La Chine et les travaux d’Abel Rémusat/01

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DE LA CHINE
ET

DES TRAVAUX DE M. ABEL RÉMUSAT.


PREMIER ARTICLE.


En écrivant cette notice, on s’est proposé un double but : contribuer à faire connaître généralement ce que l’érudition doit au savant qu’elle aura tant de peine à remplacer, et, à cette occasion, entretenir le public d’un sujet qui, grâces surtout à M. Rémusat, a souvent piqué sa curiosité, mais sur lequel il reste encore dans plusieurs esprits de grandes incertitudes et bon nombre de préjugés. On a beaucoup déraisonné sur la Chine, et les Chinois ne se font pas de l’Europe des idées plus ridicules que celles que nous nous sommes formées souvent de leur empire. À l’ignorance et à l’esprit de système s’est joint le dédain qui leur va si bien, et l’on s’est dit : À quoi bon savoir le chinois ? Des personnes instruites du reste sont portées, faute de notions précises, à ne voir dans cette étude que l’amusement d’une vaine curiosité, tout au plus l’inutile mérite de la difficulté vaincue, ou une sorte de manie bizarre comme le goût des magots. On n’oserait s’écrier : Peut-on être Persan ! car on a lu Montesquieu, mais on se surprend à penser : Peut-on être Chinois ! Quelle estime faire alors d’une vie vouée tout entière à l’étude d’une langue et d’une littérature auxquelles on attache si peu d’importance ? Cependant la mort de M. Rémusat est une perte des plus sérieuses que pouvait faire la science ; il est possible que des progrès de l’ordre le plus élevé soient arrêtés par cette mort, qui l’a frappé dans la force de l’âge, et pour ainsi dire au cœur de ses travaux.

C’est que la Chine est tout un monde. On pourrait dire que c’est la planète la moins différente de la nôtre ; peut-être les habitans de Saturne seraient-ils plus curieux à connaître que l’empire du milieu, encore je n’en voudrais pas répondre. Une nation dont la population est aujourd’hui à peu près égale à celle de l’Europe, qui compte plus de quarante siècles d’antiquité bien avérée et de traditions historiques non interrompues, dont le langage et l’écriture sont fondés sur des procédés entièrement différens de ceux qu’emploient les autres peuples, dont l’organisation politique, les mœurs et jusqu’à la tournure des idées et du style ne diffèrent pas moins de tout ce que nous connaissons ; une nation qui possède une littérature immense, qui connaît tous les raffinemens de la vie sociale la plus compliquée, en un mot qui présente un développement de civilisation complet, à la fois parallèle et opposé au nôtre ; une telle nation mérite bien qu’on l’étudie pour elle-même ; et si j’ajoute, ce dont au reste les preuves s’offriront dans ce travail, que l’on peut emprunter aux Chinois, comme on l’a fait déjà avec succès, des documens que seuls ils possèdent sur l’ancienne histoire du haut Orient, et par là éclairer d’une lumière que rien ne saurait remplacer toutes les grandes invasions qui ont poussé les peuples d’Orient en Occident, depuis Odin jusqu’à Gengis ; enfin que là se trouvent de précieux matériaux pour l’histoire du bouddhisme, histoire encore à faire, bien que cette religion ait joué depuis trois mille ans un rôle immense dans le monde et compte actuellement plus de sectateurs qu’aucune autre, on conviendra que l’étude du chinois n’est ni sans intérêt ni sans importance, et méritait qu’un des esprits les plus déliés et les plus fermes de notre temps y consacrât ses rares facultés.

Il n’est presque aucune portion du vaste ensemble de recherches que la Chine peut offrir, sur laquelle ne se soit portée l’attention de M. Rémusat. Parcourir ses principaux travaux, c’est faire, pour ainsi dire, le tour de ce vaste sujet. Sa sagacité choisissait en général, dans chaque matière, le point délicat et essentiel pour s’y appliquer. Dire ce qu’il a fait, c’est toucher aux plus curieux produits de la science qu’il cultivait ; indiquer ce qu’il voulait faire encore, c’est indiquer où sont les problèmes les plus intéressans qui restent à résoudre.

D’après cela, ayant pour but de faire de cette notice comme un compte rendu du degré auquel M. Rémusat a porté et de l’état où il a laissé nos connaissances sur la Chine, je diviserai ses travaux d’après l’ordre des matières auxquelles ils se rapportent, ainsi qu’il suit :

1o Langue et écriture chinoise ;

2o Langues tartares, japonais, coréen ;

3o Histoire littéraire, belles-lettres ;

4o Sciences naturelles, arts mécaniques ;

5o Géographie, histoire ;

6o Philosophie et religion.

On voit que c’est presque le plan d’une encyclopédie ; mais que ce mot n’effraie pas mes lecteurs, je n’ai ni l’intention ni les moyens d’être profond. Mon désir est seulement de choisir sous ces différens chefs les résultats qui peuvent offrir l’intérêt le plus général et souvent le plus piquant : heureux si je trouvais pour les exposer un peu de cette clarté vive que leur auteur savait si bien y répandre. Quoi qu’il en soit, faire connaître les travaux de M. Rémusat est une obligation pour quiconque a profité de son admirable enseignement. D’autres sauraient beaucoup mieux que moi s’acquitter de cette tâche, mais les plus faibles de ses élèves doivent contribuer à la remplir.

§ I. Langue et écriture chinoise.

Ce point a été un des plus controversés ; c’est celui qui a donné naissance aux plus grandes confusions et aux préjugés les moins fondés. Je crois utile de dire ici quelques mots touchant la langue et l’écriture chinoise ; l’une étant à peu près indépendante de l’autre, il est bon de les envisager séparément. Commençons par l’écriture.

On sait généralement que les Chinois n’ont pas d’alphabet. Cette circonstance, qui n’est pas particulière à leur écriture, a fait naître dans certains esprits les plus étranges imaginations. On a pensé qu’une langue qui ne pouvait s’épeler devait être bien barbare ; de là le préjugé de l’incroyable difficulté de l’écriture chinoise. On rencontre encore quelques personnes qui vous disent comme un fait reconnu, que les Chinois passent leur vie à apprendre à lire et ne savent écrire que sur leurs vieux jours, tout juste à temps pour faire leur testament. Quelques métaphysiciens, dont ils avaient négligé de consulter le système en inventant celui de leur écriture, ont été plus loin : ils ont nettement refusé à tout un peuple la possibilité d’entendre les livres qu’il imprime. D’autres, à peu près aussi bien au fait de ce dont ils parlaient, ont porté dans l’admiration la même sagesse que les premiers dans le blâme : ils ont vu dans les caractères chinois de merveilleux hiéroglyphes, formés d’après de profondes associations d’idées et une savante analyse de la pensée humaine. Au lieu de tout cela, tâchons de dire quelque chose d’exact, ce qui, après les travaux de M. Rémusat, n’est pas un grand mérite, et tâchons d’être clair, ce qui est toujours difficile.

Dans l’écriture chinoise, chaque signe, au lieu de rappeler un son comme dans nos systèmes alphabétiques, représente immédiatement l’idée ou l’objet : c’est ce qu’on appelle une écriture idéographique, c’est-à-dire peignant les idées. Le mot me semble un peu ambitieux et un peu inexact, car, à un certain nombre d’exceptions près, les caractères chinois, dans leur état actuel, ne sont point des peintures ressemblantes des objets et encore moins des idées, dont il n’est pas facile de faire le portrait, mais des assemblages de traits, en grande partie arbitraires, par lesquels on est convenu de désigner les objets ou les idées. Quoi qu’il en soit, ces signes n’offrent point, comme nos mots écrits, la représentation d’un mot parlé dont ils contiendraient les élémens. Chacun d’eux a sa valeur propre pour l’œil, indépendamment de toute combinaison de son qu’on y peut rattacher ; c’est exactement ce qui a lieu chez nous pour les signes des nombres : le chiffre 2, par exemple, nous donne immédiatement l’idée de dualité, sans que nous ayons besoin de penser au mot deux. Ce chiffre n’a aucun rapport avec le mot, cela est évident ; eh bien ! il en est ainsi pour tout à la Chine. Chaque objet de la pensée a son chiffre : c’est ce qu’on appelle un caractère. On pourrait donc, à la rigueur, ne pas savoir articuler une syllabe chinoise et comprendre un livre chinois, de même qu’un Allemand n’a pas besoin de savoir un mot de français pour lire un numéro dans une rue de Paris.

Le terme clef a aussi beaucoup servi à embrouiller les idées touchant l’écriture chinoise ; cependant rien de plus simple : les caractères chinois sont composés d’un nombre plus ou moins considérable de traits plus ou moins compliqués ; les ranger par clef, c’est grouper ensemble ceux qui contiennent une partie commune. Les clefs sont pour les mots-signes de la langue chinoise ce que sont les radicaux pour les mots parlés de nos langues. Ce sont de véritables radicaux dont le nombre, comme celui de toutes les racines, peut varier, selon que l’on pousse plus ou moins loin l’opération analytique par laquelle on recherche la partie radicale d’un mot. Ces clefs n’ont pas été inventées d’abord, comme le croyait Fourmont, puis combinées d’après des règles constantes et raisonnées pour former les caractères. L’esprit humain ne commence pas ainsi par une analyse savante ; il ne s’en avise qu’après coup, pour classer les produits d’une synthèse instinctive. C’est ce qui est arrivé à la Chine : on a d’abord inventé les caractères ; puis, pour les ordonner, on a cherché quels étaient ceux qui avaient une partie commune ; on a nommé cette partie commune clef ou radical, et on a placé dans les dictionnaires, les uns à côté des autres, les caractères qui avaient le même radical ou la même clef, comme on range quelquefois les mots de nos langues d’après les racines.

Voilà tout le mystère des clefs.

Je n’ai considéré jusqu’ici que la langue écrite. Si les Chinois étaient sourds et muets, cette langue leur suffirait complètement, et ils pourraient par elle se tout dire, sans avoir idée de ce que nous appelons un mot.

Mais comme ils ne sont pas sourds et muets, ils ont une langue parlée : cette langue parlée désigne par des sons ce que la première désigne par des traits ; elle s’adresse uniquement aux oreilles, comme la première uniquement aux yeux. Ces deux langues, comme je l’ai dit, n’ont aucune relation essentielle. Cela est si vrai, que des nations de l’Asie, qui parlent des idiomes très-différens, se servent également des caractères chinois, comme tous les peuples de l’Europe, malgré la diversité de leurs langues, font usage des chiffres arabes.

La langue parlée offre une particularité remarquable ; elle est composée d’environ trois cents monosyllabes ; au moyen de divers accens qui en font varier l’intonation d’une manière très-sensible pour des oreilles chinoises, on obtient environ douze cents mots : c’est le vocabulaire tout entier de la langue parlée.

Pour la langue écrite, elle est d’une richesse illimitée. Les caractères ou mots-signes dont elle se compose ont été portés dans certains dictionnaires chinois jusqu’à cent mille : on voit que, s’il fallait les connaître tous, la vie suffirait à peine en effet pour apprendre à lire, mais ce luxe de lexicologie est heureusement aussi superflu qu’il est effrayant. Au nombre de ces cent mille caractères, il est beaucoup de synonymes, d’archaïsmes, de termes inusités, ou réductibles à des termes usuels, et la connaissance de quelques milliers de signes suffit pleinement pour la lecture des ouvrages qui ne demandent pas une étude spéciale.

Des jeunes gens qui ont reçu même une éducation médiocre, lisent et écrivent très-correctement ces caractères. C’est ce dont ont pu s’assurer ici ceux qui ont conversé la plume à la main avec quelques jeunes Chinois, qui n’étaient rien moins que des lettrés consommés.

Après avoir brièvement indiqué la vraie nature de la langue singulière à laquelle M. Rémusat s’était voué, c’est lui maintenant que nous allons suivre, et ses recherches ingénieuses nous fourniront le moyen de compléter nos idées sur ce sujet.

Au commencement de ce siècle, l’étude du chinois était complètement abandonnée en France, à tel point qu’on fit venir, en 1809, un étranger (Hager), pour publier un dictionnaire chinois à Paris, entreprise au reste qu’il ne fut pas en état d’exécuter. Il fallut à M. Rémusat un rare courage pour concevoir la pensée d’apprendre cette langue sans maître, sans grammaire et sans dictionnaire ; il eut besoin d’une persévérance plus rare encore pour atteindre son but, malgré la rareté des secours dont il pouvait disposer, et la malveillance de ceux qui, au lieu d’encourager ses travaux, les entravaient. Occupé alors d’études médicales qui remplissaient ses jours, il donnait au chinois ses nuits. Cette notice n’étant pas biographique, je n’entrerai pas dans le détail des difficultés qu’il eut à vaincre : j’y ai regret, car c’est toujours un attachant spectacle que celui d’une vocation énergique aux prises avec les obstacles qu’on ne manque jamais de lui opposer, et qui ne font que l’affermir en l’éprouvant. Je rappellerai seulement comme un fait curieux dans l’histoire de l’érudition française, que, vers le temps où M. Rémusat devinait, pour ainsi dire, le chinois, un autre savant s’initiait aux secrets d’une langue non moins difficile, le sanscrit, pour laquelle il n’existait point encore de grammaire. Quand la première, celle de Wilkins, parut, il se trouva en France un homme en état de la juger, et d’en relever les imperfections ; c’était M. Chézy, qui vient de suivre de si près Rémusat dans la tombe.

En 1811, M. Abel Rémusat fit paraître le premier résultat de cinq années d’études. C’était une brochure portant pour titre : Essai sur la langue et la littérature chinoise. Ce petit ouvrage, devenu assez rare, et que les travaux postérieurs de son auteur ont laissé bien loin derrière eux, n’en est pas moins curieux aujourd’hui, considéré comme leur point de départ. On sent bien dans quelques parties l’inexpérience et l’incertitude d’un premier essai ; on y rencontre même quelques inexactitudes : par exemple, les quatre livres moraux sont donnés comme formant, par leur réunion, le cinquième king ; cependant presque toutes les notions renfermées dans ce petit livre sont justes, et attestent déjà la pénétration et la sagesse de l’esprit qui les avait recueillies. Seulement elles sont exposées avec une certaine confusion, où l’on sent le désordre d’une acquisition récente, et un empressement bien naturel à publier des découvertes difficiles. Il est piquant de surprendre les mouvemens d’une admiration passionnée dans cet homme, dont plus tard nous n’avons connu que l’intelligence ferme et froide, et l’esprit tourné à l’ironie. Il cite avec complaisance quelques-uns des caractères dont la composition est la plus ingénieuse, tels que Ming, lumière, formé du soleil et de la lune réunis ; Chou, livre, exprimé par la clef du pinceau et celle de la parole, comme qui dirait parole peinte ; Nou, colère, composé du caractère cœur et du caractère esclave, passion qui asservit le cœur. Le jeune auteur, dans son enthousiasme, se garde bien de dire que les caractères dont on peut ainsi rendre compte par des associations d’idées plus ou moins heureuses, sont infiniment peu nombreux en chinois, en comparaison de la foule des mots insignifians, et il ajoute, avec toute la ferveur admirative d’un novice : « En lisant, dans le Chou-King, la description du Déluge d’Iao, les gouttes de la clef de l’eau (caractère composé de 3 gouttes), accumulées et combinées avec les caractères des ouvrages publics, des montagnes, des collines, semblent, si j’ose ainsi parler, transporter sur le papier les inondations et les torrens qui couvraient les montagnes, surpassaient les collines, et inondaient le ciel ! Tel est un des principaux mérites de la langue chinoise, que lui ont reconnu tous ceux qui ont fait quelque progrès dans son étude, et qui n’a pas contribué peu à l’enthousiasme dont cette même étude est inséparable. »

Vingt ans plus tard, il eût souri de cet enthousiasme qu’il exprimait alors avec un abandon dont la naïveté n’est pas sans grâce. Alors il n’eût plus vu, comme à son début, le déluge transporté sur une page du Chou-King, par un prodige de l’écriture chinoise. Ce n’est pas qu’il n’y ait en effet souvent une intention pittoresque dans le choix des caractères qu’elle emploie, et une sorte de poésie de style qui parle aux yeux. Cela tient à la nature même de la langue écrite ; mais il est difficile, à moins d’y mettre un peu de bonne volonté, que nous puissions jouir de ces beautés si étrangères à nos habitudes littéraires. Je croirais aussi bien qu’un Chinois peut se mettre en état, à Canton, de goûter l’harmonie d’une phrase de Chateaubriand, ou d’un vers de Lamartine. Il n’importe ; les illusions de ce genre sont le dédommagement des études difficiles, et ont quelque chose de respectable quand elles font entreprendre ce que sans elles on n’aurait pas tenté. Si M. Rémusat n’eût pas, à vingt ans, cru voir tant de belles choses dans le caractère chinois, peut-être il n’eût pas publié plus tard sa grammaire, ou commencé sur le bouddhisme ces beaux travaux que la mort l’a empêché d’achever.

Dans les Mines d’Orient, recueil publié à Vienne, par M. de Hammer, parut, de 1813 à 1814, un opuscule que M. Rémusat avait d’abord écrit en latin, et qu’il a depuis traduit en français. L’auteur n’en est déjà plus à l’enthousiasme du noviciat, mais la jeunesse se trahit par une certaine tendance à l’exagération qui touche au paradoxe. C’en est un véritable de contester au chinois sa nature monosyllabique. D’abord, et c’est la plus mauvaise raison de M. Rémusat, il est, dit-il, certains mots qu’on ne peut prononcer sans les diviser en plusieurs syllabes, tels que thsi-ao-phie-e-ou, etc. C’est arguer très-à tort de notre écriture contre la prononciation chinoise, qu’alors il n’avait eu aucune occasion de connaître ; il suffisait, pour ne pas tomber dans cette erreur, de remarquer que ces mots et leurs analogues ne comptent dans les vers chinois que pour des monosyllabes. Les autres allégations sont plus spécieuses, et contiennent même une vérité, savoir que les Chinois ont formé, par la réunion de plusieurs mots monosyllabiques, des expressions qu’on peut appeler, si l’on veut, polysyllabiques. Il n’en est pas moins vrai que chacune des syllabes dont elles sont composées est un mot à part, auquel correspond un caractère distinct ; car qui distingue un mot d’un autre mot, si ce n’est l’écriture qui les sépare ? Jusqu’à ce qu’on trouve en chinois un mot de deux syllabes, représenté par un seul caractère, il sera donc vrai de dire que le chinois est une langue monosyllabique. — J’ai insisté sur ce point, parce que M. Rémusat n’a jamais assez complètement abandonné ce paradoxe sans importance, qui avait séduit sa jeunesse.

Du reste, dans ce mémoire, M. Rémusat montrait beaucoup de justesse d’esprit en défendant la langue chinoise de l’imputation d’obscurité forcée dont on l’avait chargée sans la connaître. Il faisait voir par quels artifices les Chinois réparent les inconvéniens d’une langue dont chaque mot est inflexible, comment, au moyen de particules ajoutées aux substantifs et aux verbes, ils parviennent aux résultats qu’atteignent d’autres peuples par des désinences ou des prépositions. Il faisait voir que, quoi qu’on en eût dit, partout où les hommes parlent et écrivent, ils s’y prennent de manière à s’entendre. À cette époque, les idées de M. Rémusat, sur le parti à tirer de l’étude de la langue chinoise, n’avaient pas la précision qu’elles ont acquise depuis ; mais elles avaient peut-être, avec un peu plus de vague, encore plus de largeur et d’étendue. C’est ce qu’on observe en lisant son plan d’un dictionnaire chinois, qui parut en 1814. Ce plan gigantesque contient des parties qu’il serait peut-être impossible et certainement inutile d’exécuter jamais.

L’auteur de ce plan[1] ne se dissimulait pas quelle immense lecture il exigeait, et on voit qu’il ne s’effrayait pas de la pensée que lui-même pût être appelé à le remplir. Mais ce projet n’eut pas de suites, et on peut se féliciter que M. Rémusat n’ait pas usé ses forces dans une entreprise si démesurée. Depuis ce temps, deux dictionnaires chinois ont été imprimés, celui du père Basile de Glémona en France, et celui du révérend Morrison à Macao.

Le dictionnaire laissé manuscrit par le père Basile a été imprimé sous l’empire par les soins de M. de Guignes fils, soins qui, à vrai dire, ne furent pas très-diligens, ni surtout dirigés par une connaissance bien profonde du chinois. Composé sur une échelle beaucoup plus modeste, ce dictionnaire, malgré ses imperfections et celles dont l’a enrichi son éditeur, est fort utile pour l’étude, surtout si l’on y joint l’excellent supplément de M. Klaproth, qui en complète les lacunes et en rectifie les erreurs ; en tête de ce supplément est un examen critique du dictionnaire en question, dont M. Rémusat s’est avoué l’auteur. C’est un modèle de savoir, de finesse et de malice. M. de Guignes fils ayant oublié de mettre sur le frontispice de l’ouvrage qu’il publiait, le nom du père Basile qui l’avait composé, M. Rémusat commença son examen critique par une anecdote chinoise, dans laquelle figurent un lettré, pauvre et savant, auteur d’un dictionnaire, et un bibliothécaire ignorant qui, après avoir mis son nom à ce dictionnaire, est reconnu pour plagiaire, et solennellement flétri comme tel ; suivait immédiatement le récit de ce qui s’était passé à l’occasion de la publication du manuscrit du père Basile, et le soin de faire le rapprochement et de tirer la conclusion était laissé au lecteur.

Quant au dictionnaire de M. Morrison, il semblait être conçu d’après le plan que huit ans auparavant M. Rémusat avait indiqué dans l’opuscule dont j’ai parlé plus haut. Aussi, lorsqu’en 1822 la première livraison du dictionnaire de Morrison parut, M. Rémusat se hâta de rendre cet hommage à son auteur. « Le lexicographe anglais pourrait adopter la brochure du Français pour le prospectus de son travail, et en réalisant les vues qui y sont présentées, dire comme l’architecte athénien : Ce qu’il a proposé, je le ferai. »

Mais les difficultés d’une si vaste entreprise ne tardèrent pas à se faire sentir, et il faut avouer que le révérend missionnaire ne fit pas de grands efforts pour les surmonter. L’écueil à éviter était l’abondance même des matières qu’il avait à coordonner. M. Morrison parut prendre plaisir à faire cette difficulté plus grande qu’elle n’était naturellement ; car, dans la seconde livraison, il se mit à insérer, au lieu d’articles, de véritables traités, de sorte que son dictionnaire tournait à l’encyclopédie. Ainsi, il ajouta à l’explication du caractère hio, étude, un article qui occupe quatre-vingts colonnes in-quarto, où il fit entrer tout ce qu’il avait pu recueillir de curieux sur la manière dont les Chinois font leurs études, et sur le système d’examen établi au huitième siècle, d’après lequel on choisit les lettrés pour occuper toutes les places de l’administration. M. Rémusat louait M. Morrison d’être entré dans quelques détails à ce sujet. Quoi de plus frappant, en effet, qu’un grand pays de l’Orient sans pouvoir sacerdotal et presque sans aristocratie militaire, qui est gouverné par un corps toujours mobile de gens de lettres, où toutes les fonctions publiques se donnent d’après des examens de morale, et sont mises au concours de la science ? Mais il faut avouer, comme M. Rémusat en convient aussi, que ces détails, tout intéressans qu’il sont en eux-mêmes, étaient fort déplacés dans un dictionnaire ; il est vrai que M. Morrison ne mérita pas long-temps le reproche de trop développer les articles du sien ; se fatiguant tout à coup de son immense travail, il passa brusquement de cet excès de richesse à un autre excès beaucoup plus fâcheux, et la maigreur extrême de la troisième partie de son dictionnaire par clefs égala l’ampleur outrée de la seconde. Ainsi le plan tracé par M. Rémusat n’a pas été rempli, peut-être ne pouvait-il pas l’être ; espérons qu’il est réservé à celui qui lui a succédé dans l’enseignement de nous donner un dictionnaire complet, ce qui peut s’obtenir en renonçant à quelques-unes des richesses inutiles dont M. Rémusat avait encombré son programme, comme tout ce qui tient aux variations de l’écriture, aux altérations locales de la prononciation, et en donnant en revanche le plus possible d’exemples du style poétique et fleuri, partie difficile de la langue chinoise, où M. Jullien a déjà fait tant de progrès, et sur laquelle nous appelons la continuation de ses efforts et de ses succès.

Enfin deux chaires furent créées pour les deux hommes qui avaient créé une étude, une branche de savoir dans leur patrie. M. Rémusat vint au Collége de France fonder un enseignement qui ne s’éteindra plus parmi nous. Dans son discours d’ouverture, il rendit un hommage, que personne ne peut désavouer, à cette illustre mission de la Chine, qui a produit tant d’hommes distingués, et d’où sont sortis tant de travaux utiles ; il apprécia avec impartialité le zèle et les efforts de Fourmont, admira sans restriction Des Hauterayes et de Guignes, et réclama en leur nom pour la France la suprématie dans un district de l’érudition où les étrangers n’étaient entrés que quand nous l’avions quitté, et où ils n’avaient paru que pour rehausser notre gloire par leur infériorité. Il attaquait avec chaleur les préjugés si répandus sur la difficulté de la langue chinoise et son peu d’importance. Il s’écriait : « Une littérature immense, fruit de quarante siècles d’efforts et de travaux assidus, l’éloquence et la poésie s’enrichissant des beautés d’une langue pittoresque, qui conserve à l’imagination toutes ses couleurs ; la métaphore, l’allégorie, l’allusion concourant à former les tableaux les plus rians, les plus énergiques ou les plus imposans ; d’un autre côté, les annales les plus authentiques que nous tenions de la main des hommes, déroulant à nos yeux les actions presque ignorées, non-seulement des Chinois, mais des Japonais, des Coréens, des Tartares, des Thibetains, ou des habitans de la presqu’île ultérieure de l’Inde, ou nous développant les dogmes mystérieux de Bouddha, ou ceux des sectateurs de la Raison, ou consacrant enfin les principes éternels et la philosophie politique de l’école de Confucius : voilà les objets que les livres chinois offrent à l’homme studieux qui, sans sortir de l’Europe, voudra voyager en imagination dans ces contrées lointaines. Plus de cinq mille volumes ont été rassemblés à grands frais à la Bibliothèque du Roi ; leurs titres ont été à peine lus par Fourmont ; quelques ouvrages historiques ont été entr’ouverts par de Guignes et Des Hauterayes, tout le reste attend encore des lecteurs et des traducteurs. »

Tout cela était vrai et l’est encore.

Tandis que M. Rémusat se préparait à publier dans sa grammaire les fruits de son enseignement, il fut amené, par une étude toujours plus approfondie de l’écriture chinoise, à examiner les caractères figuratifs qui lui ont servi de base. Les résultats auxquels cette recherche le conduisit sont assez curieux pour nous y arrêter quelques momens.

Tous les caractères chinois sont formés par la combinaison d’un certain nombre de signes que la fantaisie des écrivains a groupés, brisés et entrelacés de mille manières, mais dont le nombre ne s’élevait pas originairement au-delà de deux cents. Ce sont les élémens fondamentaux de la langue écrite ; ce sont les molécules primitives qui constituent cette énorme agglomération. M. Rémusat eut l’idée simple et féconde de prendre un à un ces signes élémentaires, d’examiner successivement chacun d’eux sous sa forme la plus ancienne, et de demander à cet examen des lumières sur l’état primitif de la société chinoise, que nul autre monument ne pouvait lui fournir. Il est évident en effet que les images primordiales qui depuis ont servi à former toutes les autres, devaient contenir l’expression fidèle et comme le registre exact des idées et des connaissances possédées par ceux qui les avaient tracées. Cette vue était ingénieuse : M. Rémusat procéda à l’analyse des signes fondamentaux de l’écriture chinoise avec l’excellente méthode qui le caractérisait ; voici à quels résultats il fut amené.

D’abord, le nombre seul de ces signes est une chose frappante, car il ne passe pas deux cents. C’est déjà une induction pour un bien petit nombre d’idées et de besoins, par conséquent pour un degré de civilisation bien peu avancé à l’époque où ils furent inventés. Toute la suite du travail le confirma dans cette présomption. Ainsi, il reconnut que le ciel n’avait fourni aux inventeurs de l’écriture chinoise que sept caractères ; on voit qu’ils n’étaient pas grands astronomes ; ils n’étaient pas non plus bien avancés en métaphysique et en théologie. Toute idée abstraite de Dieu est absente de ce vocabulaire figuratif, mais on y trouve la représentation d’une victime offerte en sacrifice, et la tête d’un démon ou mauvais génie. Ainsi, comme l’observe l’auteur du mémoire, ils étaient superstitieux avant d’être religieux ; il ajoute : « Cela sans doute n’a rien d’étonnant pour qui connaît la marche de l’esprit humain. » Je crois au contraire que plus on l’a étudiée, plus on a lieu d’être surpris d’un pareil résultat ; mais le fait, pour être embarrassant n’en est pas moins certain. Ce n’est pas du reste le seul cas où la Chine semble une exception en dehors des lois générales de l’humanité.

On ne trouve parmi ces signes primitifs ni tours, ni jardins, ni ville, ni rempart, ni roi, ni lettré, ni général, ni militaire, mais la figure d’un homme qui se courbe en avant, laquelle a fourni depuis le caractère qui signifie sujet ou ministre, et celle d’un sorcier ; l’une emblème de souplesse servile, l’autre de superstition craintive, elles annonçaient le peuple des lettrés et des bonzes. Il est curieux de trouver dès-lors un homme faisant la révérence, je ne sais pas devant qui, car il n’y a pas encore de roi, mais il y a déjà un sujet qui s’incline en attendant ; peut-être est-ce devant le sorcier.

Les vêtemens sont extrêmement simples. C’est la pagne et le bonnet ; le seul ornement qu’on trouve ici consiste en deux grains enfilés semblables au collier dont se parent les sauvages. Du reste, ni instrumens de musique, ni monnaies, ni verre, et ce qui est le plus significatif, point de métal.

Les armes ne manquent pas cependant ; il y a, pour cet article, neuf à dix signes, mais rien n’y indique l’emploi des métaux. Même à présent, le caractère de hache contient l’image de pierre, comme pour rappeler de quoi furent faites les premières haches : probablement elles étaient en silex comme celle des Germains et de tant d’autres peuples barbares.

Les animaux désignés par un signe simple sont, parmi les animaux domestiques, le chien, le cheval, le mouton, le cochon et le bœuf, les premiers serviteurs de l’homme ou ses premières victimes ; parmi les animaux sauvages, le léopard, le cerf, le rat, l’élan, le rhinocéros, deux sortes de lièvres. Cette distinction entre deux espèces d’un même genre, dans un temps où l’on distingue si peu, me semble indiquer les habitudes et la sagacité exercée d’un peuple chasseur. Du reste, point encore de ces animaux fantastiques qui, depuis, ont joué un si grand rôle dans les traditions chinoises. Parmi les végétaux, on ne trouve ni le froment, ni l’orge, mais le riz, le millet, et un petit nombre de plantes potagères, ce qui semble indiquer de faibles commencemens de culture.

Tel est le degré de civilisation peu avancé ou en étaient les Chinois, quand ils inventèrent l’écriture. M. Rémusat remarque avec raison que les deux cents images distribuées en dix ou douze groupes, suivant la nature des objets qu’elles expriment, et considérées isolément, ramènent toujours au même résultat et conduisent à des conclusions qui se confirment réciproquement, sans que rien vienne les infirmer ou les démentir. « On voit, dit-il, que ceux qui employaient ces signes étaient à peu près au même degré d’habileté en astronomie, en économie rurale, en histoire naturelle ; qu’ils n’étaient ni plus savans, ni plus ingénieux, ni meilleurs, qu’il ne convient de supposer une réunion de familles sauvages sur un sol encore couvert de forêts dont nulle main n’a fouillé le sein ni fertilisé la surface. On croirait voir les tribus de la Nouvelle-Zélande ou des Îles des Amis s’essayant, dans l’enfance de la société, aux arts qui marquent la naissance de la civilisation. »

Mais faisons une remarque importante. Ces tribus sauvages, dont parle M. Rémusat, n’ont point inventé un système d’écriture qui subsiste depuis quatre ou cinq mille ans, qui, en se perfectionnant, s’est accommodé aux besoins d’un grand empire civilisé et d’une littérature immense. C’est un résultat prodigieusement curieux du travail de M. Rémusat de voir l’écriture naître, pour ainsi dire, avant la société. Il serait fort intéressant de suivre l’influence de cette précocité de l’écriture, et d’une écriture idéographique, sur la langue parlée. Il me semble probable que là est l’origine du monosyllabisme et de la pauvreté de cette langue. En général, l’écriture est inventée plus tard, quand les langues sont déjà plus riches ; d’ailleurs, un système alphabétique se plie à toutes les variations, à toutes les flexions, à toutes les combinaisons nouvelles de la parole ; il les suit et les reproduit par sa mobilité. Au contraire, un système idéographique n’ayant aucun égard au langage, ne se prête point à ses transformations, et par là les arrête. Un tel système fixe et stéréotype, pour ainsi dire, chaque mot, qui demeure comme incrusté dans le signe unique et immuable auquel il est attaché. Les mots qui existaient quand l’écriture a été inventée, dureront à jamais immuables comme leurs signes. On n’ajoutera point de mots nouveaux au vocabulaire, car comment les peindrait-on ? et même si de nouveaux caractères se forment, on leur appliquera, pour les désigner, des mots déjà existans ; en effet, pour en inventer de nouveaux, il faudrait combiner autrement les élémens de la parole, et ces élémens ne sont pas analysés par l’écriture. En outre, comment ces mots s’uniraient-ils, se fondraient-ils, pour passer de la nature monosyllabique à la nature polysyllabique, quand les signes qui leur correspondent sont nécessairement distincts les uns des autres ? comment s’infléchiraient-ils selon les cas et les temps, quand les signes se refusent, par leur nature, à exprimer la moindre flexion ?

On voit donc, selon moi, que les principaux attributs de la langue chinoise parlée, savoir : le monosyllabisme, le petit nombre et l’inflexibilité des mots, dérivent de cet accident si curieux d’une écriture idéographique inventée à une époque très-primitive et toujours conservée depuis, fait que M. Rémusat a su lire dans cette écriture elle-même.

En 1821, M. Rémusat publia ses élémens de grammaire chinoise, et l’étude du chinois fut complétement établie en France. C’est aussi de cette époque que date l’institution de la Société et du Journal asiatique à laquelle il coopéra si ardemment. Dans une lettre adressée au rédacteur de ce journal, il s’applaudissait, avec un juste orgueil et une convenance parfaite, des progrès qu’avait faits en France la connaissance du chinois depuis huit années, des préjugés vaincus, des entreprises commencées des élèves qui s’étaient déjà formés autour de lui. Heureux s’il n’avait jamais mis son ambition d’influence et son activité qu’au service de si nobles intérêts ! lui et la science y auraient gagné. — Mais revenons à sa grammaire.

Les Chinois, qui ont un grand nombre de dictionnaires, dont un surtout, le Dictionnaire impérial de Kanghi, fait sur un plan analogue à celui de Johnson et de la Crusca, n’est pas inférieur à ces modèles de la lexicographie européenne, les Chinois n’ont pas de grammaire de leur propre langue. On le conçoit d’après la nature de cette langue ; ils apprennent une partie de ses règles en apprenant à parler, et l’autre en apprenant à écrire. Dès 1812, M. Rémusat avait placé à la suite du Plan d’un Dictionnaire chinois, dont j’ai parlé, un plan de grammaire chinoise plus vaste que celui qu’il a rempli, mais dans lequel, obéissant à une disposition d’esprit que j’ai déjà signalée en lui à cette époque, il donnait une trop grande place aux variations de la prononciation et de l’écriture. Ce plan était précédé d’un compte-rendu succinct des travaux européens sur la grammaire chinoise ; il y jugeait ces travaux avec impartialité, ne négligeant pas les anecdotes qui pouvaient amuser la malice de son esprit. Dans cette notice, telle qu’elle a été insérée par son auteur dans les Mélanges asiatiques, on peut voir comment le grave Fourmont, qui, à l’en croire, avait tiré tout ce qu’il savait des livres chinois lus et pénétrés à force de travail et comme par divination, s’était toutefois aidé de la grammaire d’un père Varo qu’il eut l’audace de publier sous son nom, quoiqu’il n’eût eu d’autre peine que de la traduire d’espagnol en français et de français en latin. On est confondu de la candeur effrontée avec laquelle Fourmont raconte que lui et un père Horace de Costerano s’exprimèrent réciproquement leur étonnement de l’extrême ressemblance de leurs deux ouvrages. Il y avait à cela une explication bien simple qu’a mise en lumière M. Rémusat, c’est que le père Horace avait, comme Fourmont, pillé le père Varo, et mes bons savans admiraient la similitude de deux copies, faites sur le même original. Cependant ils devaient connaître cet axiome des mathématiques élémentaires : deux quantités semblables à une troisième sont semblables entre elles.

Le procédé de Fourmont, au sujet de la grammaire du père Prémare, n’est pas non plus très-édifiant. Voici le fait : le père Prémare, un des plus savans missionnaires, avait envoyé, de la Chine à Fourmont, une grammaire de sa composition. L’arrivée de cet ouvrage, qui pouvait être d’un grand secours à Fourmont, et aurait dû lui faire grand plaisir, lui perça le cœur. Son siége était fait, avec les troupes du père Varo, il est vrai ; n’importe, au lieu d’étudier l’ouvrage du père Prémare, il n’eut de repos que quand il eut persuadé à tous ceux qui ne savaient pas le chinois, et à lui-même qui ne le savait guère, que sa grammaire, ou du moins celle qu’il appelait ainsi, était beaucoup meilleure que cet ouvrage, qui arrivait si mal à propos de la Chine pour troubler son triomphe. Enfin, il s’avisa de ce que M. Rémusat appelle une délicatesse étrange : ce fut d’adresser au père Prémare une critique de la grammaire que celui-ci avait composée en partie pour lui faciliter l’étude du chinois. Cette singulière épître dédicatoire est de la comédie toute pure.

« Que pensez-vous vous-même, lui dit-il, de la division générale de votre livre, mon très-cher ami ? elle n’est assurément pas très-philosophique… vous détruisez de la main gauche ce que vous avez voulu élever de la droite… Je vous ai excusé tant que j’ai pu, mais j’ai perdu ma peine ; certains hommes doctes trouvent que votre ouvrage manque de méthode, qu’il est tronqué, non pour ne pas avoir été achevé, mais parce que les choses essentielles y sont passées sous silence… Tout ce que vous dites de quelques verbes et particules leur semble superflu… Ce qui abonde, leur dis-je, ne vicie pas… mais ils voudraient que vous eussiez été plus concis, en cela je ne suis pas tout-à-fait de leur avis…»

Il est impossible de ne pas penser à certaine scène du Misanthrope :

Hier j’étais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière.
................
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre.

Certainement, si Arsinoé eût su le chinois, elle eût écrit au père Prémare une lettre dans le goût de celle de Fourmont.

Du reste, ni la grammaire du père Varo, publiée sous le nom de Fourmont, ni celle du père Prémare, infiniment meilleure, mais manquant, à ce qu’il paraît, de méthode et de choix, ni la dissertation publiée en 1809, à Sirampour, par M. Marshman, ne remplissaient le cadre que M. Rémusat avait tracé. Lui-même n’a pas atteint complétement le but qu’il s’était d’abord proposé. Ses Élémens offrent des défauts qu’aurait pu corriger le progrès de son enseignement, mais cet ouvrage n’en est pas moins une base excellente pour l’étude du chinois. L’exposition est pleine de clarté et de netteté ; l’ordre des règles et le choix des exemples sont parfaits ; seulement on peut trouver quelques lacunes dans les premières, et reprocher aux seconds trop de sobriété.

§ II. Langues tartares, japonais, coréen.

L’utilité de la langue chinoise ne se borne pas à nous faire connaître le peuple qui la parle ; elle peut encore servir à nous mettre en relation avec d’autres nations qui entourent le royaume du milieu, et sont comme les satellites de cette grande et lointaine planète. Nous en aurons la preuve quand nous parlerons des travaux de M. Rémusat sur l’histoire du haut Orient ; nous l’allons voir dès à présent à propos de diverses langues auxquelles il a étendu ses recherches en s’aidant pour leur étude de la connaissance du chinois. Tels sont les idiomes tartares, le japonais et le coréen. N’oublions jamais, en effet, que nous sommes à la Chine, chez un peuple savant et lettré, curieux de tout ce qu’il ne méprise pas trop, qui d’ailleurs, malgré son mépris pour ses conquérans, a été forcé d’apprendre la langue des différentes nations qui l’ont soumis. En dépit du rempart qu’élèvent autour de lui ses préjugés nationaux, rempart plus difficile à surmonter que la grande muraille, il n’est pas resté sans contact avec les autres peuples. Il a négocié avec des nations tartares et gothiques, il a soumis le Japon, il a reçu dans son sein des populations mahométanes et bouddhistes ; enfin, il a traduit des livres sanscrits, thibetains et arabes ; il possède des grammaires mantchoues, des dictionnaires mongols, des dictionnaires polyglottes, et entre autres un vocabulaire philosophique en cinq langues, sur lequel nous reviendrons.

Dans son beau travail sur les langues tartares, dont malheureusement il n’a publié que la première partie, M. Rémusat a donné une idée juste et souvent nouvelle des principales d’entre ces langues ; un des premiers, il a montré les ressources que l’histoire devait trouver dans un sage emploi de la philologie comparée. Sa préface renferme sur ce sujet des aperçus aussi ingénieux que solides, alors assez neufs en France, et que la critique historique a entièrement adoptés.

M. Rémusat avait à cœur de combattre les hypothèses vagues et sans fondement sur l’histoire de la haute Asie qui avaient cours avant lui. Par un examen approfondi des langues tartares, il a montré que ce n’étaient point ces langues ni les peuples qui les parlent, qui avaient pu être dépositaires d’une antique civilisation, communiquée ensuite par eux à l’Inde et à la Chine. L’hypothèse du peuple primitif, du moins telle que l’avaient rêvée Bailly et quelques autres, s’est évanouie devant l’évidence des faits. Le Thibet, qu’on avait particulièrement désigné comme le point de départ de ce peuple imaginaire, n’a plus conservé aucun droit à cet honneur. Ce n’est pas au moins dans les traditions nationales qu’il faut en chercher la trace. Le thibetain, idiome assez barbare et vraie langue de montagnards long-temps isolés sur leurs plateaux neigeux, ne paraît posséder d’autres monumens littéraires que des monumens bouddhiques, venus de l’Inde et traduits du sanscrit. Son alphabet n’est qu’une corruption de l’alphabet sanscrit accommodé à la peinture de quelques sons qui lui sont propres ; en un mot, la langue et l’écriture, comme la civilisation et la religion du Thibet, ont reçu l’influence de l’Inde, et l’Inde n’a rien reçu de lui. En attendant qu’on pénètre librement dans ce pays curieux et ignoré, voilà que des comparaisons d’alphabets, des investigations faites à Paris, dans des historiens chinois, renversent un des systèmes auxquels avaient prêté le plus de vogue les deux complices de tout système qui réussit, l’ignorance et le talent.

L’histoire de l’alphabet des Mantchoux n’est pas moins curieuse : ceux-ci l’ont reçu des Mongols, leurs devanciers dans la conquête de la Chine. Les Mongols l’avaient reçu des Oigours, population turque voisine des Mongols ; car il n’y a pas des Turcs seulement à Constantinople : les Osmanlis ne sont qu’une fraction célèbre d’une grande famille dont les tribus obscures sont dispersées à travers presque toute l’Asie. Or ces Oigours, qui donnèrent aux Mongols l’écriture que ceux-ci ont passée aux Mantchoux, de qui l’avaient-ils reçue ? L’étude de cette écriture a montré qu’elle n’était autre chose que l’alphabet syriaque, porté au fond de l’Asie, dans les premiers siècles de notre ère, par des prêtres chrétiens. En effet, certaines sectes dissidentes, les Manichéens, les Nestoriens, s’enfoncèrent de bonne heure dans l’Orient, fuyant le siége de l’orthodoxie et de la persécution. Un des résultats de ces émigrations religieuses fut de donner aux nations tartares un alphabet qui, sous une de ses formes, devait être celui de Gengiskan. Or cet alphabet des langues tartares, qui s’est légèrement modifié pour s’accommoder à chacune d’elles, cet alphabet, syriaque d’origine, était lui-même une forme de l’alphabet des peuples sémitiques, dont les caractères hébreux et les caractères arabes sont des variations en apparence bien diverses, mais au fond identiques, dont le type le plus ancien fut cet alphabet phénicien qu’adopta la Grèce, et qui a été le père de tous ceux qu’emploient les peuples européens, tant ceux d’origine latine que ceux d’origine germanique, celtique ou slave. Ainsi voilà une transformation de plus ajoutée à la série des métamorphoses qu’a subies l’alphabet de Cadmus, et la Tartarie jointe à son vaste empire.

L’écriture mantchoue avait été l’objet d’une prétention singulière de la part d’un homme dont les prétentions dépassaient quelquefois le savoir. M. Langlès avait cru découvrir la nature alphabétique des caractères mantchoux, ignorée, selon lui, des Mantchoux eux-mêmes ; malheureusement quelques passages, traduits par M. Rémusat, d’une grammaire chinoise de la langue mantchoue, ne purent laisser à M. Langlès l’illusion d’avoir découvert que les conquérans de la Chine avaient un alphabet sans le savoir.

À côté des résultats importans auxquels peut conduire l’étude comparée des langues, il en est qui ne sont qu’un caprice piquant du hasard : telle est l’analogie bien probablement fortuite entre certains mots mongols et certains mots français. L’exemple le plus frappant, c’est le mot amour, qui est le même dans les deux langues. Il est bizarre que cette ressemblance de nom se rencontre là où on l’attendrait le moins ; car il est à croire que la chose est assez différente au bord de la Seine et aux rives du lac Baïkal.

Des rapprochemens moins frivoles se sont présentés à M. Rémusat : telle est l’histoire du mot bey. N’est-il pas curieux qu’il vienne du chinois Pe, et que ce soit une expression empruntée à la Chine qui serve à désigner en Turquie une fonction politique. Les mots sont des voyageurs qui font le tour du monde et se naturalisent bien loin de leur berceau.

Un peuple remarquable à plus d’un égard, c’est le peuple japonais. On connaît la bizarrerie de son double gouvernement, et comment le pouvoir temporel et le pouvoir ecclésiastique y siégent à côté l’un de l’autre ; on connaît ce caractère sombre et violent qui forme un si parfait contraste avec la douceur humble et souple des Chinois ; on sait cet usage auprès duquel notre duel n’est que de la demi-barbarie, ce point d’honneur étrange qui commande à un Japonais offensé de proposer à son ennemi de s’ouvrir le ventre au même instant que lui, comme en Angleterre on s’adresse entre convives la proposition de boire ensemble un verre de vin. Le langage de ce peuple extraordinaire offre aussi des particularités dignes de remarque ; au fond essentiellement différent du chinois et des idiomes tartares, on voit cependant que le voisinage de ces langues n’a pas été sans influence sur lui : civilisés par les Chinois, les Japonais ont subi le joug de leur grammaire ; ils ont conservé les mots indigènes, mais ils ont appris à les construire à la chinoise et à les décliner à la tartare. De plus, le bel usage a introduit dans le japonais l’usage du mot chinois un peu défiguré par la prononciation, à côté de celui des mots nationaux, de sorte qu’il y a deux noms pour toutes choses, le nom japonais et le nom chinois. On emploie de préférence la dénomination chinoise dans les sujets qui tiennent à la politique, à la législation, à la religion, aux belles-lettres, aux sciences, et le terme japonais pour tout ce qui se rapporte aux métiers, aux occupations du peuple et aux habitudes nationales. Il en résulte quelque chose d’assez singulier, dit M. Rémusat, « c’est que les ouvrages dont la matière n’est pas bien déterminée, ou qui ne sont pas spécialement destinés soit aux gens de lettres soit au vulgaire, offrent un assemblage bizarre de mots chinois et japonais qui se combinent entr’eux dans la même page, dans la même ligne, et bien souvent dans la même phrase. »

Ainsi ces deux langues se pénètrent, pour ainsi dire, l’une l’autre, comme s’entrelacent les deux nationalités qu’elles représentent ; mais cette confusion est la moindre de celles que le japonais présente, et la diversité des systèmes d’écriture appliqués à cette langue produit une bien autre complication. Ces systèmes d’écriture sont au nombre de trois.

D’abord les Japonais se servent souvent, pour leurs ouvrages scientifiques, des caractères chinois ; comme ces caractères sont de leur nature indifférens à tout mode d’articulation, les livres ainsi écrits sont pour nous de véritables livres chinois, car il nous importe peu de quelle prononciation les Japonais peuvent se servir en les lisant ; et s’ils écrivaient toujours de cette sorte, l’étude des Japonais serait à peu près inutile en Europe ; mais ils ont deux autres systèmes d’écriture, l’un très-simple, l’autre très-embrouillé.

Dans ce dernier, on semble avoir pris plaisir à multiplier les difficultés de la lecture, à tel point que la simple exposition de ces difficultés en est elle-même une assez grande. Qu’il suffise de dire ici que les caractères chinois sont employés, dans ce système, à représenter, non les idées dont ils sont le signe, mais le son qui leur est arbitrairement attaché. De plus, les caractères, pris ainsi comme signes phonétiques, ne représentent pas toujours le son qui leur correspond en chinois, mais quelquefois le synonyme japonais, qui n’a aucun rapport avec le mot chinois ; c’est, comme on voit, à la fois un rébus et un calembourg perpétuel. Ainsi, le caractère qui désigne en chinois un arbre représente tantôt la syllabe mo, nom chinois, tantôt la syllabe ki, nom japonais de l’arbre. On conçoit dans quel embarras doit jeter ce double emploi dont rien n’avertit. Ce n’est pas tout, il y a en chinois beaucoup de caractères entièrement différens et exprimant des idées entièrement différentes, auxquels une même syllabe correspond dans la prononciation. Eh bien ! chacun de ces caractères peut être employé à peindre le son des divers mots japonais, synonymes des nombreux mots chinois auxquels correspond une syllabe commune. Ainsi le même signe peut servir à écrire des mots qui diffèrent entre eux à la fois par le son et par le sens. Je n’ai pas l’espoir de rendre bien sensible cette obscurité, quoique j’omette à dessein diverses circonstances qui la redoublent encore ; j’espère seulement que l’impuissance même de mes efforts pour exprimer toute la difficulté que présente ce second système d’écriture, la fera sentir jusqu’à un certain point.

Quant au troisième, il est beaucoup plus aisé à comprendre. Pour le former, il a suffi de prendre un certain nombre de caractères chinois, sous une forme abrégée, de faire complètement abstraction de leur sens, et de charger chacun d’eux de représenter d’une manière constante, dans la langue japonaise, le son de la syllabe à laquelle il correspond en chinois. Ceci est un véritable syllabaire. Ce qu’il offre d’intéressant, c’est de montrer comment s’opère le passage d’une écriture qui représente les idées et les objets, à une écriture qui représente les sons. On surprend ici l’esprit humain s’élevant de l’hiéroglyphe à l’écriture syllabique. Une fois arrivé là, il ne s’arrêtera pas en chemin ; il n’aura qu’à choisir parmi les signes attribués aux syllabes un plus petit nombre de signes, et les appliquer aux lettres, pour que l’alphabet soit trouvé. Tel a été probablement partout la marche des choses. Il est vraisemblable que partout les lettres ont été, dans l’origine, des hiéroglyphes, d’abord idéographiques, puis phonétiques, d’abord signes d’idées, puis de syllabes ou d’articulations simples ; ce qui n’était qu’une hypothèse au temps de Court de Gebelin, s’est réalisé en fait par le passage de l’écriture chinoise au syllabaire japonais : on pourrait objecter qu’un syllabaire n’est pas un alphabet, et que le dernier terme de la progression n’a pas été atteint ; mais M. Rémusat a complété ce tableau du développement progressif de l’écriture, en trouvant chez les Coréens un véritable alphabet de vingt-quatre lettres, construit avec des caractères chinois, par un procédé analogue à celui qui donne naissance au syllabaire japonais. On voit ce qui peut se cacher d’important pour l’histoire des procédés de l’esprit humain dans les régions les plus lointaines, les moins connues, dans le Japon et la Corée. C’est là qu’on devait découvrir le secret de la formation de l’alphabet. Ajoutons que sur un autre terrain, M. Champollion arrivait à des résultats parallèles, et voyait en Égypte s’accomplir, suivant la même loi, la transformation de l’écriture hiéroglyphique en écriture alphabétique.

§ III. Histoire littéraire, belles-lettres.

L’un des grands avantages qu’offre l’étude de la littérature chinoise, c’est qu’au lieu d’avoir à faire à des manuscrits rares et d’une lecture difficile, on a sous la main, et l’on peut facilement faire venir du pays même des milliers de livres imprimés. Quelques personnes parlent encore par habitude des manuscrits chinois ; elles ne réfléchissent pas que l’imprimerie a été inventée à la Chine environ cinq siècles avant qu’elle fût connue en Europe. Dans ce pays immense et si anciennement civilisé, où la littérature se confond avec le gouvernement et presque avec la société, on doit s’attendre à rencontrer tous les secours dont la philologie aide et parfois accable l’érudition.

C’est ce qui a lieu en effet : renseignemens bibliographiques et littéraires de toutes sortes, préfaces, notes, commentaires, véritables éditions variorum, voilà ce qu’on trouve à la Chine, voilà ce que, pour des sommes fort modiques, on peut faire venir en Europe et qu’on y possède déjà en fort grande abondance. On n’a véritablement que l’embarras de la richesse. Comment s’orienter au milieu de ces ouvrages, qui procèdent par centaines et par milliers de volumes ? témoin cette collection d’auteurs choisis qui n’en a pas moins de cent quatre vingt mille. Il est vrai que nous n’en sommes pas encore là, et que la Bibliothèque du Roi ne possède guère que huit mille volumes chinois ; mais c’est encore un fonds assez considérable pour que notre curiosité et notre patience ne risquent pas de l’épuiser si tôt : c’est une masse qu’il est assez difficile d’entamer. On sent combien y aiderait un bon catalogue de ces livres. M. Rémusat l’avait senti ; en 1816, il avait conçu le plan d’un catalogue qui eût été un véritable traité de bibliographie raisonnée et de littérature chinoise.

Il était d’autant plus urgent de s’en occuper que cent soixante-quinze articles, formant environ 2,000 volumes n’avaient pas été catalogués, et que le reste l’avait été par Fourmont, qui, à la manière d’un autre savant, qui prenait le Pirée pour un homme, voyait toujours un nom d’auteur ou de personnage dans le titre d’un livre chinois, qu’il voulût dire énigme, guitare ou mariage, et donnait un recueil de mémoires scientifiques pour un ouvrage de cabale.

M. Rémusat s’occupait de ce catalogue depuis plusieurs années, quand il fut nommé conservateur des manuscrits orientaux de la Bibliothèque du Roi, et dès lors conduit par la nature même de son emploi à s’occuper plus spécialement de l’histoire littéraire de la Chine.

À cette époque, ses idées s’étaient encore étendues, son catalogue devait avoir pour base les soixante-seize livres de l’histoire littéraire de Ma-touan-lin, auteur d’une espèce d’encyclopédie critique, dont nous allons parler tout à l’heure. M. Rémusat se proposait de traduire les soixante-seize livres du savant chinois, d’en faire comme le texte auquel il voulait rapporter, sous forme d’annotations, toutes les observations bibliographiques qu’il pourrait se procurer, et d’y joindre tous les éclaircissemens que lui auraient fournis d’autres ouvrages historiques. Ainsi on aurait eu non plus un simple catalogue déjà précieux, mais, comme disait M. Rémusat, un tableau vaste et complet de la littérature de tous les âges ; des index étendus contenant les noms des auteurs et les titres des livres et une histoire sommaire des monumens littéraires de la Chine eussent été l’utile complément de ce grand travail ; il devait former deux volumes in-folio, et être terminé dans l’espace de deux années.

Cet ouvrage est un de ceux que M. Rémusat n’a pas terminés ; mais on a lieu d’espérer qu’on pourra profiter des matériaux que dans ce but il avait déjà recueillis.

On doit considérer, comme un dédommagement de cette histoire littéraire de la Chine qu’avait conçue M. Rémusat, et qu’il n’a pas eu le temps d’achever, les notices biographiques sur quelques auteurs chinois, qu’il a rédigées d’après les sources nationales. Telles sont celles qui ont pour objet la famille des Sséma, famille vouée au ministère d’historien, comme à un sacerdoce héréditaire, qui, au second siècle avant Jésus-Christ, renouvela et perfectionna l’histoire presque aussi ancienne que l’empire. Environ cent ans auparavant (213), avait eu lieu le fameux incendie des livres. Dans ce pays, si plein de respect pour la tradition, il s’était rencontré sur le trône un esprit despotique et novateur tout ensemble ; il avait compris que la secte des lettrés, à l’aide des idées morales et politiques de Confucius, s’acheminait vers le pouvoir qu’ont mis entre ses mains dix siècles de plus d’efforts et de patience, et ne se souciant pas de partager avec eux l’autorité qu’il exerçait, ou de l’exposer à leur contrôle, il fit un jour brûler tous les livres et tous les lettrés qu’on put trouver. Comme Hoang-ti était un homme positif et pratique, il avait excepté les ouvrages de médecine, et de divination d’agriculture. Mais une mesure aussi atroce heurtait trop violemment des habitudes déjà enracinées pour pouvoir produire un effet durable. Le tyran mort, une réaction puissante se manifesta en faveur de la science qu’il avait proscrite. On déterra les ouvrages qu’avait enfouis la piété courageuse de quelques lettrés. D’autres s’étaient conservés dans la mémoire des vieillards, d’où les bourreaux n’avaient pu les aller arracher. C’est ainsi qu’ont été sauvés les Kings, les livres moraux de l’école de Confucius, et enfin tous les ouvrages qu’on possède, et dont la date est antérieure au iiie siècle avant J.-C. Mais que de trésors avaient péri !

Il fallut alors rassembler les débris des anciennes chroniques, recueillir les vestiges des vieilles traditions pour recomposer l’histoire. C’est ce que fit Ssé-ma-thsian, qu’on a appelé l’Hérodote de la Chine.

Les pertes causées par l’incendie des livres sont d’autant plus à déplorer pour l’histoire, que, de tout temps, chaque empereur, et même chaque prince indépendant, avait son historiographe ; pour garantir la véracité de ce fonctionnaire des séductions du pouvoir, on avait sagement établi que les documens recueillis chaque jour par l’historiographe, témoin de tout ce qui se passait, ne seraient publiés que sous la dynastie suivante. À partir de Ssé-ma-thsian jusqu’à la dynastie actuelle, on a une suite non interrompue d’histoires, dont les matériaux ont été rassemblés par des contemporains, et dont la rédaction est postérieure, ce qui réunit toutes les conditions d’exactitude et d’impartialité qu’on peut désirer.

Au nombre des auteurs dont les travaux composent cette série historique, la plus longue et la plus authentique que puisse offrir aucune nation, se trouve Sé-ma-Kouang, qui vivait au onzième siècle de notre ère ; il appartenait probablement à cette famille dont les diverses générations semblaient toutes avoir la vocation et comme la mission de l’histoire. Celui-ci réunissait, à la charge d’historiographe, les fonctions de censeur, fonctions honorables à la Chine, car les devoirs qu’elles imposent s’étendent au souverain comme au peuple. Son biographe rapporte un trait qui fait honneur à l’indépendance de Sé-ma-Kouang. C’est une opinion reçue en Chine, que l’influence du gouvernement s’étend non-seulement à la société, mais à l’harmonie et à l’économie de l’univers ; on rend le pouvoir responsable de tous les désordres de la nature. Un tremblement de terre fait murmurer le peuple, une inondation fait détrôner l’empereur, une éclipse est un sujet grave de mécontentement. Du temps de Sé-ma-Kouang, la flatterie avait exploité ce préjugé à l’occasion d’une éclipse de soleil qui eut lieu en 1061. Cette éclipse, selon l’annonce des astronomes, devait être de six dixièmes du disque du soleil ; elle ne fut que de quatre dixièmes : les courtisans vinrent en cérémonie en féliciter l’empereur, comme d’une dérogation formelle que le ciel avait permise aux lois de ses mouvemens, et qui faisait le plus grand honneur à la sagesse du gouvernement. Sé-ma-Kouang eut le courage de les interrompre, et de dire, en présence de l’empereur, qu’il n’y avait là nul sujet de lui adresser des félicitations, et que si l’éclipse était moindre qu’on ne l’avait annoncée, c’est que les astronomes s’étaient trompés. — Grande hardiesse qui aurait pu perdre Sé-ma-Kouaug, et pourtant lui réussit !

Tel était l’homme qui composa une vaste histoire, embrassant un espace de 1362 ans, où les faits, disposés chronologiquement, forment, suivant l’expression chinoise, comme un vaste tissu, dont la chaîne suit l’ordre des temps, et dont la trame s’étend à tout l’empire. C’est, dit M. Rémusat, expliquant cette métaphore, une chronique où tous les faits sont ramenés à un ordre unique, au lieu d’être classés, comme chez Ssé-ma-thsian, en différentes parties, consacrées à la biographie, à l’histoire des arts et des institutions. Mais, des lettrés chinois auxquels M. Rémusat a consacré des biographies, nul n’en était plus digne que Ma-Touanlin, qui vivait au xiiie siècle, au commencement de la dynastie des Mongols. Ce savant, après vingt ans de travaux assidus, publia un ouvrage en cent volumes, qui contiennent la valeur d’environ vingt ou vingt-cinq de nos in-quarto, et dans lequel toutes les parties de l’érudition chinoise sont traitées avec une profondeur et un savoir sur lesquels il n’y a qu’une voix en Chine et en Europe. Cet ouvrage, intitulé Recherches approfondies des anciens Monumens, dit M. Rémusat, vaut à lui seul toute une bibliothèque, et quand la littérature chinoise n’en offrirait pas d’autres, il vaudrait la peine qu’on apprît le chinois pour le lire[2].

On voit que l’attention de M. Rémusat était tournée surtout vers la partie grave et positive de la littérature chinoise, vers tout ce qui tenait à l’érudition et à l’histoire ; quant à la littérature proprement dite, aux ouvrages d’imagination, il les estimait moins, pas assez peut-être. Il est vrai que ce n’est pas la poésie qui est le côté brillant de la Chine ; là point de ces vastes épopées, qui, comme dans l’Inde et la Perse, contiennent d’antiques traditions nationales. L’écriture a été trouvée trop tôt, on n’a pas eu le temps de chanter ; l’histoire a suivi de près l’écriture, l’histoire a absorbé le domaine de la poésie. Le peuple chinois a été comme ces enfans précoces, raisonnables de bonne heure, qui seront des savans peut-être, jamais des poètes. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, c’est le peuple qui a fait le plus de vers ; faire des vers est à la Chine l’occupation et l’amusement journalier de tout homme cultivé : on fait des vers pour passer le temps quand on est ensemble, comme on joue, comme on fume, comme on boit. Mais à juger de cette poésie d’impromptus, d’acrostiches, de bout-rimés, par ce que nous en connaissons, elle est ce qu’elle doit être chez une société raffinée et blasée par une civilisation de tant de siècles. Ce qui lui agrée surtout, c’est l’emploi d’un langage contourné, auprès duquel celui des précieuses et de l’hôtel de Rambouillet est une merveille de simplicité ; ce sont des allusions d’autant plus goûtées qu’elles sont plus détournées et plus obscures, c’est une élégance molle et recherchée, c’est le retour constant des mêmes images empruntées de préférence à ce que la nature offre de plus pâle et de plus frêle, la fleur du pêcher, la feuille du saule, l’eau ridée par la brise, la neige éclairée par la lune ; le genre descriptif domine dans ces compositions, et la description y est à la fois minutieuse et vague. Cette poésie fleurie, précieuse, mignarde, a été portée à sa perfection par deux poètes du viiie siècle, à l’un desquels (Tou-Fou) M. Rémusat a consacré une trop courte notice.

Je conçois sans peine que cette sentimentalité fade ne dut pas avoir un grand attrait pour un esprit judicieux et solide. Mais il est à regretter qu’il ait étendu son indifférence à des monumens poétiques d’une autre importance. Ainsi, il n’appréciait pas assez celle du livre des vers (Chi-King) : n’est-ce rien qu’un recueil de poésies fait par Confucius, qui étaient déjà très-anciennes de son temps, et dont plusieurs étaient certainement populaires au moins douze cents ans avant Jésus-Christ ; il faut dire cependant qu’il encouragea la publication de la traduction latine du livre des vers par le père Lacharme, que nous devons aux soins de M. Mohl.

Il est deux genres d’ouvrages d’imagination qui ont pour nous un intérêt particulier en ce qu’ils nous offrent une peinture fidèle et vivante des mœurs chinoises, ce sont les drames et les romans. Tous deux sont dédaignés à la Chine et mis en dehors de la littérature savante. Cette exclusion même est un mérite pour des Européens, car elle nous garantit que les auteurs n’ont eu pour guide que leur goût ou celui de leurs lecteurs, et n’ont point été obligés de soumettre leurs idées et leur style à des données de convention ou à une symétrie pédantesque. Il y a chance pour qu’il se glisse quelque vérité dans ces compositions vulgaires qu’on n’estime pas assez pour les fausser entièrement. M. Rémusat n’a point traduit de drame. Les drames chinois sont composés de prose qu’on récite et de vers qu’on chante. Cette seconde partie, comme tout ce qui est en vers à la Chine, est fort difficile à entendre. M. Rémusat avait fait peu d’efforts pour surmonter ce genre de difficulté qu’il ne tenait pas beaucoup à vaincre ; d’autre part il sentait qu’on ne pouvait, comme l’ont fait le père Amyot et M. Davies qui nous ont donné chacun la version d’un drame chinois, passer entièrement la portion versifiée et chantée, celle à laquelle les spectateurs et les auteurs chinois attachent le plus d’importance. M. Jullien est le premier qui ait traduit une pièce chinoise toute entière, vers et prose ; c’est un tour de force qu’il renouvellera, nous l’espérons, pour quelques portions du répertoire chinois dont il a cent volumes à sa disposition, et qui en contient des milliers.

Quant aux romans, tout le monde a lu les deux Cousines et la spirituelle préface de M. Rémusat, mais on a élevé des doutes sur la fidélité de la traduction. Mettant à part les vers placés à la tête des chapitres ou jetés dans le récit, et que M. Rémusat confessait ne pas entendre toujours, on peut affirmer qu’il traduit non-seulement avec exactitude, mais encore avec minutie et scrupule, calquant autant qu’il est possible la phrase française sur la phrase chinoise, et suivant pas à pas son original. Il est même supérieur, sous ce rapport, au traducteur anglais d’un autre roman chinois, l’Union bien assortie, qui de son côté entend mieux les vers.

La conscience du lecteur étant mise en repos sur ce point, il peut chercher avec toute sécurité dans les deux Cousines une peinture des mœurs d’un grand peuple au moins aussi fidèle que celle que lui présenterait le roman le plus historique. N’a-t-on pas dans celui dont je parle le spectacle de cette vie oisive, efféminée, corrompue, qu’une civilisation très-ancienne et depuis long-temps immobile a faite au plus vieux peuple de la terre ? Voyez ces lettrés, qui, dans une bibliothèque élégante, entourés de livres et de fleurs, riment et boivent tour à tour ou conversent indolemment, un imperturbable sourire sur les lèvres. Voyez-les toujours graves et posés, même dans l’abandon de l’intimité, s’adresser froidement des révérences et des complimens sans fin. Voyez, sous cet air de politesse et de réserve, les plus basses passions triomphant sans combat, les plus honteuses manœuvres employées sans hésitation et sans remords, ne déshonorant pas même quand elles échouent. Ne découvrez-vous pas quelque chose de raide, de glacé, de compassé, dans les mouvemens et les discours de tous ces personnages ? On dirait qu’ils ne sont pas faits d’os et de chair, mais de bois ou de faïence. Qui ne sera curieux de passer quelques momens au milieu de ce monde où il serait insupportable de vivre ? L’impatience même qu’inspirent le flegme de ces êtres cauteleux et douceâtres et l’impassible sécurité de leur pédanterie, cette impatience donne un vif sentiment de leur manière d’exister. Enfin, si l’on s’ennuie de leurs courbettes, de leur bavardage littéraire, de leurs petites allusions et de leurs épigrammes émoussées ; cet ennui même est instructif, il complète l’illusion, il révèle le vide que recouvre cette pâle élégance, la mort qui est sous cette ombre de vie.

Une chose me frappe en lisant ce roman, c’est combien ce qu’il nous montre nous ressemble et en même temps diffère de nous. C’est une civilisation complète comme la nôtre. C’est une hiérarchie administrative comme la nôtre, c’est une société oisive corrompue et polie comme la nôtre, c’est de l’esprit subtil et de la conversation maniérée, de la poésie artificielle comme les nôtres ; ce sont des sentimens et des passions alambiqués comme les nôtres. Mais cette société, elle est immobile, et nous marchons ; mais cette hiérarchie, elle repose sur le principe tout oriental de l’omnipotence suprême de l’empereur fils du ciel, roi du monde ; mais ce qui limite cette puissance, ce n’est ni une aristocratie, ni un clergé, ni la propriété : c’est un corps de lettrés dont le lien est une doctrine purement morale et politique, et qui se recrute par l’examen. Cette société, au lieu de parler politique, fait des vers et respire le parfum des marguerites ; elle est pédante au lieu d’être galante, enferme les femmes et s’entoure de livres, attache plus de gloire à l’étude qu’à la guerre, à une thèse bravement passée qu’à un fait d’armes ; ses finesses et ses recherches de langage ont aussi un cachet tout particulier ; et quant au sentiment dont les conditions et la nature sont le mieux fixées en Occident, l’amour n’est-il pas là soumis à d’étranges lois ? D’abord ce qui touche une beauté, ce sont de brillans examens et des bout-rimés, comme ailleurs d’héroïques aventures : ce qui perd un soupirant, c’est de ne pas bien posséder ses classiques et de prononcer par exemple dans un vers du Chi-King ko pour kou. Mais que dirons-nous de ce singulier partage du sentiment chez nous le plus exclusif, qui fait que dans ce roman, comme dans plusieurs autres, le héros épouse, à leur grand contentement, les deux héroïnes, et avec leur agrément trouve encore moyen de récompenser la soubrette qui a servi ses amours ? On pense rêver en lisant tout cela, et tout cela est à côté de ces conversations qu’on croirait tenues à Paris en 1832, si tout à coup une formule bizarre de politesse, une comparaison étrange, dite comme la chose la plus simple, ne venait vous avertir que vous n’êtes pas chez vous et vous renvoyer au bout du monde. Tel est sur moi le double effet du roman chinois. Par momens je m’étonne de me sentir si complètement dépaysé, un instant après je m’étonne encore plus de l’être si peu, et il me semble que ces deux impressions contraires me révèlent, mieux que quoi que ce soit, cette civilisation qui est à la nôtre comme sont deux pôles similaires et opposés, deux lignes tirées parallèlement, à une distance infinie.


J. J. Ampère.
  1. Mélanges asiatiques, tome ii, pag. 96.
  2. On ne trouvera pas cet éloge exagéré, si on parcourt les titres des livres donnés par M. Rémusat (mal. as. t. ii, p. 417), et surtout le sommaire des objets qu’ils contiennent, inséré par M. Klaproth, dans le journal asiatique de 1832. (Numéros de juillet et août.)