La Chronique de France, 1901/Chapitre V

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Imprimerie A. Lanier (p. 121-149).

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LA FRANCE EN EUROPE

Depuis la promenade triomphale accomplie, il y a dix ans, par l’escadre de l’amiral Gervais, de Stokholm à Cronstadt et de Cronstadt à Portsmouth, jamais la politique Française au dehors n’avait brillé d’un éclat comparable à celui qu’elle a atteint au cours de l’année 1901. Peu importe que les Français, très occupés au dedans par diverses querelles dont les unes sont sérieuses et les autres futiles, aient négligé de s’en apercevoir. Le fait n’en est pas moins-là, avec toute sa portée et toutes ses conséquences. Mais il y a cette différence entre les succès de 1891 et ceux de 1901, que les premiers furent en quelque sorte le résultat d’une action collective, anonyme, l’aboutissement logique de l’œuvre de relèvement accomplie par la République, œuvre à laquelle ont travaillé tant de bons citoyens et d’hommes éminents, qui ne portera cependant le nom d’aucun d’eux — tandis que les seconds ont été obtenus par le labeur opiniâtre, la sagesse constante et la ferme volonté du ministre actuel des Affaires étrangères. Un peu isolé de ses collègues du Cabinet, laissé très libre par le président du Conseil, se renfermant strictement dans les limites de son département, M. Delcassé a, depuis quatre ans et surtout depuis deux ans, véritablement exercé la direction de la politique extérieure Française ; il a appliqué son programme et ses idées personnelles. Avec M. de Freycinet qui resta quatre années à la tête du département de la guerre, M. Delcassé détient par conséquent le record de la durée des fonctions ministérielles. Il détient aussi le record de la politique personnelle. Nous avons indiqué l’année dernière les particularités de sa méthode[1]. Il reste à en exposer les fruits. Contrairement à ce qu’on pouvait prévoir, ils n’ont pas mûri en 1900, dans l’allégresse de l’Exposition, mais en 1901, parmi les intempéries et les incertitudes d’une atmosphère internationale âpre et changeante.

Le Rapprochement Franco-italien.

Pour toutes sortes de motifs, M. Delcassé désirait rapprocher les deux sœurs latines ; il voyait à la prolongation d’une hostilité sans raison de graves inconvénients pour l’avenir et aucun avantage dans le présent. Il songeait, avec ses habitudes de prévoyance lointaine, à tous les périls qu’engendrera la succession d’Autriche et aux conflits dont la Méditerranée pourrait devenir le théâtre. D’autres y avaient sans doute songé avant lui mais s’étaient laissé rebuter par les difficultés de la tâche. Peu à peu sous l’influence des sentiments francophobes développés par le parti Crispinien, on s’était accoutumé, au-delà des Alpes, à l’idée qu’une détente ne saurait se produire entre les deux pays sans que l’Italie renonçât préalablement à faire partie de la Triple alliance. C’eût été pour elle, payer d’un prix trop élevé les avantages résultant d’une reprise des relations commerciales avec sa voisine. D’autre part, les Français s’imaginaient que toute marque de sympathie donnée par eux aux Italiens entacherait leur dignité et affaiblirait la portée de leur alliance avec la Russie. M. Delcassé aperçut l’inanité de tels préjugés et s’employa à les dissiper. Il provoqua cet échange d’« explications loyales » auquel il a fait allusion depuis dans une de ses communications à la Chambre des députés. On vit aussitôt que si les intérêts respectifs des deux nations ne sont pas, à l’heure actuelle, assez semblables pour comporter une alliance précise, aucun antagonisme du moins n’existe qui s’oppose à l’établissement entre elles d’une amitié durable.

Une convention économique était insuffisante à déterminer dans les relations franco-italiennes un revirement si considérable et à en marquer l’importance devant l’Europe attentive. Une occasion se présenta de faire davantage. L’escadre Française de la Méditerranée ayant été naguère saluer le roi Humbert pendant son séjour en Sardaigne, il était de rigueur que l’Italie, selon l’usage, rendit cette politesse dès que le président de la République s’approcherait de la frontière. L’opinion apprit donc sans étonnement que Victor Emmanuel iii enverrait ses navires saluer M. Loubet lors de sa visite à Toulon, au mois d’Avril 1901. Mais le nombre et la puissance des navires choisis, le maintien à leur tête du duc de Gênes, oncle du roi, dont la période de commandement était expirée, la nouvelle que ce prince serait chargé de remettre au Président le collier de l’Annonciade, une des distinctions les plus hautes et les plus rares dont dispose l’Europe monarchique, tous ces faits ne tardèrent pas à indiquer que quelque chose d’insolite se préparait. En France, l’attention se tourna en inquiétude lorsqu’on sut que l’escadre Russe, présente à Toulon, allait quitter ce port pendant la visite de l’escadre Italienne. La Russie désapprouvait-elle la nouvelle orientation donnée à la politique Française ? On pouvait le craindre et l’opposition pendant deux jours en fit grand bruit dans ses journaux. Mais l’empereur Nicolas ayant aussitôt donné à l’amiral Birilef déjà en route, l’ordre de revenir à toute vapeur sur Nice où le Président devait séjourner avant de se rendre à Toulon, cette démonstration significative mit fin aux commentaires intéressés. Quelques torpilleurs demeurèrent à Toulon pour y représenter la marine Russe et il devint clair qu’en s’abstenant de faire participer à ces fêtes une trop forte escadre, la Russie, d’accord avec la France, avait voulu que le caractère n’en fut point faussé. Il convenait que l’Europe ne vit point la conclusion d’une alliance à trois, là où il ne pouvait y avoir que l’échange entre deux nations voisines de témoignages d’amitié et de sympathie. De la sorte tout se passa à merveille. À Nice, M. Loubet reçut l’hommage de la flotte Russe en même temps que les visites du prince de Bulgarie et Grand-Duc Boris. À Toulon, il trouva en plus de la flotte Italienne commandée par le duc de Gênes, le cuirassé Pelayo qui lui apportait le salut du roi d’Espagne et de la reine-régente. On remarqua la franche cordialité des toasts prononcés en cette circonstance et le ton significatif des télégrammes échangés entre le président et le roi d’Italie.

Le nervosité de l’opinion, tant à Paris qu’à Berlin, prouva que les allures agressives de la Triple-Alliance survivaient à son caractère véritable, déjà profondément altéré par les événements. Mais bientôt tout se calma ; les Allemands prirent leur parti de l’inévitable et les Français s’accoutumèrent à ne plus identifier avec sa patrie le gallophobe Crispi dont la mort, d’ailleurs, survint peu après. On ne saurait prévoir ce qu’il adviendra du rapprochement Franco-Italien. Mais quand bien même un avenir imprévu en entraverait le développement et en détruirait les bons effets, ses artisans n’en mériteraient pas moins de justes éloges. Ils déployèrent, dans un but utile et désirable, autant de sagesse que d’habileté.

L’Affaire du Maroc.

Les journaux Allemands, Anglais et même Espagnols qui ont insinué, à plusieurs reprises déjà, que la France avait sur le Maroc des visées coupables ont eu beau jeu cette année, une série d’incidents fâcheux, couronnés par le meurtre d’un négociant Français, M. Pouzet, ayant nécessité une vigoureuse intervention auprès du gouvernement Chérifien. Les satisfactions réclamées n’avaient pas été données assez vite ; des navires de guerre Français parurent devant Mazagran et Mogador, porteurs d’un ultimatum énergique que le Sultan marocain se vit bien forcé d’accepter : il comportait le règlement immédiat de toutes les difficultés pendantes, une indemnité appropriée et la remise aux Français du caïd coupable que ceux-ci conduisirent eux-mêmes à la prison de Tanger. L’effet fut très vif parmi les populations indigènes et le prestige de la France s’en trouva grandement accru.

Mais les polémiques allèrent leur train en Europe. Il fut question d’une convention secrète entre la France et la Russie en vue de s’aider mutuellement à annexer l’une, la Mandchourie et l’autre, le Maroc ; puis on parla de négociations par lesquelles le cabinet Britannique abandonnerait le Maroc à la France en échange d’une renonciation à ses privilèges de Terre-Neuve. Abdud-Aziz n’eut garde de laisser passer une si bonne occasion de profiter des dissentiments que les projets prêtés à la France semblaient susceptibles de faire naître parmi les puissances européennes. Il dépêcha donc à Londres et à Berlin une mission chargée de négocier des traités de commerce et de planter, si possible, des jalons politiques en vue d’une intervention éventuelle. M. Delcassé exigea alors qu’une seconde mission, ayant à sa tête le ministre des Affaires étrangères de l’Empire, vint à Paris et de là se rendit à Pétersbourg, de façon à contrebalancer l’effet et à neutraliser les actes de la première mission. Mais, en même temps, il profita d’une interpellation qui lui était adressée pour s’expliquer, devant le Sénat, sur la ligne politique qu’il avait cru devoir adopter. Son discours fut à la fois, prudent et ferme. Il coupa court aux bruits alarmants, insidieusement répandus, et ne put laisser de doute sur la pureté des intentions du cabinet de Paris. Le ministre déclara nettement que la France ne cherchait en aucune façon à établir son protectorat sur le Maroc et que tout ce qu’elle désirait, était le maintien du statu quo. Il prouva même que dans ses revendications, elle n’avait pas été jusqu’au bout de ce qu’elle eût pu exiger. Mais en regard de cette modération, il indiqua « l’intérêt singulier » avec lequel la France est contrainte, par la force même des choses, de suivre de très près tout ce qui se passe au Maroc. Il arrive que sur les lèvres de certains hommes d’État, qui parlent un langage rare et clair et dont la moindre parole a une portée, certains mots prononcés à certaines heures, acquièrent tout à coup une signification inattendue. « L’intérêt singulier » eut cette fortune. Toutes les chancelleries le notèrent, tous les chroniqueurs le commentèrent. On sut par là que la France ne permettrait pas la rupture, au profit d’une autre puissance, de ce statu quo qu’elle s’applique à conserver et l’on comprit que si l’état de décomposition dans lequel se trouve le Maroc venait à s’aggraver, au point qu’une désagrégation en résultât, la République se réservait d’y jouer le premier rôle. Ainsi, dans cette affaire, le présent se trouva précisé et l’avenir, délimité.

Le Conflit Franco-Turc.

Il n’est pas exagéré de prétendre que la façon dont a été soulevé, conduit et résolu le conflit Franco-Turc constitue l’un des chefs-d’œuvre de la diplomatie contemporaine. Pour mieux apprécier cette page d’histoire, il convient d’examiner d’abord en quoi cette victoire diplomatique de la France lui était devenue nécessaire et d’en étudier ensuite la cause occasionnelle et la brillante conclusion.

Les adversaires de la République la rendent volontiers responsable de l’espèce d’éclipse qu’a subie, depuis trente ans, le prestige Français en Orient. Il est vrai que certains de ses ambassadeurs à Constantinople, ont assez largement contribué à ce fâcheux résultat, car à ce poste exceptionnel, on nomma trop souvent des hommes discrets et timorés, aux yeux de qui un front chargé de pensées et une plume élégante et sobre suffisent à constituer le parfait diplomate et qui, par ailleurs, comptent les services qu’ils ont rendus à leur pays par le nombre des affaires dont ils ont pu le tenir écarté. Mais, mieux représentée et mieux servie, la République ne se fut pas moins trouvée en face d’une succession lourde à recueillir. La France, en effet, n’est plus seule en Orient et l’Orient, du reste, est trop vaste pour elle. Elle n’avait aucun moyen d’empêcher l’Allemagne de déployer en Asie-Mineure une féconde activité ; elle ne pouvait défendre Jérusalem contre les diverses nationalités dont les représentants veulent s’y établir ; elle pouvait encore moins empêcher des catholiques Allemands, Italiens, de se réclamer de leurs souverains et de se faire protéger par leurs gouvernements plutôt que par une puissance étrangère investie d’un antique protectorat, désormais dépourvu de sens et de sanction.

Ce protectorat, pourtant, la France ne saurait y renoncer, non pas seulement parce qu’il constitue une prérogative dont le nom même est prestigieux, mais parce qu’il est étroitement lié à des intérêts matériels de la plus haute importance. Sept lignes de chemins de fer représentant un total de 1778 kilomètres ont été construites dans l’empire Ottoman avec 366 millions d’argent Français ; les Autrichiens n’y comptent que 1300 kilomètres et les Allemands 1240 ; le grand Central Asiatique que construisent ces derniers le sera, par moitié grâce aux capitalistes Français. Le groupe des maisons de banque et de commerce Françaises (parmi lesquelles la Banque Ottomane, la première de l’Empire), représente 175 millions ; les quatre principaux ports de Turquie, Constantinople, Salonique, Smyrne et Beyrouth sont exploités par des compagnies Françaises ; une autre assure l’éclairage des côtes. D’importantes branches de commerce, comme celui de la soie à Brousse, d’importantes exploitations, comme celles des charbonnages d’Héraclée et des bitumes de Selenitza sont entre des mains Françaises. Des propriétés foncières dont le total est estimé à une valeur de 62 millions, un commerce qui balance, dans ces régions, celui de l’Angleterre, de nombreuses écoles où la langue Française est enseignée, tels sont les intérêts matériels de la France en Orient. En ajoutant le commerce annuel aux capitaux engagés, ces intérêts n’atteignent pas loin d’un milliard de francs.

Tout se tient dans la civilisation moderne ; le prestige national et le taux des échanges sont étroitement unis ; une diminution d’influence se traduit par des pertes d’argent, et un abaissement du chiffre des affaires entraîne un amoindrissement moral. Pour rétablir directement son prestige, la France eut été obligée de diriger une intervention sur un des points vitaux de l’Empire Ottoman : Le Caire, Jérusalem ou Constantinople. Ni la Crète, ni l’Arménie n’eussent fait l’affaire. Au moment de la guerre Gréco-turque ou des massacres Arméniens, le cabinet de Paris aurait pu sans doute, provoquer une action générale en prenant lui-même les devants ; mais de toutes façons l’action eut été collective et le bénéfice acquis à l’ensemble de la chrétienté plutôt qu’à la France elle-même. Or, au Caire, règne l’Angleterre ; l’effort dépensé par elle pour s’établir en Égypte et les grands projets auxquels cet établissement sert de base ne lui permettent plus d’y céder le pas à une autre puissance ni même d’y partager le pouvoir avec n’importe qui. Jérusalem, comme nous l’avons dit plus haut, est revendiqué par les trois branches de la grande famille chrétienne et si le drapeau Français y représente plus spécialement le catholicisme, la Russie y incarne l’orthodoxie et surtout depuis le retentissant voyage de Guillaume ii, le protestantisme germanique s’y est solidement implanté. Impossible de vouloir dominer dans cette Babel religieuse sans y allumer les plus redoutables conflits. À Constantinople, enfin, la protection Allemande s’est à ce point superposée aux méfiances ombrageuses des autres nations que toute pression directe trop énergiquement exercée risquerait d’entraîner de très graves conséquences.

Le gouvernement Ottoman, malheureusement pour lui, n’a ni les ressources ni l’activité suffisantes pour profiter des avantages d’une telle situation ; il ne connaît qu’une défense, l’inertie ; qu’un procédé, la tergiversation. Aussi donne-t-il aisément prise contre lui. C’est ce qui arriva. Lorsque l’ambassadeur de France, M. Constans, renouvela d’une manière plus pressante des réclamations maintes fois présentées et relatives à des créances particulières impayées ou à des indemnités indispensables, le Sultan ne sut pas voir qu’en se refusant à y acquiescer, il ouvrait la porte à des réclamations bien plus sérieuses. Il y avait l’affaire des quais de Constantinople : la Société concessionnaire se trouvait en quelque sorte expropriée des bénéfices de sa concession. Il y avait l’affaire des marais d’Ada-Bazar, desséchés par M. Baudouy et dont le gouvernement s’était emparé ensuite. Il y avait la créance de MM. Tubini à qui étaient dûs près de 4 millions de francs et enfin la créance des héritiers de M. Lorando se montant à près du double de la précédente. Il est admis, en général, qu’on doit payer ses dettes. Que reprocher à un ambassadeur lorsqu’il défend des nationaux à qui il est dû plus de 12 millions ? Que lui reprocher même s’il se fâche un peu, à la longue, après avoir été vingt fois éconduit ?

Le sultan commit la faute immense de laisser partir M. Constans qui avait annoncé son départ pour le cas où satisfaction ne lui aurait pas été donnée dans un délai voulu. Ce n’est plus un secret aujourd’hui que M. Constans en fut le premier surpris ; il ne s’attendait pas à ce qu’on le laissât partir. Mais il était trop fin politique pour ne pas mettre sa menace à exécution. Les choses, désormais, prenaient une tournure sérieuse et le Sultan s’était mis dans un mauvais cas. Il allait avoir affaire à forte partie. Le ministre des Affaires Étrangères de la République Française comprit immédiatement le parti à tirer de la situation, et on ne sait qu’admirer le plus de la patience qu’il déploya dans le deuxième acte de ce petit drame, puis de la fermeté dont il fit preuve dans le troisième.

La France eût l’air de se désintéresser des incidents de Constantinople ; elle avait formulé ses réclamations ; on lui avait manqué de respect ; elle avait retiré son ambassadeur ; elle attendait maintenant, comme dédaignant d’employer la force, qu’on lui donnât enfin satisfaction. M. Delcassé laissa passer le séjour de l’Empereur de Russie à Compiègne et approcher la date de la rentrée des Chambres. Le Sultan, vaguement inquiet, demandait la médiation des autres puissances ; mais toutes, même l’Allemagne, étaient réduites à lui refuser leurs bons offices, tant la France, par sa longanimité, avait ajouté de force au bien-fondé de ses exigences. Tout d’un coup, le tonnerre éclata. Avant qu’on sût son départ, l’escadre Française fut en route ; avant qu’on eût fini de discuter sur sa destination, elle avait occupé l’île de Mitylène. En même temps, un ultimatum de haute portée, dont chaque terme avait été l’objet d’une réflexion compétente, fut remis au gouvernement Ottoman et, par ordre de leur chef, les ambassadeurs Français accrédités près des grandes puissances leur firent une communication rassurante sur les intentions pacifiques de la République. Trois jours plus tard, la Porte cédait sans conditions. M. Delcassé ne se contenta pas de la décision de la Porte ; il voulut l’iradé impérial et exigea encore qu’on lui donnât connaissance des ordres d’exécution. Satisfaction immédiate lui ayant été octroyée sur tous ces points, l’escadre Française quitta Mitylène.

Ce dernier fait ne fut ni le moins habile, ni le moins frappant. Il se peut, qu’étant donné les habitudes bien connues des Turcs, on eût gagné à prolonger l’occupation et à garder Mitylène en gage pendant quelque temps. Mais alors, des susceptibilités étrangères n’auraient pas manqué de se manifester ; l’Europe n’aurait pu voir, sans en prendre alarme, la France s’installer dans une pareille position à l’entrée des Dardanelles. En même temps qu’elle faisait éclater à tous les yeux la parfaite loyauté de la République, l’évacuation rapide soulignait encore la force de ses armes, puisqu’elle était la conséquence d’une soumission absolue et immédiate à toutes les exigences formulées dans les deux ultimatum : le premier, relatif aux différentes créances énumérées ci-dessus ; le second ayant trait aux écoles non encore reconnues par la Porte, aux exemptions de taxes accordées aux établissements religieux et hospitaliers Français, à la reconstruction des établissements scolaires et autres, détruits pendant les troubles d’Arménie et enfin à l’investiture jusqu’alors refusée au patriarche Chaldéen, élu à Mossoul. Sur tous les points, le Sultan avait dû capituler. Sous le couvert d’intérêts financiers privés, la France l’avait obligé à reconnaître et à proclamer une fois de plus, dans ses grandes lignes, son protectorat traditionnel. On conçoit l’effet produit en Orient. Il ne fut pas moindre en Europe. Des félicitations unanimes et la plupart sincères affluèrent au quai d’Orsay. M. Constans retourna à Constantinople où, en son absence, l’ambassade avait été dirigée avec un tact consommé par le conseiller, M. Edmond Bapst. Il est permis de penser que, formulées par des hommes compétents, les félicitations adressées à la France ne visaient pas seulement les résultats obtenus par elle, mais aussi la perfection professionnelle d’une si belle campagne diplomatique.

Autour de Pékin.

Le protocole final imposé par l’univers civilisé à l’empereur de Chine a mis fin à une longue et terrible aventure. L’envoi en Allemagne et au Japon de missions expiatoires, l’érection de monuments commémoratifs du meurtre du baron de Ketteler et de la profanation des cimetières chrétiens, toute une série de châtiments, prison perpétuelle, mise à mort, dégradation posthume, infligés aux principaux coupables ou à leur mémoire, la suspension des examens pendant cinq ans dans les villes où des étrangers furent massacrés ou maltraités, l’interdiction pendant deux ans d’importer des armes ou des munitions, la démolition des forts de Takou et des autres forts situés entre Pékin et la mer, l’occupation par des troupes internationales de douze points principaux sur cette même route, la transformation du Tsong-Li-Yamen et la modification complète du cérémonial en usage pour la réception des ambassadeurs étrangers, enfin une indemnité globale de 450 millions de taëls : telles furent les satisfactions données par la Chine et au prix desquelles les puissances consentirent à retirer le gros de leurs troupes. Ces satisfactions si sagement réglées constituèrent un succès de plus pour la diplomatie Française, car ce fut la fameuse Note de M. Delcassé, qui, acceptée par les puissances, devint la base des pourparlers.

Le retour en France du général Voyron, chef du corps expéditionnaire Français, s’accomplit avec toute la pompe désirable. Le général reçut des félicitations d’autant mieux méritées qu’on sut bientôt que ses talents diplomatiques avaient été à la hauteur de ses talents militaires. Trois lettres adressées par lui au maréchal de Waldersee furent soudain publiées dans un journal de Paris[2]. Irréprochables dans le fond aussi bien que dans la forme, elles établirent nettement que les efforts du maréchal en vue d’attribuer à son pays la direction supérieure de l’expédition avaient échoué et qu’il n’avait pu exercer qu’une sorte de présidence honoraire, facilitée d’ailleurs, par son tact et sa bonne grâce. On s’en doutait bien un peu, même en Allemagne, et les choses auraient pu difficilement se passer autrement. Le maréchal le sentait lui-même et n’en voulut point apparemment au général Voyron d’avoir si bien défendu son indépendance, puisqu’il insista, à différentes reprises, sur l’estime et la sympathie qu’il professait à l’égard du chef du corps expéditionnaire Français.

Peu après, un débat s’ouvrit à Paris devant le Parlement, à propos de cette même expédition de Chine. L’extrême gauche radicale et socialiste mena grand tapage autour d’un rapport confidentiel dans lequel le général Voyron relatait quelques faits de pillage auxquels avaient pris part des soldats et deux missionnaires. À travers le flot de déclamations creuses et de fulgurantes apostrophes qui émaillèrent la discussion, il fut visible que les fautes commises avaient été rares et légères et la publication du rapport lui-même confirma cette impression. Le bon renom des troupes Françaises en Chine, établi déjà par divers faits significatifs et par des témoignages dignes de foi, demeure, en somme, indemne de toute atteinte grave.

Le Tsar à Compiègne.

Il est assez oiseux d’épiloguer sur les origines de la visite en France de l’empereur et de l’impératrice de Russie. Tout le monde en a été surpris : Français et étrangers. C’est cette surprise qui est elle-même surprenante. La République n’eut pas possédé un ministre des Affaires étrangères digne de ce nom, si l’on n’eût pas réussi à convaincre le chef de la nation alliée, que cette visite était devenue indispensable ; et, comme elle n’aurait pu avoir lieu l’année prochaine, à cause du renouvellement de la Chambre des Députés, il n’y avait plus de temps à perdre. La présence de M. Delcassé au ministère facilitait toutes choses. Le crédit personnel, dont il jouit à Saint-Pétersbourg, lui permit d’obtenir, pendant son dernier séjour, l’adhésion immédiate de Nicolas ii. Dès le mois de juillet, le programme du voyage fut arrêté, et le Tsar s’en montra tellement satisfait, qu’il décida l’impératrice à l’accompagner.

Les discours échangés, tant à Dunkerque qu’à Compiègne et à Reims, soulignèrent le nouvel aspect de l’alliance. Une évolution profonde, en effet, s’est accomplie dans les relations des deux gouvernements. Au temps où Alexandre III et le président Carnot la scellèrent, l’alliance n’était qu’une ligue défensive destinée à mettre la France à l’abri de certaines attaques. Si les deux chefs d’État ont porté leurs regards plus loin, ils pensèrent, en tous cas, que l’heure n’avait pas sonné d’agir au-delà. Ce caractère de l’alliance subsista sous la présidence de Félix Faure. Lors de leur visite en Russie, Félix Faure et M. Hanotaux firent porter tout le poids de leur influence sur la proclamation publique du fait accompli, mais rien ne fut changé au fond des choses. M. Delcassé, au contraire, s’appliqua à parfaire l’accord et à créer des habitudes d’intimité entre les deux chancelleries. Les échanges de vues devinrent continuels et une politique raisonnée et prévoyante prit la place de l’ancienne entente, à la fois sentimentale et imprécise. M. Delcassé avait toujours été partisan d’une alliance active entre la France et la Russie, et le premier discours qu’il prononça à la Chambre des Députés (novembre 1890), s’inspirait de la nécessité d’opposer une semblable combinaison à la Triple Alliance, alors dans toute sa force. La personnalité du ministre Français et la longue durée de son ministère aidèrent puissamment à l’établissement de semblables relations ; mais le public les ignorait et l’abstention du couple impérial Russe à l’Exposition Universelle de 1900, l’avait rendu plus sceptique à l’endroit de l’alliance et de ses bienfaits ; à un moment donné, il y avait eu, au reste, quelque relâchement et même quelques tiraillements entre les alliés, provenant, sans doute, des éventualités non prévues et des inévitables divergences politiques auxquelles peut seul remédier un système de confiance réciproque et de confidences presque quotidiennes. Il était à la fois nécessaire que l’empereur Nicolas revînt en France et qu’une parole autorisée fit connaître le développement pris récemment par la Double Alliance. Le séjour à Compiègne et le discours prononcé au déjeuner qui suivit la revue de Reims par le président Loubet et auquel l’empereur s’associa chaleureusement, répondirent à cette double nécessité.

Relations avec l’Allemagne, les États-Unis et l’Angleterre.

Les relations de la France avec l’Allemagne n’ont point subi, en 1901, de sérieuse modification. La présence aux manœuvres Allemandes, du général Bonnal, commandant de l’École supérieure de guerre de Paris, l’accueil très sympathique que lui ont fait l’empereur et les officiers Allemands, d’autre part, les manifestations chaleureuses qui ont fêté le passage à travers l’Allemagne des nombreux automobilistes inscrits dans la course Paris-Berlin, ont accentué l’espèce de détente dont l’Exposition avait donné le signal. Les deux incidents politiques qui pouvaient entraîner des complications, à savoir la mission Waldersee et le conflit franco-turc ont pris fin au mieux des intérêts pacifiques. Toutefois, les partisans d’un rapprochement définitif ne sont pas devenus plus nombreux. Les tendances anglophiles de Guillaume II, l’obscurité qui pèse sur la façon dont il envisage le redoutable problème Autrichien, inspirent aux Français une certaine réserve qui n’a jamais cessé, d’ailleurs, d’être observée par leur gouvernement.

Aux États-Unis, toute trace du dissentiment causé par la guerre de Cuba a pris fin. L’heureuse médiation exercée par la France pour faciliter et hâter la signature du traité de paix a porté tous ses fruits. La France a retrouvé les sympathies des Américains, sans avoir perdu celles des Espagnols. Les uns et les autres lui savent gré du service rendu. L’ambassadeur de France à Washington, M. Jules Cambon, qui, avec M. Delcassé, tira si bon parti de circonstances difficiles, jouit désormais, en Amérique, d’une popularité flatteuse ; des fondations littéraires et artistiques resserrent les liens intellectuels des deux pays et les rapports sont de plus en plus fréquents entre les universités et les écoles de France et des États-Unis.

Mais c’est avec l’Angleterre qu’est intervenu, au cours de 1901, le changement le plus significatif et le plus heureux. Pour que le nouveau Prince de Galles, lors de sa réception solennelle à Guildhall, au retour de son voyage autour du monde, n’ait pas seulement rendu aux Français du Canada et aux Français de Maurice un délicat hommage, mais qu’il ait cru pouvoir encore désigner la France elle-même par ces mots : the great and friendly nation across the channel, il faut qu’on se sente, à Londres, bien loin du jour néfaste où Sir Edmond Monson fit près de M. Delcassé une démarche menaçante et imprudente que la présence d’esprit et le sang-froid du ministre Français empêchèrent seuls de porter ses fruits redoutables. Que le danger alors ait été grand, on le savait depuis longtemps ; mais en sait maintenant qu’il fut plus immédiat que l’on n’avait cru.

Le Figaro du 5 juillet 1901 publia sous le titre : « Propos de Félix Faure » une révélation sensationnelle sur les mesures de défense prises secrètement par le gouvernement au lendemain de Fachoda. On crut d’abord à une mystification, mais le récit mis par le signataire de l’article dans la bouche du défunt président fut de tous points confirmé par ceux qui se trouvaient en cause. Félix Faure s’exprimait ainsi, parlant à un ami : « L’affaire de Fachoda était aplanie. Mais pendant qu’on négociait et après les négociations, les journaux dans les deux pays s’étaient livrés aux plus folles excitations. L’opinion, aussi bien en Angleterre qu’en France, était violemment surexcitée. La fièvre belliqueuse pénétrait jusque dans le monde politique. Nous n’avons pas craint la guerre pour Fachoda, mais nous l’avons crainte après le règlement de la question de Fachoda. Il y avait une telle irritation de part et d’autre que le moindre incident eût été « inarrangeable ». Tous les rapports qui nous parvenaient nous disaient de nous tenir sur nos gardes, d’être prêts à tout ». Le président prit la patriotique initiative de réunir un conseil extraordinaire composé des présidents du Sénat et de la Chambre, des ministres et des chefs d’état-major de la guerre et de la marine ainsi que des présidents des commissions financières du Parlement. L’accord fut complet et la discrétion absolue. On décida les dépenses indispensables pour tout mettre en état sur les côtes et à bord des navires de guerre : environ 80 millions. En quelques jours, les préparatifs furent achevés ; l’ennemi pouvait venir. Il ne vint pas ; la France s’en réjouit de bon cœur et la publication du Figaro, en lui apprenant la gravité du péril couru, lui a fait mieux apprécier encore la satisfaction de la paix maintenue. Par contre, la haine et le mépris contre la personnalité de M. Chamberlain n’ont fait qu’augmenter : on lui en voulait de ses menaces et de ses injures envers la France ; on lui en veut, en plus, du mal qu’il fait à son pays ; on le rend responsable de la mort de la reine Victoria. C’est, du reste, la disparition de la grande et noble souveraine qui a provoqué entre la France et l’Angleterre le rétablissement des relations normales : dernier service rendu à la cause de la civilisation par cette femme inoubliable en qui la France a reconnu, à l’heure suprême, une amie loyale et fidèle et devant le cercueil de laquelle elle s’est inclinée avec un respect ému.

  1. Voir la Chronique de 1900, pages 88 et suivantes.
  2. Voir le Matin du 27 octobre 1901.