La Chirurgie de guerre

La bibliothèque libre.
La Chirurgie de guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 823-841).
LA
CHIRURGIE DE GUERRE

Avant le cataclysme effrayant que l’ambition allemande a déchaîné sur le monde, nous ne connaissions pas la chirurgie de guerre. Dans une science aussi objective que la nôtre, on ne connaît bien que ce que l’on a vu, Et l’immense majorité d’entre nous, tous ceux au moins qui ne sont pas encore au seuil de la vieillesse, n’avaient pas vu la guerre. Nos maîtres et nos anciens nous avaient bien raconté ce qu’ils avaient vu, eux, de leurs propres yeux, en 1870. Mais la chirurgie civile était encore, précisément à cette époque, si lamentable et si meurtrière, que les désastres de la chirurgie militaire, qui n’en différait pas beaucoup, ne firent pas sur eux l’impression qu’ils produisent aujourd’hui sur nous. Et ces désastres étaient naturellement attribués aux conditions générales de l’exercice de la chirurgie à cette époque, beaucoup plus qu’aux difficultés particulières que la force des choses impose à la chirurgie de guerre.

Nous savions mal, également, ce qui s’était passé dans les guerres modernes. Les expéditions coloniales n’ont guère été instructives que pour les médecins. La Mandchourie était trop loin. La guerre qui s’y est déroulée a sans doute instruit les Russes et les Japonais. Elle ne nous a rien appris ! Seule la guerre des Balkans, au cours de laquelle un certain nombre de jeunes chirurgiens français, dont quelques militaires, et surtout des internes de nos hôpitaux, ont été mettre leur science et leur dévouement au service des belligérans, a commencé à nous ouvrir les yeux. Ces jeunes gens, de retour parmi nous, nous avaient raconté tout ce qu’ils avaient vu. Ils connaissent la chirurgie moderne, et lorsqu’ils ont vu reparaître, sur les blessés de la guerre des Balkans, les grandes infections qu’ils n’avaient jamais vues, ils en ont été épouvantés et ils nous l’ont dit, dans des conférences, dans des articles de journaux, dans des communications aux Sociétés savantes, dans des conversations surtout. Mais même après leurs récits et leurs descriptions, l’immense majorité d’entre nous ne se doutait pas de la réalité, parce que nous ne l’avions pas vue de nos propres yeux.

Nous connaissions surtout la chirurgie de guerre par les œuvres des chirurgiens des armées de la Révolution et de l’Empire. Cette époque grandiose et qui, cependant, aux yeux de l’Histoire impartiale, paraîtra presque petite auprès de celle que nous traversons, a suscité toute une pléiade de grands chirurgiens militaires, dont quelques-uns, comme Desgenettes, comme Percy, comme Larrey surtout, sont demeurés quasiment légendaires et font partie de la phalange héroïque des soldats immortels groupés autour de l’Empereur ! Ce sont eux, en grande partie, qui ont écrit l’histoire de ces redoutables complications des plaies qui emportaient tant de blessés dans les guerres anciennes, l’infection purulente, l’érysipèle, le tétanos, et nous comprenons, à la lumière de ce que nous voyons aujourd’hui, comment la plupart des blessures profondes, comment surtout les fractures ouvertes étaient si fréquemment suivies d’amputation. Nous comprenons pourquoi, sur un blessé comme Lannes, qui cependant, si nous en croyons Marbot, n’avait qu’une fracture de la rotule, Larrey, quelle que fût la douleur intime qu’il en dût ressentir devant un blessé tel que le maréchal, n’hésita pas devant l’amputation. Nous comprenons comment en un seul jour, à Austerlitz, — la bataille immortelle, qui ne fut qu’un combat auprès des actions formidables qui se déroulent aujourd’hui, — le même Larrey, infatigable, pratiqua lui-même un nombre invraisemblable de grandes amputations !

Et cependant, à cette époque, les résultats étaient meilleurs qu’en 1870. Jamais la chirurgie n’a été plus meurtrière et plus décourageante qu’à la veille du jour de sa rénovation ! Il y a eu, précisément au moment des grandes guerres du commencement du XIXe siècle, une véritable régression dans la pratique de la chirurgie. Vers cette époque, on abandonna les pansemens au vin aromatique et à diverses substances antiseptiques dont on usait empiriquement depuis le Moyen Age et on les remplaça par les pansemens aux corps gras. Cette modification funeste eut les résultats les plus désastreux. Et peu à peu, à mesure que progressait la science chirurgicale sous l’impulsion d’hommes éminens au premier rang desquels se trouvait Dupuytren, les résultats pratiques de la chirurgie devenaient de plus en plus déplorables. La chirurgie civile, à l’heure même où les maîtres qui, sous l’influence des découvertes de Pasteur, allaient la transformer, étaient déjà dans toute la force de l’âge, était lamentable. C’est l’époque où l’on voyait l’ouverture d’un panaris se terminer par la mort. La chirurgie de guerre était pire encore, et je tiens d’un chirurgien qui, en 1870, était interne à la Pitié, que, pendant les jours tragiques du Siège et de la Commune, il ne vit guérir qu’un seul amputé, qu’un interne avait isolé, pour l’opérer, dans une sorte de grenier, sous les combles de l’hôpital ! L’infection purulente exerçait d’effroyables ravages, et la chirurgie était devenue, à cette époque, si terrible et si meurtrière que, pendant les quelques années qui suivirent la guerre, les jeunes gens que leurs goûts et leurs aptitudes entraînaient vers cette science passionnante hésitaient à se lancer dans cette voie douloureuse, et que les candidats se faisaient rares aux concours qui décident des places cependant si enviées de chirurgiens dans les hôpitaux de Paris.


Voilà donc ce que nous savions sur la chirurgie de guerre. Mais depuis cette date funeste de 1870, de grands jours étaient venus. En France et en Angleterre, des hommes avaient surgi dont les découvertes changèrent la face des choses : de la chirurgie tragique d’autrefois, ils firent la science merveilleuse et bienfaisante que nous connaissons aujourd’hui. Pasteur vint révéler au monde les secrets de la vérité souveraine, et on ne dira jamais trop que la découverte par ce grand Français de la cause première des maladies virulentes, — et parmi elles des infections chirurgicales, — a été le plus grand bienfait dont un homme ait jamais doté l’humanité.

Quelque intéressans qu’aient été les essais incertains de Le Fort et d’Alphonse Guérin, c’est à Lister qu’il faut attribuer l’honneur impérissable d’avoir su appliquer à la chirurgie les découvertes de Pasteur. La création de la méthode antiseptique, qui est l’œuvre de ce grand Anglais, a transformé la chirurgie. Lucas-Championnière fut en France le premier à comprendre la valeur de la méthode de Lister. C’est lui qui l’introduisit parmi nous, et c’est là un titre de gloire qui ne sera jamais prescrit.

Mais le dernier terme auquel devaient conduire, dans la pratique chirurgicale, les découvertes pastoriennes, est la méthode qui consiste à supprimer les causes d’infection au lieu de les combattre. C’est la méthode aseptique. Ce sera l’éternel honneur de Terrier d’en avoir peu à peu démontré la supériorité. C’est à ce Français, qui hier encore était parmi nous, que nous devons, dans la pratique de la chirurgie, la vérité définitive. Pasteur, Lister, Championnière, Terrier, voilà les quatre grands noms qui dominent l’histoire de la révolution chirurgicale contemporaine. Ce sont des fils de la France et de l’Angleterre qui ont, par la puissance de leur génie et le persistant effort de leur foi dans la vérité, répandu sur l’humanité tout entière les bienfaits incalculables de la chirurgie régénérée.

Les Allemands n’ont pris aucune part à cette révolution magnifique. Ils n’ont eu que l’ingéniosité d’exploiter ce que leurs ennemis d’aujourd’hui, ce que leurs vainqueurs de demain ont eu le génie de découvrir.


Ce sont précisément les miracles auxquels nous a, depuis trente ans, accoutumés la chirurgie qui nous ont fait perdre de vue ce qui devait arriver lorsque les conditions où elle s’exerce habituellement ne seraient plus remplies.

La plupart d’entre nous n’avaient jamais vu ni la septicémie gazeuse, ni l’infection purulente, et de longues années se passaient souvent sans qu’on pût observer un cas de tétanos. Il nous semblait que les terribles complications qui faisaient le désespoir de la période prélistérienne avaient pour toujours disparu et qu’elles ne pourraient pas revenir, même en cas de guerre. Nous pensions, un peu ingénument, qu’il serait en tout cas facile d’en triompher, — et nous faisions de doux rêves sur l’innocuité des blessures par balles aseptiques, que les hautes températures auxquelles elles sont portées débarrassent effectivement de tout germe, et qui, lorsqu’elles sont tirées d’un peu loin et ne sont pas animées d’une trop grande vitesse, font très souvent, en effet, des blessures non infectées et qui guérissent en quelques jours avec la plus grande simplicité.

Des mesures, d’ailleurs excellentes, avaient été prises par le service de santé. L’institution du pansement individuel aseptique, que chaque soldat porte sur lui, a rendu les plus grands services, et il n’est pas douteux que bien des plaies non infectées, presque toujours par balles qui, par suite de leur forme pointue et du poli de leur surface, traversent les vêtemens sans rien entraîner avec elles, ont été protégées contre l’infection par ce pansement appliqué immédiatement sur le champ de bataille par le blessé lui-même, par quelque brancardier ou par un de ses camarades. Les applications presque immédiates de teinture d’iode, au moment même de la mise en place du pansement individuel ont eu aussi, sans aucun doute, de bons effets.

Nous pensions donc que, d’une manière générale, les blessés devaient arriver à l’ambulance avant toute infection ou en proie à une infection très légère.

Hélas ! nous n’avions pas compté sur les éclats d’obus et les débris de toute sorte qu’ils entraînent dans les tissus, et qui accompagnent aussi, bien que plus rarement, les balles elles-mêmes.

C’est de là que nous sont venus les plus terribles mécomptes. La forme même de cette guerre a donné une proportion inconnue jusqu’ici de blessures par éclats d’obus, projectiles d’artillerie ou grenades lancées à la main. Beaucoup de ces blessures sont terribles par leur étendue et les désordres immédiats qu’elles entraînent : mais, même lorsqu’elles paraissent légères et sont dues à des éclats de petit volume, la forme même de ces éclats, irréguliers et hérissés d’aspérités, fait qu’ils entraînent dans les tissus des corps étrangers de toute espèce et surtout des débris de vêtemens, qui provoquent, eux, les infections les plus rapides et les plus redoutables.

Aussi avons-nous été épouvantés, et je parle pour nous, chirurgiens de Paris, qui n’avions pas l’honneur d’être au premier rang et qui n’avions pas vu les blessés du mois d’août 1914, quand nous avons vu se déverser dans nos services le flot sanglant et douloureux des blessés de la Marne. Presque tous, il est vrai, étaient de grands blessés, apportés directement à Paris, dans des voitures d’ambulance, des champs de bataille voisins ou descendus des trains qui contournaient Paris parce qu’ils ne pouvaient aller plus loin sans risquer de mourir en route. Beaucoup, et en particulier les blessés de Vareddes, avaient été abandonnés par les Allemands en retraite, et gisaient depuis plusieurs jours, souvent sans pansement, sur la paille sanglante des ambulances de fortune où on les avait entassés. Les uns mouraient en arrivant : les autres, en proie à la stupeur des grandes infections, avec des plaies putrides, où j’ai vu grouiller les vers décrits dans les livres anciens, succombaient quelques heures après, malgré les traitemens les plus énergiques. Le plus grand nombre, heureusement, guérirent, grâce à des opérations immédiates, débridemens étendus, drainages multiples, amputations larges, et toutes les opérations sanglantes, qui transformaient en véritables charniers nos salles d’opérations habituées à des œuvres moins brutales. C’est dans ces jours terribles, mais dont la date restera fixée à jamais dans la mémoire des hommes, car ce furent les jours de la victoire immortelle qui a sauvé le monde, c’est dans ces jours que nous avons revu les désastres de la septicémie foudroyante et les ravages du tétanos, que nous n’avons observés à Paris, depuis cette époque, qu’à de lointains intervalles, au moment des grandes actions de l’Artois et de la Champagne, toutes les fois, en un mot, que le grand nombre des blessés nécessite l’évacuation vers l’arrière de ceux auxquels l’encombrement empêche de donner à l’avant les soins indispensables.

Certes, il y a eu, aux jours sanglans et magnifiques de la Marne, un inévitable désarroi, dont on a voulu, bien à tort, rendre responsable le service de santé. Celui-ci a fait ce qu’il a pu. Il y a eu sur l’immense front qui s’étendait de Paris à Verdun, un nombre énorme de blessés. Quand il s’agit de la victoire, ceux qui ne sont plus que les déchets sanglans de la bataille passent après les élémens actifs qui marchent au combat ou sont nécessaires à son développement, après les troupes fraîches, après les munitions, après les vivres, après les chevaux eux-mêmes.

Et s’il faut s’étonner d’une chose, ce n’est pas que des malheureux aient pu rester entassés pendant de longues heures ou d’interminables journées sur la paille des granges ou des écoles, où on les avait apportés ! c’est qu’on ait pu en débarrasser aussi rapidement, pour les envoyer au loin, les abords du front de bataille. Que pouvait faire, dans ces conditions, le service de santé, désorganisé par une retraite rapide, sans automobiles, sans trains sanitaires préparés d’avance, sans aucune des mille ressources que nous lui voyons aujourd’hui ?

Mais la faute en incombe à ceux qui avaient, avant la guerre, la responsabilité de ce service. Depuis la guerre, depuis que les vices de cette organisation néfaste ont ouvert les yeux des plus aveugles, de grandes réformes ont été faites, de grandes transformations ont été accomplies par les hommes qui ont eu la lourde charge de diriger le service de santé. La perfection n’est pas de ce monde, mais nous avons le droit de dire que, grâce aux efforts de tous et à la rude école des premiers mois de la guerre, le service de santé fonctionne actuellement dans des conditions satisfaisantes, et qui le seraient plus encore, si on réduisait fortement les pouvoirs d’une paperasserie malfaisante.


Le rôle du chirurgien commence avec la blessure, sur le champ de bataille même. Dans les premiers jours de la guerre, alors que les Allemands vaincus sur la Marne ne nous avaient pas encore imposé l’odieuse guerre souterraine qui les a momentanément sauvés, mais dont ils mourront, combien de blessés ont été secourus sous le feu même de l’ennemi ! Combien de médecins, combien de ces brancardiers héroïques, qui vont sans l’excitation du combat relever les blessés sous les balles et sous les obus, ont payé de leur vie l’accomplissement de leur devoir ! On ne dira jamais trop ce qu’il faut de fermeté d’âme et de véritable courage pour remplir dignement ce rôle en même temps obscur et magnifique. Et maintenant de quelle énergie physique et de quelle puissance morale ne doivent-ils pas faire preuve, pour transporter au loin, dans la boue glissante des boyaux tortueux, sous la mitraille incessante qui porte la mort avec elle, à travers mille obstacles sans cesse renouvelés, les blessés défaillans qui s’abandonnent et qui pèsent de tout leur poids ! Le poste de secours est loin parfois, et la route est semée d’obstacles ! Tous n’y parviennent pas, et la mort qui passe autour d’eux les couche bien souvent par terre et vient mêler leur sang au sang de leurs blessés.

C’est au poste de secours que se font en général le premier pansement et l’examen sérieux de la blessure. Jusque là, le pansement individuel, un tampon compressif, parfois même un garrot pour arrêter quelque hémorragie redoutable, un appareil de fortune fait avec un bâton quelconque, uni fusil, une baïonnette pour immobiliser momentanément un membre fracturé, sont à peu près les seuls moyens pouvant être employés sur le lieu même où tombe le blessé. Souvent, plus souvent même peut-être, c’est sans aucun pansement qu’il arrive lui-même ou qu’il est transporté au poste de secours. Celui-ci, qui apparaît au blessé comme le lieu béni où il trouvera le salut, varie infiniment suivant les circonstances. Dans la guerre de mouvemens, une maison voisine de la ligne de feu, un pan de mur, un ravin abrité, des balles mais qui n’est pas toujours à l’abri des obus, tel est l’endroit où est installé le poste de secours, qui doit d’ailleurs pouvoir se déplacer et suivre au besoin les mouvemens des combattans. Dans ces installations rudimentaires, et souvent bouleversées par le feu de l’ennemi, les médecins font cependant quelquefois des prodiges. Arrêt d’hémorragies graves et qui seraient rapidement mortelles sans un secours immédiat, examen des blessures, nettoyage des plaies, pose d’appareils provisoires qui permettront au blessé d’être transporté à l’ambulance la plus proche, parfois éloignée de quelques kilomètres, piqûres d’éther, de caféine, de sérum pour relever ceux qui défaillent, piqûres de morphine pour calmer ceux qui souffrent !

Avec la guerre actuelle, la fixité des fronts a permis d’installer, tout près de la ligne de feu, des postes de secours bien organisés, solides, et qui souvent, bien que sous le feu de l’ennemi, sont hors de ses atteintes. Abris défilés creusés au flanc des collines, ou profondément enfoncés sous terre, vastes caves aménagées avec soin, comme celles que j’ai pu voir dans les ruines de Nieuport, fortifiées par un bétonnage pouvant résister aux projectiles de gros calibre. Dans ces abris souterrains sont installés des brancards, des lits même. Une véritable salle d’opérations, bien éclairée, permet de faire des interventions de grande chirurgie, d’aller par exemple rechercher et suturer des plaies de l’intestin dès les premières heures de la blessure, et de sauver des soldats qu’une opération plus tardive eût infailliblement laissés mourir. Dès que leur état le permet, et que le feu de l’ennemi laisse quelque répit, le plus souvent au cours de la nuit suivante, ou parfois plusieurs jours après pour les blessés du crâne et de l’abdomen, ceux-ci sont transportés, autant que possible en automobile, à l’ambulance la plus voisine, où ils trouvent des ressources plus complètes, des lits meilleurs, un personnel plus nombreux et le repos moral que donne l’éloignement du bruit du canon et de l’explosion des obus.

Aux postes de secours, sur le champ de bataille même, ou dans les abris des tranchées avancées, en même temps au péril et à l’honneur, sont les « médecins auxiliaires, » jeunes étudians ayant déjà quelque expérience et, parmi eux, beaucoup d’internes de nos hôpitaux, élite du corps médical. Ils entrent dans la vie par la porte sanglante et magnifique de la Grande Guerre. Beaucoup sont morts au champ d’honneur, mais ils ont vécu plus que nous ! Leur vie a été plus grande que la nôtre, que celle au moins de ceux d’entre nous qui étions trop jeunes lors de la guerre des vaincus et qui sommes trop vieux aujourd’hui pour nous jeter dans la mêlée d’où nous sortirons victorieux.

Aux premières lignes aussi, aux ambulances toutes proches, marchant avec les régimens quand ils marchent, ou terrés avec eux sur le front immobile, sont les médecins directement attachés aux bataillons, aux régimens. Découvrons-nous devant eux ! Avec les auxiliaires ce sont, dans cette guerre immense, les héros du corps médical. Ce sont, pour la plupart, d’humbles médecins de campagne, que la mobilisation a d’un seul coup élevés à la hauteur des plus grands devoirs. Et ce sont eux, ces médecins de campagne, qui bien souvent se montrent les plus dignes des fonctions redoutables qui leur sont confiées. Le médecin de campagne est toujours en guerre, avec les élémens, avec la fatigue, avec les surprises et les difficultés du métier. Loin de tout, loin des conseils de ses maîtres, loin des hôpitaux organisés et spécialisés, il doit tout faire et tout bien faire ; il doit connaître la médecine, et l’obstétrique, et la chirurgie ; il doit soigner les vieillards, les enfans et les femmes, improviser des appareils en cas d’accident grave, et se contenter le plus souvent des moyens de fortune que le hasard met dans sa main ! Le bon médecin de campagne est un être admirable, exceptionnel, et que la rude pratique d’une vie laborieuse forme aux surprises et aux difficultés de la chirurgie de guerre, mieux que les titres, les galons et les parchemins !...


L’ambulance est la grande étape où le blessé, transporté du poste de secours, après un premier examen, un premier pansement, parfois même une première opération, lorsque les conditions matérielles ont permis de la faire, va recevoir des soins plus complets et souvent, pour les blessés graves, trouver le repos nécessaire jusqu’au jour où une évacuation vers l’arrière sera devenue possible. Son installation varie infiniment, suivant les locaux, les ressources et l’esprit d’organisation de son chef. J’en ai vu dans des granges et dans des châteaux, sous des tentes ou dans de somptueux hôtels. Elles se sont d’ailleurs singulièrement perfectionnées depuis le début de la guerre, et leurs moyens d’action se sont multipliés. Les ambulances automobiles créées de toutes pièces par le docteur Marcille ont été un grand progrès et permettent d’amener rapidement près du front de combat une salle d’opérations avec des chirurgiens compétens qui peuvent y procéder à toutes les grandes opérations que rend possibles la chirurgie moderne. Des voitures radiologiques automobiles permettent aussi d’aller, d’ambulance en ambulance, déterminer les lésions osseuses ou le siège des projectiles. De grands efforts ont été faits dans ce sens depuis le début de la guerre, et la noble émulation de la bienfaisance privée a apporté au service de santé une aide efficace et généreuse.

C’est donc à l’ambulance que bien souvent les blessés recevront les premiers soins chirurgicaux sérieux, ceux d’où dépend leur vie ou tout au moins leur avenir. Dans ces blessures, après l’hémorragie, — qui peut tuer rapidement, mais qui en somme est assez rare, les hémorragies graves amenant la mort sur le champ de bataille même, — c’est l’infection sous toutes ses formes qui est la grande ennemie, et c’est contre elle qu’il faut lutter.

Le nettoyage minutieux des plaies et des blessures sera donc le travail fondamental du chirurgien d’ambulance. Dans les blessures du crâne, ce nettoyage nécessite souvent la trépanation, et, dans les fractures, il est suivi de l’immobilisation du membre dans une gouttière, dans un appareil plâtré ou dans un de ces nouveaux appareils d’une variété infinie, dus à l’ingéniosité de nombreux chirurgiens. Dans les plaies de l’abdomen, c’est également à l’ambulance que, dans les premières heures qui suivent la blessure, la laparotomie pourra être tentée. Elle a déjà sauvé beaucoup de blessés, mais elle ne peut être faite avec chances de succès que par un chirurgien expérimenté et dans des conditions d’assistance et d’installation particulièrement satisfaisantes.

C’est enfin de l’ambulance que partiront, emportés vers l’arrière par les trains sanitaires, tous les blessés en état de voyager qui laisseront la place à des blessés nouveaux.


L’ambulance de première ligne qui, dans la guerre actuelle, par la force des choses et en dépit de son nom, est devenue immobile, est, en somme, le centre chirurgical le plus actif et le plus mouvementé. Certains chefs d’ambulances ont parfois sans repos, pendant des jours et des nuits, opéré des malades par centaines, et, emportés par l’exaltation des grandes heures qu’ils vivaient, fourni un travail qui paraît au-dessus des forces humaines. Que de blessés leur doivent la vie ! Mais, hélas ! combien sont morts entre leurs bras que leurs efforts n’ont pu sauver !

Qu’elle est touchante et qu’elle est belle, la mort de ces héros obscurs, emportés par leur destinée dans le tourbillon de ce cataclysme géant et qui, sans bien comprendre toujours la grandeur de la cause pour laquelle ils meurent, marchent sans murmurer jusqu’au sacrifice suprême ! Et rien, ni les ravages de l’incendie, ni les ruines des villages détruits par le fer et le feu, ni les bois hachés de mitraille, ni les cadavres gisant au hasard parmi l’herbe des champs, rien ne fait comprendre plus douloureusement les horreurs de la guerre et le crime de ceux qui l’ont déchaînée, que la face pâle et muette du pauvre soldat mort sur son lit d’ambulance !

La tombe collective des soldats tombés sur le champ de bataille, creusée sur le lieu de leur sacrifice, et qui parfois n’est que la tranchée même où ils ont vécu leurs dernières heures, a quelque chose d’auguste et de magnifique. Ils sont là, couchés dans la terre sanglante qu’ils ont défendue jusqu’à la mort ! Il semble qu’ils n’aient pas voulu la quitter, et dans l’herbe des printemps futurs, dans les épis des moissons avenir, qui pousseront un jour sur cette terre fécondée par l’ouragan d’acier comme le sable du désert par une pluie d’orage, renaîtront pour la vie universelle les jeunes corps meurtris des soldats de la Grande Guerre. Gloire aux héros couchés dans la tombe anonyme ! Mais le soldat qui meurt à l’ambulance n’est plus l’inconnu qui tombe au cours de la bataille. Il s’en ira dormir à côté de ses camarades, dans un coin de terre sacrée, où ceux qui l’ont aimé pourront venir un jour s’agenouiller pieusement devant une humble croix au nom presque effacé. Oh ! quelle poésie sereine et douloureuse dans ces tombes sans nombre dont chaque petite croix blanche marque le sol où dort un pauvre enfant de France, qui partit pour la guerre avec l’espoir au cœur, et que nul ne reverra plus !

Tout le long de l’immense front semé de ruines, où les maisons ne sont plus que des monceaux de pierres, où les villes ne sont plus que d’informes débris croulans, où les arbres déchiquetés n’ont plus ni branches ni feuillages, où la terre elle-même est comme assassinée, tout renaîtra quelque jour, — et quand la paix sera depuis quelques années descendue sur le monde, quand les maisons se seront relevées, quand les églises enverront de nouveau dans la campagne qu’ébranle aujourd’hui le bruit du canon, le doux son de leurs cloches ressuscitées, quand la nature toujours renaissante aura de nouveau recouvert la terre de sa verdure et de ses fleurs, les traces de la guerre disparaîtront aux yeux des hommes. Il n’en restera que le souvenir éternel ! Mais il en restera aussi, de loin en loin, couchés au flanc de la colline sous la lumière du soleil, ou perdus quelque part dans l’ombre du vallon solitaire, tous ces champs de repos, tous ces cimetières sacrés, où nul n’osera troubler le sommeil des soldats de la Grande Guerre, et où les fils de ceux qui sont morts pour la France viendront pendant longtemps encore jeter des palmes et des fleurs.


Si l’ambulance est le lien funèbre où meurent bien des grands blessés que la chirurgie ne put pas guérir, elle est aussi l’endroit bienfaisant où le plus grand nombre d’entre eux trouveront les soins qui assureront leur salut.

C’est en effet des premiers soins donnés à l’ambulance que, pour le plus grand nombre des blessés, pour tous les blessés graves, pourrait-on dire, dépend la guérison ou la mort, et le rôle du chirurgien d’une ambulance active est véritablement grand.

La plupart des accidens graves sont dus presque exclusivement à l’infection des plaies. C’est donc par leur désinfection première et définitive que les blessés seront mis à l’abri de ces complications terribles, gangrènes gazeuses, phlegmons toxiques ou suppurations prolongées qui, lorsqu’elles ne les tuent pas, provoquent trop souvent le sacrifice d’un membre ou d’irréparables infirmités. Et l’on peut dire que c’est au premier nettoyage, au premier débridement, à la première désinfection d’une plaie qu’est lié le sort du blessé. Cette première opération, ce premier nettoyage de la plaie ne sauraient donc être faits avec trop de soins et de minutie. Il est d’ailleurs souvent fort difficile. Et c’est ici qu’un chirurgien de carrière sera véritablement à sa place.

Pour ces explorations de plaies souvent profondes et qui siègent bien souvent dans des régions dangereuses, il faut savoir tailler largement dans les chairs, il faut savoir se mouvoir avec assurance dans les régions des gros vaisseaux et des organes qui doivent être respectés. Ces interventions ne peuvent être faites correctement que par des hommes auxquels une science anatomique parfaite et la pratique quotidienne de la chirurgie a donné l’expérience nécessaire et la confiance en soi qu’autorise seul le sentiment de sa propre valeur.

Cette désinfection des plaies de guerre ne saurait être poussée trop loin. Il est d’ailleurs parfois impossible de la mener à bien d’une façon parfaite. Autant il est facile, soit par la radiographie, soit par la radioscopie, dont la plupart des ambulances militaires sont aujourd’hui dotées avec une abondance qu’on ne retrouve pas toujours dans les hôpitaux de l’arrière, autant il est facile de se rendre compte de la présence des corps étrangers métalliques et des projectiles de toute sorte dont l’extraction peut souvent être faite à l’ambulance même, autant il est difficile de dépister dans la plaie les débris de vêtemens et autres corps étrangers auxquels sont dus la presque totalité des accidens d’infection. Rien ne met sur la voie du siège de ces débris septiques qui peuvent être profondément enfoncés dans les parties molles, où rien, dans les premières heures, ne vient déceler leur présence, et cette particularité permet de comprendre le nombre des accidens d’infection tardive qui se développent autour de ces débris inaccessibles.

C’est à l’ambulance également que sera pratiquée chez presque tous les blessés l’injection de sérum antitétanique, qui a fait ses preuves, sur l’efficacité duquel on discutait avant la guerre, et sur laquelle on ne discute plus maintenant. Le tétanos est aujourd’hui très rare. Il n’est pas douteux que sa disparition presque complète soit due aux injections régulières faites aux ambulances du front. Et c’est là un service inappréciable rendu par les hommes de laboratoire, service que ne sauraient reconnaître ni les titres ni les honneurs, vains hochets qui n’ont qu’un temps, et qui ne peut trouver sa vraie récompense que dans l’éternelle reconnaissance des hommes.

Cette lutte contre l’infection est souvent compliquée par les conditions mêmes de la blessure et par la nature de l’organe blessé. C’est ainsi que les plaies de l’abdomen, presque toujours accompagnées de lésions intestinales, qui entraînent fatalement les accidens les plus redoutables, les plaies du crâne si souvent compliquées de lésions du cerveau, les plaies des articulations et en particulier du genou, les fractures enfin, et les dominant toutes par sa gravité particulière et les difficultés de son traitement, la fracture de cuisse, entraînent des opérations délicates, laparotomies, trépanations, ouvertures articulaires, pose d’appareils souvent très difficiles à bien appliquer et pour lesquels certains chirurgiens de l’avant ont acquis une expérience et une habileté remarquables. Beaucoup de jeunes chirurgiens ont accompli aux ambulances une œuvre magnifique, depuis surtout que la force des choses, triomphant de la routine, du mauvais vouloir ou de l’incompréhension stupéfiante de certains chefs, indignes de la haute situation qu’ils occupent, les a mis à leur place.


Les grands blessés, — blessés du crâne trépanés, blessés de l’abdomen, du genou, malheureux dont la cuisse est brisée et auxquels tout déplacement serait funeste, — sont conservés à l’ambulance le plus longtemps possible, suivant ses ressources et l’abondance des nouveaux blessés, jusqu’à ce qu’ils soient assez bien pour être acheminés vers l’arrière. Tous ceux au contraire qui semblent pouvoir supporter un voyage quelquefois bien long, — tous les blessés légers, — sont envoyés dans l’intérieur plus ou moins loin, suivant les circonstances et la gravité des blessures.

Et c’est alors le voyage dans ces trains sanitaires, inexistant pour ainsi dire au début de la guerre, et qui, tant bien que mal improvisés, ont été, au moment de la bataille de la Marne, d’une lamentable insuffisance. Il sont aujourd’hui, et depuis longtemps, grâce à d’intelligens efforts, organisés d’une façon aussi parfaite que possible, et emportent loin du front, loin du bruit du canon, dans la tranquillité des villes de province, toutes les victimes meurtries qui trouveront dans les innombrables hôpitaux de l’arrière qui ont surgi dans la France entière, par les efforts combinés du service de santé et de la bienfaisance privée, les soins de tous les instans qu’exige leur état.

Sans doute ils ne trouveront pas tous des chirurgiens d’égal talent. Le nombre des hôpitaux où sont dispersés les innombrables blessés de la guerre est trop grand pour le nombre des hommes ayant l’expérience et l’habitude de la chirurgie. Comme dans toutes les branches de l’activité humaine, les hommes de talent sont rares, et il ne saurait y avoir partout de « grands chirurgiens, » ni même de bons chirurgiens. C’est une fatalité devant laquelle il faut s’incliner et le service de santé, après avoir corrigé les premières erreurs dont j’ai parlé plus haut, et s’être efforcé de confier les blessés à des hommes capables de les soigner, a créé des chirurgiens de secteur, qui ont sous leur surveillance toute une région et qui, au prix d’un travail parfois excessif, peuvent opérer eux-mêmes tous les grands blessés de leur zone ou diriger leur traitement. Ces chirurgiens chefs de secteur sont pour la plupart des chirurgiens qualifiés, venant des hôpitaux de Paris ou des grandes villes. Ils rendent d’inappréciables services.

Mais, il faut bien le dire, cette chirurgie de l’arrière, celle que font la plupart d’entre nous, n’est pas comparable à la chirurgie que nous connaissons tous et qui donne chaque jour des preuves nouvelles de sa puissance et de sa véritable beauté. Quand les blessés ne nous arrivent pas guéris, ou à peu près, ce qui est commun, ils présentent alors, à un degré plus ou moins marqué, ces accidens d’infection dont j’ai tant parlé jusqu’ici et qui donnent à cette chirurgie quotidienne un caractère particulièrement douloureux. C’est la chirurgie des fractures infectées, des plaies avec décollemens profonds et drainages étendus, des corps étrangers non extraits, des accidens de toute sorte dus aux blessures des nerfs, si rares dans les conditions ordinaires et si communes aujourd’hui, des mutilations de toute espèce, et en particulier des mutilations de la face, qui nécessitent des opérations autoplastiques souvent multiples pour redonner figure humaine à ces blessés malheureux entre tous ; des fistules osseuses enfin, récidivant sans cesse, parfois interminables, mettant à une rude épreuve le courage des blessés et la patience des chirurgiens, et qui nous permettent aujourd’hui de comprendre l’histoire de ces vieux soldats des guerres du premier Empire, que nous connaissions dans notre enfance — et qui, depuis soixante ans, voyaient de temps en temps se « rouvrir leur blessure. »

Beaucoup de ces hôpitaux de l’arrière sont d’une grande activité. Sans doute, ils ne connaissent pas les momens de travail intensif et épuisant des ambulances du front. Mais l’activité y est plus suivie, plus soutenue, plus régulière, et, depuis deux ans qu’il dure, le travail des chirurgiens de l’arrière, bien que se faisant loin du canon, donne à ceux qui l’ont accompli, — et dont beaucoup touchent à l’âge où l’on aspire au repos, — le sentiment d’avoir sauvé la vie à bien des blessés, d’avoir rendu à l’armée beaucoup des combattans dont elle a besoin, et d’avoir enfin, au cours du drame immense au milieu duquel nous vivons, rempli leur devoir jusqu’au bout.

Mais nous n’avons pas été seuls, et dans le pays entier nous avons trouvé une aide admirable dans toutes les femmes de France qui ont été s’asseoir au chevet des blessés, et qui, malgré la fatigue, malgré la lassitude qu’apporte fatalement la longue durée de la guerre, sont toujours là, le jour et la nuit, les unes accomplissant mille besognes obscures, les autres exécutant chaque jour pendant des heures les pansemens les plus pénibles, aidant aux opérations, passant leurs nuits auprès des opérés, veillant les mourans et ensevelissant les morts !

Que ferions nous sans ces milliers et ces milliers de femmes de bonne volonté, souvent très instruites et connaissant merveilleusement ce qu’elles ont à faire, toujours compatissantes et toujours dévouées, religieuses ou laïques, travaillant pour l’amour du Christ ou la simple satisfaction du devoir accompli ! Que ferions-nous sans elles, et si nous n’avions, pour nous aider dans l’immense travail que représentent les soins de centaines de milliers de blessés et de malades toujours renouvelés, que les infirmiers militaires, dont beaucoup certes sont courageux, dévoués et compétens, mais dont l’ensemble se ressent de l’incohérence qui a présidé à leur recrutement ! On ne dira jamais assez, ni assez haut, ce que nous devons aux infirmières volontaires qui ont accompli une œuvre immense et qui auraient fait plus encore si les autorités militaires le leur avaient permis.


Le temps passe vite, aux heures torrentielles où nous vivons. Mais ces heures sont bien remplies et l’aiguillon de la nécessité immédiate est un puissant éducateur. La chirurgie de guerre s’est vite adaptée aux fonctions nécessaires qu’elle ignorait avant la guerre, et d’immenses progrès ont été réalisés sous tous les rapports, aussi bien dans l’organisation générale que dans le matériel et les doctrines chirurgicales. Et puis l’expérience est venue, et beaucoup de médecins du front ou de l’arrière que leurs études antérieures et leurs occupations professionnelles ordinaires n’avaient pas particulièrement dirigés vers la chirurgie, sont devenus, par suite des nécessités de la guerre, des hommes de grande valeur et pour lesquels la désinfection des plaies de guerre ou le traitement des fractures n’a plus de secrets.

Il est certain que les blessés qui sont aujourd’hui évacués vers l’arrière nous parviennent dans des conditions infiniment meilleures que par le passé. Meilleures par la façon dont leurs blessures ont été traitées, explorées, drainées et nettoyées, par l’application souvent parfaite d’appareils compliqués, inconnus de tous au début de la guerre, par la conduite tenue dans les plaies du crâne, qui ont été nettoyées et au besoin trépanées, dans les plaies articulaires, souvent très graves, dans les plaies de l’abdomen, souvent opérées maintenant dans des conditions convenables et fréquemment suivies de guérison, par l’ensemble enfin des opérations immédiates qui se pratiquent sur le front et qui ont pour but de parer aux premiers accidens possibles, dont les plus fréquens et les plus redoutables sont les accidens d’infection.

Les méthodes d’évacuation se sont aussi transformées peu à peu, le nombre des automobiles s’est accru dans de grandes proportions. Un grand nombre circulent aujourd’hui entre la ligne de feu et les ambulances situées à quelque kilomètres en arrière. De nombreux trains sanitaires ont été aménagés dans des conditions satisfaisantes et souvent presque parfaites comme dispositions, ressources médicales, régularité de fonctionnement et rapidité. Le service des gares régulatrices et des hôpitaux d’évacuation s’est également perfectionné peu à peu et adapté au travail intensif qu’on leur demande bien souvent.

L’outillage chirurgical s’est aussi développé de la façon la plus heureuse : instrumens, installations radiographiques, salles d’opérations, dont beaucoup ont été fournies à l’armée par l’intelligente générosité de nombreux donateurs français et étrangers. L’instruction de plus en plus grande et l’éducation chirurgicale de plus en plus parfaite des infirmières de la Croix-Rouge, sont aussi pour beaucoup dans les résultats obtenus.

Il n’est pas jusqu’aux discussions dans les Sociétés scientifiques, au premier rang desquelles il faut mettre la Société de Chirurgie de Paris, qui n’aient eu leur action bienfaisante en fixant certains points de doctrine, très discutés ou mal élaborés avant la guerre, et qui, maintenant, sont acceptés de tous. Des réunions chirurgicales, des conférences ont également lieu aux armées, et ainsi se sont constitués de véritables foyers scientifiques, dont l’influence s’exerce sur les actes d’un grand nombre de chirurgiens.

Enfin, la création des chirurgiens de secteur, pour la plupart jeunes et pleins de talent, et qui étendent leur autorité scientifique et professionnelle sur toute une région, a rendu de très grands services. Un certain nombre d’entre eux, grâce à l’assistance d’un médecin radiographe devenu leur collaborateur immédiat, ont acquis une expérience et une habileté remarquables dans l’extraction des corps étrangers : La chirurgie du crâne et du cerveau, la chirurgie des fractures, la chirurgie des nerfs et des articulations, la chirurgie du poumon même ont donné lieu à de nombreux travaux d’où sont sortis des perfectionnemens certains qui se répandent de plus en plus parmi les chirurgiens du front comme parmi ceux de l’arrière, et dont bénéficient chaque jour les blessés innombrables qui donnent leur sang pour la France !


Je voudrais que cette étude où je me suis efforcé de donner une idée de la chirurgie de guerre, de ses émotions, de ses dangers et des difficultés qui l’entourent, laissât à ceux qui voudront bien la lire jusqu’au bout une impression de réconfort et d’espérance. Sans doute nous sommes tous douloureusement affectés par les trop nombreux mutilés que nous rencontrons chaque jour : amputés de bras et de jambe, blessés atteints d’ankyloses, de rétractions musculaires et tendineuses, de paralysies, de fractures vicieusement consolidées, défigurés par des cicatrices affreuses, borgnes, aveugles, aveugles surtout, qui sont les pires victimes de l’affreuse hécatombe ! Mais combien de blessés sont retournés au front, blessés légers, blessés graves souvent, guéris d’une façon parfaite et qui, il faut le dire bien haut, seraient presque tous morts s’ils n’avaient trouvé, quelque part sur leur route, celui qui les a guéris, et dont les soins souvent insignifians en apparence ont, dans des cas innombrables, même chez des blessés légers, barré la route à l’infection et à la mort.

Ceux-là se comptent peut-être par centaines de mille. Le service de santé, quelles qu’aient été, à son début, ses imperfections et ses fautes, a sauvé des armées entières, et à cette heure où les fautes ont été corrigées et où nous sentons venir la victoire, détournons nos yeux de ceux qui sont responsables de ces erreurs. Ce n’est pas en arrière, c’est en avant qu’il faut regarder aujourd’hui. Et quand l’heure sera venue du triomphe et de l’allégresse, quand les soldats de la Grande Guerre seront rentrés derrière nos drapeaux victorieux, sous les acclamations de la multitude, alors de grands jours se lèveront pour la France régénérée ! Ce sera notre joie, ce sera notre orgueil pendant les jours qui nous restent à vivre que d’avoir, dans ces temps d’épreuves surhumaines, contribué de toutes nos forces à cette victoire éblouissante dont le brouillard de sang qui couvre l’horizon ne saurait nous cacher la marche irrésistible, et travaillé de toute notre âme à l’œuvre magnifique de la libération du monde.


J.-L. FAURE.