forme la femme chinoise, et elle n’aspire qu’à être une savante dans l’art de gouverner la famille. C’est elle qui dirige l’éducation de ses enfans ; elle se contente de vivre pour les siens, et si le ciel lui a donné un bon mari, elle est certainement la plus heureuse des femmes.

J’ai dit ailleurs que l’éclat des honneurs obtenus par le mari rejaillissait sur elle et que même, par ses enfans, elle pouvait obtenir toutes les satisfactions de la vanité, ces faiblesses du cœur humain excusables sous tous les cieux. Elle a donc un intérêt en se mariant : celui d’élever son rang ; elle a le même intérêt en accomplissant tous les devoirs de la maternité.

L’existence de la femme n’est donc pas à critiquer, mais à louer, puisqu’elle est conforme à l’ordre établi par la Providence, et je connais bon nombre d’Européens qui seraient de cet avis s’ils l’osaient.

Ce sujet ne serait pas intéressant si je ne parlais pas du… concubinage : c’est le mot à effet de cette étude.

Le mépris qui s’attache au mot lui-même m’empêchera de trouver un lecteur impartial : car on peut avoir toutes les maîtresses du monde, hormis une concubine. Le mot seul excuse la chose. On eût dit que les Chinois avaient des maîtresses que pas la moindre critique ne les atteindrait. Ce sont des nuances qu’il est difficile de faire comprendre. La maîtresse ou la concubine diffère en Chine de la maîtresse telle qu’elle est en Europe, en ce que, en Chine, elle est reconnue : c’est une sorte de maîtresse légitime.

Il existe des circonstances, — elles peuvent exister, — où le mariage entre deux époux cesse d’être… ce qu’il doit être. Il peut survenir des raisons spéciales qui peuvent briser la carrière matrimoniale du mari. Souvent le changement d’humeur, les infirmités en sont la cause. En Europe, les hommes trouvent facilement des maîtresses, et le double ménage n’est pas une institution inconnue dans le monde chrétien. Dans nos mœurs, où le sort de l’enfant intéresse plus spécialement qu’aucun autre et où la prospérité de la famille est l’honneur même de la famille, cette dispersion des enfans nés en dehors du mariage eût été contraire aux usages admis. Le concubinage a donc été institué dans ce dessein, et il dispense l’homme de chercher ses aventures hors de chez lui.

L’institution en elle-même est très difficile à admettre, au premier abord, — pour un Européen, elle ne paraît pas délicate, — mais sous prétexte de délicatesse, on commet des crimes bien plus grands, lorsque des enfans issus de relations galantes seront jetés dans la vie avec une tache ineffaçable dans leur état civil et se trouveront sans ressources et sans famille. Je trouve ces maux plus graves que la brutalité du concubinage.

Ce qui excuse le concubinage, c’est qu’il est toléré par la femme légitime ; et le sacrifice qu’elle fait, elle en connaît la valeur, car l’amour lie les cœurs en Chine comme partout. Mais l’amour vrai calcule entre deux maux et choisit le moindre dans l’intérêt de la famille. Il ne faut donc pas voir dans la présence de la concubine au foyer de la famille un autre but que l’intérêt de la famille.

La monogamie est le caractère du mariage chinois. La loi punit très sévèrement toute personne qui aurait contracté un second mariage, le premier étant valable. L’institution du concubinage n’enlève rien au caractère d’indissolubilité du mariage. Je pourrais même dire, au risque d’étonner mes lectrices, qu’il fortifie cette indissolubilité. La concubine ne peut entrer dans la famille sous ce nom qu’avec l’autorisation de l’épouse légitime, et dans des circonstances déterminées. Ce consentement n’est pas donné à la légère, et il ne s’accorde que par esprit de dévoûment à la famille et pour que le mari ait des enfans qui honorent les ancêtres.

Je cherche à excuser cette coutume plutôt qu’à la justifier et j’oublie qu’elle n’est en somme que la copie fidèle des mœurs des anciens âges. On lit en effet dans la Bible : « Or Sarah, femme d’Abraham, n’avait pas encore donné d’enfant à son mari ; mais elle avait une servante égyptienne nommée Agar, et elle dit à Abraham : « L’Éternel m’a rendue stérile ; viens, je te prie, vers ma servante ; peut-être aurai-je des enfans par elle. » Alors Sarah prit Agar et la donna pour femme à son mari. Voilà donc l’exemple si horrible que nos mœurs imitent ! Pour être véridique, je dois reconnaître qu’imitant à leur tour la conduite d’Agar, les concubines abusent souvent de la situation particulière qu’elles ont reçue pour mépriser la femme légitime. Ce sont les inconvéniens de l’institution. Aussi, quoique l’usage existe et qu’il soit dans les mœurs, il n’est pas rare de trouver des familles où la concubine n’entrera jamais, quelles que soient les circonstances.

Dans tous les cas, les concubines sont prises le plus souvent dans la basse classe ou parmi les parens nécessiteux. Les enfans de la concubine sont considérés comme les enfans légitimes de la femme légitime dans le cas où celle-ci n’en a aucun ; ils sont, au contraire, considérés comme enfans reconnus, c’est-à-dire ayant autant de droits que les enfans légitimes, si la femme légitime a déjà des enfans.

La concubine doit l’obéissance à la femme légitime, et se considère comme étant à son service.

Et c’est tout.


Tcheng-Ki-Tong.