La Chronique de France, 1901/Texte entier

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Imprimerie A. Lanier (p. --263).

Le succès de la Chronique a dépassé nos espérances. De tous pays, de ces lointaines Universités pour lesquelles nous l’avons fondée, sont venues de chaudes félicitations ; le vœu que la publication n’en fût pas discontinuée a été unanime. C’est aussi le nôtre. Autant qu’il dépendra de nous, ce vœu sera exaucé.

J’ai dit l’année dernière la genèse de l’œuvre, son but, sa portée, ses espérances. Je n’ai pas à y revenir. On remarquera dans le volume de 1901 quelques améliorations matérielles, peut-être aussi quelques jugements plus formels. Le critique ne peut pas toujours hésiter ; généralement ses lecteurs lui savent gré de prendre parti, à condition qu’il le fasse à bon escient, sans trop de hâte ni de fréquence. Nous n’avons point la prétention d’être infaillibles et il peut même nous advenir d’espérer, dans un intérêt national, voir l’événement nous démentir sur tel ou tel point ; mais nous persistons à nous proclamer impartiaux, amis de la Vérité avant tout, de la Vérité quand même !

P. C.

I

UNE CRISE D’IDÉES GÉNÉRALES

« L’Idée générale » est le cadeau dangereux qu’une Fée malicieuse a déposé dans le berceau du peuple Français. Un cadeau, certes. Qui pourrait le nier ? La faculté de généraliser est productrice de lumière, d’espace et de gloire. Elle éclaire l’esprit, élargit les horizons et élève l’humanité. Le génie Latin lui doit une bonne part de sa grandeur ; il lui doit aussi quelques-unes de ses plus regrettables lacunes. C’est le revers de la médaille.

Dans les temps modernes, la France a plus bénéficié et plus pâti de cette faculté qu’aucune autre nation. Tout compte fait pourtant il semble que la perte ait surpassé le profit. C’est qu’à de nombreuses reprises, l’idée générale a débordé puissamment du domaine de la pensée sur celui de l’action. Dans les écrits du grand historien anglais, Sir John Robert Seeley, nulle page n’est plus saisissante que celle où se trouvent analysées les causes de la révocation de l’Édit de Nantes. La part qui, dans cette œuvre néfaste, revient à l’initiative despotique de Louis XIV ne doit pas faire perdre de vue l’adhésion sympathique de la grande majorité de ses sujets, fanatisés par la logique bien plus que par la foi et poursuivant, à travers l’unité religieuse, la chimère d’une unité politique absolue. Plus tard, quand se produit une révolution légitimée par tant d’abus à redresser et de besoins à satisfaire, ce sont les idées générales qui l’égarent, la perdent et empêchent que ses bienfaits ne soient prompts et complets. Notez que peu auparavant, les Américains, peuple en enfance et sans renommée, ont accompli une révolution plus considérable encore, puisqu’ils ont su créer leur indépendance nationale en même temps qu’ils réalisaient l’émancipation de l’individu. Pourtant, ils n’ont pas prétendu rénover l’univers. La France, tout de suite se pose en champion de l’humanité ; on proclame, non les droits des Français, mais les droits de l’Homme. On appelle les peuples aux armes contre les gouvernements sans s’inquiéter si les gouvernements répondent ou non aux aspirations actuelles, aux besoins présents des peuples.

Plus tard encore, quand Napoléon Ier prend possession du trône restauré, c’est l’idée générale qui, s’emparant de lui, l’entraîne aux abîmes. Ce grand faiseur d’ordre ne le conçoit que sous une formule unique qu’il veut appliquer partout. L’idée générale pénètre de même la République de 1848, inspire le « Droit au Travail » et autres doctrines impratiques, conduit aux Ateliers Nationaux, aux journées de Juin et à la Dictature ; enfin cette Dictature elle-même s’éprend de la théorie des nationalités dont la France devient par elle la première victime. Combien d’autres exemples pourrait-on citer des funestes effets de la généralisation sur la politique Française ; ils sont légion. Et si l’on met en regard les œuvres de l’esprit Français auxquelles cette même faculté de généraliser a assuré une grandeur et une beauté impérissables, on est bien en droit de dire que notre pays a reçu là un présent à la fois néfaste et fécond.

À deux reprises pourtant, au cours du xixe siècle, la France a réagi victorieusement contre cette tendance inquiétante. Les malheureuses généralisations de la République de 1848 et de Napoléon iii, comme celles de la Convention et de Napoléon ier ne pouvaient manquer de porter leurs fruits. En 1815 comme en 1870, des gouvernements se créèrent qui étaient basés sur le compromis, répudiaient l’absolu et visaient à maintenir l’équilibre entre des éléments divergents. On ne saurait trop insister — nous l’avons déjà fait l’année dernière — sur ce que ces gouvernements ont été bien autrement durables et stables que les régimes à idées générales. La troisième République notamment a rempli d’une manière pacifique et prospère près d’un tiers du siècle. À mesure cependant que s’éloigne le souvenir des utopies généreuses qui conduisirent au césarisme et des imprudentes entreprises qui aboutirent au désastre final, il était naturel que le vieux penchant Français se manifestât à nouveau. C’est ce qui est arrivé.

La Nouvelle Idole.

Le progrès scientifique, par son ampleur et sa rapidité, était de nature à frapper vivement l’imagination Française. De bonne heure en effet, il exalta de nobles esprits et fit naître d’immenses espoirs. On a retrouvé dernièrement dans les papiers d’Ernest Renan[1] le canevas d’une conférence donnée en 1863, au cours d’une tournée électorale dans le département de la Marne. L’éminent candidat se réclamait de la Science et comptait, pour se conquérir des suffrages, sur le tableau de ses bienfaits à venir, éloquemment dressé dans cette langue si pure dont il avait le secret. Que n’en attendait-il pas ? « L’existence des sociétés, dit-il, sera de plus en plus fondée sur la Science ». Elle sera « la rédemption de l’ouvrier ». Par elle, « le travail matériel ira toujours en diminuant, en devenant moins pénible » et l’humanité se trouvera « libre de vaquer à une vie heureuse, morale, intellectuelle ». Renan demeura, jusqu’à sa mort, fidèle au culte de la Science, mais chez lui, l’enthousiasme se tempérait en toutes choses d’une petite pointe de scepticisme et d’ironie. Rien n’atténue, au contraire, l’ardeur de la foi chez M. Berthelot qui lui a succédé dans les fonctions de Grand Prêtre honoraire de la religion scientifique. « La Science, écrivait dernièrement l’illustre chimiste,[2] a produit l’affranchissement des peuples..… la culture des sciences a pour effet de plier l’esprit humain au respect absolu de la vérité..… elle développe à la fois le sens moral et le sens artistique..… c’est une école de sincérité morale et de modestie incomparable ; c’est aussi une école d’affranchissement intellectuel ». M. Berthelot en attend l’établissement de l’égalité et de la paix universelles, car, dit-il, « l’enseignement scientifique étant le même pour tous les citoyens, il est évident qu’il tend d’une façon finale au nivellement général des classes sociales aussi bien que des intelligences ». Ainsi s’établira, avec l’égalité, « la fraternité de tous les hommes rendus solidaires par la sainte loi du travail ».

Si demain la mort mettait fin au pontificat de M. Berthelot, Émile Zola serait tout désigné pour le remplacer. Il y aurait gradation. Lorsque Zola célèbre l’avenir de la Science, il ne le fait pas seulement avec enthousiasme, il le fait avec frénésie et comme en extase. Il conçoit la cité future d’une façon certaine sinon précise. Aux nombreuses descriptions qu’il en a déjà données il vient d’ajouter 700 pages[3] toutes pleines du contraste entre notre monde actuel fait « de misère inique et de richesse empoisonneuse » et cette cité bienfaisante où deviendra possible « l’expansion de l’individu libéré dans une société harmonique ». Tout y sera simple, droit, lumineux ; aucune répression ne sera plus nécessaire car la bonté, l’esprit de justice, toutes les vertus seront engendrées par le culte et la diffusion de la vérité scientifique.

Renan, Berthelot et Zola ne sont point des maîtres ordinaires ; il est naturel qu’ils forment de nombreux disciples et que les doctrines auxquelles ils adhèrent en reçoivent un réel prestige. Ainsi s’est établi peu à peu un état d’esprit singulier, à demi réaliste, à demi mystique, sorte de croyance à un âge d’or nécessaire et définitif fait de paix générale, d’égalité politique, de justice sociale et dans lequel la propriété et la religion, devenues inutiles, mourront tout tranquillement de leur belle mort. Certains faits contemporains vinrent à l’appui de cette conception aussi grandiose qu’attrayante de l’évolution moderne ; telle, par exemple, l’initiative de deux puissants empereurs conviant les représentants de tous les États à discuter à Berlin, l’organisation ouvrière, et à La Haye, l’établissement de l’arbitrage international. Les progrès incessants de la démocratie, les conquêtes successives de la liberté de conscience s’affirmaient d’ailleurs avec évidence.

Pourtant, vers la fin du siècle, une sorte de voile s’est déchiré ; il a bien fallu s’apercevoir que la démocratie s’égarait dans des voies inattendues ; tous les trônes de l’Europe consolidés, l’impérialisme au Nouveau-Monde, une série de guerres implacables, des manifestations éclatantes du sentiment religieux, c’étaient là des symptômes d’un intérêt considérable pour tout esprit exempt de préjugés mais qui dérangeaient gravement dans la quiétude de leur espérance les disciples de l’Âge d’Or. Au lieu d’accepter pour point de départ de spéculations nouvelles, des faits contraires à leurs prévisions, ils ne virent là qu’une résistance dernière du passé, que le suprême effort d’une civilisation agonisante ; et ils s’assemblèrent, armés de pied en cape, pour en triompher.

Le cas unique

L’affaire Dreyfus leur en fournit l’occasion et le moyen. Dans la dernière des Lettres qu’il adressa au Président de la République, à propos de cette affaire (Décembre 1900), Émile Zola a laissé échapper, à cet égard, un aveu bien typique. « Aux jours d’espoir de l’affaire Dreyfus, dit-il, nous avions fait un beau rêve. Ne tenions-nous pas le cas unique, un crime où s’étaient engagées toutes les forces réactionnaires, toutes celles qui font obstacle au libre progrès de l’humanité ? Jamais expérience plus décisive ne s’était présentée, jamais plus haute leçon de choses ne serait donnée au peuple. En quelques mois nous éclairerions sa conscience, nous ferions plus pour l’instruire et le mûrir que n’avait fait un siècle de luttes politiques. Il suffisait de lui montrer à l’œuvre toutes les puissances néfastes..… » Le rêve pouvait être beau, mais il était naïf et la conception du monde moral que révèlent ces quelques ligues est, en vérité, d’une simplicité enfantine ; d’un côté le progrès net, défini et qui s’opérerait de lui-même si, de l’autre côté, il n’y avait la réaction qui l’entrave et l’annihile. Mais rien n’égale, à certains moments, la naïveté et la simplicité des Français. Avec une entière bonne foi, nombre d’entre eux, parmi lesquels on s’étonne de trouver tant d’hommes d’âge mûr et d’esprit rassis, acceptèrent cette formule et en firent leur programme d’action. Les forces réactionnaires, ce sont, à leurs yeux, le césarisme, le capitalisme, le militarisme, le cléricalisme ; ils les dénoncèrent avec fureur.

Rapprochez les uns des autres tous les documents que nous fournit, à cet égard, l’année 1901, depuis les délibérations des loges maçonniques, jusqu’aux comptes rendus du Club des Jacobins, restauré à Paris par quelques fanatiques — depuis les discours prononcés au Congrès radical par un homme d’État de la valeur de M. Léon Bourgeois jusqu’aux harangues tonitruantes adressées par le fougueux agitateur Roldes aux grévistes de Montceau-les-Mines — depuis les motions présentées à la Chambre des Députés par les représentants des groupes réformateurs, jusqu’aux articles parus en tête des journaux avancés, c’est partout la même formule simple, absolue, le même abus de la généralisation : comme si tous les problèmes sociaux se devaient résoudre en une équation du premier degré et que les mesures mathématiques fussent applicables au monde moral. Il va sans dire que dans le camp adverse, des procédés analogues sont en honneur. En face de la ligue des « Droits de l’Homme » se dresse la ligue de la « Patrie Française » ; à la France « victime des Jésuites » on oppose la France « tyrannisée par les Francs-maçons ». Le nationalisme n’a point échappé à la crise et cela ne saurait surprendre que ceux qui n’ont jamais remarqué le traditionnel penchant des Français à la généralisation ; pour les autres, il n’y a là qu’une nouvelle manifestation d’un phénomène psychologique déjà connu.

Au milieu de ce chaos, l’affaire Dreyfus a comme sombré. Les hommes honnêtes et modestes qui en furent les initiateurs avaient cru provoquer la réparation d’une erreur judiciaire ; ils n’avaient certes pas songé au « cas unique » permettant d’écraser d’un seul coup toutes les « forces réactionnaires qui font obstacle au libre progrès de l’humanité ».

Un programme de Gouvernement.

On gouverne comme on peut : ce n’est jamais très facile. En France, actuellement, la tâche est des plus malaisées. Le Cabinet Waldeck-Rousseau crut possible de capter et d’utiliser les énergies qui se faisaient jour autour de lui et de transformer toute cette vapeur intellectuelle en travail mécanique fécond. Il entrevit là le moyen d’opérer des réformes importantes, longtemps retardées, et l’occasion de modifier l’orientation morale du pays dans un sens avantageux pour la République. Cette double tâche s’imposait-elle ? Les spectateurs impartiaux en doutent. L’impatience réformatrice, bruyamment exprimée par quelques leaders, n’a jamais été jusqu’ici partagée par la masse et sa crainte des bouleversements organiques égale probablement son désir de jouir enfin de certaines améliorations désirables. Quant à pétrir à nouveau la pâte nationale, c’est une terrible besogne, et il convient d’y regarder à deux fois avant de l’entreprendre. L’erreur des dirigeants, en cette circonstance fut de croire que cette besogne était grandement facilitée par l’affaire Dreyfus ; ils ne doutaient pas un instant que la secousse qu’ils avaient ressentie ne se fut propagée dans toute la nation et que leurs enthousiasmes ne fussent partagés par le peuple entier. L’agitation de la surface leur dissimulait le calme persistant de la couche inférieure.

Mais le cabinet Waldeck-Rousseau avait vécu au-delà de ses propres prévisions. Formé pour rétablir l’ordre et défendre la République, il y avait très vite réussi, par la raison précisément que l’ordre n’était troublé qu’en apparence et que la République n’avait jamais été sérieusement menacée. Il avait ensuite bénéficié de la trêve de l’Exposition. L’Exposition finie, sa majorité demeurait compacte, captivée surtout par la « manière » du Président du Conseil, par cet imperturbable sang-froid, cette parole lucide, cet air de volonté et de force qui ne l’abandonnent jamais. À quoi employer cette majorité ? Il fallait bien un programme. Les Ministres le forgèrent à l’aide des « idées générales » répandues dans l’air. À Toulouse, à l’automne de 1900, M. Waldeck-Rousseau exposa la politique ministérielle. Il promit de transformer l’armée et de la rendre républicaine ; il promit aussi de détruire l’influence congréganiste et de nourrir les vieux ouvriers avec l’argent des moines.

Présentement, beaucoup de Français croient que la République a reçu de cette politique la plus puissante consolidation qu’elle pût espérer ; beaucoup d’autres estiment qu’il en est résulté pour elle l’ébranlement le plus terrible qui pût la menacer. Entre ces deux certitudes, flotte une opinion imprécise qui n’ose pas encore se prononcer.

Tel est, si on peut le résumer ainsi en quelques lignes, l’aspect général de l’année 1901.

ii

LE PROBLÈME MILITAIRE

Au premier abord, l’idée que l’armée d’une république doit être républicaine, parait une idée d’une justesse irréprochable et d’une impeccable logique. Un gouvernement républicain ne saurait évidemment trouver de sécurité dans une armée attachée à la forme et aux institutions monarchiques. Mais, qu’est-ce exactement qu’une armée républicaine ? Dès que la question se pose, on aperçoit aussitôt qu’elle a deux aspects, assez différents l’un de l’autre. S’agit-il, en effet, de la soumission aux lois constitutionnelles, de la résistance aux entreprises des factieux, de l’obéissance indiscutée envers les pouvoirs publics — ou bien, s’agit-il des opinions intimes, des habitudes d’esprit de l’officier, de cet ensemble d’usages, de principes, de conventions qui règlent ses rapports avec ses chefs, ses camarades ou ses subalternes ? Une armée ne peut-elle être « loyale » à la République sans avoir des « mœurs républicaines ? » En France, précisément, le premier point n’était-il pas acquis ? Le second pourra-t-il l’être jamais ?…

Après 1870.

Il est malaisé de se représenter l’étendue et la complication de la tâche en face de laquelle se trouva le peuple Français au lendemain de la guerre de 1870. L’un des éléments les plus périlleux de la situation consistait dans la nécessité d’organiser à la fois le militarisme et la liberté. Que la réfection des forces militaires fût indispensable au salut et à la sécurité de la patrie, l’immense majorité du pays n’en doutait pas, et il faut reconnaître que l’alerte de 1875 et les velléités agressives manifestées à plusieurs reprises par M. de Bismarck ne devaient pas tarder à justifier cette opinion. Mais les fondateurs de la République, dont beaucoup s’étaient déclarés, dès longtemps, ennemis des armées permanentes, pouvaient trouver dur d’avoir à donner, dès l’abord, une aussi forte entorse à leurs principes ; sans compter que, pour les institutions qu’ils avaient longtemps rêvées et qu’ils créaient enfin, nul voisinage ne devait sembler plus redoutable qu’une puissante armée constituée au lendemain de la défaite et vivant dans l’espoir de la revanche — d’une revanche que la grandeur même de l’effort préparatoire à accomplir interdisait de poursuivre trop tôt et qui se trouverait forcément lente à venir. Ce sera l’éternel honneur des républicains d’avoir accepté sans hésitation cette double charge dont les termes s’excluaient ainsi l’un l’autre. Ils entreprirent à la fois de créer une armée forte et une République libérale. Gambetta fut l’âme de ce dualisme étrange : il trouva la formule qui lui permettait de se perpétuer ; la République, orientée vers la démocratie, irait son chemin sans jamais marchander à l’armée ni confiance ni crédits ; de son côté, l’armée placée au-dessus des partis et par là étrangère à la politique, s’enfermerait dans son glorieux labeur, préparant l’outil qui, plus tard, referait la fortune de la France.

On eût fort étonné les plus optimistes parmi les disciples de Gambetta, en leur disant que cette ligne de conduite serait fidèlement suivie pendant un quart de siècle. L’action personnelle du célèbre tribun et plus tard, le prestige de son souvenir n’auraient jamais suffi à la faire observer par les assemblées politiques pas plus que l’autorité des chefs militaires les plus respectés n’aurait su l’imposer aux troupes. Il y eût là un phénomène de psychologie patriotique auquel les historiens de l’avenir accorderont, sans doute, une grande attention. Ce sera pour eux un point de repère dans l’étude de l’évolution du patriotisme. Dans le pays où a régné Napoléon ier, que vient de vaincre une monarchie militaire, où vient de s’établir le moins prestigieux et le plus civil des gouvernements, maintenir dans l’ordre et dans la paix, pendant une si longue période, une armée nombreuse, populaire, acclamée — une armée où la solde est maigre, l’avancement pénible, les causes d’énervement nombreuses, c’est là un chef-d’œuvre que, par avance, le sage Tocqueville avait proclamé irréalisable et que l’expérience des peuples semblait, en effet, condamner à un rapide échec.

Il est juste de remarquer, toutefois, que les circonstances ne furent pas toutes adverses ; il y en eût de favorables au succès d’une entreprise si hardie. En premier lieu, l’attitude de l’Allemagne, faite alternativement de demi-détentes et de brusqueries agressives. M. de Bismarck ne s’est sans doute jamais rendu compte du service qu’il avait rendu à la France en faisant jaillir à l’improviste de menus conflits qui furent pour elle autant d’occasions de mobilisation morale. Si la menace eût été plus fréquente ou plus directe, la guerre eût fini par éclater ; si elle l’eût été moins, le relâchement se fut produit. Le chancelier Allemand sembla prendre à tâche de doser l’excitant pour en tirer le meilleur effet sur l’activité Française. Ce fut, de sa part, une intense maladresse. En second lieu, le caractère scientifique de la préparation à la guerre moderne aida à calmer l’impatience guerrière de l’officier laborieux en rendant pour lui la paix intéressante. Tout ce qui concerne les chemins de fer, les ballons, l’électricité, la mécanique, n’est-il pas maintenant de son ressort ? On peut compter les inventions qui ne sont pas utilisables dans l’art de la guerre et précisément les budgets militaires étaient assez considérables pour permettre d’expérimenter, de modifier, d’améliorer sans cesse et d’entretenir ainsi le zèle des travailleurs et des chercheurs. En dernier lieu, intervinrent les expéditions coloniales, la conquête de la Tunisie, celles du Tonkin, du Dahomey, de Madagascar, véritables soupapes par où s’échappa l’ardeur comprimée des impulsifs.

L’Apogée.

On atteignit de la sorte l’heure où la conclusion de l’alliance Franco-russe vînt compléter l’effet déjà produit sur le moral de l’armée par la stabilité du régime républicain, la défaite du boulangisme et les succès de l’Exposition de 1889. Jusque-là, la République n’avait pas joui de beaucoup de prestige dans les milieux militaires, et comment s’en étonner ? Commandés par des officiers dont la plupart — dans les grades supérieurs au moins — avaient servi sous l’aigle impériale, groupés autour de drapeaux sur lesquels s’inscrivaient les noms flamboyants des victoires napoléoniennes, voyant manœuvrer à la tête des armées rivales les plus puissants souverains de l’époque, les régiments Français ne pouvaient ressentir un bien profond respect pour les avocats, les hommes d’humble extraction élevés, souvent par le talent, mais souvent aussi par la chance, aux premiers postes de l’État. Pendant longtemps le nom de la République demeura absent des allocutions et des ordres du jour, et les ministres durent se contenter des saluts un peu écourtés qu’ils recueillaient de la part des autorités militaires.

À partir de 1891 cet état de choses a pris fin, et l’on peut considérer qu’à cette date, l’armée est absolument acquise à la République. Le Président passe lui-même les grandes revues annuelles et le ministre de la Guerre, M. de Freycinet, a toute la confiance des généraux. Ces sentiments sont encore fortifiés par la mort glorieuse de M. Carnot et par les hommages, qu’en cette tragique circonstance, le monde entier rend à la France. Pendant sa courte présidence, M. Casimir-Périer, qui a été officier, inaugure un contact nouveau entre le gouvernement et l’armée ; il assiste aux manœuvres. Son successeur, M. Félix Faure, fait plus encore ; il les suit à cheval et, usant d’un privilège de sa charge, dont nul ne s’est avisé avant lui, il préside même quelques séances du Conseil supérieur de la guerre. C’est l’apogée du système conçu par Gambetta, ou plutôt c’en est l’aboutissement. La République et l’armée continuent leur marche parallèle, mais la main dans la main et non plus isolées. Les troupes que le Président Faure présente à l’Empereur Nicolas, lors de la fameuse revue de Chalons, en 1896, n’incarnent pas seulement une haute perfection technique, résultat de vingt-cinq années d’effort ; elles incarnent l’union intime des deux pouvoirs, produit du bon sens, de la patience et du patriotisme de tous.

Aspirations républicaines.

Il est dans le caractère Français de ne point savoir profiter du but atteint et de perdre aussitôt de vue le labeur accompli et le profit éventuel. L’opinion, d’abord charmée, oublia vite ce qu’il en avait coûté pour arriver à la situation présente et prêta l’oreille aux propos intéressés qui cherchaient à en déprécier les avantages.

Nous avons vu que l’armée avait contre elle la méfiance anticipée des socialistes et les rancunes de certains intellectuels[4]. Les uns et les autres s’associèrent pour exploiter ce qui, dans la situation nouvelle devait constituer aux yeux de bien des Français, un grave défaut. Rapprochées et mises en pleine lumière, l’œuvre civile et l’œuvre militaire de la République apparaissaient, par plus d’un côté contradictoires et cette contradiction était faite pour choquer et pour inquiéter l’esprit national si jaloux d’unité et poussant volontiers le culte de la logique jusqu’à l’absurde. Précisément, l’affaire Dreyfus était survenue, aggravée tout de suite par l’imprudence des officiers supérieurs qui voulurent solidariser le jugement d’un conseil de guerre avec l’honneur de toute l’armée : à quoi les antimilitaristes ripostèrent en solidarisant l’armée avec les fautes de quelques-uns. Ils apportèrent à cette besogne une virulence qui ne laissera pas de causer quelque stupeur à ceux qui étudieront plus tard le détail de cette crise singulière. Ils ne réussirent pas, comme ils l’avaient espéré, à dresser « la nation contre l’armée », mais ils persuadèrent à bon nombre de leurs concitoyens que sous peine de périls certains, il fallait au plus tôt républicaniser l’armée.

Son loyalisme pourtant, ne saurait faire de doute. Malgré les attaques répétées d’une presse dévergondée contre laquelle le Gouvernement la défendit assez piètrement, l’armée ne se laissa entraîner dans aucune aventure anticonstitutionnelle. On a essayé de la mêler au complot Déroulède (et Déroulède lui-même qui, de l’exil, prend les plus grandes peines pour accroître l’importance de son complot, ne s’est pas fait faute d’y travailler) ; or, la déposition récente du général Zurlinden devant la Haute-Cour de justice[5] a achevé de dissiper cette accusation : on sait maintenant que le jour fameux des obsèques de Félix Faure, aucun chef ne se départit de la correction désirable. L’armée est donc loyale à la République. Est-ce à dire que ses « mœurs » soient républicaines ? Nullement, et le cabinet Waldeck-Rousseau qui prétend les rendre telles, a entrepris là une tâche dont la nécessité peut être discutée, mais dont les difficultés sont indiscutables.

Il va de soi que ce n’est pas en déplaçant quelques officiers, ni même en rédigeant des instructions ou en prononçant des discours qu’un ministre de la Guerre pourra y réussir. Ce sont des moyens d’indiquer un changement d’orientation, mais non pas de modifier un état de choses. Si l’on veut aboutir, il faudra bien en arriver à de profondes réformes dans l’organisation générale de l’armée. On ne sera pas obligé, pour cela, de mettre à exécution le plan de Blanqui et de créer la fameuse « Armée nationale sédentaire » qui ne doit « jamais quitter ses foyers » et manœuvrera « dans les limites des communes respectives des soldats ». Sans aller jusque-là, il y a des réformes propres à démocratiser le militarisme : celles qui ont pour objet de rendre le service égal pour tous, d’assurer la communauté d’origine de tous les officiers, de supprimer les privilèges, enfin de placer le commandement dans une étroite dépendance du pouvoir civil et, partant, du corps électoral.

Dans l’état actuel des choses en France, l’égalité absolue du service est plus ou moins une chimère. La loi de 1889 a permis de s’en rendre compte. Jusqu’en 1872, le pays avait vécu sous le régime du tirage au sort avec remplacement ou avec possibilité de se « racheter » et service à long terme (sept années) ; les réserves, créées en 1818 par le maréchal Gouvion Saint-Cyr, furent supprimées en 1823 et ne reparurent qu’en 1868 avec le maréchal Niel. La loi de 1872 créa le service obligatoire et essaya, toujours par le tirage au sort, de le concilier avec le maintien du service à long terme, c’est-à-dire qu’une partie du contingent fit cinq ans et l’autre, trois ans.

L’inégalité était un peu trop forte pour demeurer acceptable ; on se préoccupa vite d’y porter remède et la loi de 1889 proclama le principe du service de trois ans, égal pour tous ; mais ce principe même ne constituait qu’une sorte de façade, car les ressources financières du pays ne permettaient pas d’en poursuivre l’exécution intégrale. En effet, chaque classe de recrutement, y compris les engagés volontaires, représente environ 250.000 hommes ; la présence simultanée de trois classes sous les drapeaux donnerait, en comptant le corps d’officiers et les troupes d’Afrique, un effectif d’au moins 820.000 hommes ; or il serait presque impossible à la France d’en entretenir, sur le pied de paix, plus de 600.000. Il a donc fallu réduire le chiffre de l’effectif par des envois en congé anticipés qui représentent de 30 à 45 % du contingent (cette proportion s’est élevée dans l’infanterie, jusqu’à 58 %). L’état de choses actuel est donc le suivant : les Français demeurent à la caserne, les uns trois ans, les autres un an ; ce n’est pas encore l’égalité. On peut recourir pour l’établir au service de deux ans ou au service d’un an ; ce dernier réduirait l’effectif de paix à un chiffre trop inférieur, sans parler des autres inconvénients qui ont amené récemment le général André, ministre de la Guerre, à en repousser énergiquement le principe ; quant au service de deux ans, il ne pourrait fonctionner utilement qu’appliqué avec rigueur, sans dispense pour personne ; et il sera bien difficile de supprimer un privilège qui est en usage depuis plus de trente ans ; car ceux qui ne faisaient qu’un an sous le régime de la loi de 1872 sont encore, pour la plupart, ceux qui bénéficient sous le régime de la loi de 1889 des envois en congé anticipés. En maintenant leur privilège, c’est-à-dire avec un contingent dont une portion ferait deux ans et l’autre un an, on n’atteindrait pas encore un effectif suffisant. Il y aurait bien ce moyen, préconisé par les partisans de l’ancienne armée : reconstituer par des engagements avec primes un noyau de soldats de métier au milieu de la masse des conscrits ; mais rien n’est plus contraire aux tendances démocratiques.

Le service égal, s’il est réalisable en France, ne l’est donc pas sans de sérieuses difficultés. Il en va de même de la communauté d’origine des officiers. Actuellement les uns sortent du rang et les autres de l’école de Saint-Cyr : inutile de dire que ces derniers se considèrent — et sont en réalité — le produit d’une sélection relativement aristocratique. Deux solutions sont applicables : supprimer toute école, ce qui donnera un corps d’officiers parfaitement ignorants dans un temps où les connaissances militaires deviennent de plus en plus scientifiques ; ou bien, placer le concours d’admission à l’école après l’entrée au régiment c’est-à-dire n’admettre à concourir que des jeunes gens déjà soldats. Cette seconde solution ne serait pas sans avantages, mais au point de vue démocratique le résultat en serait nul : seuls pourraient affronter avec succès les épreuves du concours, les candidats qui s’y seraient sérieusement préparés avant d’entrer au régiment ; et ainsi le principe aristocratique se retrouverait dans la nouvelle école, presque aussi puissant que dans l’ancienne. En somme pour établir la communauté d’origine des officiers, il faut prendre le point de départ très bas : on ne peut élever la masse au niveau de l’élite ; il faut donc abaisser l’élite au niveau de la masse : c’est évidemment une cause d’infériorité à laquelle les combinaisons les plus ingénieuses ne sauraient remédier que très imparfaitement. Même si, de nos jours, nous trouvons inutile que l’officier provienne d’un milieu social raffiné — ce qui n’est pas admis hors de France — il est nécessaire en tous les cas que sa formation intellectuelle le mette à la hauteur de sa mission et de ses rivaux des armées étrangères.

Parmi les privilèges dont l’esprit démocratique exigera forcément l’abolition, il en est un auquel l’officier tient par dessus tout, c’est l’institution des ordonnances. L’ordonnance est un soldat mis à la disposition de l’officier pour soigner son cheval s’il en a un, en tout cas pour entretenir ses effets et ses armes et faire son ménage de célibataire ou d’homme marié. Les règlements, en effet, ne font pas la différence : le ménage d’un homme marié n’a pourtant qu’une vague ressemblance avec celui d’un célibataire. Mais l’officier Français, est en général, assez peu fortuné ; il a des charges ; sa solde est faible. Il ne peut se passer de son ordonnance qu’il choisit parmi les bons soldats soigneux et disciplinés, qu’il installe chez lui et qui devient valet de chambre, maître d’hôtel…… voire même cuisinière et bonne d’enfant. De ce chef plus de 35.000 soldats sont soustraits chaque année au service militaire, et comme le soldat coûte à l’État à peu près 800 francs, cela fait un total de 28 millions perdus au point de vue de la défense nationale ; si l’on remplaçait les ordonnances par des indemnités en argent, il faudrait inscrire au budget, à cet effet, une somme de 20 à 21 millions, pour indemnités mensuelles de 50 francs et cette somme serait encore loin d’équivaloir pour l’officier marié à la perte de son ordonnance. Il faudrait encore obvier aux inconvénients résultant des contacts forcés entre soldats et domestiques civils et prévoir pour le temps de guerre, une organisation différente, celle-là devenant à tous points de vue, impossible.

À propos de certaines mesures prises par le général André et qui amenèrent la retraite du général Delanne et du général Jamont, nous avons étudié l’année dernière[6] la question des rapports entre le ministre de la Guerre, le chef d’État-major général, le généralissime désigné pour le cas de guerre et le Conseil supérieur de la guerre. Elle est très délicate. Du reste la question du commandement suprême est toujours délicate, qu’il appartienne de droit à un souverain qui peut le mal exercer ou en abuser, ou bien qu’il soit délégué par une assemblée sujette à le rendre instable et à en entraver le libre exercice. L’organisation Française actuelle n’est rien moins que logique, mais elle est ingénieuse : le chef d’État-major travaillant à la fois avec un généralissime permanent et un ministre qui change selon les vicissitudes parlementaires, leurs actes contrôlés par un Conseil qui les surveille sans pouvoir les dominer, le Président de la République incarnant comme chef suprême la suprématie du pouvoir civil, enfin l’ingérence du Parlement facilitée par la discussion du budget annuel, c’est là un ensemble d’institutions présentant un heureux caractère d’équilibre et d’élasticité. Une sage démocratie s’en contenterait ; mais il est dans les traditions jacobines d’exiger davantage, et c’est sous leur influence que récemment le ministère de la Guerre a pris une teinte politique plus accentuée en même temps que sa domination sur les autres rouages directeurs de l’organisation militaire s’est affirmée de plus en plus.

Cela a suffi pour causer quelques appréhensions aux alliés de la France.

Ces appréhensions se sont traduites par divers articles parus dans les grands journaux Russes et qui ont été très remarqués. « Jusqu’à ces derniers temps, a dit la Novoie Vremia, l’armée Française a été considérée par les plus puissantes années européennes comme une égale, comme un organisme tout à fait sérieux formé selon toutes les règles de la science militaire, possédant avec un excellent armement, un admirable esprit et une parfaite discipline… à partir d’aujourd’hui, elle paraît changer de voie et de destination ». Ce jugement a fait impression à cause de sa modération et de son impartialité. C’est qu’en effet on n’a point « désorganisé » l’armée, comme se plaisent à le répéter les journaux de l’opposition en France, mais on a commencé de « l’orienter » dans un sens nouveau, et il y a de quoi inquiéter tous ceux qui savent à quels excès peut conduire le militarisme politique et de quel aveuglement le jacobinisme est susceptible. Il pourrait, notamment, conduire un jour au rappel de la loi sur la propriété des grades, ce qui serait le suicide militaire de la France. Toutes ces considérations ont naturellement influé sur le voyage de l’empereur de Russie. En venant en France et en donnant à sa visite un caractère si exclusivement militaire, Nicolas ii a voulu, à la fois, se rendre compte de l’état des choses, apporter à l’armée un hommage encourageant et donner aux pouvoirs publics un discret avertissement.

Une Armée défensive.

Dans un livre extrêmement remarquable[7], un ancien capitaine de l’artillerie Française, M. Gaston Moch, a recommandé récemment à ses compatriotes l’adoption des institutions militaires de la République Helvétique. Ce qui peut nuire au succès de l’ouvrage, c’est d’abord que le même conseil a été donné aux Allemands presqu’en même temps par le fameux socialiste Auguste Bebel[8], et c’est ensuite que l’auteur désigne les institutions dont il se fait l’apôtre sous le nom impropre de milices ; il a beau donner de ce mot une définition nouvelle, milice sera toujours pris dans le sens de garde nationale et c’est là un sens de nature à impressionner défavorablement bien des gens. L’armée Suisse n’est pas une milice, c’est une armée intermittente qui présente cette particularité de n’exister jamais que sur le pied de guerre, chaque appel constituant une mobilisation complète de la partie appelée. Or, on appelle tous les ans la moitié des troupes actives et le quart des troupes de réserve. L’infanterie sert, la première année, un mois et demi et les douze années suivantes, seize jours tous les deux ans ; la cavalerie sert, la première année, trois mois et les dix années suivantes, dix jours par an ; l’artillerie sert, la première année, deux mois et les douze années suivantes, dix huit jours tous les deux ans… Les officiers et sous-officiers servent plus longtemps que les soldats, ayant à passer par différents « cours » ; c’est en ce sens que l’on peut dire qu’en Suisse « l’impôt militaire est progressif ». Ces simples indications suffisent à écarter l’idée de milices.

L’armée Suisse est encore peu connue. Créée en 1874, elle s’est perfectionnée, surtout dans les derniers temps, d’une façon merveilleuse. Les quelques missions étrangères qui l’ont vue à l’œuvre en ont été frappées d’admiration et il n’y a pas de doute que dans les détails si ingénieux de son organisation ne se trouvent des éléments de progrès dont les autres nations sont destinées à profiter. Trois remarques s’imposeront néanmoins à ceux qui seraient tentés d’accepter immédiatement le plan de M. Gaston Moch pour la transformation de l’armée Française dans le sens Helvétique. De l’aveu même de l’auteur, il ne s’agit que d’institutions défensives. M. Moch annonce, en effet, que son travail a pour objet « d’assurer au pays la sécurité dans la paix » et il ajoute ces lignes empreintes d’un si étrange optimisme : « Les guerres de conquête ont fait leur temps, au moins en ce qui concerne les territoires des nations civilisées… elles sont devenues illégitimes, en attendant qu’elles deviennent impossibles ». Ce qui veut dire qu’en s’helvétisant, l’armée Française renoncerait ipso facto à toute action offensive. Est-ce bien l’heure d’une pareille renonciation qui équivaudrait à un désarmement partiel ? Or, — seconde remarque — ce désarmement ne constituerait qu’une économie relative. L’armée Suisse est assez coûteuse (ce qui n’a rien d’étonnant, il n’y a pas de bonnes armées à bon marché) ; elle revient à plus de 38 millions par an. L’armée Française, réorganisée sur le même modèle, reviendrait à 850 millions ; cela est loin, sans doute, du milliard qu’elle coûte actuellement. Mais si l’on remarque que la Suisse dépense d’autre part 820.000 francs pour ses sociétés de tir, lesquelles ne figurent au budget français que pour 25.000 francs, on verra que les sociétés de tir et d’instruction militaire, préliminaires indispensables d’une armée intermittente, devraient recevoir en France un développement qui comporterait une dépense de 12 à 15 millions ; de toutes façons, l’économie réalisée varierait entre 120 et 170 millions. C’est beaucoup comme chiffre global, mais c’est peu pour la différence de force et de prestige que représenterait la transformation de la France offensive en une France purement défensive, à l’heure où les autres pays, précisément créent ou augmentent leur puissance offensive. La troisième remarque, enfin, c’est que, pour très démocratique que soit l’organisation Suisse, elle ne suffit point encore à satisfaire les intransigeants de la démocratie. Il y a, en Suisse même, des égalitaires fanatiques qui s’indignent que les officiers aient une table à part et soient équipés plus légèrement que la troupe. Ce qui prouve que l’esprit d’égalité est insatiable et qu’il est imprudent de le déchaîner faute de pouvoir jamais le satisfaire. Quoiqu’il en soit, le livre de M. Moch contient une solution du problème, une solution sérieuse, digne d’être étudiée (et elle l’est déjà) par les spécialistes compétents.

La Discipline.

Il ne manquerait pas de sujets sur lesquels pourrait s’exercer le zèle d’un ministre réformateur. Il faudrait codifier à nouveau, en les simplifiant, les règlements qui sont d’une prolixité étonnante (l’instruction sur la tenue et le paquetage peut être citée comme un modèle de l’absurde minutie des détails que le soldat est obligé de savoir par cœur) ; il faudrait faire la chasse aux embusqués : musiciens, plantons, scribes, lithographes, tailleurs, cordonniers, jardiniers, maçons, charpentiers, dont le nombre s’est tellement accru que les non-combattants forment aujourd’hui 7 % de l’effectif Français, contre 3 % en Allemagne — et qu’on a mentionné une compagnie qui sur 121 hommes, en comptait 37 à la manœuvre et 84 « indisponibles » ; il faudrait encore remédier aux pertes de temps qu’occasionnent les inutiles corvées de garde et la manie de l’astiquage ; on pourrait chercher à rendre plus pratiques ces « manœuvres dans le grand style qui ne constituent, comme le dit la Gazette de Francfort, que de brillants spectacles et donnent aux officiers une idée fausse du combat » ; on devrait remanier les services d’administration, trop lents et trop coûteux ; enfin, notre justice militaire, en retard sur celle des principaux pays, nécessite une refonte complète.

Malheureusement, ce ne sont pas des réformes techniques que réclame la partie de l’opinion qui, surexcitée par les incidents des trois dernières années et égarée par les déclamations des partis, s’ingère, de plus en plus, dans le domaine militaire. Ce qu’elle souhaite, c’est une transformation de la discipline. La nécessité n’en apparaît point clairement. Certains se basent pour la justifier sur tel paragraphe du « Règlement sur le service intérieur » où l’on lit ceci : « Les membres de la hiérarchie militaire doivent traiter leurs inférieurs avec bonté et avoir envers eux tous les égards dus à des hommes dont la valeur et le dévouement procurent leurs succès et préparent leur gloire ». Le style est boursouflé et le point de vue suranné, mais le conseil est et demeure excellent. L’idée de combiner l’égalité qui règne (théoriquement au moins) dans la vie civile avec les exigences du service militaire est une utopie. Il est certain que la disparition ou l’atténuation des privilèges héréditaires et aussi le développement de l’instruction tendent à rapprocher davantage le soldat de l’officier et que ce dernier peut et doit avoir recours davantage à l’intelligence du premier et moins à des ordres péremptoires et sans explications. Mais de là à considérer l’obéissance passive comme « une survivance dangereuse du passé » et à la vouloir remplacer par « l’adhésion volontaire du subordonné au chef » et par un sentiment de « collaboration professionnelle »[9], il y a loin et l’expérience des volontaires Britanniques et Américains qui viennent les uns et les autres de faire leurs preuves — et très brillamment — est là pour indiquer où s’arrête la réforme, où elle devient utopie. La discipline dans les rangs de ces troupes Anglo-saxonnes est certainement plus intelligente, plus relevée moralement — mais elle n’est guère moins stricte que celle des armées permanentes ; et après l’expérience de la guerre, la tendance est de la rendre plus stricte encore.

Notez que stricte et rude sont deux choses très différentes. Le régime Français est beaucoup moins rude que l’Allemand. Les officiers Allemands ont pu s’en rendre compte en Extrême-Orient. Dans une interview qu’à son retour de Chine, le feld-maréchal de Waldersee accorda à un représentant d’un grand journal parisien (interview dont les termes ne furent pas démentis), le maréchal aurait dit en comparant favorablement la discipline Française à l’Allemande : « Vous employez évidemment d’autres moyens que nous, mais vous arrivez au même résultat ».

La question n’est donc pas de savoir s’il faut adoucir la discipline actuelle, mais s’il faut la transformer. Ce n’est pas la modification du procédé que poursuivent les réformateurs, c’est le renversement du principe. Si la France s’éprenait sérieusement de leur point de vue, elle n’aboutirait vraisemblablement qu’à faire de son armée, sous le rapport de la tenue et de la valeur de l’effort individuel, une médiocre garde nationale. En tous cas, si même une telle réforme n’était pas imprudente, ce n’est pas par la révolte d’en bas qu’elle pourrait s’accomplir et loin de la préparer, c’est la rendre plus difficile encore que de laisser attaquer les officiers avec la violence haineuse qui caractérise les pamphlets édités par le parti socialiste antimilitariste ; le gouvernement devrait combattre énergiquement leur introduction dans les casernes et leur diffusion parmi les conscrits ; il peut en résulter du mal : il ne saurait en résulter aucun bien.

Dans la Marine.

Quelle que soit l’orientation donnée à l’armée en vue de la solution du « problème militaire », il importe de remarquer que cette solution ne saurait s’appliquer à la marine. Si, depuis le service obligatoire, l’opinion, dans son ensemble, se croit assez instruite pour discourir sur les choses militaires et même les juger en dernier ressort, pareille audace lui est interdite lorsqu’il s’agit des choses de la mer. Là elle sent son incompétence et la Presse elle-même ne possède pas les connaissances suffisantes pour lui venir en aide et lui fournir les arguments d’une discussion un peu approfondie. Elle s’irrite contre les abus administratifs quand on les lui signale ; elle s’enthousiasme pour les sous-marins quand on lui dit le grand succès de leurs premières expériences. Mais les problèmes de l’inscription maritime, de l’organisation des arsenaux, de l’armement et de la construction des navires passent ses moyens d’appréciation. Une autre différence avec l’armée de terre, c’est qu’ici la formule disciplinaire n’est susceptible d’aucune expérience osée, d’aucune modification sérieuse. La discipline à bord est à la fois plus paternelle et plus rude qu’au régiment ; elle se relâche d’elle-même et très volontiers, dès que le marin est à terre, et les rapports entre lui et ses officiers sont empreints d’une sorte de cordialité et de bonhomie qui sont le fruit des dangers courus ensemble dans l’isolement terrible et le redoutable tête-à-tête d’une poignée d’hommes avec l’Océan immense. À bord, il ne s’agit pas de plaisanter : il y va de la vie de chacun et les hommes seraient les premiers à rétablir l’obéissance passive si quelque fantaisie gouvernementale la réglementait dans un sens différent. Enfin, l’indépendance du commandement revêt un caractère unique : n’importe les perfectionnements scientifiques qui permettront dans l’avenir aux navires de communiquer entre eux et avec la terre, le commandant sera toujours à son bord « le seul maître après Dieu », comme dit une vieille formule, et il ne sera jamais possible de comparer sa situation avec celle d’un colonel par rapport à son régiment.

La marine Française remplacerait l’armée à tous les points de vue dans la vie politique et philosophique de la nation, si, par impossible, une orientation nouvelle de la République venait à détruire celle-ci sous sa forme actuelle, et la Société, menacée par le collectivisme révolutionnaire, trouverait là, s’il en était besoin, les éléments d’une restauration du pouvoir régulier. La France est d’ailleurs, par sa situation comme par son passé, une grande puissance maritime que les ambitions personnelles ou les utopies de ses gouvernants ont détournée souvent de sa mission ; ses véritables intérêts sont sur mer et plus que jamais aujourd’hui qu’elle a perdu la prépondérance sur l’Europe continentale et qu’elle s’est acquis au loin un nouvel Empire colonial ; des regrets, des préjugés et des habitudes d’esprit retenaient son attention du côté du continent et c’est pourquoi M. Chamberlain lui a rendu un inappréciable service en la rappelant vers les côtes.

Nous examinerons dans un des chapitres suivants[10] les résultats de l’activité navale qui s’est manifestée en France depuis trois ans. Il importait seulement d’indiquer ici que le « problème militaire », autour duquel s’agite la politique, ne s’étend point à la marine.

iii

ASSOCIATIONS ET CONGRÉGATIONS

La loi sur les associations a été le principal effort législatif de l’année. Le gouvernement et la majorité ont rivalisé d’ardeur pour la faire aboutir. Commencée le 15 janvier, la discussion du projet devant la Chambre des Députés n’a pris fin que le 29 mars ; elle a occupé vingt-sept séances et duré cent vingt-neuf heures. Il a été prononcé au cours de cette discussion plus de deux cents cinquante discours : cent scrutins publics et d’innombrables votes à mains levées sont intervenus ; enfin d’assez nombreux changements ont été introduits dans le projet primitif ; pour certains articles on a présenté jusqu’à cinq ou six rédactions successives. Les principaux orateurs, qui ont pris part à ce tournoi, ont été le comte Albert de Mun, M. A. Ribot et M. Viviani ; ils ont atteint tous trois le plus haut degré de l’éloquence parlementaire, les deux premiers combattant la loi, l’un au nom de la religion, l’autre au nom de la liberté, et le troisième la défendant malgré qu’elle fût insuffisante à satisfaire son intransigeance jacobine et son zèle anticlérical. La loi suscita encore de redoutables adversaires tels que M. Renault-Morlière et d’habiles défenseurs, MM. Brisson, Bourgeois, Trouillot et Waldeck-Rousseau. Le débat, cela va sans dire, fut acharné ; il conserva pourtant jusqu’au bout un certain caractère d’élévation qui honora le Parlement et prouva la grandeur des intérêts moraux engagés.

Le Droit.

La loi tendait, en somme, à réglementer le « Droit d’Association ». Quel est ce droit et quelles en sont les limites ? La question ne pouvait pas manquer de préoccuper des Français, imbus de la vieille tendance Latine à se laisser guider par les théories juridiques, plutôt que par les faits. De nombreuses consultations ont paru à ce propos dans les journaux et les Revues ; presque toutes aboutissaient à ranger le droit d’association parmi les droits « naturels », ceux dont la légitimité est assez forte pour qu’elle doive primer toute autre considération et demeure, en tous les cas, hors de conteste. Si éloquentes que fussent les consultations données sur ce projet, elles n’emportent la conviction que dans une mesure restreinte ; dès que l’on quitte le domaine de la théorie pour celui de la réalité, leur force d’argumentation s’évanouit. Le droit naturel, en effet, n’existe vraiment qu’à l’état de nature et sitôt que la Société est formée, il est remplacé par le droit social, lequel est nécessairement opportuniste et plein de compromis. Or, l’association est le grand levier social. « L’homme est si peu de chose par lui-même, a écrit Jules Simon, qu’il ne peut faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal qu’en s’associant. De là, les jugements contradictoires dont l’association est l’objet. Les uns ne croient pas que la Société puisse être en sécurité avec elle et les autres n’admettent pas qu’on puisse se passer d’elle..… Les Sociétés modernes ne sauraient se passer ni de la développer, ni de la réglementer ». L’indifférence de la loi, en matière d’association, est donc une utopie. En général, l’association sera d’autant moins redoutable et, par conséquent, pourra être laissée d’autant plus libre que l’esprit public sera plus éclairé, la tolérance plus générale, les institutions politiques plus stables. Pourtant, un milieu éclairé, tolérant et stable comme celui des États-Unis, a vu se former et se maintenir une association comme Tammany Hall, dont l’influence était délétère et démoralisante. Si par hasard, des Tammany Halls venaient à se reproduire et à se multiplier outre-mer, les pouvoirs publics finiraient bien par être forcés de recourir, pour y remédier, à des mesures efficaces, au risque de donner quelques entorses à la liberté d’association. Lors même qu’il ne s’agit pas de groupements attentatoires à la morale ou au bon ordre, on ne saurait exiger d’aucun gouvernement qu’il reste désarmé en face de sociétés dont la puissance tendrait à égaler ou à contrarier la sienne ; et pourvu qu’en se gardant, il évite les exagérations, les violences et les généralisations imprudentes, nul ne saurait lui reprocher d’avoir violé des droits supérieurs aux siens.

Il n’y a donc pas lieu de reprocher à la République Française son initiative, sauf peut-être en ceci que la loi récemment votée a une sorte de caractère rétroactif, ce qui paraîtra toujours contraire à la justice d’un état civilisé. Nous examinerons ce point de vue tout à l’heure. Pour le reste, le gouvernement Français n’était lié ni par un principe intangible ni par des promesses antérieures : car, bien que fondé sur la liberté, il ne s’était pas engagé à n’y jamais apporter la moindre restriction. Tout se ramène donc à une question d’opportunité ; tout revient à décider si son initiative a été heureuse et justifiée.

Un autre point de théorie très discuté a été la distinction à faire ou à ne pas faire entre les associations et les congrégations. Est-il permis de les confondre ? A-t-on le droit de les distinguer ? Si les congrégations sont de simples associations, comme leurs partisans n’ont pas manqué cette fois de le soutenir, il faut les traiter comme telles et ne pas leur appliquer un régime d’exception. Le premier texte présenté par le gouvernement[11] éludait la question au moyen d’une véritable hypocrisie. Le mot de congrégation n’était pas prononcé ; les congrégations y étaient implicitement désignées comme étant des sociétés « impliquant renonciation aux droits qui ne sont pas dans le commerce » c’est-à-dire à la liberté individuelle et aux privilèges qui en découlent. La rédaction définitive est beaucoup plus nette et plus franche. Les congrégations y sont considérées à part des autres associations et à tout esprit indépendant, cette distinction apparaîtra parfaitement légitime. M. Viviani a pu dire en toute vérité : « L’association repose sur le contrat : la congrégation repose sur des vœux, c’est-à-dire sur une théorie négative du contrat. Une association est un groupement volontaire qui, fondé sur le contrat, comporte par là même entre tous les associés la liberté et l’égalité. La congrégation est un groupement qui, fondé sur un pacte d’obéissance ne comporte entre ses adhérents ni égalité ni liberté. » En dehors même de ces dissemblances constitutives, la vie en commun et la perpétuité des vœux différencient assez la congrégation de l’association ordinaire pour que le législateur se sente autorisé à les traiter de façon inégale.

Les Associations.

Napoléon ier, comme de juste, se méfiait grandement du droit d’association et le code civil porte les traces de sa méfiance. Peu à peu cependant on avait amendé dans un sens libéral les dispositions draconiennes qu’il édictait. On avait « donné de l’air » à toutes les entreprises d’intérêt matériel, aux sociétés ayant en vue des partages de bénéfices, des exploitations industrielles et agricoles ; puis les sociétés de crédit avaient eu leur tour ainsi que les syndicats. Restaient à émanciper les sociétés politiques, littéraires, artistiques, philanthropiques sur lesquelles continuaient de peser de nombreuses entraves. Ces entraves, il est vrai, s’éludaient aisément. La principale consistait dans l’interdiction de recevoir des legs. La « reconnaissance d’utilité publique » prononcée par le Conseil d’État donnait seule à une société la personnalité civile, c’est-à-dire la possibilité de posséder légalement. Les sociétés les plus importantes la demandaient ; les autres s’en passaient. Un tel régime avait du moins l’avantage d’éviter l’accumulation des biens dits de mainmorte et l’argent nécessaire ne venait pas moins aux œuvres fécondes et intéressantes, soit directement par des dons, soit par l’entremise d’une individualité ou d’un groupe de personnes qui se substituaient à la société lorsque celle-ci n’avait pas d’existence légale. Il avait suffi que la République s’abstint d’espionner et de persécuter les associations comme l’avait fait le régime impérial, pour que celles-ci se multipliassent d’une façon étonnante. Une atmosphère de liberté morale s’étant établie autour d’elles, leur prospérité avait été rapide. On ne saurait dire le nombre des associations fondées en France depuis trente ans, dans tous les ordres d’activité : arts, sciences, pédagogie, sport, etc. Les ligues politiques ne furent pas les dernières à bénéficier de cette tolérance.

Ce n’était qu’une tolérance, en effet, et il pouvait y avoir là quelque inconvénient. Du moins le remède était-il aisé. Il consistait à effacer du code civil, les dispositions rectrictives inscrites dans les articles 291 et suivants, quitte à les remplacer par quelques rectrictions spéciales applicables aux associations dangereuses ou immorales. Ainsi se fût trouvé consacré par la loi un état de choses qui existait en fait et qui avait eu le temps depuis 1870 de s’affirmer et de se consolider. Cette solution partielle, on n’en voulut jamais, parce qu’on aurait ainsi fait bénéficier les congrégations de la liberté reconnue aux associations, à moins de spécifier pour les premières un traitement spécial. Là était la pierre d’achoppement, les uns ne voulant pas de la liberté générale et les autres ne consentant point à laisser établir de restrictions. Ainsi s’explique que depuis 1871, trente-trois projets de lois, propositions, amendements et rapports aient été formulés et présentés au Parlement sans qu’aucun ait pu aboutir. Le rapporteur de la loi récente en a tiré argument pour montrer combien il était urgent de légiférer sur une pareille matière. Il nous semble qu’on pourrait en tirer l’argument inverse. L’urgence d’une législation qu’on attend depuis si longtemps n’est évidemment que relative. En tous cas il faut reconnaître que le système adopté a fait disparaître les inconvénients signalés plus haut et placé les associations autres que les congrégations religieuses sous un régime très favorable à leur développement et à leur prospérité.

C’est à la Chambre des Députés qu’on le doit et non point au gouvernement. Son projet stipulait en effet que « toute convention d’association devra être rendue publique par les soins de ses fondateurs ». Et non seulement il exigeait de chaque association nouvelle que sa création fut déclarée à la préfecture ou à la sous-préfecture, mais le moindre changement survenu dans son administration ou sa direction, ainsi que les modifications apportées à ses statuts devaient encore faire l’objet de déclarations ultérieures. Ces formalités vexatoires ne suffisaient pas d’ailleurs à conférer à l’association la personnalité civile. Il fallait pour cela, comme par le passé, la reconnaissance d’utilité publique prononcée par le Conseil d’État à la suite d’une enquête. Le Parlement, mieux inspiré, modifia profondément cette partie du projet de loi. Il décida que « les associations de personnes pourront se former librement sans autorisation ni déclaration préalable » et attribua une capacité juridique suffisante à celles qui feraient la déclaration dans les termes prévus par le projet gouvernemental. Le régime ainsi établi, est à trois degrés. L’association peut d’abord se constituer avec une absolue liberté. Elle peut, pour ainsi dire, faire l’essai de ses propres forces : pourvu qu’elle ne poursuive point un but illicite et immoral, elle n’a point à redouter de tracasseries quelconques. Du jour où elle a fait sa déclaration — et cette déclaration n’est à aucun degré une demande d’autorisation — elle a le droit de posséder : les cotisations de ses membres — le local destiné à contenir son siège social et ses bureaux — enfin, les immeubles strictement nécessaires à l’accomplissement du but qu’elle se propose. Si elle veut davantage, elle peut demander à être reconnue d’utilité publique, ce qui lui conférera le droit de posséder une fortune véritable et même illimitée en ce qui concerne les valeurs mobilières.

Des critiques se sont élevées contre ces dispositions. Si l’on entre dans le détail de la loi, il est possible que bien des lacunes ou des erreurs s’y révèlent qui seront des germes de difficultés quand elle viendra à être appliquée. Mais toutes les lois en sont là, plus ou moins : on peut toujours les compléter, les amender, les perfectionner, tandis que lorsque le principe en est mauvais, il faut les remplacer complètement ce qui est une bien autre affaire. Le principe de celle-ci paraît bon. Le régime à trois degrés répond à une pensée juste et pratique qui tient le milieu entre la surveillance jalouse dont les vieux pays ont tant de peine à se défaire et le laisser aller confiant dont s’enorgueillissent peut-être imprudemment les jeunes gouvernements.

Les Congrégations.

Le régime imposé aux congrégations diffère du tout au tout de celui sous lequel se trouveront placées désormais les autres associations. « Aucune congrégation religieuse ne peut se former, dit l’article 13, sans une autorisation donnée par une loi qui déterminera les conditions de son fonctionnement ». Le même article stipule qu’une congrégation, une fois autorisée, ne pourra créer aucun établissement nouveau qu’en vertu d’un décret rendu avec l’approbation du Conseil d’État tandis qu’un décret ordinaire, rendu en Conseil des ministres, suffira toujours pour prononcer la dissolution de toute congrégation ou ordonner la fermeture d’un de ses établissements. L’article 14 interdit à tout membre d’une congrégation, non autorisée, de diriger un établissement d’enseignement et même d’y enseigner à quelque titre que ce soit. L’article 15 oblige toute congrégation religieuse autorisée à tenir un état annuel de ses recettes et dépenses, ainsi qu’à dresser l’inventaire de ses biens. Ces documents devront être présentés au Préfet ou à son délégué, à la première réquisition de ce fonctionnaire. S’il arrive que des actes de donations entre vifs ou testamentaires aient pour objet de permettre à une congrégation de se soustraire à la loi, de se reconstituer une fois dissoute, ces actes sont d’avance déclarés nuls, qu’ils soient faits directement ou par « personne interposée ». Et la loi énumère ceux qui seront « légalement présumés personnes interposées » sous réserve de la preuve contraire : tel par exemple, le propriétaire d’un immeuble occupé par la congrégation après qu’elle aura été déclarée illicite. Dans ce cas aussi, ses biens seront liquidés en justice et, après que chacun des membres de la congrégation aura repris son apport et que les dons et legs faits à la congrégation auront été revendiqués par les donateurs ou leurs héritiers, l’actif net sera réparti entre les ayants droit.

Le gouvernement, dans son projet, en avait décidé autrement et il faut reconnaître, non sans surprise, que la majorité du Parlement s’est montrée plus modérée — plus sage par conséquent — que le cabinet lui-même. Le projet ne permettait pas à ceux sur qui pesait la présomption légale de personnes interposées de fournir la preuve de leur innocence. Et, en cas de liquidation, il disposait que les droits de reprise exercés, le surplus de l’actif serait affecté à la caisse des retraites ouvrières : c’était, en somme, le principe de la confiscation réintégré dans les lois d’où le progrès de la civilisation l’avait chassé depuis longtemps. Le gouvernement proposait quelque chose de plus draconien encore. Appliquant la loi aux congrégations existantes (et qui n’auraient pas été antérieurement autorisées) aussi bien qu’à celles qui voudraient se créer ultérieurement, il exigeait des premières, sous peine de dissolution, non seulement d’avoir demandé, mais d’avoir obtenu l’autorisation dans le délai de six mois. Comme l’autorisation doit être donnée par une loi, qu’une loi doit être discutée et votée par les deux Chambres, que la fin de la session était proche et qu’en tout état de cause, le temps matériel eût manqué pour une besogne législative si considérable, cela revenait à faire passer la plupart des congrégations existantes sous le couperet d’une guillotine silencieuse et discrète. Ce qui surprend et choque dans le projet élaboré par le gouvernement, c’est le caractère de dissimulation, de déguisement que revêtait la pensée hostile : l’initiative parlementaire s’est exercée dans un sens bien plus franc et moins dur. La législation nouvelle n’en reste pas moins plus que sévère, surtout en ce qui concerne l’effet rétroactif : les lois, en général, ne visent que l’avenir immédiat et non le passé.

L’Effet rétroactif.

Beaucoup de ceux qui ont approuvé la loi et l’ont votée nient qu’elle ait un caractère rétroactif et leurs arguments ne sont pas sans valeur. On a dit que, s’étant créées sans autorisation, la plupart des congrégations existantes s’étaient placées dans une situation illégale. Ainsi présentée la chose est inexacte. Il est vrai qu’il existait déjà une « autorisation » dont les formalités étaient déterminées pour les communautés d’hommes par une loi de 1817, pour celles de femmes par une loi de 1825. Mais ni l’un ni l’autre de ces textes ne stipule qu’il s’agisse-là d’une autorisation obligatoire. La communauté qui veut posséder les droits civils, acquérir, aliéner est obligée de se faire reconnaître ; si elle n’a cure de ces privilèges, la chose est inutile. Il ne faut donc pas dire, comme l’a très bien fait observer M. Dufaure, au Sénat, en 1880 « qu’une communauté non autorisée est par cela même illicite, par ce qu’elle n’a pas demandé l’autorisation. Elle a usé d’un droit en ne la demandant pas ». Mais il est non moins vrai d’autre part que les congrégations non autorisées ont tourné la loi car il n’en est guère qui n’aient eu besoin d’exercer ces droits que l’autorisation était seule à pouvoir leur conférer légalement. Elles les exercent par voie indirecte et subreptice.

Un second argument, c’est qu’on n’aurait rien innové, qu’on se serait borné à faire revivre une législation traditionnelle. Là aussi il y a du pour et du contre. Sans remonter aux lois révolutionnaires qui détruisaient sans hésiter et confisquaient sans mesure, il existe une loi dite du 18 Germinal an x dont l’article 2 est ainsi conçu : « Les archevêques et évêques pourront, avec l’autorisation du gouvernement, établir dans leurs diocèses des chapitres cathédraux et des séminaires : tous autres établissements ecclésiastiques sont supprimés ». On a discuté à propos de ces mots : établissements ecclésiastiques. Mais il est à peu près certain qu’ils s’appliquaient à des espèces de séminaires privés, d’institutions parasites qui s’étaient développées au détriment de la religion et du clergé. La preuve qu’ils ne s’appliquaient pas aux ordres religieux c’est que, d’une part, à ce moment, les ordres religieux détruits et dispersés par la Révolution n’étaient pas encore reconstitués, et que d’autre part, dès l’année suivante, au lendemain du Concordat, certaines congrégations d’hommes et de femmes s’organisèrent ouvertement et que deux d’entre elles furent immédiatement reconnues par décrets (an xi et an xii) ; sans doute cette même année (an xii), on peut citer un décret de messidor dû à l’initiative de Fouché et sanctionné par Napoléon dans un moment de colère et d’irréflexion, décret par lequel fut établi l’obligation pour toute association de se faire préalablement autoriser. Seulement ce décret n’entra jamais en vigueur et fut abandonné avant d’avoir été appliqué. Il ressort de tout cela que si les conditions d’existence faites aux congrégations religieuses étaient aléatoires, instables et irrégulières, cette instabilité et cette irrégularité duraient depuis 90 ans. Quand le provisoire s’éternise de la sorte, les intéressés sont excusables de prendre confiance en sa durée ; et sans qu’ils aient le droit de s’en réclamer au même titre que d’un régime légal, il se crée pourtant une sorte de prescription en leur faveur ; ils ont acquis, si l’on peut ainsi dire, des droits secondaires.

Pour n’en tenir aucun compte il faut, en tous les cas, pouvoir s’autoriser d’un péril pressant, de circonstances extraordinaires et graves. Quelles sont-elles ? Les deux principaux griefs ont été résumés par le rapporteur, M. Trouillot, de la façon suivante. Le premier c’est que « l’action politique des congrégations, leur intervention dans les affaires publiques et dans les luttes de partis », se manifestent « avec une audace encore sans exemple » — et le second c’est que par « leur puissance financière, leur richesse mobilière et immobilière » elles constituent « plus ouvertement que jamais, un péril économique social ».

Les Deux Jeunesses.

Est-il vrai que le résultat de la fameuse loi de 1850 sur la liberté d’enseignement, qu’on appelle du nom de son auteur la loi Falloux, ait été de couper la jeunesse française en deux portions irréconciliables « moins séparées par leur condition que par leur éducation et qui grandissent sans se connaître », élevées « l’une à l’ombre du dogme, l’autre dans le rayonnement de la science » ; à ces deux conceptions un peu simplistes de la France pédagogique, adoptées par M. Waldeck-Rousseau et par M. Viviani, ne convient-il pas d’opposer celle de M. de Mun ? « Ce n’est pas deux, s’écrie-t-il, reprenant le mot d’un de ses collègues, mais vingt, mais trente jeunesses » qui s’échappent tous les ans des écoles et chez qui la formation intellectuelle est un combiné d’origine, de traditions, d’initiatives en sorte que « les doctrines de leurs familles, les leçons de leurs maîtres et leurs propres tendances » ont participé à cette formation. La théorie des deux jeunesses est issue d’un regard trop rapide donné à la statistique de la population des établissements secondaires. L’esprit de généralisation en a tiré ensuite une conclusion trop absolue. Qu’on veuille bien se reporter aux chiffres mentionnés l’année dernière[12] ; ils indiquent un double mouvement vers les internats religieux et vers les externats de l’État ; la défaveur croissante qui s’attache aux internats de l’État est assez explicable par l’insuffisance matérielle et morale de leur organisation. Il est très clair que dans un pays où les opinions politiques et religieuses sont aussi imbues de sentimentalisme qu’en France, et s’y teintent de nuances aussi diverses, la bourgeoisie ne saurait, sous le rapport de l’éducation de ses fils, se départager en deux camps nettement tranchés ; si cela était du reste, il faudrait en conclure que le gouvernement n’a pas la confiance de la majorité puisqu’il n’a pas non plus la majorité dans ses lycées ; mais cela n’est pas. Et non seulement, pour toutes sortes de motifs, on trouve des «  cléricaux » qui envoient leurs enfants au lycée et des « anticléricaux », qui confient les leurs aux maisons religieuses, mais parmi les hommes politiques et les fonctionnaires, beaucoup appartiennent au parti inverse de celui vers lequel leur éducation serait censée les avoir conduits. Un autre fait est assez probant. Depuis la fondation de la République on peut dire que ses majorités ont toujours été en croissant ; mais le nombre des élèves de l’enseignement congréganiste a été croissant aussi. Comment admettre que la bourgeoisie française accorde une confiance de plus en plus grande à des maîtres dont le principal effort consisterait à ruiner dans l’esprit des enfants un régime auquel leurs pères s’attachent de plus en plus ? On pouvait, au temps de Gambetta et de Jules Ferry, concevoir quelques inquiétudes à ce sujet. Mais ce n’est pas après que la République a duré trente ans, a victorieusement repoussé tous ses adversaires, s’est affermie en Europe et étendue au loin, ce n’est pas surtout après que Léon xiii l’a solennellement reconnue et adoptée, que les congrégations religieuses vont exposer leur popularité en distribuant un enseignement antirépublicain. Aussi ne le font-elles point.

Deux jeunesses ! mais, dans un sens, il y aura toujours deux jeunesses et deux âges mûrs et deux vieillesses. En évoquant « l’éternel conflit entre la tentation pressante du libre examen et le besoin d’une autorité précise et définie devant qui s’incline la superbe de la Raison », M. de Mun a rappelé l’existence d’un état de choses auquel ni la République Française, ni aucune République, ni aucun césarisme ne sauraient mettre fin. Ce sont là questions de conscience que les hommes politiques ont bien tort de vouloir réglementer ; elles les dépassent.

L’Ingérence électorale.

Devant la Chambre, en janvier 1901, M. Waldeck-Rousseau parlait de la « formidable » organisation congréganiste « qui s’est formée pour conquérir le suffrage universel, qui va tenir le grand livre des élections, qui aura des agents dans toute la France ». Il évoquait « ces excitations, ces fureurs dirigées par un système évoqué du plus sombre passé contre toute une race ». — Et plus tard, au mois de juin, il disait au Sénat : « Ce n’est pas le développement de la richesse qui est le plus inquiétant, mais le développement de l’influence, la main mise sur les esprits et les intelligences, et sur les consciences ». Et il ne craignait pas d’ajouter ces paroles incroyables : « Je suis convaincu, pour ne parler ici que des Assomptionnistes, que si l’on avait tardé dix ans à déposer la loi que nous vous présentons, il n’aurait plus été au pouvoir d’aucun gouvernement de venir à bout de cette congrégation ». Quand il s’agit de sujets aussi graves, il y a des effets oratoires qu’un chef de gouvernement ne devrait pas se permettre. Pour apprécier la valeur réelle de celui-ci, il suffit de se rappeler que le nombre des membres des congrégations, en France, n’atteint pas 200.000 ; il y a environ 160.000 femmes et 40.000 hommes. On ne voit pas très bien l’ingérence électorale des Sœurs de Charité ou des Petites-Sœurs des Pauvres, non plus que des Carmélites ou autres ordres « contemplatifs » qui ne sortent jamais de leurs couvents. Les garde-malades et les missionnaires ont, en général, autre chose à faire que d’organiser les élections ; les éducateurs sont condamnés, par leur tâche même, à une certaine réserve ; restent, avec les Assomptionnistes déjà dissous, un certain nombre d’ordres contre lesquels il n’était pas très difficile de prendre des mesures énergiques, s’il l’eût fallu. L’ingérence électorale des congrégations est probable ; elle déplace évidemment un certain nombre de suffrages, mais de là à en faire un danger public, il y a un abîme. La pesée totale, effrayante, irrésistible dont on a agité le spectre devant l’opinion, celle-là n’existe point. Comme l’a fort bien dit M. Crépon[13], « notre état social ne la comporte plus ». Ce sont là dangers d’un autre âge qui ne peuvent reparaître que pour jouer Croquemitaine.

Il faut remarquer encore que, très jalouses de leur autonomie, veillant sur leur indépendance avec un zèle farouche et souvent animées les unes envers les autres de sentiments dans lesquels la charité chrétienne n’a rien à voir, les congrégations ne sont nullement disposées à s’entendre. Le Congrès radical (juin 1901) a eu beau sonner la charge contre « la congrégation », ainsi transformée en une sorte d’hydre fabuleuse, l’émiettement des forces congréganistes n’en est pas moins connu de quiconque a tant soit peu étudié l’organisation des ordres monastiques et leur caractère. Or l’entente préalable, la mise en commun des ressources morales et matérielles seraient pour les congrégations la seule façon d’opérer une pression vraiment efficace sur le corps électoral.

La Main-Morte.

Quelle est la fortune des congrégations ? Il y a vingt ans, M. Brisson l’évaluait à 713 millions (Rapport du 27 décembre 1880) ; en 1894, M. Cochery se tenait à 500 millions (Rapport sur le budget de 1894) ; enfin, l’année dernière, M. Waldeck-Rousseau parlait d’un milliard. Ces différences énormes dans l’évaluation indiquent à tout le moins que les éléments n’en sont pas aisés à réunir. Une enquête s’imposait, elle a eu lieu. Par malheur, elle a été conduite de telle façon que ses conclusions sont presque sans valeur. Les biens possédés par les congrégations elles-mêmes sont indiqués comme occupant une superficie de 20.900 hectares et représentant, d’après les Contributions Directes, une valeur vénale de 435 millions. Mais, à cette première rubrique, on en ajoute d’autres qui sont sujettes à caution. Ainsi on catalogue les biens « possédés par un ou plusieurs membres de la congrégation auxquels la qualité de personne interposée a été reconnue judiciairement ou administrativement » : judiciairement, soit ; mais administrativement, qu’est-ce à dire ? Ni le Préfet, ni ses agents n’ont qualité pour faire cette reconnaissance et l’administration s’expose à ce qu’on la soupçonne d’excès de zèle ou de manque de scrupules. Car il a bien fallu atteindre, coûte que coûte, le total si imprudemment endossé par le président du Conseil et trouver le milliard qu’il avait promis. On paraît avoir forcé la note de diverses façons, mais surtout en présentant, comme une source de richesse, des propriétés qui ne rapportent rien et ne sont, à vrai dire, que des causes de dépenses. Soit qu’elles aient acquis d’anciens bâtiments, soit qu’elles en aient construit de nouveaux, les congrégations ont une tendance à l’exagération immobilière. De beaux édifices, des cloîtres spacieux, des chapelles monumentales, c’est là ce qui les tente ; leur fortune mobilière est minime ; elles ont tout mis en bâtisses, et se sont même parfois endettées pour achever une construction trop coûteuse. Ces immeubles n’ont qu’une valeur relative, car ils sont difficiles à aliéner ; l’usage qu’on en peut faire est restreint ; les démolir est onéreux. Il est donc infiniment probable qu’en aucun cas la vente ne saurait représenter le montant de l’argent dépensé pour les édifier.

Au point de vue du fisc ils ne sont nullement improductifs. La véritable main-morte se compose des biens inaliénables qui appartiennent à l’État, aux départements, aux communes et aussi aux établissements reconnus d’utilité publique, c’est-à-dire placés en tutelle, car la reconnaissance d’utilité publique est, en somme, une mise en tutelle. Les congrégations autorisées en sont là et d’après la loi de 1817, il faut l’autorisation du roi (c’est-à-dire du gouvernement) pour rendre aliénables de nouveau les « immeubles ou rentes » qui leur appartiennent et qui sont « possédés à perpétuité ». Cette main-morte est fort restreinte : l’autre, celle des congrégations non autorisées est restée dans le commerce ; elle appartient à des sociétés civiles et n’est pas inaliénable. Elle ne fait partie d’aucune succession, il est vrai ; mais c’est précisément pour remplacer le paiement des droits de succession qu’a été établi l’impôt spécial connu sous le nom de « Droit d’accroissement ». Depuis la mise en vigueur de cet impôt (1895), il a rapporté au Trésor la somme de 4.603.691 francs : il reste dû 7.300.000 francs pour lesquels des délais ont été accordés aux 145 congrégations qui se sont engagées à se libérer par à-comptes. Voici, par exemple, une congrégation utile entre toutes : les Frères de Saint-Jean-de-Dieu ; elle soigne plus de 3.000 malades, dont 2.000 indigents, aliénés, vieillards et enfants infirmes. Depuis 12 ans, elle a versé au Trésor près de 400.000 francs. Tout cela n’est pas de la main-morte.

Il y a encore une source de richesse dont il convient de parler. Les congrégations sont inscrites à la taxe des patentes. Au 1er janvier 1900, elles payaient de ce chef, la somme de 623.000 francs ; les quatre-cinquièmes de ce total revenaient aux congrégations de femmes qui possèdent de petits ateliers où se fabriquent des cierges, des chapelets, des fleurs artificielles, de la passementerie, voire même du pain d’épice et du chocolat. Sont encore taxés les établissements de retraite (239), de santé (77), les pharmacies (35), drogueries (184), etc… et enfin quelques industries ou commerces bizarrement choisis. C’est ainsi que l’administration signalait, l’an passé, à la charge des congrégations, 4 débits de liqueurs, 3 cabarets avec billard, 8 entreprises de douches, 1 de diligences et même 2 établissements forains ! On peut y ajouter 28 moulins et 1 magasin de verres de montre. Cette curieuse nomenclature prouve que les associations religieuses sortent parfois de leur rôle et s’oublient à exercer des métiers médiocrement utiles au salut des âmes. Mais d’autre part, les sommes mêmes inscrites au rôle des patentes indiquent qu’il s’agit d’entreprises assez minimes et de peu d’importance : la fortune congréganiste ne s’en trouve guère augmentée.

En adoptant le chiffre global de 800 millions et en le comparant à ceux qui représentent le nombre des congréganistes Français et les impôts qu’ils payent, on arrive à cette conclusion que chaque congréganiste représente environ un capital de 4.000 francs sur lequel le seul droit d’accroissement prélève à peu près 10 francs par an, sans préjudice des autres impôts. Aux yeux de bien des gens, qui n’avaient pas étudié jusqu’ici la situation des congrégations, les résultats des enquêtes récentes auront donc été tout contraires à ce qu’en attendait le gouvernement. Beaucoup de Français croyaient certainement les congréganistes plus nombreux et plus riches.

Résultats et Conséquences.

À la date du 3 octobre 1901 expirait le délai imparti aux congrégations pour se conformer à la loi. À cette date, 351 congrégations non autorisées sur 753 avaient déposé leur demande d’autorisation : elles se répartissent en 45 congrégations d’hommes possédant 1.740 établissements, et 206 de femmes en possédant 1.227. En outre, 1 congrégation autorisée d’hommes, les Lazaristes, et 64 congrégations autorisées de femmes, dont les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, ont déposé des demandes devant le Conseil d’État pour ceux de leurs établissements, au nombre de 2.174, qui ont été ouverts sans autorisation. D’où il suit que 402 congrégations non autorisées possédant 1.335 établissements ont refusé de se soumettre à la loi et ont émigré ou se sont dissoutes. D’autre part, pour les 12.176 établissements ouverts sans autorisation par les congrégations antérieurement autorisées, le Conseil d’État n’a reçu que 2.174 demandes, ce qui implique que 10.002 établissements seront fermés[14].

Les congrégations qui se sont retirées ou dispersées n’ont fait entendre aucune protestation ; seuls, les Jésuites ont publié un manifeste explicatif signé des quatre « provinciaux » qui dirigent l’ordre en France. Conçu en termes extrêmement modérés, mais très nets, soulignant le caractère antireligieux des déclarations faites devant le Parlement, par les partis extrêmes, au cours de la discussion, ce manifeste a procuré à la Compagnie de Jésus, selon l’expression du journal Le Temps, « les honneurs d’une belle sortie ». Ses collèges, d’autre part, ont rouvert leurs portes comme d’habitude, sous la direction de laïques ou de prêtres libres, inféodés à l’ordre et résolus à continuer son œuvre ; et la rentrée s’est opérée — symptôme à noter — sans qu’un seul élève ait fait défaut.

La proportion assez considérable des congrégations qui ont quitté la France rendra longue et délicate la liquidation de leurs biens immobiliers à laquelle la loi stipule qu’il sera procédé sans que les tribunaux aient à intervenir autrement que pour désigner le liquidateur : car la congrégation qui ne s’est pas fait autoriser est considérée comme dissoute et sa liquidation est de plein droit. Il est probable que ces opérations ne se poursuivront pas sans que de nombreuses difficultés et de nombreux procès ne surgissent pour les compliquer et en retarder la solution. À ces embarras administratifs se superposeront des embarras politiques. Le gouvernement, en effet, se trouvera, tôt ou tard, en face de demandes d’autorisation qui devront être discutées par les Chambres ; il lui sera également malaisé de les appuyer et de ne pas les appuyer. Dans le premier cas, le président du Conseil ou son successeur verront se dresser contre eux tous les arguments employés pour défendre la loi et obtenir qu’elle fut votée. Dans le second, ils donneront raison aux congrégations qui se sont méfiées du libéralisme parlementaire et qui ont préféré s’en aller que de se soumettre. Ce n’est pas une des moindres maladresses commises que d’avoir fait aboutir les demandes d’autorisation à un corps politique élu, au sein duquel chaque nouvelle demande rallumera les passions et agira comme un brandon de discorde. La loi semble destinée à retarder indéfiniment l’apaisement et à accroître la fâcheuse tendance des députés à perdre en discussions oiseuses un temps qui serait mieux employé à faire les affaires du pays.

Dans le pays lui-même, il est assez difficile de prévoir l’effet produit. Les congrégations auraient pu s’entendre pour résister à la loi, s’enfermer dans leurs couvents et obliger le gouvernement à les expulser par la force. On imagine en quel état quatre mille expulsions (les 753 congrégations non autorisées possédaient exactement 4.292 établissements) eussent mis la France ; il suffit de se rappeler l’effet produit par les expulsions de 1880 et ce qu’il en coûta à la République, aux élections de 1881, pour s’être laissé entraîner dans cette voie brutale. Si les congrégations ont renoncé à un tel plan de campagne, il est probable que ce n’est pas par vertu chrétienne, mais par intérêt. L’opinion ne leur a pas paru cette fois assez favorablement disposée à leur égard ; elles ont pensé qu’on leur saurait plus de gré d’une immolation silencieuse que d’une résistance sensationnelle. Le calcul pourrait bien avoir été habile et les congrégations ont sans doute gagné, à agir ainsi, des sympathies nouvelles. Ces sympathies sont-elles nombreuses et énergiques ? C’est ce que nous saurons aux élections de 1902. L’indifférence jusqu’ici a été très générale. Point de manifestations, aucun tumulte dans les rues. Il est certain que la France ne se sent pas atteinte dans ses œuvres vives. Les travaux des Bénédictins et les prières des Carmélites ne lui paraissent plus nécessaires à sa vie sociale. Mais on sent une sourde inquiétude provenant de l’atteinte portée à la liberté individuelle comme aussi de la haine sectaire déployée en cette circonstance. À cela s’ajoutent certains intérêts matériels lésés. Des centres monastiques comme Solesmes, même dépourvus de pèlerinages célèbres, de fabriques de liqueurs ou d’exploitations agricoles n’en ont pas moins pour la région environnante une importance considérable ; ils contribuent de mille manières à son enrichissement. Pour la population ouvrière qui va perdre au change, la satisfaction donnée aux idées voltairiennes serait une assez médiocre consolation. Le célèbre pharmacien Homais immortalisé par Balzac, existe, en France, a plus d’un coin de rue ; mais si demain on parlait de fermer la basilique de Lourdes, les Homais de l’endroit ne seraient pas les derniers sans doute, à réclamer.

Il est à craindre, de plus, que les institutions de bienfaisance et d’une manière générale l’organisation de la charité publique et privée n’aient à souffrir du nouvel état de choses. Depuis la faillite lamentable à laquelle aboutirent les belles théories des Jacobins sur la bienfaisance officielle, il est avéré que l’État est totalement impuissant à venir seul au secours de toutes les misères. Il fallut, en l’an v, rouvrir la porte à l’initiative privée qu’on avait brutalement mise dehors et dont le malencontreux décret de l’an ii avait détruit l’œuvre et dilapidé les ressources. Peu à peu, la générosité particulière, d’abord découragée et ralentie, recommença à s’exercer. Après avoir été de 1 million par an au commencement du siècle, puis de 3 millions entre 1814 et 1830, ensuite de 4 millions, le chiffre des dons et legs faits à une seule catégorie d’œuvres, aux établissements reconnus d’utilité publique, a dépassé de 1874 à 1894, 450 millions, c’est-à-dire une moyenne annuelle de 22 millions ; les seules institutions d’assistance de Paris et de la banlieue, où depuis 60 ans près de 3.000 œuvres ont été fondées, reçoivent aujourd’hui bien plus que ne recevaient celles de toute la France au milieu du siècle[15]. À des établissements laïques gouvernés et administrés par l’État, l’argent n’ira jamais avec cet entrain. En dehors même de toute influence de l’esprit clérical, les donateurs les plus tolérants regarderont à enrichir de tels établissements où la sèche et coûteuse bureaucratie officielle ne saurait remplacer le dévouement efficace et doux qu’inspire la foi religieuse. À un autre point de vue, si les principaux ordres charitables sont autorisés et s’il est permis d’espérer que les autres obtiendront l’autorisation qu’ils ont sollicitée, la nouvelle loi n’apporte pas moins des entraves sans nombre à l’exercice de leur ministère. Le contrôle financier de l’administration, le recours au Conseil d’État nécessaire pour toute extension de la congrégation, enfin, la menace perpétuelle d’une fermeture ou d’une dissolution prononcée par le conseil des ministres, ce sont là des conditions d’existence peu faites pour donner de la sécurité et de la confiance.

Le Pape et les Missions.

Au loin, les conséquences de la loi paraissent devoir être beaucoup plus graves. D’abord en infligeant un échec retentissant à la politique personnelle de Léon xiii, au soir de son pontificat, le gouvernement Français n’a pas seulement annulé plus ou moins complètement les avantages que cette politique pouvait lui procurer en Europe et ailleurs, il a encore rendu plus incertaine l’orientation du pontificat suivant. Ce n’est un secret pour personne que l’opposition a toujours été vive dans le Sacré Collège contre les vues du Pape à l’égard de la République. Le succès pouvait seul neutraliser l’effet de ces sentiments francophobes ; les cardinaux qui les professent triomphent dès à présent et se sentent plus à l’aise pour préparer une réaction dont le prochain Pape sera le représentant naturel et qui sera d’autant plus marquée qu’elle aura été plus lente à venir. Si même les sentiments intimes de Léon xiii n’ont pas changé — et l’attitude du gouvernement Français lui a causé une très vive amertume, il est désormais trop près du tombeau pour reprendre son œuvre et lui donner une nouvelle direction. Le gouvernement de la République s’est toujours mépris sur les mobiles qui inspiraient le Pape. Imbus de l’idée fausse que le sentiment religieux va s’affaiblissant dans le monde, ce qui est le contraire de la vérité, les républicains Français ont cru obstinément que Rome avait besoin d’eux. Sans doute il y avait quelque utilité pour le chef de la religion catholique à montrer qu’aucune forme de gouvernement ne lui est hostile ; mais les États-Unis fournissaient de ce fait une preuve suffisante et, après tout, l’appui des grandes monarchies était encore plus nécessaire au Saint-Siège. Avec une notion plus juste de la part qui, dans la politique de Léon xiii, revenait à son francophilisme personnel, le gouvernement Français eut évité sans doute d’infliger à cette politique un démenti aussi éclatant qu’inutile.

Ce qui montre à quel point il était sous ce rapport insuffisamment éclairé, c’est l’espèce de naïveté avec laquelle la loi fut, au début, présentée comme favorable aux intérêts de l’Église. Elle était censée devoir libérer le clergé concordataire — évêques et curés — du joug pesant que les congrégations faisaient peser sur lui. La rivalité existe bien ; le clergé a de nombreux motifs de se plaindre de certaines congrégations, sinon de toutes et de les jalouser. Mais la passion antireligieuse et l’esprit sectaire perçaient trop ouvertement à travers la loi elle-même et les commentaires qu’elle soulevait, pour que l’Église toute entière ne se sentit pas menacée en cette circonstance. Aussi bien, la lettre adressée par Léon xiii au Cardinal Archevêque de Paris, le 23 décembre 1900, avait clairement indiqué que le Saint-Siège entendait se solidariser avec les congrégations et considérerait toute mesure dirigée contre elles comme dirigée contre l’Église en général.

La question principale qui se pose depuis longtemps entre Paris et Rome, est celle du protectorat des églises d’Orient. Le Pape a apporté à maintenir ce protectorat entre les mains de la France tant de chaleur et d’énergie, qu’il est peu probable qu’il consente à le détruire. Mais cette précieuse prérogative n’en serait pas moins fort ébranlée par une politique trop nettement anticléricale. Un passage du dernier Livre Vert Italien a même pu donner à croire que le nouveau représentant de la France en Chine n’apporterait à le maintenir, qu’un zèle médiocre ; mais si sa clairvoyance était à ce point en défaut, le séjour en Extrême-Orient ne tarderait pas, sans doute, à corriger son inexpérience des intérêts qu’on lui a confiés. Ce qui est plus grave, c’est que les puissances étrangères auraient beau jeu pour revendiquer, tant en Orient qu’en Extrême-Orient, leur part du protectorat auquel la politique intérieure de la France enlèverait toute signification. Le prestige de la République en ces contrées lointaines en serait nécessairement très diminué et quand bien même les 10.000 écoles dans lesquelles l’enseignement français est donné à près de 700.000 enfants, continueraient d’être chaudement protégées, le fait que les congrégations qui y enseignent sont persécutées en France n’en diminuerait pas moins la valeur et la portée de l’œuvre pédagogique qu’elles accomplissent dans les missions. Ces fâcheuses conséquences de la loi ont été provisoirement palliées par la retentissante intervention de la France en Turquie dans le détail de laquelle nous entrerons plus loin ; mais de tels remèdes ne sont pas toujours à portée !

Bénéfice net.

En admettant la nécessité péremptoire de régler sans plus attendre la question des associations et des congrégations, on pouvait s’y prendre de deux manières. On pouvait établir une législation plus ou moins sévère, mais pour l’avenir seulement, et destinée à arrêter ou à ralentir l’essor congréganiste et l’accroissement des biens dits de mainmorte. D’autre part, on pouvait négocier un concordat avec le Saint-Siège. Cette idée de concordat, mise en avant par un prélat connu pour son libéralisme, Mgr Fuzet, archevêque de Rouen, paraît avoir séduit le Souverain-Pontife ; car dans la lettre mentionnée ci-dessus, il y fit une allusion sympathique, indiquant qu’il eut été tout disposé à entrer en pourparlers avec le gouvernement Français. Le fait que loin de chercher en cette affaire les solutions naturelles, apaisantes et pratiques, on ait eu recours à tous les procédés susceptibles de passionner le débat et de donner à certains appétits une bruyante satisfaction est une preuve trop claire que l’intérêt politique a constamment pris le dessus sur l’intérêt moral et économique. Quel est cet intérêt politique et sur quoi repose-t-il ? S’il ne s’agissait que de maintenir le cabinet actuel en fonctions un peu plus longtemps que les plus durables de ceux qui l’ont précédé, si en un mot, le gouvernement n’avait cherché qu’à fortifier et à consolider sa majorité en lui donnant un caractère net, tranché, intolérant, la France, plus tard, serait en droit de trouver qu’on lui a fait payer bien cher une stabilité ministérielle qui eut pu probablement être réalisée à moins de frais. Cette stabilité a une raison d’être ; l’échéance électorale de 1902. Le cabinet paraît désireux de présider à cette grande consultation nationale.

Mais, en général, un gouvernement qui a derrière lui une durée respectable, ne se contente pas de dire au pays : votez pour moi ! Il tient à honneur d’avoir un programme et de le faire connaître. Le programme de l’année prochaine ne se dessine point. L’anticléricalisme ne saurait en tenir lieu : c’est du négatif. Le cabinet s’est fait une majorité solide ; il ne s’est pas fait un parti. Il continue de trouver autour de lui le concours exigeant des socialistes et l’appui enthousiaste des radicaux, c’est-à-dire qu’il recrute ses partisans parmi les ennemis déclarés de la propriété aussi bien que parmi ceux qui s’en proclament les défenseurs résolus. Que peut-on entreprendre de vaste et de suivi avec une semblable armée ?

L’énorme effort accompli, le dangereux sacrifice consenti, n’ont donc pas engendré ce qui est l’instrument indispensable de toute politique : un parti et un programme. Comme bénéfice net, ce serait peu de chose.

Tel est, du moins, notre sentiment à l’heure où paraissent ces lignes ; peut-être quelque événement ultérieur viendra-t-il le modifier et verrons-nous le ministère découvrir un plan de derrière la tête qui remplacera avantageusement en ce cas la déclaration vide et déclamatoire adoptée par le Congrès Radical (Juin 1901). Jusque-là, force est bien de penser que ce document renferme l’exposé des ambitions gouvernementales. Elles seraient très minces !

iv

LA RICHESSE PUBLIQUE
ET LA POLITIQUE OUVRIÈRE

Un grand industriel de Bruxelles, qui fit partie du Sénat Belge, et s’est maintes fois signalé par ses conceptions sociales empreintes d’une généreuse audace, M. Ernest Solvay, écrivait, il y a un an, à un administrateur du célèbre Vooruit, son collègue au Parlement, ces lignes si suggestives :

« C’est sur l’intérêt personnel qu’il faut s’appuyer comme stimulant de la marche en avant, du progrès. Il forme la base sociale par excellence : la société ne saurait s’en passer. Votre œuvre tombera après vous, si vous la basez sur le dévouement ; elle tiendra si vous l’appuyez sur l’intérêt. Voilà ce que vous ne voyez pas… Et pour ce qui est de la répartition du bien-être, dû à la production, si elle est défectueuse — et elle l’est évidemment, elle l’a toujours été — il faut travailler sans cesse, comme on l’a toujours fait d’ailleurs, à l’améliorer ; mais il est essentiel d’y travailler sans jamais amoindrir la production existante. C’est suivant cette loi que doit s’effectuer le redressement. Ne pas l’admettre serait ignorer le principe d’évolution dont elle découle. »

Et dans sa réponse, M. Anseele reconnait « la nécessité pour le socialisme d’augmenter la production sous condamnation de ne pas pouvoir triompher complètement ni se maintenir ». Seulement M. Anseele s’empresse d’ajouter cet a priori : « Le collectivisme n’est pas seulement supérieur au capitalisme au point de vue de la répartition des produits, mais aussi à celui de leur production, comme le capitalisme était supérieur à la production corporative du siècle passé ». Affirmation qu’il est impossible de contrôler ni de prouver et qui ne repose que sur une symétrie historique incapable d’engendrer la moindre certitude.

Il semble bien que M. Ernest Solvay ait formulé là, en termes d’une géniale simplicité, la condition unique et expresse de l’entrée des doctrines socialistes dans le domaine pratique. Et sans doute, sans y voir aussi clair que lui, plus d’un parmi les partisans éclairés d’une révolution sociale se rend compte de cette nécessité et appréhende le recul de la production dès l’instant où les premières lois et les premiers décrets à tendances socialistes feront sentir aux producteurs le contact de la froide réalité. C’est précisément ce qui vient d’arriver en France ; sans qu’on puisse en tirer encore aucune conclusion ferme, il est bon de ne se point leurrer et de donner une extrême attention à ces manifestations d’un phénomène de la plus haute importance. Selon que se confirmeront ou s’infirmeront en 1902 et en 1903 les résultats de 1901, on sera autorisé à en tirer, avec quelque chance d’exactitude, l’horoscope du socialisme.

Une Année médiocre.

Ces résultats sont indiscutables. Pour les onze mois écoulés de l’année 1901, le déficit budgétaire est de près de 109 millions par rapport aux évaluations qui ont servi de base à l’établissement du budget et de 148 millions 1/2 par rapport aux recouvrements correspondants de l’année précédente. De pareils chiffres sont tout à fait anormaux. On dit bien que les lendemains d’Expositions Universelles réservent toujours des surprises de ce genre. Mais comme, cette fois, les surplus produits par l’Exposition ont été très modestes, il n’y avait pas grande imprudence à escompter, comme l’avait fait le Ministre des Finances en établissant son projet de budget pour 1902, une absence de moins-values, sinon quelques plus-values. Ce budget voulait être très raisonnable, et le Ministre paraissait sûr de son équilibre. Il est manifeste qu’il ne s’attendait point à voir se creuser sous ses pas le gouffre actuel. Ni l’Exposition ne lui paraissait susceptible d’entraîner une telle conséquence, ni la « crise » dont on parle à vrai dire depuis longtemps, mais qui n’est encore que sur l’horizon, si l’on en juge par les excédents de commerce extérieur en Allemagne et en Angleterre. Pourquoi ce commerce se serait-il accru de 300 millions dans le premier de ces deux pays, de près de 1 milliard 1/2 dans le second, alors qu’il diminuait de 200 millions en France ; et cela, entre 1899 et 1900, c’est-à-dire alors que l’Angleterre soutenait au loin une guerre désastreuse, tandis que la France préparait tout simplement une Exposition ? La situation économique de l’Europe ne fournit à ce phénomène aucune explication plausible. On aurait bien voulu en rendre responsable le régime des sucres. Mais le produit des sucres ayant, en Novembre, dépassé de plus d’un million les évaluations budgétaires, pendant que l’État voyait l’ensemble de ses recouvrements fléchir encore de 7.678.000 francs, comment soutenir cette théorie ?

Le recouvrement des impôts vient corroborer l’impression qui se dégage des autres statistiques. Jamais la proportion des recouvrements non effectués, par rapport aux douzièmes échus, n’avait été si forte qu’au 1er mai 1901 : il manquait, de ce chef, près de 45 millions dans les coffres de l’État et les frais de poursuite représentaient 1,71 pour 100, au lieu de 1,47 en 1899. Il y a, d’autre part des signes d’appauvrissement relatif ou d’enrichissement insuffisant. Le compte du Trésor, par exemple, qui était de 300 millions au commencement d’août 1898, n’était plus à la même époque en 1901 que de 168 millions. Les dépôts et comptes-courants opérés dans les banques par les particuliers vont sans doute en augmentant, mais cette augmentation est très faible, comparée à celle que font connaître les statistiques étrangères. En une année, ces dépôts, en Angleterre, viennent d’augmenter de 10 millions de livres. La même observation s’applique aux Caisses d’épargne. La France se réjouit volontiers de leurs progrès rapides, et se croit très riche sous ce rapport. Mais, si l’on passe en revue les différents pays pour savoir combien d’habitants sur 100 y possèdent un livret, on voit que la France ne vient qu’au septième rang. Elle vient au dixième si l’on recherche la moyenne par habitant de la somme déposée. Le Français verse en moyenne 110 francs, alors que le Danois en verse 389, l’Allemand 188, le Belge 158, l’Américain 156, etc…

Enfin, on doit tenir compte du mouvement connu sous le nom d’« exode des capitaux ». C’est l’opposition probablement qui a trouvé ce nom-là, imagé et ronflant et dont il sera certainement fait grand abus dans les circulaires électorales de l’an prochain. Pour parler avec plus d’exactitude et de pondération, il s’agit d’une transformation qui s’opère dans la fortune de la France. Elle tend à remplacer, dans les portefeuilles, les valeurs nationales par des valeurs étrangères et à abaisser les valeurs immobilières au profit des valeurs mobilières. Depuis 1897 les revenus du Trésor pour les « mutations immobilières à titre onéreux » vont toujours en baissant. Ils étaient, cette année-là, de 141 millions : ils ne sont plus en 1900 que de 135 et au 1er juillet 1901, ils se montaient à 68.433.000 pour le premier semestre de l’année contre 72.439.000 au 1er juillet 1900. Voilà pour le ralentissement des acquisitions d’immeubles. D’autre part, les droits encaissés en 1899 sur le revenu des valeurs mobilières Françaises ont été de 66.300.000 en augmentation de 2.900.000 sur 1898 et les droits encaissés sur le revenu des valeurs étrangères de 6.895.000, en augmentation de 1.172.000 sur 1898. Enfin si l’on compare les chiffres fournis par les déclarations de mutations après décès on voit entre 1898 et 1899 dans les portefeuilles Français les rentes étrangères monter de 187 à 215 millions et les Sociétés étrangères de 253 à 362 millions, tandis que les rentes Françaises baissent de 492 à 481 millions et les Sociétés Françaises de 1052 à 1023 millions.

Cette introduction des valeurs étrangères en France n’a rien en soi de déplaisant. C’est une conséquence de la civilisation moderne que l’enchevêtrement international des capitaux et loin d’être nuisible, cette situation pourrait bien, en fin de compte, tourner au profit de la politique pacifique et de la stabilité générale. Mais étant donné la lenteur proverbiale avec laquelle les Français modifient leurs habitudes, surtout en ces matières, il est évident que cette fois, la crainte seule a pu agir sur eux de façon à déterminer un mouvement aussi considérable. On sait, d’autre part, que les dépôts Français dans les banques Suisses et Belges ont augmenté soudain dans une proportion imprévue et il faut peu connaître les capitalistes Français pour ne pas deviner qu’ils ont dû se faire violence en consentant à avoir leurs dépôts au-delà des frontières.

Comme dernier symptôme, il convient de noter les expressions de mécontentement non équivoque qu’en maintes circonstances les industriels, les financiers et les représentants des intérêts patronaux ont laissé échapper. En recueillant de la bouche d’un grand industriel, la confession suivante, le Figaro paraît avoir donné la note du genre de découragement qui tend à percer. « Les patrons ? ils lâcheront l’industrie. Un patron qui connaît bien les besoins de sa clientèle et qui ne peut plus fabriquer à bas prix, a avantage à délaisser l’industrie pour le commerce d’importation. Seulement ce qu’il importe est fabriqué à l’étranger et au détriment de la population française aussi bien que de tout le pays, d’où l’argent sort pour n’y plus rentrer. Voilà donc l’évolution fatale. Les patrons se transformeront en importateurs et le travail cessant, les ouvriers n’auront plus besoin de faire grève. S’ils veulent vivre ils n’auront qu’à se faire agriculteurs ou colons. La lutte aveugle contre le patron doit aboutir fatalement non pas à la suppression du patronat, mais à la substitution de l’importateur au producteur et à la suppression des travailleurs. » L’intérêt de cette déclaration est qu’elle émane d’un homme d’opinions avancées et qui n’est nullement opposé à nombre de revendications ouvrières que les patrons, en général, ne voient pas d’un œil favorable. En résumé, le commerce se ralentit, les impôts rentrent moins bien, la richesse immobilière diminue, les capitaux s’abritent plus volontiers à l’étranger, les dépenses se restreignent et les patrons sont mécontents. C’est bien là une médiocre, sinon une mauvaise année. La France n’en mourra pas. Elle n’en est même pas malade ; elle est trop riche et trop forte pour être si vite mise à mal ; mais elle se trouve dans la situation de l’homme robuste qui a un mauvais régime et à qui une indisposition vient rappeler subitement qu’il doit en changer s’il ne veut pas courir le risque de nuire à sa santé d’une façon durable.

Le mouvement gréviste.

Nous avons dit que la hausse très modérée des courbes de statistique pendant l’Exposition ne pouvait comporter une baisse subséquente aussi rapide et aussi complète et la meilleure preuve en est que le gouvernement, qui se trouvait averti par l’expérience des précédentes expositions, a été lui-même déçu dans ses calculs. Le fait qu’une crise industrielle et financière qui semble n’être qu’à ses débuts, s’est manifestée récemment en Angleterre et en Allemagne, est encore moins propre à fournir une explication satisfaisante. Et quant à l’argument de l’insuffisance de l’outillage Français il n’a vraiment aucune raison d’être. Il reste sans contredit beaucoup à faire en France sous le rapport des chemins de fer et surtout des canaux dont les réseaux ne sont pas assez étendus. La Loire ni le Rhône n’ont pas été améliorés comme il convenait. Mais tel qu’il est pourtant, l’outillage Français est encore de premier ordre, et d’ailleurs comment son infériorité, si elle était réelle, pourrait-elle exercer une action aussi déprimante, aussi soudaine et aussi brusque sur l’activité nationale ?

Le nombre et l’importance des grèves sont à prendre en considération. Il y a eu, en 1900, 902 grèves qui ont affecté plus de 10.250 établissements, ont causé près de 3.800.000 journées de chômage, ont mis en mouvement 222.714 grévistes. L’année précédente, le total des grèves avait été de 740, le nombre des journées de chômage presque aussi élevé et celui des grévistes de 176.826. En 1898, on avait compté 368 grèves et 82.000 grévistes ; en 1897, 356 grèves et 68.875 grévistes. La recrudescence, on le voit, a été des plus rapides. Mais il faut bien reconnaître que, d’une manière générale, l’ordre public n’a pas été plus troublé en 1901 ni en 1900, que pendant la période antérieure et, certainement, la fameuse « fusillade » de Fourmies, la première manifestation du 1er  Mai ou, encore, la grève de Carmaux, à laquelle l’arbitrage de M. Émile Loubet, alors ministre de l’Intérieur, ne put mettre fin, remuèrent le pays aussi profondément que les grèves récentes de Marseille, de Chalon, ou de Montceau-les-Mines. Le mouvement gréviste se révèle à l’opinion de deux manières : sur le moment même, par les faits qu’enregistrent les journaux ; l’année suivante, par la publication des statistiques officielles. Or, la statistique de 1900, pas plus que la physionomie d’ensemble des événements grévistes de 1901, n’indiquent que la victoire ait penché définitivement en faveur des ouvriers.

Ni à Chalon, ni à Montceau-les-Mines, ni à Marseille, ils n’ont été des triomphateurs. Dans la première de ces localités, leur contact avec la troupe n’a pas produit ce que les meneurs espéraient. Et il a été rendu manifeste par cette expérience, que tout gouvernement digne de ce nom, quelles que puissent être ses sympathies pour les travailleurs, se verrait obligé, en certains cas, de recourir à la force armée pour maintenir l’ordre. À Montceau-les-Mines, un spectacle nouveau s’est déroulé. En face du Syndicat « rouge », qui menait la grève, se dressait un second Syndicat, qu’on qualifiait de « jaune », et qui la désapprouvait. Ses membres, moins nombreux, moins tapageurs surtout, furent injuriés et maltraités par leurs adversaires ; leur initiative n’en fut que plus courageuse et portera, sans doute, des fruits. Jusqu’ici les partisans des conflits étaient seuls à s’organiser et à agir ; ils imposaient, minorité turbulente, leur manière de voir à la majorité paisible ; que celle-ci s’organise à son tour et bien des luttes désastreuses seront évitées. En tous les cas, après une résistance opiniâtre, les mineurs de Montceau ont dû s’avouer vaincus et se contenter des paroles creuses que leurs orateurs ont fait sonner à leurs oreilles, en manière de consolation. À Marseille, enfin, les grévistes se sont fait beaucoup de tort. Ils avaient, six mois avant, obtenu gain de cause sur plusieurs points qui leur tenaient à cœur. Cette fois, aucun motif sérieux ne venait à l’appui de leurs réclamations. On se rendit compte bientôt que la grève était fomentée par des ouvriers Italiens[16] au détriment des Français assez naïfs pour épouser leur querelle. On vit le maire de Marseille protéger les premiers en sa qualité de socialiste internationaliste et un député Italien que le gouvernement tarda à expulser, se livrer dans la cité Française, à une propagande séditieuse. Aux yeux mêmes de beaucoup de radicaux avancés, tout ceci passait les bornes, d’autant que les journaux publiaient à chaque instant les noms des navires étrangers qui allaient se faire décharger à Gênes, ou des grands paquebots qui cinglaient tout droit vers l’Angleterre en évitant Marseille. Ces grèves maritimes ont été pour les Français une sorte de leçon de choses, parce qu’ils ont vu leurs rivaux étrangers profiter, séance tenante, du tort fait au commerce national.

On parla ensuite de la « grève générale ». Il faut se rappeler que cette nouvelle épée de Damoclès est suspendue sur la tête du public depuis de longues années. On en parle toujours comme d’un événement très prochain. Mais les résultats auxquels sont parvenus les organisateurs ne sont pas très brillants. Ils paraissent se débattre au milieu d’inextricables difficultés. Il ne s’agissait, cette fois, que de la grève générale des mineurs et on avait décidé de recourir, avant de la déclarer, à un Referendum. Cette solution avait été présentée aux grévistes de Montceau-les-Mines comme l’Arche de Salut qui allait les tirer d’embarras. Mais le congrès de Saint-Étienne, fort embarrassé lui-même, proclama le principe de la grève générale, ce qui ne veut rien dire du tout et se déchargea, quant à l’application, sur un autre congrès qui se réunit à Lens le 11 avril. Celui-là fut bien forcé d’organiser le référendum ; il en organisa deux, non sans avoir déclaré que les abstentions seraient comptées comme votes favorables ; précaution nécessaire, car les meneurs prévoyaient des abstentions en nombre considérable. Leurs prévisions, pourtant, ont encore été dépassées ; près des trois cinquièmes des inscrits n’ont point voté, et il est vraisemblable que ceux-là n’étaient pas des partisans de la grève. Au referendum d’avril, sur 127.000 mineurs[17], âgés de plus de dix-huit ans, il y a eu 50.000 votants et 18.000 se sont prononcés contre la grève. En octobre, la minorité tomba à 10.000, mais le nombre des votants n’augmenta pas et dans le bassin houillier du Pas-de-Calais, on releva jusqu’à 7.644 non contre 12.564 oui.

Conformément aux résultats de ce plébiscite, le Comité Fédéral des Mineurs de France se réunit pour aviser. De plus en plus embarrassé, il imagina, pour gagner du temps, de s’adresser au président du Conseil en lui posant à nouveau le triple ultimatum des mineurs : établissement d’un minimum de salaires — retraite de 2 francs par jour après 25 ans de travail — journée de 8 heures. M. Waldeck-Rousseau répondit le 16 octobre par une lettre précise et glaciale qui contenait une fin de non-recevoir et ne marquait aucune crainte. Le ministre se bornait à rappeler aux mineurs que « les réformes ne se décrètent pas à échéances fixes », et, parlant de la grève générale, ajoutait : « S’il est à craindre que le pays n’en éprouve un dommage, on peut redouter aussi qu’elle ne serve mal les intérêts que vous vous proposez de défendre ». Même échec au dehors. Les mineurs Français s’aperçurent, au congrès international de Londres, que leurs camarades Anglais et Belges ne les seconderaient pas. Non seulement, ils se refusèrent à participer à la grève générale quand elle éclaterait en France, mais ils jugèrent impraticable de limiter chez eux la production, comme on le leur demandait, de façon à ne pas permettre aux patrons de lutter trop aisément contre les grévistes. Ils ne voulurent même pas promettre leur concours financier. Un seul délégué y consentit.

La grève générale est aujourd’hui un épouvantail très atténué.

Que si nous prenons maintenant la statistique des grèves de l’année 1900, elle prête à plusieurs constatations intéressantes. Sur la totalité des journées chômées (plus de 3.760.000), on en relève 1.115.524 que des ouvriers non grévistes ont chômées malgré eux. Les « réussites » ne comptent que pour 205 grèves sur 902, soit moins de 25 %. 337 grèves ont échoué complètement. Dans 580 cas, il s’agissait de demandes d’augmentation de salaires : 113 de ces demandes ont abouti, 218 ont été repoussées. Les industries en cause étaient, dans 138 cas l’industrie textile, dans 109 le bâtiment, dans 105 les transports, dans 51 le travail des métaux ; 66 grèves ont été causées par l’initiative des patrons réduisant les salaires, et les réclamants n’ont eu le dernier mot que dans 13 cas. 15 grèves seulement ont affecté plus de 50 établissements à la fois (grèves de boulangers à Toulon et à Marseille, de camionneurs à Bordeaux, etc.) ; 323 seulement ont duré plus d’une semaine, et 8 plus de 100 jours. Le total des salaires perdus par les ouvriers est estimé aux environs de 15 millions ; 422 condamnations ont été prononcées par les tribunaux pour actes de violences commis au cours des grèves, et le recours à l’arbitrage a eu lieu 234 fois, dont 141 fois sur l’initiative des ouvriers.

De ces renseignements statistiques, on peut évidemment tirer toutes sortes de conclusions ; mais l’impression générale qui s’en dégage n’est pas terrifiante. Le fait qu’en dehors des politiciens locaux, plus d’un leader socialiste commence à décourager les grèves, prouve que cet instrument de pression tend à s’user et qu’il se retourne volontiers contre ceux qui l’emploient. En somme, l’expérience gréviste de ces dernières années a montré d’une manière claire que si la grève était susceptible de causer des ruines considérables et rapides, ce n’étaient pas les seuls patrons qui les supportaient, mais bien la production nationale tout entière, et, par conséquent, les travailleurs eux-mêmes.

Faiblesses socialistes.

L’organisation politique des forces ouvrières ne paraît pas avoir progressé non plus. Le congrès socialiste qui s’est tenu à Lyon, au printemps, a continué, comme ceux de l’année précédente, à ergoter sur le « cas Millerand ». La discussion est devenue byzantine. On s’est disputé ferme sur un ordre du jour dans lequel il s’agissait de flétrir le ministre du Commerce pour avoir accepté un portefeuille dans le cabinet Waldeck-Rousseau. Est-il « sorti du parti ? » S’est-il « mis lui-même hors du parti ? » Finalement on a décidé que M. Millerand n’avait pu engager que lui-même et non son parti en agissant comme il l’a fait ; ce qui revient à constater une vérité digne du célèbre M. de la Palice. Après le « cas Millerand », est venu le « cas Jaurès ». Il a été révélé que la fille de l’éloquent député avait fait sa première communion, et tout aussitôt les organes socialistes de partir en guerre contre lui, et de lui reprocher avec la dernière violence de n’avoir pas su « mettre sa vie privée en concordance avec ses principes ». M. Jaurès dût présenter sa défense et faire une sorte d’amende honorable.

Les querelles entre groupes ne diminuent pas. Il y a des Jaurésistes, des Guesdistes, des Vaillantistes, des Broussistes, des Allemanistes ; il y aura demain des Vivianistes, des Sembatistes, etc. Tous ces hommes politiques aspirent à devenir chefs de groupes ou bien le deviennent malgré eux. L’éducation politique de leurs adhérents n’a pas fait un pas. Ils sont toujours aussi absolutistes, aussi impulsifs, aussi impratiques. On sent que par leur nombre et le prestige des illusions dont ils vivent, ils peuvent conquérir, aux élections, des suffrages populaires, mais ils apparaissent encore incapables de rien fonder qui ait la moindre apparence de vitalité. En même temps que la statistique des grèves, la Direction du Travail du Ministère du Commerce a publié un rapport très intéressant sur la manière dont ces conflits ont été préparés et conduits. Soit que les ouvriers aient agi seuls, sans autre préoccupation que d’améliorer leur sort, soit qu’ils se soient confiés à des politiciens qui les ont fait mouvoir, on ne saurait imaginer une plus fréquente méconnaissance de leurs intérêts, une plus parfaite ignorance des lois économiques, une plus complète inintelligence des conditions du travail, que celles dont ce rapport donne l’impression. Constamment, ils entrent en grève sans avoir accordé aux patrons le temps matériel de répondre à leurs exigences ; ils formulent ces exigences à l’heure où il est impossible sous peine de ruine d’y faire droit, alors qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard, ils auraient eu chance de gagner leur cause ; ou bien, ils perdent maladroitement l’occasion d’un profit exceptionnel, ou bien encore, ils se mettent dans leur tort en abandonnant gratuitement l’avantage de leur position. L’idée qu’une industrie a besoin de sécurité, qu’elle doit pouvoir conclure des marchés, préparer des approvisionnements, se ménager des amortissements et des ventes qui impliquent avec des prix de revient calculés et serrés de près, la stabilité du travail, cette idée-là ne semble pas leur être jamais venue.

Si l’instruction des troupes socialistes est si en retard, l’état-major pèche par l’excès contraire ; ses plans sont trop vastes, ses ambitions trop complexes. Les soldats comprennent mal le détail de leur tâche ; les chefs s’égarent dans l’ampleur de leurs conceptions ; au lieu de se renfermer sagement dans les frontières économiques et de se donner pour unique mission de modifier de fond en comble la répartition de la richesse, ils ont maintenant un programme universel qui comprend une organisation politique complète, une organisation sociale non moins complète, une philosophie précise, voire même une religion nouvelle propre à remplacer l’ancienne ; ils ont réponse à tous les problèmes, militaires ou coloniaux, sanitaires ou scientifiques. Ils fabriquent dans la coulisse un univers tout neuf, habité par une société toute neuve. Chaque jour, le plan s’agrandit et se détaille et devient par conséquent plus difficile à réaliser. Cette extension de l’idéal socialiste a procuré des adhésions bruyantes dans le monde des intellectuels, toujours prompts, en France surtout, à se laisser séduire par le rêve et l’utopie. Mais il paraît évident, qu’en fin de compte, elle constituera une cause de faiblesse pour le parti.

Conseils du Travail et Retraites Ouvrières.

D’autres événements n’ont pas davantage accru le prestige de la politique ouvrière. Malgré l’opposition du Sénat, M. Millerand a voulu constituer par simple décret les « Conseils du Travail », sortes de comités mixtes où siègent à la fois les délégués des patrons et ceux des ouvriers. Rien de meilleur en principe. Seulement le ministre, dans son projet, n’admettait comme électeurs à ces conseils que les ouvriers syndiqués, c’est-à-dire une minorité de la population ouvrière. C’était un moyen détourné d’amener les réfractaires à entrer dans les syndicats. Comme d’ailleurs, certaines attributions des conseils de Prudhommes se trouvaient transférées aux nouveaux conseils du Travail, l’établissement d’une pareille institution par simple décret, sans intervention législative, pouvait paraître entaché d’illégalité. M. Millerand n’écouta point les objurgations sénatoriales à ce sujet et convoqua les électeurs parisiens. Or, onze Unions-Patronales, comprenant 400 syndicats et 45.000 syndiqués sur 50.000, refusèrent de voter et, chose étrange, les ouvriers, de leur côté, mirent très peu d’empressement à se prévaloir du privilège qu’on leur offrait. De sorte que si Paris possède désormais des Conseils du Travail, ceux-ci manquent de prestige en face de l’opposition considérable qu’a soulevée leur création.

L’initiative gouvernementale s’est exercée, moins heureusement encore, sur le problème des retraites ouvrières et, après une discussion approfondie et d’ailleurs intéressante, la Chambre, se sentant insuffisamment éclairée, a institué une sorte de referendum et a invité le gouvernement à soumettre son projet de loi à l’avis des associations professionnelles légalement constituées. C’était le condamner à une mort presque certaine. Les associations patronales, en effet, sont, les unes hostiles au principe de l’obligation, base de la loi, les autres anxieuses que les charges qui en découleront ne soient pas imposées au pays sans qu’on ait pu réaliser des économies et des dégrèvements pour une somme égale. Quant aux associations ouvrières, la plupart ont entendu avec effroi proposer de fixer l’âge de la retraite à 65 ans et la retraite elle-même à 360 francs par an au maximum ; et surtout la retenue obligatoire sur des salaires déjà minimes et souvent insuffisants leur a paru une cruelle ironie. Il faut bien reconnaître que ces diverses objections sont également fondées. Le monde du travail, patrons et ouvriers, se trouverait par le vote de la loi obligé à un sacrifice annuel que le ministre des Finances évaluait modestement à 350 millions de francs et qui paraît devoir approcher plutôt de 500 millions. Il convient d’y ajouter la participation de l’État qu’on inscrira au budget. N’y a-t-il pas lieu d’appréhender l’effet d’une si énorme surcharge sur l’industrie, l’agriculture et le commerce, et sur un budget déjà si difficile à équilibrer ? Mais d’autre part, les associations ouvrières qui se sont prononcées en grand nombre contre le projet sont parfaitement justifiées dans leurs critiques : il s’agit bien d’un impôt prélevé sur les maigres ressources des travailleurs et dont le faible profit ne s’appliquera qu’au petit nombre, c’est-à-dire à ceux qui atteindront l’âge de 65 ans.

Le triple tort du gouvernement en cette affaire a consisté : 1o  À ne pas procéder aux enquêtes préliminaires indispensables. Combien y a-t-il de travailleurs salariés en France ? À qui s’appliquera la loi ? Quelles dépenses entraîneront les dispositions transitoires ?… Sur tous ces points la Commission et la Chambre manquaient de renseignements ; elles ont dû marcher à tâtons. 2o  À concevoir un système de contrôle des plus compliqués, toute une paperasserie, un fonctionnarisme écrasant et par conséquent des plus coûteux. 3o  À témoigner d’une absolue méfiance de l’initiative privée, au lieu d’imiter le système Belge, par exemple, qui admet les sociétés de secours mutuels à recevoir le versement volontaire — majoré ensuite par l’État — de quiconque, n’étant pas inscrit sur la liste des contribuables au-dessus d’un chiffre déterminé, est classé ipso facto parmi les ayants droit à la retraite ouvrière.

Il est bien inutile et bien maladroit de se passer systématiquement de l’initiative privée. La « Confédération générale du Travail », groupement qui réunit les plus importantes fédérations ouvrières, l’a établi une fois de plus, sans le vouloir, en comparant les 185, 370 et 555 francs que l’État allouerait après trente ans pour des versements annuels de 25, 50 et 75 francs, aux 223, 446 et 669 francs qu’allouerait dans les mêmes conditions, une compagnie privée, entreprise capitaliste, rapportant de beaux profits à ses fondateurs. Seulement, la Confédération générale en conclut naïvement que si la compagnie fait de beaux bénéfices, l’État en fera de bien plus beaux encore. Or, tout donne à penser que les bénéfices seront nuls parce que l’État est, par son essence, plus lent et plus coûteux qu’une organisation privée.

L’Impôt sur le revenu, les Taxes de remplacement, etc….

C’est l’autre épée de Damoclès : elle fait pendant à la grève générale, et, comme celle-ci, elle a, cette fois, quelque peu émoussé sa pointe. Un député, M. Merlou, avait pourtant trouvé une bien jolie manière d’établir l’impôt sur le revenu sans que le pays s’en doute : quelque chose comme l’extraction sans douleur que promettent les dentistes. Il s’agissait d’une simple opération dite de « statistique » à l’aide de laquelle on créait les cadres de l’impôt. Sous couleur de faire le relevé de la fortune de la France, les agents du ministère des Finances auraient interrogé chacun sur ce qu’il possédait ; puis contrôlant votre dire par l’aspect de votre maison, les apparences de votre train de vie et au besoin les confidences de votre voisin, ils vous eussent rangé dans une de leurs huit catégories (sauf réclamation de votre part, à présenter dans les quinze jours). Mais qui eût songé à réclamer ? Au dessous de 1.250 francs de rente, vous ne comptiez pas ; de 1.250 à 2.500, vous aviez à payer 0,10 c. par 1000 francs. — De 2.500 à 5.000, 0,15 c. — De 5.000 à 10.000, 0,20 c. — De 10000 à 25000, 0,25 c. — De 25000 à 50.000, 0,30 c. — De 50.000 à 100.000, 0,35 c. — Au-dessus de 100.000, 0,40 c. ; soit pour une fortune de 30.000 francs de rente, 9 francs et pour une fortune de 110.000 francs, 44 francs. C’était à peine de quoi payer les frais de l’opération et sûrement pas de quoi s’alarmer.

Mais voyez avec quelle aisance on pourra ensuite serrer la vis ainsi établie. Il suffira que le parlement, en votant le budget, déplace la virgule pour faire de 0,10 c. 1 franc, puis 10 francs, puis 100 francs ; et voilà le contribuable qui possède un revenu de 30.000 francs taxé à 9.000 francs et l’autre à 44.000 francs ! N’est-ce pas admirable ? Jamais dans l’histoire de l’exploitation des contribuables on n’avait eu occasion de mettre en mouvement un rouage si ingénieux. Les députés, malgré l’admiration que dut leur inspirer une semblable invention, craignirent de la mettre en pratique et ils furent encore moins enclins à adopter les solutions radicales et dénuées de subterfuges qu’on leur présenta, tant ils devinèrent d’hostilité dans la nation contre le principe de l’impôt sur le revenu et surtout contre les indiscrètes enquêtes qui en seront l’inévitable conséquence.

Pour compléter cette brève revue, nous avons à dire un mot des « Taxes de remplacement » que les villes de Paris et de Lyon ont été autorisées à substituer aux droits d’octroi sur les boissons dites « hygiéniques ». En ce qui concerne Paris, l’intérêt de la substitution a résidé dans un essai peu légal, il est vrai, du principe de la progressivité. En vertu de la loi de 1846 (le ministre des Finances l’a reconnu lui-même), il était loisible aux municipalités de dégrever les petits loyers, mais à condition que les gros loyers ne fussent pas appelés à supporter le poids de la différence. Le Conseil municipal de Paris n’ayant pas tenu compte de ce précepte et le gouvernement n’ayant pas cru devoir le forcer à l’observation de la légalité, il se trouve que désormais le régime fiscal de Paris et celui de la France diffèrent l’un de l’autre, le premier admettant le principe de la progressivité de l’impôt que le second continue à répudier. À Lyon, c’est encore de l’égalité devant l’impôt qu’il s’agit. Mais l’entorse est d’un genre différent. Les établissements d’enseignement libres ont été frappés d’une taxe spéciale dont sont exemptés les établissements de l’État. Dans l’un et l’autre cas, ces innovations ont été défendues au moyen d’arguments qui ont leur valeur ; elles n’en sont pas moins inquiétantes pour l’avenir.

Le Budget de 1902.

Le budget de 1902 a été préparé de singulière façon. Jamais la Commission du budget n’avait fait œuvre si peu sérieuse et ce qui a paru le plus surprenant dans son cas, c’est l’espèce d’insouciance souriante avec laquelle elle a admis le déficit en face duquel elle se trouvait pour 1901 et la possibilité de le voir se reproduire en 1902. On sent dans ses délibérations et dans ses décisions l’influence de ce « j’m’en fichisme » (qu’on nous pardonne l’expression) avec lequel les socialistes envisagent l’éventualité de la banqueroute. Qu’importe en effet aux adeptes du collectivisme que la banqueroute survienne ; ils n’en ont cure si même ils ne la désirent pas ; on se trouve, pour la première fois, en face d’un parti auquel il n’importe point que les finances nationales soient prospères puisque de la succession à laquelle il vise, il écarte par avance les dettes de l’État, résolu à n’y point faire honneur.

Sans doute ce parti n’est pas au pouvoir ni même peut-être aussi voisin du pouvoir qu’il en a l’air parfois. Néanmoins, son avant-garde a pu travailler efficacement depuis deux ans à lui frayer la route. Ce travail a été très habile ; une certaine modération y a présidé, d’excellentes raisons ont été appelées parfois à lui servir d’étais. Nous avons fait remarquer d’ailleurs que si l’année 1901 s’était distinguée par une agitation ouvrière plus intense, par des conflits plus nombreux, aucune transformation d’un caractère menaçant ne s’était accomplie au sein des forces socialistes ; leur union ne s’est point faite ; leurs faiblesses n’ont point disparu ; elles n’ont point trouvé de procédés nouveaux ni de méthodes inédites pour arriver à leurs fins. Mais un premier contact a été établi entre la richesse publique et la politique ouvrière ; elles s’étaient parlé ; elles ne s’étaient jamais touchées. Et si faible qu’ait été le contact, il a suffi pour que la richesse baissât..… Le fait est d’une importance capitale pour quiconque partage l’opinion de M. Ernest Solvay sur les conditions de la mise en pratique des doctrines socialistes.

v

LA FRANCE EN EUROPE

Depuis la promenade triomphale accomplie, il y a dix ans, par l’escadre de l’amiral Gervais, de Stokholm à Cronstadt et de Cronstadt à Portsmouth, jamais la politique Française au dehors n’avait brillé d’un éclat comparable à celui qu’elle a atteint au cours de l’année 1901. Peu importe que les Français, très occupés au dedans par diverses querelles dont les unes sont sérieuses et les autres futiles, aient négligé de s’en apercevoir. Le fait n’en est pas moins-là, avec toute sa portée et toutes ses conséquences. Mais il y a cette différence entre les succès de 1891 et ceux de 1901, que les premiers furent en quelque sorte le résultat d’une action collective, anonyme, l’aboutissement logique de l’œuvre de relèvement accomplie par la République, œuvre à laquelle ont travaillé tant de bons citoyens et d’hommes éminents, qui ne portera cependant le nom d’aucun d’eux — tandis que les seconds ont été obtenus par le labeur opiniâtre, la sagesse constante et la ferme volonté du ministre actuel des Affaires étrangères. Un peu isolé de ses collègues du Cabinet, laissé très libre par le président du Conseil, se renfermant strictement dans les limites de son département, M. Delcassé a, depuis quatre ans et surtout depuis deux ans, véritablement exercé la direction de la politique extérieure Française ; il a appliqué son programme et ses idées personnelles. Avec M. de Freycinet qui resta quatre années à la tête du département de la guerre, M. Delcassé détient par conséquent le record de la durée des fonctions ministérielles. Il détient aussi le record de la politique personnelle. Nous avons indiqué l’année dernière les particularités de sa méthode[18]. Il reste à en exposer les fruits. Contrairement à ce qu’on pouvait prévoir, ils n’ont pas mûri en 1900, dans l’allégresse de l’Exposition, mais en 1901, parmi les intempéries et les incertitudes d’une atmosphère internationale âpre et changeante.

Le Rapprochement Franco-italien.

Pour toutes sortes de motifs, M. Delcassé désirait rapprocher les deux sœurs latines ; il voyait à la prolongation d’une hostilité sans raison de graves inconvénients pour l’avenir et aucun avantage dans le présent. Il songeait, avec ses habitudes de prévoyance lointaine, à tous les périls qu’engendrera la succession d’Autriche et aux conflits dont la Méditerranée pourrait devenir le théâtre. D’autres y avaient sans doute songé avant lui mais s’étaient laissé rebuter par les difficultés de la tâche. Peu à peu sous l’influence des sentiments francophobes développés par le parti Crispinien, on s’était accoutumé, au-delà des Alpes, à l’idée qu’une détente ne saurait se produire entre les deux pays sans que l’Italie renonçât préalablement à faire partie de la Triple alliance. C’eût été pour elle, payer d’un prix trop élevé les avantages résultant d’une reprise des relations commerciales avec sa voisine. D’autre part, les Français s’imaginaient que toute marque de sympathie donnée par eux aux Italiens entacherait leur dignité et affaiblirait la portée de leur alliance avec la Russie. M. Delcassé aperçut l’inanité de tels préjugés et s’employa à les dissiper. Il provoqua cet échange d’« explications loyales » auquel il a fait allusion depuis dans une de ses communications à la Chambre des députés. On vit aussitôt que si les intérêts respectifs des deux nations ne sont pas, à l’heure actuelle, assez semblables pour comporter une alliance précise, aucun antagonisme du moins n’existe qui s’oppose à l’établissement entre elles d’une amitié durable.

Une convention économique était insuffisante à déterminer dans les relations franco-italiennes un revirement si considérable et à en marquer l’importance devant l’Europe attentive. Une occasion se présenta de faire davantage. L’escadre Française de la Méditerranée ayant été naguère saluer le roi Humbert pendant son séjour en Sardaigne, il était de rigueur que l’Italie, selon l’usage, rendit cette politesse dès que le président de la République s’approcherait de la frontière. L’opinion apprit donc sans étonnement que Victor Emmanuel iii enverrait ses navires saluer M. Loubet lors de sa visite à Toulon, au mois d’Avril 1901. Mais le nombre et la puissance des navires choisis, le maintien à leur tête du duc de Gênes, oncle du roi, dont la période de commandement était expirée, la nouvelle que ce prince serait chargé de remettre au Président le collier de l’Annonciade, une des distinctions les plus hautes et les plus rares dont dispose l’Europe monarchique, tous ces faits ne tardèrent pas à indiquer que quelque chose d’insolite se préparait. En France, l’attention se tourna en inquiétude lorsqu’on sut que l’escadre Russe, présente à Toulon, allait quitter ce port pendant la visite de l’escadre Italienne. La Russie désapprouvait-elle la nouvelle orientation donnée à la politique Française ? On pouvait le craindre et l’opposition pendant deux jours en fit grand bruit dans ses journaux. Mais l’empereur Nicolas ayant aussitôt donné à l’amiral Birilef déjà en route, l’ordre de revenir à toute vapeur sur Nice où le Président devait séjourner avant de se rendre à Toulon, cette démonstration significative mit fin aux commentaires intéressés. Quelques torpilleurs demeurèrent à Toulon pour y représenter la marine Russe et il devint clair qu’en s’abstenant de faire participer à ces fêtes une trop forte escadre, la Russie, d’accord avec la France, avait voulu que le caractère n’en fut point faussé. Il convenait que l’Europe ne vit point la conclusion d’une alliance à trois, là où il ne pouvait y avoir que l’échange entre deux nations voisines de témoignages d’amitié et de sympathie. De la sorte tout se passa à merveille. À Nice, M. Loubet reçut l’hommage de la flotte Russe en même temps que les visites du prince de Bulgarie et Grand-Duc Boris. À Toulon, il trouva en plus de la flotte Italienne commandée par le duc de Gênes, le cuirassé Pelayo qui lui apportait le salut du roi d’Espagne et de la reine-régente. On remarqua la franche cordialité des toasts prononcés en cette circonstance et le ton significatif des télégrammes échangés entre le président et le roi d’Italie.

Le nervosité de l’opinion, tant à Paris qu’à Berlin, prouva que les allures agressives de la Triple-Alliance survivaient à son caractère véritable, déjà profondément altéré par les événements. Mais bientôt tout se calma ; les Allemands prirent leur parti de l’inévitable et les Français s’accoutumèrent à ne plus identifier avec sa patrie le gallophobe Crispi dont la mort, d’ailleurs, survint peu après. On ne saurait prévoir ce qu’il adviendra du rapprochement Franco-Italien. Mais quand bien même un avenir imprévu en entraverait le développement et en détruirait les bons effets, ses artisans n’en mériteraient pas moins de justes éloges. Ils déployèrent, dans un but utile et désirable, autant de sagesse que d’habileté.

L’Affaire du Maroc.

Les journaux Allemands, Anglais et même Espagnols qui ont insinué, à plusieurs reprises déjà, que la France avait sur le Maroc des visées coupables ont eu beau jeu cette année, une série d’incidents fâcheux, couronnés par le meurtre d’un négociant Français, M. Pouzet, ayant nécessité une vigoureuse intervention auprès du gouvernement Chérifien. Les satisfactions réclamées n’avaient pas été données assez vite ; des navires de guerre Français parurent devant Mazagran et Mogador, porteurs d’un ultimatum énergique que le Sultan marocain se vit bien forcé d’accepter : il comportait le règlement immédiat de toutes les difficultés pendantes, une indemnité appropriée et la remise aux Français du caïd coupable que ceux-ci conduisirent eux-mêmes à la prison de Tanger. L’effet fut très vif parmi les populations indigènes et le prestige de la France s’en trouva grandement accru.

Mais les polémiques allèrent leur train en Europe. Il fut question d’une convention secrète entre la France et la Russie en vue de s’aider mutuellement à annexer l’une, la Mandchourie et l’autre, le Maroc ; puis on parla de négociations par lesquelles le cabinet Britannique abandonnerait le Maroc à la France en échange d’une renonciation à ses privilèges de Terre-Neuve. Abdud-Aziz n’eut garde de laisser passer une si bonne occasion de profiter des dissentiments que les projets prêtés à la France semblaient susceptibles de faire naître parmi les puissances européennes. Il dépêcha donc à Londres et à Berlin une mission chargée de négocier des traités de commerce et de planter, si possible, des jalons politiques en vue d’une intervention éventuelle. M. Delcassé exigea alors qu’une seconde mission, ayant à sa tête le ministre des Affaires étrangères de l’Empire, vint à Paris et de là se rendit à Pétersbourg, de façon à contrebalancer l’effet et à neutraliser les actes de la première mission. Mais, en même temps, il profita d’une interpellation qui lui était adressée pour s’expliquer, devant le Sénat, sur la ligne politique qu’il avait cru devoir adopter. Son discours fut à la fois, prudent et ferme. Il coupa court aux bruits alarmants, insidieusement répandus, et ne put laisser de doute sur la pureté des intentions du cabinet de Paris. Le ministre déclara nettement que la France ne cherchait en aucune façon à établir son protectorat sur le Maroc et que tout ce qu’elle désirait, était le maintien du statu quo. Il prouva même que dans ses revendications, elle n’avait pas été jusqu’au bout de ce qu’elle eût pu exiger. Mais en regard de cette modération, il indiqua « l’intérêt singulier » avec lequel la France est contrainte, par la force même des choses, de suivre de très près tout ce qui se passe au Maroc. Il arrive que sur les lèvres de certains hommes d’État, qui parlent un langage rare et clair et dont la moindre parole a une portée, certains mots prononcés à certaines heures, acquièrent tout à coup une signification inattendue. « L’intérêt singulier » eut cette fortune. Toutes les chancelleries le notèrent, tous les chroniqueurs le commentèrent. On sut par là que la France ne permettrait pas la rupture, au profit d’une autre puissance, de ce statu quo qu’elle s’applique à conserver et l’on comprit que si l’état de décomposition dans lequel se trouve le Maroc venait à s’aggraver, au point qu’une désagrégation en résultât, la République se réservait d’y jouer le premier rôle. Ainsi, dans cette affaire, le présent se trouva précisé et l’avenir, délimité.

Le Conflit Franco-Turc.

Il n’est pas exagéré de prétendre que la façon dont a été soulevé, conduit et résolu le conflit Franco-Turc constitue l’un des chefs-d’œuvre de la diplomatie contemporaine. Pour mieux apprécier cette page d’histoire, il convient d’examiner d’abord en quoi cette victoire diplomatique de la France lui était devenue nécessaire et d’en étudier ensuite la cause occasionnelle et la brillante conclusion.

Les adversaires de la République la rendent volontiers responsable de l’espèce d’éclipse qu’a subie, depuis trente ans, le prestige Français en Orient. Il est vrai que certains de ses ambassadeurs à Constantinople, ont assez largement contribué à ce fâcheux résultat, car à ce poste exceptionnel, on nomma trop souvent des hommes discrets et timorés, aux yeux de qui un front chargé de pensées et une plume élégante et sobre suffisent à constituer le parfait diplomate et qui, par ailleurs, comptent les services qu’ils ont rendus à leur pays par le nombre des affaires dont ils ont pu le tenir écarté. Mais, mieux représentée et mieux servie, la République ne se fut pas moins trouvée en face d’une succession lourde à recueillir. La France, en effet, n’est plus seule en Orient et l’Orient, du reste, est trop vaste pour elle. Elle n’avait aucun moyen d’empêcher l’Allemagne de déployer en Asie-Mineure une féconde activité ; elle ne pouvait défendre Jérusalem contre les diverses nationalités dont les représentants veulent s’y établir ; elle pouvait encore moins empêcher des catholiques Allemands, Italiens, de se réclamer de leurs souverains et de se faire protéger par leurs gouvernements plutôt que par une puissance étrangère investie d’un antique protectorat, désormais dépourvu de sens et de sanction.

Ce protectorat, pourtant, la France ne saurait y renoncer, non pas seulement parce qu’il constitue une prérogative dont le nom même est prestigieux, mais parce qu’il est étroitement lié à des intérêts matériels de la plus haute importance. Sept lignes de chemins de fer représentant un total de 1778 kilomètres ont été construites dans l’empire Ottoman avec 366 millions d’argent Français ; les Autrichiens n’y comptent que 1300 kilomètres et les Allemands 1240 ; le grand Central Asiatique que construisent ces derniers le sera, par moitié grâce aux capitalistes Français. Le groupe des maisons de banque et de commerce Françaises (parmi lesquelles la Banque Ottomane, la première de l’Empire), représente 175 millions ; les quatre principaux ports de Turquie, Constantinople, Salonique, Smyrne et Beyrouth sont exploités par des compagnies Françaises ; une autre assure l’éclairage des côtes. D’importantes branches de commerce, comme celui de la soie à Brousse, d’importantes exploitations, comme celles des charbonnages d’Héraclée et des bitumes de Selenitza sont entre des mains Françaises. Des propriétés foncières dont le total est estimé à une valeur de 62 millions, un commerce qui balance, dans ces régions, celui de l’Angleterre, de nombreuses écoles où la langue Française est enseignée, tels sont les intérêts matériels de la France en Orient. En ajoutant le commerce annuel aux capitaux engagés, ces intérêts n’atteignent pas loin d’un milliard de francs.

Tout se tient dans la civilisation moderne ; le prestige national et le taux des échanges sont étroitement unis ; une diminution d’influence se traduit par des pertes d’argent, et un abaissement du chiffre des affaires entraîne un amoindrissement moral. Pour rétablir directement son prestige, la France eut été obligée de diriger une intervention sur un des points vitaux de l’Empire Ottoman : Le Caire, Jérusalem ou Constantinople. Ni la Crète, ni l’Arménie n’eussent fait l’affaire. Au moment de la guerre Gréco-turque ou des massacres Arméniens, le cabinet de Paris aurait pu sans doute, provoquer une action générale en prenant lui-même les devants ; mais de toutes façons l’action eut été collective et le bénéfice acquis à l’ensemble de la chrétienté plutôt qu’à la France elle-même. Or, au Caire, règne l’Angleterre ; l’effort dépensé par elle pour s’établir en Égypte et les grands projets auxquels cet établissement sert de base ne lui permettent plus d’y céder le pas à une autre puissance ni même d’y partager le pouvoir avec n’importe qui. Jérusalem, comme nous l’avons dit plus haut, est revendiqué par les trois branches de la grande famille chrétienne et si le drapeau Français y représente plus spécialement le catholicisme, la Russie y incarne l’orthodoxie et surtout depuis le retentissant voyage de Guillaume ii, le protestantisme germanique s’y est solidement implanté. Impossible de vouloir dominer dans cette Babel religieuse sans y allumer les plus redoutables conflits. À Constantinople, enfin, la protection Allemande s’est à ce point superposée aux méfiances ombrageuses des autres nations que toute pression directe trop énergiquement exercée risquerait d’entraîner de très graves conséquences.

Le gouvernement Ottoman, malheureusement pour lui, n’a ni les ressources ni l’activité suffisantes pour profiter des avantages d’une telle situation ; il ne connaît qu’une défense, l’inertie ; qu’un procédé, la tergiversation. Aussi donne-t-il aisément prise contre lui. C’est ce qui arriva. Lorsque l’ambassadeur de France, M. Constans, renouvela d’une manière plus pressante des réclamations maintes fois présentées et relatives à des créances particulières impayées ou à des indemnités indispensables, le Sultan ne sut pas voir qu’en se refusant à y acquiescer, il ouvrait la porte à des réclamations bien plus sérieuses. Il y avait l’affaire des quais de Constantinople : la Société concessionnaire se trouvait en quelque sorte expropriée des bénéfices de sa concession. Il y avait l’affaire des marais d’Ada-Bazar, desséchés par M. Baudouy et dont le gouvernement s’était emparé ensuite. Il y avait la créance de MM. Tubini à qui étaient dûs près de 4 millions de francs et enfin la créance des héritiers de M. Lorando se montant à près du double de la précédente. Il est admis, en général, qu’on doit payer ses dettes. Que reprocher à un ambassadeur lorsqu’il défend des nationaux à qui il est dû plus de 12 millions ? Que lui reprocher même s’il se fâche un peu, à la longue, après avoir été vingt fois éconduit ?

Le sultan commit la faute immense de laisser partir M. Constans qui avait annoncé son départ pour le cas où satisfaction ne lui aurait pas été donnée dans un délai voulu. Ce n’est plus un secret aujourd’hui que M. Constans en fut le premier surpris ; il ne s’attendait pas à ce qu’on le laissât partir. Mais il était trop fin politique pour ne pas mettre sa menace à exécution. Les choses, désormais, prenaient une tournure sérieuse et le Sultan s’était mis dans un mauvais cas. Il allait avoir affaire à forte partie. Le ministre des Affaires Étrangères de la République Française comprit immédiatement le parti à tirer de la situation, et on ne sait qu’admirer le plus de la patience qu’il déploya dans le deuxième acte de ce petit drame, puis de la fermeté dont il fit preuve dans le troisième.

La France eût l’air de se désintéresser des incidents de Constantinople ; elle avait formulé ses réclamations ; on lui avait manqué de respect ; elle avait retiré son ambassadeur ; elle attendait maintenant, comme dédaignant d’employer la force, qu’on lui donnât enfin satisfaction. M. Delcassé laissa passer le séjour de l’Empereur de Russie à Compiègne et approcher la date de la rentrée des Chambres. Le Sultan, vaguement inquiet, demandait la médiation des autres puissances ; mais toutes, même l’Allemagne, étaient réduites à lui refuser leurs bons offices, tant la France, par sa longanimité, avait ajouté de force au bien-fondé de ses exigences. Tout d’un coup, le tonnerre éclata. Avant qu’on sût son départ, l’escadre Française fut en route ; avant qu’on eût fini de discuter sur sa destination, elle avait occupé l’île de Mitylène. En même temps, un ultimatum de haute portée, dont chaque terme avait été l’objet d’une réflexion compétente, fut remis au gouvernement Ottoman et, par ordre de leur chef, les ambassadeurs Français accrédités près des grandes puissances leur firent une communication rassurante sur les intentions pacifiques de la République. Trois jours plus tard, la Porte cédait sans conditions. M. Delcassé ne se contenta pas de la décision de la Porte ; il voulut l’iradé impérial et exigea encore qu’on lui donnât connaissance des ordres d’exécution. Satisfaction immédiate lui ayant été octroyée sur tous ces points, l’escadre Française quitta Mitylène.

Ce dernier fait ne fut ni le moins habile, ni le moins frappant. Il se peut, qu’étant donné les habitudes bien connues des Turcs, on eût gagné à prolonger l’occupation et à garder Mitylène en gage pendant quelque temps. Mais alors, des susceptibilités étrangères n’auraient pas manqué de se manifester ; l’Europe n’aurait pu voir, sans en prendre alarme, la France s’installer dans une pareille position à l’entrée des Dardanelles. En même temps qu’elle faisait éclater à tous les yeux la parfaite loyauté de la République, l’évacuation rapide soulignait encore la force de ses armes, puisqu’elle était la conséquence d’une soumission absolue et immédiate à toutes les exigences formulées dans les deux ultimatum : le premier, relatif aux différentes créances énumérées ci-dessus ; le second ayant trait aux écoles non encore reconnues par la Porte, aux exemptions de taxes accordées aux établissements religieux et hospitaliers Français, à la reconstruction des établissements scolaires et autres, détruits pendant les troubles d’Arménie et enfin à l’investiture jusqu’alors refusée au patriarche Chaldéen, élu à Mossoul. Sur tous les points, le Sultan avait dû capituler. Sous le couvert d’intérêts financiers privés, la France l’avait obligé à reconnaître et à proclamer une fois de plus, dans ses grandes lignes, son protectorat traditionnel. On conçoit l’effet produit en Orient. Il ne fut pas moindre en Europe. Des félicitations unanimes et la plupart sincères affluèrent au quai d’Orsay. M. Constans retourna à Constantinople où, en son absence, l’ambassade avait été dirigée avec un tact consommé par le conseiller, M. Edmond Bapst. Il est permis de penser que, formulées par des hommes compétents, les félicitations adressées à la France ne visaient pas seulement les résultats obtenus par elle, mais aussi la perfection professionnelle d’une si belle campagne diplomatique.

Autour de Pékin.

Le protocole final imposé par l’univers civilisé à l’empereur de Chine a mis fin à une longue et terrible aventure. L’envoi en Allemagne et au Japon de missions expiatoires, l’érection de monuments commémoratifs du meurtre du baron de Ketteler et de la profanation des cimetières chrétiens, toute une série de châtiments, prison perpétuelle, mise à mort, dégradation posthume, infligés aux principaux coupables ou à leur mémoire, la suspension des examens pendant cinq ans dans les villes où des étrangers furent massacrés ou maltraités, l’interdiction pendant deux ans d’importer des armes ou des munitions, la démolition des forts de Takou et des autres forts situés entre Pékin et la mer, l’occupation par des troupes internationales de douze points principaux sur cette même route, la transformation du Tsong-Li-Yamen et la modification complète du cérémonial en usage pour la réception des ambassadeurs étrangers, enfin une indemnité globale de 450 millions de taëls : telles furent les satisfactions données par la Chine et au prix desquelles les puissances consentirent à retirer le gros de leurs troupes. Ces satisfactions si sagement réglées constituèrent un succès de plus pour la diplomatie Française, car ce fut la fameuse Note de M. Delcassé, qui, acceptée par les puissances, devint la base des pourparlers.

Le retour en France du général Voyron, chef du corps expéditionnaire Français, s’accomplit avec toute la pompe désirable. Le général reçut des félicitations d’autant mieux méritées qu’on sut bientôt que ses talents diplomatiques avaient été à la hauteur de ses talents militaires. Trois lettres adressées par lui au maréchal de Waldersee furent soudain publiées dans un journal de Paris[19]. Irréprochables dans le fond aussi bien que dans la forme, elles établirent nettement que les efforts du maréchal en vue d’attribuer à son pays la direction supérieure de l’expédition avaient échoué et qu’il n’avait pu exercer qu’une sorte de présidence honoraire, facilitée d’ailleurs, par son tact et sa bonne grâce. On s’en doutait bien un peu, même en Allemagne, et les choses auraient pu difficilement se passer autrement. Le maréchal le sentait lui-même et n’en voulut point apparemment au général Voyron d’avoir si bien défendu son indépendance, puisqu’il insista, à différentes reprises, sur l’estime et la sympathie qu’il professait à l’égard du chef du corps expéditionnaire Français.

Peu après, un débat s’ouvrit à Paris devant le Parlement, à propos de cette même expédition de Chine. L’extrême gauche radicale et socialiste mena grand tapage autour d’un rapport confidentiel dans lequel le général Voyron relatait quelques faits de pillage auxquels avaient pris part des soldats et deux missionnaires. À travers le flot de déclamations creuses et de fulgurantes apostrophes qui émaillèrent la discussion, il fut visible que les fautes commises avaient été rares et légères et la publication du rapport lui-même confirma cette impression. Le bon renom des troupes Françaises en Chine, établi déjà par divers faits significatifs et par des témoignages dignes de foi, demeure, en somme, indemne de toute atteinte grave.

Le Tsar à Compiègne.

Il est assez oiseux d’épiloguer sur les origines de la visite en France de l’empereur et de l’impératrice de Russie. Tout le monde en a été surpris : Français et étrangers. C’est cette surprise qui est elle-même surprenante. La République n’eut pas possédé un ministre des Affaires étrangères digne de ce nom, si l’on n’eût pas réussi à convaincre le chef de la nation alliée, que cette visite était devenue indispensable ; et, comme elle n’aurait pu avoir lieu l’année prochaine, à cause du renouvellement de la Chambre des Députés, il n’y avait plus de temps à perdre. La présence de M. Delcassé au ministère facilitait toutes choses. Le crédit personnel, dont il jouit à Saint-Pétersbourg, lui permit d’obtenir, pendant son dernier séjour, l’adhésion immédiate de Nicolas ii. Dès le mois de juillet, le programme du voyage fut arrêté, et le Tsar s’en montra tellement satisfait, qu’il décida l’impératrice à l’accompagner.

Les discours échangés, tant à Dunkerque qu’à Compiègne et à Reims, soulignèrent le nouvel aspect de l’alliance. Une évolution profonde, en effet, s’est accomplie dans les relations des deux gouvernements. Au temps où Alexandre III et le président Carnot la scellèrent, l’alliance n’était qu’une ligue défensive destinée à mettre la France à l’abri de certaines attaques. Si les deux chefs d’État ont porté leurs regards plus loin, ils pensèrent, en tous cas, que l’heure n’avait pas sonné d’agir au-delà. Ce caractère de l’alliance subsista sous la présidence de Félix Faure. Lors de leur visite en Russie, Félix Faure et M. Hanotaux firent porter tout le poids de leur influence sur la proclamation publique du fait accompli, mais rien ne fut changé au fond des choses. M. Delcassé, au contraire, s’appliqua à parfaire l’accord et à créer des habitudes d’intimité entre les deux chancelleries. Les échanges de vues devinrent continuels et une politique raisonnée et prévoyante prit la place de l’ancienne entente, à la fois sentimentale et imprécise. M. Delcassé avait toujours été partisan d’une alliance active entre la France et la Russie, et le premier discours qu’il prononça à la Chambre des Députés (novembre 1890), s’inspirait de la nécessité d’opposer une semblable combinaison à la Triple Alliance, alors dans toute sa force. La personnalité du ministre Français et la longue durée de son ministère aidèrent puissamment à l’établissement de semblables relations ; mais le public les ignorait et l’abstention du couple impérial Russe à l’Exposition Universelle de 1900, l’avait rendu plus sceptique à l’endroit de l’alliance et de ses bienfaits ; à un moment donné, il y avait eu, au reste, quelque relâchement et même quelques tiraillements entre les alliés, provenant, sans doute, des éventualités non prévues et des inévitables divergences politiques auxquelles peut seul remédier un système de confiance réciproque et de confidences presque quotidiennes. Il était à la fois nécessaire que l’empereur Nicolas revînt en France et qu’une parole autorisée fit connaître le développement pris récemment par la Double Alliance. Le séjour à Compiègne et le discours prononcé au déjeuner qui suivit la revue de Reims par le président Loubet et auquel l’empereur s’associa chaleureusement, répondirent à cette double nécessité.

Relations avec l’Allemagne, les États-Unis et l’Angleterre.

Les relations de la France avec l’Allemagne n’ont point subi, en 1901, de sérieuse modification. La présence aux manœuvres Allemandes, du général Bonnal, commandant de l’École supérieure de guerre de Paris, l’accueil très sympathique que lui ont fait l’empereur et les officiers Allemands, d’autre part, les manifestations chaleureuses qui ont fêté le passage à travers l’Allemagne des nombreux automobilistes inscrits dans la course Paris-Berlin, ont accentué l’espèce de détente dont l’Exposition avait donné le signal. Les deux incidents politiques qui pouvaient entraîner des complications, à savoir la mission Waldersee et le conflit franco-turc ont pris fin au mieux des intérêts pacifiques. Toutefois, les partisans d’un rapprochement définitif ne sont pas devenus plus nombreux. Les tendances anglophiles de Guillaume II, l’obscurité qui pèse sur la façon dont il envisage le redoutable problème Autrichien, inspirent aux Français une certaine réserve qui n’a jamais cessé, d’ailleurs, d’être observée par leur gouvernement.

Aux États-Unis, toute trace du dissentiment causé par la guerre de Cuba a pris fin. L’heureuse médiation exercée par la France pour faciliter et hâter la signature du traité de paix a porté tous ses fruits. La France a retrouvé les sympathies des Américains, sans avoir perdu celles des Espagnols. Les uns et les autres lui savent gré du service rendu. L’ambassadeur de France à Washington, M. Jules Cambon, qui, avec M. Delcassé, tira si bon parti de circonstances difficiles, jouit désormais, en Amérique, d’une popularité flatteuse ; des fondations littéraires et artistiques resserrent les liens intellectuels des deux pays et les rapports sont de plus en plus fréquents entre les universités et les écoles de France et des États-Unis.

Mais c’est avec l’Angleterre qu’est intervenu, au cours de 1901, le changement le plus significatif et le plus heureux. Pour que le nouveau Prince de Galles, lors de sa réception solennelle à Guildhall, au retour de son voyage autour du monde, n’ait pas seulement rendu aux Français du Canada et aux Français de Maurice un délicat hommage, mais qu’il ait cru pouvoir encore désigner la France elle-même par ces mots : the great and friendly nation across the channel, il faut qu’on se sente, à Londres, bien loin du jour néfaste où Sir Edmond Monson fit près de M. Delcassé une démarche menaçante et imprudente que la présence d’esprit et le sang-froid du ministre Français empêchèrent seuls de porter ses fruits redoutables. Que le danger alors ait été grand, on le savait depuis longtemps ; mais en sait maintenant qu’il fut plus immédiat que l’on n’avait cru.

Le Figaro du 5 juillet 1901 publia sous le titre : « Propos de Félix Faure » une révélation sensationnelle sur les mesures de défense prises secrètement par le gouvernement au lendemain de Fachoda. On crut d’abord à une mystification, mais le récit mis par le signataire de l’article dans la bouche du défunt président fut de tous points confirmé par ceux qui se trouvaient en cause. Félix Faure s’exprimait ainsi, parlant à un ami : « L’affaire de Fachoda était aplanie. Mais pendant qu’on négociait et après les négociations, les journaux dans les deux pays s’étaient livrés aux plus folles excitations. L’opinion, aussi bien en Angleterre qu’en France, était violemment surexcitée. La fièvre belliqueuse pénétrait jusque dans le monde politique. Nous n’avons pas craint la guerre pour Fachoda, mais nous l’avons crainte après le règlement de la question de Fachoda. Il y avait une telle irritation de part et d’autre que le moindre incident eût été « inarrangeable ». Tous les rapports qui nous parvenaient nous disaient de nous tenir sur nos gardes, d’être prêts à tout ». Le président prit la patriotique initiative de réunir un conseil extraordinaire composé des présidents du Sénat et de la Chambre, des ministres et des chefs d’état-major de la guerre et de la marine ainsi que des présidents des commissions financières du Parlement. L’accord fut complet et la discrétion absolue. On décida les dépenses indispensables pour tout mettre en état sur les côtes et à bord des navires de guerre : environ 80 millions. En quelques jours, les préparatifs furent achevés ; l’ennemi pouvait venir. Il ne vint pas ; la France s’en réjouit de bon cœur et la publication du Figaro, en lui apprenant la gravité du péril couru, lui a fait mieux apprécier encore la satisfaction de la paix maintenue. Par contre, la haine et le mépris contre la personnalité de M. Chamberlain n’ont fait qu’augmenter : on lui en voulait de ses menaces et de ses injures envers la France ; on lui en veut, en plus, du mal qu’il fait à son pays ; on le rend responsable de la mort de la reine Victoria. C’est, du reste, la disparition de la grande et noble souveraine qui a provoqué entre la France et l’Angleterre le rétablissement des relations normales : dernier service rendu à la cause de la civilisation par cette femme inoubliable en qui la France a reconnu, à l’heure suprême, une amie loyale et fidèle et devant le cercueil de laquelle elle s’est inclinée avec un respect ému.

vi

L’EMPIRE COLONIAL FRANÇAIS

La France a créé successivement trois empires coloniaux. Le premier, œuvre de François Ier, de Henri IV, de Coligny, de Richelieu et de Colbert fut détruit par Louis XIV et Louis XV. Le second, ébauché sous Louis XVI vit son développement entravé et son avenir compromis par la Révolution et l’Empire. Le troisième est, presque exclusivement, l’œuvre de la République[20].

La « France extérieure » date de loin ; elle est née des efforts isolés de ces hardis conquérants que poussaient hors des frontières l’esprit d’aventure et d’entreprise, le goût du danger et l’amour de la gloire. C’est une origine très noble. D’autres peuples ont eu, de bonne heure, l’instinct du commerce et le souci légitime de la richesse ; la colonisation a plutôt été, pour le nôtre, une carrière d’audace qu’une carrière d’intérêt ; les Français y ont, de tout temps, cherché à dépenser leurs forces viriles bien plus qu’à acquérir la fortune ; et cette caractéristique de leur activité coloniale a survécu à la transformation si profonde du caractère national ; aujourd’hui encore, on trouve plus aisément des hommes de bonne volonté pour les missions périlleuses que pour les fondations lucratives.

Le premier Empire colonial.

La période qui s’étend de 1365, époque où déjà quelques établissements existaient en Guinée jusqu’en 1628, date du premier conflit en terre lointaine avec l’Angleterre, est remplie de faits d’armes extraordinaires, de prouesses individuelles où se marque l’impulsion des instincts primitifs et des ambitions irraisonnées. C’est Jean de Béthencourt qui s’empare des Canaries (1402), c’est Jean Cousin qui tente la découverte des Indes Orientales (1488). Ce sont Paulmier de Gonneville, Denis de Honfleur, Thomas Aubert, Jean Parmentier, surnommé « il gran capitano francese », Adalbert de la Ravardière et tant d’autres dont les noms sont presque oubliés. Il y a aussi des vengeurs : tel, le brave Ango, qui capture trois cents bateaux et, remontant le Tage, impose la paix à Jean iii de Portugal, coupable d’avoir fait couler des navires français dans les eaux brésiliennes (1539) ; tel encore, ce gentilhomme de Mont-de-Marsan, de Gourgues, qui part de Bordeaux avec deux cents hommes, le 2 août 1567, pour venger les neuf cents Français, massacrés, deux ans plus tôt, par les Espagnols dans la Caroline, en immole à son tour près de quatre cents et revient chez lui le cœur content. Tous ces hommes préparent, sans s’en douter, l’expansion future de la France.

François ier, en fondant le Havre (1537), marque le premier que cette expansion est « affaire du Roi », ce qui pour l’époque, veut dire : question nationale. Coligny plus tard, ne se lasse pas d’organiser des expéditions : il envoie Jacques Cartier au cap Breton, Villegageux au Brésil et Jean Ribaud en Floride. Quelques maisons se fondent, quelques sociétés s’organisent pour exploiter les richesses qui se révèlent. Il y en a une en Algérie, vers 1525, qui a pour but la pêche du corail. En 1582, des Normands, chassés de Guinée par les Portugais, unissent leurs efforts et s’établissent à Saint-Louis du Sénégal et, en 1598, de Chastes, gouverneur de Dieppe, nommé par Henri iv lieutenant général de l’Amérique forme avec des gentilshommes de Rouen et de la Rochelle, une compagnie de commerce.

La situation se précise : l’Amérique du Nord a attiré les jeunes audaces comme un aimant attire le fer ; elle va devenir le champ clos des convoitises Européennes ; à peine Champlain a-t-il fondé Québec (1608) et découvert les Grands Lacs (1614-1615), que sa sécurité est menacée. Les Anglais, établis en Virginie dès l’époque de son premier voyage, ont déjà profité de la régence de Marie de Médicis pour ravager l’Acadie ; en 1628, ils attaquent le Canada. Québec, dont ils s’emparent, est restitué à la paix de Saint-Germain (1632), mais la guerre allumée sur les rives du Saint-Laurent, ne cessera plus pendant un siècle et demi.

En 1661, lors de la fondation de Montréal, la Nouvelle France compte déjà 2.500 Européens environ ; l’année suivante elle devient possession de la couronne et la compagnie des Cent Associés est dissoute. Le gouverneur et les officiers qu’envoie la métropole forment le centre d’une société qui s’étudie aux belles manières et veut être policée ; et, pendant ce temps, les aventuriers, dont la race ne s’éteint pas, dont l’ardeur ne faiblit pas, s’enfoncent dans l’Ouest jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses ; Louis Jolliet, le Père Marquette, explorent l’Arkansas et le Wisconsin ; La Salle descend le Mississipi jusqu’à son embouchure et prend possession de la Louisiane au nom de Louis XIV. La mort de Colbert, en 1683, marque l’apogée de notre empire colonial. Pendant les vingt dernières années, à la Martinique et à la Guadeloupe (conquises de 1625 à 1635 par d’Enambuc et ses compagnons), nous avions ajouté Sainte-Lucie, Saint-Barthélémy, La Dominique et Saint-Domingue. Madagascar, sous le nom d’Île Dauphine, était devenue possession de la couronne ; Pondichéry et Chandernagor avaient été fondés et la compagnie des Indes réorganisée sur des bases meilleures.

En Amérique, les Anglais profitèrent de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1690), puis de la guerre de la Succession d’Espagne pour tenter de nous réduire ; le traité de Ryswick (1697) laissa les choses en l’état, mais celui d’Utrecht (1713) nous enleva Terre-Neuve, l’Acadie et les territoires de la baie d’Hudson. La France trouvait, du moins, des compensations en Louisiane, où la colonisation progressait et dans l’île Maurice qui, abandonnée par les Hollandais et devenue l’île de France, voyait sous l’habile gouvernement de La Bourdonnais, les cultures s’étendre sur son sol et sur ses rivages, les villes se fonder. Le traité d’Utrecht, d’ailleurs, ne porta pas le découragement parmi les habitants de la Nouvelle France. De 1713 à 1744 leur nombre s’éleva de 25.000 à 50.000 et, par l’établissement d’une ligne de forts sur l’Ohio, ils se maintinrent en rapports fréquents avec leurs compatriotes Louisianais, se réservant, en quelque sorte, pour un avenir plus heureux. Pendant ce temps, de grandes choses s’accomplissaient dans l’Indoustan, mais il devenait évident que l’insouciance du Roi et de ses ministres et l’ignorante indifférence de l’opinion stériliseraient tous les efforts de nos colons. En 1739, les Mahrattes, sous Ragoglu, leur chef, avaient dû reculer devant Dumas, gouverneur de Pondichéry, auquel, deux ans plus tard, succéda l’illustre Dupleix. Quand éclata, en Europe, la guerre de la succession d’Autriche, elle eût, au loin, son contre-coup. Mais Dupleix, renforcé par La Bourdonnais, s’empara de Madras, remporta, avec deux cents Français, la victoire de San-Thomé (1747) sur cent mille Hindous, enfin défendit glorieusement Pondichéry (1748). Cette même année se signa la paix d’Aix-la-Chapelle et Louis XV qui faisait la guerre « en roi et non en marchand, » rendit Madras !

En 1750, la guerre reprit pour la succession du Dekkan et du Carnatic. Dupleix, La Touche et Bussy écrasèrent la cavalerie Mahratte dans quatre combats successifs. Dupleix était puissant ; il avait, avec cinq provinces, formé sur la côte d’Orissa un véritable royaume dont Mazulipatam était la capitale ; le pavillon britannique ne flottait plus sur Madras. Alors les intrigues opérèrent à Versailles ce que les canons n’avaient pu faire en Asie. Louis XV rappela Dupleix (1754) et son successeur signa, avec les Anglais, un traité par lequel les deux compagnies renonçaient à « leurs possessions » et s’interdisaient d’intervenir désormais dans les affaires de l’Inde. L’année suivante éclata la guerre de Sept ans. À partir de ce moment, les armes Françaises sont partout refoulées. Montcalm remporte une seule victoire à Carillon, mais le flot britannique continue de monter ; le héros est défait et tué aux plaines d’Abraham. Québec capitule et malgré la belle défense de M. de Lévis, les forts sont réduits les uns après les autres. Pendant ce temps, Clive a pris Chandernagor (1757), Bussy a été fait prisonnier à Vandavachi et l’infortuné Lally-Tollendal capitule dans Pondichéry (1761).

La paix de Paris est signée en 1763 ; c’en est fait de l’Inde Française ; les quelques comptoirs que nous rendent nos vainqueurs n’auront plus pour nous qu’une valeur historique ; dans le reste du monde, nous perdons le Canada, la moitié de la Louisiane, Saint-Vincent, la Dominique, le Sénégal.

La politique coloniale de Louis XVI.

Le premier empire colonial Français est à bas ; il n’en reste que des bribes éparses ; ce grand effort a échoué et pourtant la sève coloniale n’est point tarie ; on la sent toute proche et le gouvernement de la métropole, cette fois, en suivra la poussée avec un intérêt bienveillant. Louis XVI est sur le trône, monarque méconnu dont le destin a paralysé les qualités et mis en relief les défauts. C’est lui qui, dès 1768, envoie au loin Bougainville : Bougainville qui va reconnaître les Pomotou, Tahiti, la Nouvelle-Guinée et qui aura pour successeur La Pérouse (1787), et d’Entrecasteaux (1791). Pendant la guerre d’Amérique, le bailli de Suffren remporte la victoire de Madras, reprend Pondichéry et en 1783, le traité de Versailles nous restitue le Sénégal et Tabago. C’est l’époque Beniowski en faisant à Madagascar ses célèbres essais de colonisation, prépare les voies à notre action future et où l’évêque Pigneau de Behaine négocie, entre Louis XVI et l’empereur Gia-Long, le singulier traité qui — bien qu’inexécuté — a servi de point de départ à notre établissement en Indo-Chine.

Mais l’œuvre de Louis XVI est tout de suite entravée. L’Assemblée législative consacre bien en 1792, l’existence légale des colonies et leur accorde le droit de représentation au Parlement ; plus tard, la Convention leur envoie des délégués et marque en plusieurs circonstances l’intérêt qu’elle leur porte. Quant à Napoléon, si même il a nourri quelques arrière-pensées coloniales, le temps et les forces lui manquent pour les réaliser. En somme, le traité de Paris de 1814, tout comme le traité de Paris de 1763 ne laisse de la France extérieure que des ruines ; pour la seconde fois la politique d’expansion a péri, écrasée par la politique continentale. Si les circonstances permettent de reprendre une troisième fois l’œuvre lointaine, la nation et ses gouvernants sauront-ils profiter de la leçon, choisir entre l’un et l’autre parti, vouloir d’un vouloir ferme cette paix Européenne indispensable à toute entreprise d’expansion coloniale ?

Jules Ferry et le troisième empire colonial.

Tel était le problème dont le passé avait fixé les termes. Quand les premières blessures de 1870 se furent cicatrisées et que la France toucha à la fin de cette convalescence dont la brièveté surprit et inquiéta ses ennemis, les hommes d’État en qui le pays avait confiance, se demandèrent de quel côté il convenait d’orienter son activité renaissante. Plusieurs motifs s’offraient à eux de choisir l’expansion coloniale. Jules Ferry, plus qu’aucun autre, en sentit la nécessité. Il a pris soin de s’en expliquer à la Chambre un jour qu’on attaquait, à propos des crédits de Madagascar, sa politique coloniale tout entière. « Dans l’Europe telle qu’elle est faite, disait-il, dans cette concurrence de tant de rivaux qui grandissent autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires et maritimes, les autres par un développement prodigieux de leur population, dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement et d’abstention, c’est le grand chemin de la décadence..… Rayonner sans agir, sans se mêler des affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons, en regardant comme un piège, comme une aventure, toute expansion en Afrique ou en Orient, vivre ainsi, c’est abdiquer ! » Tous les grands États de l’Europe, en effet, se lançaient les uns après les autres, dans la voie des conquêtes exotiques et de l’agrandissement des horizons commerciaux. L’abstention non seulement ferait du tort au pays, mais donnerait aux ennemis de la République l’occasion de la rendre responsable de l’état de stagnation qui en résulterait. Jules Ferry et ceux qui eurent l’intelligence et le patriotisme de le suivre ne reculèrent point devant les nombreux obstacles qui s’opposaient à la fondation d’un troisième empire colonial : impopularité provenant des précédents échecs, mauvaises traditions administratives, difficulté de recruter de bons fonctionnaires, et surtout tendances protectionnistes propres à entraver la colonisation.

Aujourd’hui cet empire est constitué et il est si vaste que la France se trouve être de tous les pays du monde, celui qui s’est le plus agrandi depuis trente ans. On conçoit qu’un diplomate Anglais bien connu, M. Austin Lee, ait écrit au début d’un rapport publié par le Foreign office dans la collection des Diplomatic and consular Reports : « L’expansion coloniale de la France est peut-être le trait le plus remarquable de l’histoire contemporaine de ce pays ». Mais l’empire Français n’est pas seulement vaste, il est bien dessiné et bien équilibré. À l’éparpillement des petites possessions disséminées, un peu à l’aventure, à travers le monde, a succédé le système des groupements compacts. C’est cette pensée qui a présidé aux annexions et occupations opérées en Afrique et en Asie par la République. Madagascar, l’Afrique Française, l’Indo-Chine forment des ensembles dont les superficies dépassent celle de la mère-patrie et auxquels leurs situations et leurs ressources réservent un brillant avenir.

Colonies d’Amérique et d’Océanie.

Dans ces deux parties du monde, la France n’a plus cherché à s’agrandir[21]. Ses colonies Américaines sont au nord, l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon, au centre, la Martinique et la Guadeloupe avec leurs dépendances et, sur le continent, la Guyane Française.

L’archipel de Saint-Pierre et Miquelon, pauvre et peu peuplé, tire toute sa valeur du voisinage des pêcheries de Terre-Neuve ; de là vient que son chiffre d’affaires avec la France se monte à 33 millions environ. Du jour où la question de Terre-Neuve serait amicalement réglée par une entente avec l’Angleterre, il y aurait tout intérêt à comprendre dans l’arrangement la cession de ces îles improductives et qui pourraient devenir l’objet d’un échange avantageux pour les deux parties.

La Martinique et la Guadeloupe avec leurs dépendances, Marie-Galante, la Désirade, les Saintes, Saint-Barthélémy et la moitié de Saint-Martin représentent une population de quelques 350.000 âmes et près de cent millions de francs d’échanges annuels. La culture trop exclusive de la canne à sucre a nui à la fertilité si variée de ces îles fortunées et dans les rades magnifiques de Fort-de-France et de la Pointe-à-Pitre, les exagérations du régime protectionniste ont fait un vide relatif. Le remède du moins serait aisé à appliquer et il ne tient qu’à la France de rendre à ses Antilles leur prospérité d’antan. La tâche sera plus difficile à la Guyane ; les destins de cette colonie ont été longtemps imprécis. La découverte des mines d’or, en 1855, semblait lui présager un accroissement rapide. Mais, d’autre part, la décision arbitrale de l’année dernière[22] qui attribua au Brésil la totalité du territoire contesté par la France, est venue anéantir de séduisants espoirs. Douée d’un médiocre climat, la Guyane manque de travailleurs ; la main d’œuvre y fait défaut ; elle produit trop peu d’or pour s’enrichir, assez pour en être troublée et faire oublier ses ressources agricoles et forestières.

Les établissements Français de l’Océanie se répartissent en deux groupes : les Taïti, c’est-à-dire les îles de la Société avec les îles Marquises, Tuamotou, Gambier, Toubouaï, etc., et la Nouvelle Calédonie avec ses dépendances, les îles des Pins, Loyauté, Huon, Chesterfield, Foutouna, Wallis et l’archipel des Nouvelles-Hébrides qui demeure indivis entre la France et l’Angleterre. Cette indivision même indique une répugnance systématique à s’agrandir de ce côté, car il n’était pas difficile de la faire cesser au profit de la Nouvelle-Calédonie, dont les Nouvelles-Hébrides sont une annexe naturelle. Nos colonies océaniennes se plaignent d’être négligées ; elles en ont le droit. On oublie leur situation privilégiée, leur merveilleux climat, les richesses de leur sol et de leur sous-sol ; on les laisse se développer sans les y aider suffisamment ; on donne au monde l’impression qu’on tient moins à elles qu’à leurs sœurs de l’Atlantique et qu’on ne ferait pas, le cas échéant, un très énergique effort pour les conserver ; dans une partie de l’univers où se préparent tant de conflits, où bouillonnent tant d’ambitions, où de nouvelles venues comme l’Allemagne et la République des États-Unis travaillent à se tailler à leur tour de beaux domaines, cette attitude n’est point sage, d’autant qu’elle ne répond nullement à la réalité ; la France, s’il le fallait, défendrait énergiquement la Nouvelle-Calédonie. Elle ferait donc bien de s’occuper plus activement de sa mise en valeur ; faire cesser la transportation, régler la question des Nouvelles-Hébrides, favoriser l’établissement de colons et l’engagement de capitaux Français, voilà le programme d’améliorations que comporte la situation présente des choses ; certains indices permettent de croire qu’il ne tardera pas à être mis à exécution.

Vieux comptoirs et Stations nouvelles.

La France possède dans l’Inde treize comptoirs disséminés le long des possessions Anglaises et dont cinq seulement ont une étendue territoriale quelconque ; l’ensemble de la superficie n’est que de 500 kilomètres carrés et le chiffre de la population n’atteint pas 300.000 habitants. La ville de Pondichéry, capitale de ces établissements, située sur la côte orientale, à six heures du chemin de fer de Madras, renferme le sixième de la population totale ; 3.000 Français ou métis descendants de Français y rappellent le passé ; car le passé est la principale raison d’être de ces possessions. « À quoi vous servent-elles, disait un jour un haut fonctionnaire Anglais à un homme d’État Français ; vous feriez mieux de nous les vendre ». — « Nous ne le pouvons pas, répondit l’autre, car il est nécessaire que Dupleix ait sa statue dans l’Inde et qu’il y soit chez lui ». Le raisonnement, pour sentimental qu’on le tienne, n’en est pas moins probant et un pays comme la France se doit de prolonger, autant que possible, les glorieux souvenirs d’une pareille épopée. Seulement Pondichéry et Mahé suffiraient pleinement à cette mission et on ne voit pas l’utilité de conserver une série de villages sans avenir qui, en cas de conflit avec l’Angleterre, constitueraient des gages dont cette puissance pourrait s’emparer presque sans coup férir. En attendant, les vieux comptoirs de l’Hindoustan nomment des conseillers généraux et même un sénateur et un député lesquels, en vertu d’une législation aussi spéciale que bizarre, tiennent leurs mandats d’électeurs indigènes dont beaucoup ne sont pas citoyens Français.

Il n’a été créé depuis trente ans qu’une seule « station » nouvelle. La France possédait, sur la côte d’Afrique, à l’entrée de la mer Rouge, le port d’Obock dont elle ne faisait rien. Ayant reconnu pendant la campagne du Tonkin, la nécessité d’avoir, en ces parages, un point de refuge et de ravitaillement, elle développa, à partir de 1883, cette possession qui encercle aujourd’hui toute la baie de Tadjourah, y compris Djibouti lequel fait vis-à-vis à Obock de l’autre côté de la baie. Cette contrée d’aspect saharien n’a pas seulement, du reste, une importance stratégique ; l’achèvement du chemin de fer de Djibouti à Addis-Ababa la rendra prospère. Dès maintenant le transit par caravanes fait de la baie de Tadjourah le principal entrepôt du commerce Éthiopien.

Algérie et Tunisie.

Le grand malheur de l’Algérie, c’est d’avoir commencé par être une colonie militaire, d’être devenue une colonie politique, mais de n’avoir jamais été, à aucun moment, une colonie coloniale. Sous le régime militaire, du moins, elle rendait à la métropole un service signalé bien que coûteux : elle lui préparait une armée solide, aguerrie, entraînée ; en même temps, l’administration militaire peu propice aux colons européens qu’elle voyait de mauvais œil et dont elle décourageait volontiers les entreprises, avait l’avantage de mieux assurer l’ordre et la sécurité et de mieux s’adapter aux mœurs indigènes. L’heure avait assurément sonné d’établir en Algérie une administration civile, lorsque la République réalisa cette réforme ; mais il fallait que la nouvelle administration fut coloniale au lieu d’être métropolitaine. Nul n’y prit garde. L’Algérie était divisée en trois départements Français ; on les traita comme tels. Derrière les fonctionnaires, les mœurs Françaises s’introduisirent et notamment le système électoral avec toutes ses conséquences. Peu à peu le pli se prit, parmi les fonctionnaires et les représentants élus, de ne songer qu’aux 80.000 citoyens investis du droit de vote et d’ignorer les quatre millions d’indigènes qui ne le possédaient pas. L’agitation antijuive s’étant superposée à un pareil état de choses, on conçoit que les affaires Algériennes aient pris un aspect fâcheux dont les pouvoirs publics avaient à se préoccuper.

La nomination d’un gouverneur général qui connaissait à fond les choses d’Algérie et dont une heureuse compétence venait ainsi doubler les grandes qualités personnelles, sembla faite pour apporter au problème une solution rapide ; le choix de M. Jonnart fut accueilli, l’an passé, avec une sympathie unanime. Malheureusement une santé précaire força bientôt le gouverneur à renoncer à la tâche qu’il avait tout de suite et si bien ébauchée. Son successeur, M. Revoil, est apte à la poursuivre. Fonctionnaire en Tunisie, puis ministre de France au Maroc, il est très au courant de la vie Africaine et ses idées sont les mêmes que celles de M. Jonnart. L’opinion, d’ailleurs, commence à s’éclairer sur ce problème Algérien et à saisir les éléments de la réforme nécessaire. Cette réforme est très simple, mais elle exige beaucoup de volonté et d’énergie ; il en faut toujours à une démocratie pour chasser la politique de quelque part et se défendre contre elle.

Le voisinage de la Tunisie a beaucoup contribué à faire la lumière dans les esprits. Les deux pays semblent n’en être qu’un. Le second est comme le prolongement géographique du premier. Rien de plus contraire, cependant, que la façon dont ils sont gouvernés et administrés, et rien de plus probant que la différence des résultats obtenus ici et là. C’est au Congrès de Berlin que M. Waddington, ministre des Affaires étrangères de France et délégué de la République, régla avec les représentants de l’Allemagne et de l’Angleterre la question Tunisienne. Ainsi préparée, l’expédition de 1881 fut prompte et décisive, et l’Italie, ne trouvant pas d’appui en Europe, dut renoncer à intervenir. L’occupation de la Tunisie était devenue une nécessité ; dès le règne de Louis-Philippe, M. Guizot avait marqué une ferme volonté de ne pas permettre à la Turquie de transformer son protectorat platonique en une domination effective. La France pouvait encore moins tolérer que la Régence passât sous une domination Anglaise ou Italienne : tant que le gouvernement du Bey se soutenait, elle n’était pas pressée de se substituer à lui ; mais, en 1880, il n’avait plus les moyens de vivre ; l’anarchie était complète ; l’heure de l’intervention avait sonné. Jules Ferry, soutenu par Gambetta, fut l’âme de l’entreprise contre laquelle une opposition parlementaire, formidable et insensée, se déchaîna aussitôt. Elle fut heureusement vaincue et le régime du protectorat s’organisa. On pouvait croire que ce régime ayant, depuis vingt ans, si brillamment fait ses preuves, n’aurait plus d’ennemis désormais ; mais il y a en Tunisie, comme partout, des hommes qui n’ont point réussi et rendent volontiers les institutions responsables de leurs échecs. Un député radical ayant, cette année, recueilli leurs minces doléances pour les porter à la tribune de la Chambre des Députés, a provoqué, de la part de M. Delcassé, une réponse victorieuse. Le ministre des Affaires étrangères a tracé, de main de maître, le tableau des progrès réalisés. Des dégrèvements s’élevant à 6 millions et demi ; malgré cela, 13 budgets sur 15 se soldant en excédents et ces excédents formant un total de 47 millions de francs ; le réseau des routes passant en dix ans de 600 kilomètres à 1.900 et le réseau des chemins de fer de 260 kilomètres à près de 1.000 ; quatre grands ports créés à Bizerte, à Tunis, à Sousse et à Sfax ; sur 540.000 hectares de terres achetées par les Européens, 500.000 appartenant à des Français ; une production agricole sans cesse croissante, les surfaces ensemencées triplées, la récolte de l’huile d’olive portée en 1900 à 45 millions de litres, un commerce qui est presque exclusivement entre des mains Françaises et qui s’est monté l’année dernière à 105 millions de francs, sur lesquels la part directe de la France est de 64 %, voilà des faits qui prouvent que les finances sont bien menées, la colonisation bien comprise, l’administration intelligente et que le protectorat n’a aucunement failli aux espérances qu’il avait suscitées.

L’Afrique occidentale Française.

Rien n’est plus suggestif que de comparer la situation de la colonisation Française sur la côte occidentale d’Afrique en 1872 et en 1901. À cette époque, la France possédait sur cette côte, le Sénégal, sa plus vieille colonie, d’où la vie semblait s’être retirée, où de 1817 à 1854, trente-et-un gouverneurs s’étaient succédé, n’apportant, d’ailleurs, aucun plan d’ensemble, aucune visée d’améliorations générales, si bien que, sur les réclamations et les plaintes des commerçants Bordelais, on avait fini par y envoyer le commandant Faidherbe qui avait rétabli la sécurité, fondé le poste de Médine et construit des ouvrages fortifiés sur le fleuve. Plus bas, vers le sud, des comptoirs avaient été établis en 1843 à Grand-Bassam et à Assinie sur la côte d’Ivoire. En 1870, les postes avaient été évacués, et c’est un négociant de la Rochelle, M. Verdier, qui, en prenant le titre de résident, avait réussi à conserver Grand-Bassam à la France malgré les efforts du gouverneur de la Côte-d’Or Anglaise. Plus loin, encore, s’étend la côte des Esclaves, façade maritime du pays Dahoméen ; des efforts individuels y avaient amené quelques résultats, tels que la fondation de Grand-Popo (1857), l’établissement du protectorat à Porto-Novo (1863) et la cession de Kotonou par le roi du Dahomey. Puis le protectorat, laissé sans organisation ni ressources, avait été abandonné. Enfin un Congo Français avait été inauguré en 1839 par le commandant Bouët-Villaumez, signant, avec le chef Denis, un premier traité rendu définitif en 1844 ; en 1849, Libreville avait été fondée ; plus tard (1862), l’autorité de la France s’était étendue sur l’Ogooué et au-delà jusqu’au Gabon.

Bien différent est l’aspect de ces mêmes régions trente ans plus tard. Derrière le Sénégal, d’immenses domaines s’étendent, qui rejoignent d’une part l’Algérie, de l’autre le Congo français et vont du Maroc au Haut-Oubanghi. C’est en 1879 que cette œuvre gigantesque a pris naissance ; elle s’est poursuivie, depuis lors, sans interruption. Pendant que Borgnis-Desbordes, Combes, Galliéni, Archinard soumettaient les états des rois nègres Ahmadou et Samory, qu’on s’emparait d’Abomey (1892) et de Tombouctou (1894), que M. de Brazza développait le Congo Français, la diplomatie ne demeurait pas inactive. La convention du 5 août 1890 et celles du 4 février et du 14 août 1894 ont consacré, au point de vue international, l’existence régulière et les frontières de ces régions qui représentent en superficie près d’un tiers du continent Africain. Elles enclavent la Guinée Portugaise, la République Américaine de Libéria, les colonies Anglaises de Sierra-Leone, des Achantis et de Lagos, les établissements Allemands de Togo et du Cameroun. Elles comprennent les sources et la plus grande partie du cours du Niger ainsi que les rives septentrionales et orientales du lac Tchad. Elles sont placées sous l’autorité d’un gouverneur-général à l’exception du Congo qui relève directement de la Métropole. Le gouverneur-général réside à Saint-Louis du Sénégal. Les gouverneurs de la Guinée française, de la Côte-d’Ivoire et du Dahomey résident respectivement à Konakry, à Bingerville et à Porto-Novo. Le Haut-Sénégal a pour chef-lieu Kayes où réside un délégué du gouvernement général. Les territoires de l’intérieur sont divisés en cercles et soumis au régime militaire.

Le Sénégal paraît avoir quelque peine à sortir de l’ornière où l’ont embourbé des traditions aussi défectueuses que lointaines. C’est d’ailleurs un pays dont les 1.132.000 habitants se divisent en un nombre incroyable de peuplades très diverses et dont le sol, par contre, ne se prête qu’à un nombre assez restreint de cultures rémunératrices. Il en va différemment de la Guinée, de la Côte-d’Ivoire et du Dahomey. Grand-Bassam, Assinie, Kotonou, Grand-Popo sont les centres d’un commerce croissant. La Côte-d’Ivoire a vu le chiffre de ses échanges passer de 10.553.000 en 1898 à 12.253.000 en 1899 et une plus grande attention donnée à l’exploitation de l’acajou accélérerait encore le mouvement, de même qu’en Guinée la culture du café pourrait être avantageusement étendue. Quant au Congo Français, c’est un territoire plus grand que la France et d’une très grande richesse ; il compte parmi les pays forestiers les plus riches du monde. La population se monte à environ 9 millions d’âmes et le mouvement commercial se chiffre en ce moment par 9 à 10 millions de francs. La capitale Libreville, est l’entrepôt de toutes les denrées du Gabon et de l’Ogooué. En 1898 un essai intéressant a été fait au Congo ; quarante lots de terres d’une énorme étendue ont été concédés à de grandes compagnies fondées à l’imitation de celles qui fonctionnaient dans le Congo Belge. Des cahiers de charges très mal établis et les tâtonnements de la plupart des concessionnaires qui faisaient là leur apprentissage colonial expliquent que les débuts de ce genre d’exploitation n’aient pas été aussi satisfaisants qu’on l’espérait ; le temps et l’expérience ne tarderont pas à y remédier.

Dans toutes ces régions de l’ouest Africain, il faut des chemins de fer ; on s’en occupe, mais trop lentement et avec un peu de mollesse. Le Transsaharien devrait déjà approcher d’In-Salah d’un côté et de Tombouctou de l’autre. Et les braves gens qui prouvent, chiffres en mains, que cette ligne ne rapportera rien, ne devraient plus trouver d’auditoires pour écouter leurs pauvres raisonnements.

En Indo-Chine.

Les choses sont beaucoup plus avancées en Indo-Chine. Et quand on se reporte par la pensée au traité du 31 août 1874, qui, en établissant la souveraineté de la France sur les six provinces de la basse Cochinchine, marqua la première étape de la formation de l’Asie Française, on est quelque peu surpris d’entendre déjà parler de la construction du chemin de fer du Yunnan et de l’ouverture de l’exposition d’Hanoï. C’est que l’Asie Française s’est constituée tout autrement que l’Afrique Française. Au lieu d’avoir été conquise morceau par morceau à la suite d’une série de combats brillants mais isolés, livrés à de petits rois nègres ou à des tribus barbares, l’Indo-Chine a été pour ainsi dire arrachée d’un seul coup au Céleste-Empire dont elle dépendait de fait, dans une campagne admirable qui a porté au plus haut degré le nom de l’amiral Courbet. La destruction de la flotte Chinoise dans la rivière Min et la prise de l’arsenal de Fou-Tchéou comptent, par l’audace de la conception et la précision de l’exécution, parmi les plus beaux faits d’armes de l’époque moderne. Complétée par l’occupation des Pescadores, le blocus du Petchili et les succès du général Brière de l’Isle au Tonkin, cette victoire que les Français n’ont jamais su apprécier à sa vraie valeur, découragea tous leurs ennemis en Extrême-Orient. S’ils dressent un jour sur la terre Indo-Chinoise, les statues de ceux qui ont conquis ce magnifique domaine, le monument de Courbet devra s’élever avec celui de Jules Ferry au-dessus de tous les autres, car sans le prestigieux exploit de l’amiral, le sublime entêtement de l’homme d’État fut demeuré stérile. La puissance Française en Extrême-Orient, s’appuiera longtemps encore sur la gloire de Fou-Tchéou.

Le traité de Tien-Tsin signé le 9 juin 1884 et par lequel l’Annam et le Tonkin passaient sous la suzeraineté définitive de la République Française fut suivi de près par une convention réglant l’exercice du protectorat sur le Cambodge, et le 17 octobre 1887 un décret présidentiel créa le gouvernement général de l’Indo-Chine. L’autorité du gouvernement général s’étend sur les différents pays qui composent ce qu’on nomme en général l’Indo-Chine Française, c’est-à-dire : le royaume du Cambodge peuplé d’environ 2.300.000 habitants et ayant un mouvement commercial de 40 millions de francs ; la Cochinchine où, sur un total de 1.876.000 habitants il y a déjà près de 2.500 français et où le mouvement commercial atteint 122 millions de francs ; l’empire d’Annam avec ses 5 millions d’habitants ; le Laos et le royaume de Luang-Prabang situés sur le Haut-Mékong — enfin le Tonkin, le dernier venu de tous et déjà le plus entreprenant et le plus prospère. Au Tonkin se rattache le territoire de Kouang-Tchéou-Ouan cédé par la Chine en novembre 1899 pour 99 ans, de même que de la Cochinchine dépend l’archipel de Poulo-Condore. Les principales villes indigènes sont Pnom-Penh, capitale du Cambodge et Hué, capitale de l’Annam, peuplée de 300.000 habitants. Les grandes villes Françaises sont Saïgon, capitale de la Cochinchine et surtout Hanoï, ville de 75.000 âmes où réside le gouverneur général. Les grands ports sont Saïgon, Tourane, situé au fond d’une rade immense et Haïphong construite entièrement depuis l’occupation Française et déjà très prospère. Quant aux richesses du sol, elles sont à la fois agricoles, forestières et minières.

Une fois la prise de possession achevée et la sécurité établie, le premier souci gouvernemental, tant à Paris qu’à Hanoï, devait être d’assurer la pénétration en Chine. C’est pour l’assurer, en ce qui les concerne, que les Anglais ont occupé la Birmanie. Mais, de ce côté, la nature a dressé des obstacles presque insurmontables en sorte que les communications entre la Birmanie et la Chine ne sont guère possibles qu’en écornant le royaume de Siam et en touchant aux frontières Tonkinoises. Ce sont ces atteintes éventuelles à l’intégrité du territoire Français plus encore que des difficultés de frontière entre le Siam et le Cambodge qui ont amené, en 1893, l’intervention énergique de la France à Bangkok. L’amiral Humann força les passes du Ménam et imposa au roi de Siam un ultimatum qui, suivi de négociations amicales entre la France et l’Angleterre écarta, provisoirement au moins, tout danger de complications de ce côté. En 1897 la Chine concéda à la France la construction d’une voie ferrée depuis la frontière du Tonkin jusqu’à Yunnan-Sen et, peu après on entreprenait la construction du chemin de fer de Haïphong à Lao-Kaï, point frontière où commencera la ligne de Yunnan-Sen. Il va de soi que la prolongation de cette ligne jusque dans le Sé-Tchouen, province très riche et très peuplée est un projet déjà entrevu et qui pourra se réaliser dans un avenir assez prochain. Le Sé-Tchouen est à 2.500 kilomètres de Shanghaï et à 1.800 kilomètres seulement d’Haïphong et de la baie d’Along. La Chambre Française a approuvé à une forte majorité le projet qui lui était soumis relativement à la ligne de Lao-Kaï à Yunnan-Sen. Elle aura 468 kilomètres de long et coûtera 102 millions. L’Indo-Chine en supportera les frais d’abord en donnant, une fois pour toutes, une somme de 12 millions et demi ce qui lui sera aisé car elle a aujourd’hui plus de vingt millions de réserves, ensuite en donnant une garantie d’intérêt annuel de 3 millions qui servira à gager une émission de 76 millions d’obligations. Le reste du capital sera constitué par la compagnie concessionnaire. L’exposé du projet a permis d’attirer l’attention de la métropole sur la situation si satisfaisante de l’Indo-Chine qui trouve à présent à emprunter à 3 1/2 ; ce qui veut dire qu’à 50 centimes près, elle jouit du même crédit que la France. Il existe encore d’autres signes manifestes de l’enrichissement rapide du pays et de la force déjà acquise par la domination Française. Les impôts qui rendaient 56 millions en 1896 étaient prévus pour 1901 à 92 millions et le commerce général a passé de 257 millions en 1897 à 471 millions en 1900, soit une plus value de 38 millions d’une part et une augmentation de 128 pour 100 d’autre part. Quant aux sentiments de la population indigène, le fait que les nombreux émissaires des sociétés secrètes Chinoises venus l’an passé pour tenter de la soulever, ont complètement échoué dans leur tentative, prouve qu’elle est la première à sentir les bienfaits de la sécurité rétablie, des défrichements étendus, des salaires augmentés et de ces travaux publics (le fameux pont du Fleuve Rouge, par exemple, long de 2 kilomètres et demi) qui emploient, par instants, jusqu’à 30.000 ouvriers.

Il n’y a donc pas à s’étonner de ce projet d’Exposition dont l’idée, il y a quinze ans, eût fait sourire tout autre que Jules Ferry et les rares adeptes de sa robuste confiance. L’éminent gouverneur général de l’Indo-Chine, M. Doumer, venu à Paris pour défendre, s’il était nécessaire, l’affaire du Yunnan, en a profité pour constituer un comité métropolitain. L’Exposition qui durera du 1er  novembre 1902 au 1er  février 1903 comprendra trois sections : France et Colonies — Indo-Chine Française — pays d’Extrême Orient. Ces derniers ont adhéré dès le début à l’Exposition et leur participation artistique et archéologique sera très complète. En prévision de cette belle manifestation de la vitalité de l’Asie Française, Hanoï se transforme et s’embellit chaque jour de façon à maintenir sa réputation déjà établie de beauté joyeuse.

Madagascar.

Après l’Afrique et l’Asie Française, Madagascar constitue la troisième portion importante de l’empire actuel. Les prétentions de la France sur la grande île Africaine ne datent pas d’hier. Les Normands s’y établirent et, il y a près de trois siècles, la Compagnie des Indes y fit des expériences malheureuses ; Colbert s’en occupa sans réussir à y intéresser l’opinion. Les agents Français y préparèrent, par leurs fautes, le massacre de leurs compatriotes (1672) et Louis XIV eut beau décréter l’annexion de Madagascar (devenue l’Île Dauphine) par une série d’arrêts qui portent les dates de 1686, de 1719, de 1720 et de 1721, les Malgaches ne se laissèrent point séduire. Les aventuriers réussirent mieux. On se rappelle l’histoire de ce caporal Labigorne qui épousa la reine Béty et réorganisa les relations commerciales entre Madagascar, l’île Bourbon et l’île de France (1750-1767). Après lui, vinrent M. de Modave et Beniowski que protégeait d’Aiguillon et que les Malgaches voulurent proclamer roi. La Convention installa un résident à Tamatave. La Restauration s’empara de Tintingue (1829) ; Louis Philippe l’évacua. Aucun gouvernement ne semblait se soucier de faire un effort pour resserrer les liens qui unissaient Madagascar à la France ; aucun non plus n’osait les trancher. En 1883, enfin, en présence de l’hostilité et de l’audace croissantes des Hovas, l’heure vint d’évacuer ou d’agir. L’amiral Pierre s’empara de Majunga et de Tamatave ; l’année suivante, l’amiral Miot mit le blocus sur les côtes, cependant que l’amiral Galiber, puis M. Patrimonio menaient de laborieuses négociations. Enfin un traité fut signé qui cédait la baie de Diego-Suarez et établissait le protectorat. L’Angleterre en reconnut les clauses ; mais pour vaincre les dernières résistances des Hovas, leur enlever leurs dernières illusions, établir indiscutablement la dénomination Française à Madagascar, une expédition fut néanmoins nécessaire. Organisée en décembre 1894, elle se termina dix mois plus tard par la prise de Tananarive. Le régime du protectorat ne put fonctionner, à cause des intrigues sans cesse renaissantes dont la cour de Ranavalo était le centre. Il fallut abolir la royauté et proclamer l’annexion. C’est faire le meilleur éloge de la sage et habile administration du général Galliéni, gouverneur général, que d’emprunter aux statistiques officielles, des chiffres comme ceux-ci : en 1896, le commerce général de Madagascar était de 17.593.882 francs. En 1897 il atteignait 22 millions ; 26 en 1898 ; 35 en 1899. En 1900 enfin, il se montait à plus de 51 millions dont 42 pour le commerce avec la métropole, en augmentation de 10 millions 1/2 sur l’année précédente.

Les dépendances de Madagascar sont assez nombreuses ; il y a les petites îles de Sainte-Marie et de Nossi-Bé situées l’une sur la côte orientale, l’autre sur la côte occidentale, les îles Glorieuses, l’île de Mayotte, fertile et bien située sur la route des caboteurs arabes, qui desservent la côte d’Afrique et entourée de récifs de corail qui en font un abri sûr, enfin l’archipel des Comores, placé depuis 1886 sous le protectorat de la France et qui présente au point de vue de la culture et de l’élevage des ressources considérables.

À environ 180 lieues de Madagascar, du côté de l’Est, se trouve l’île de la Réunion qui appartient à la France depuis 1643. Peuplée de 170.000 habitants dont plus de 120.000 sont Français, la Réunion est une colonie florissante qui fait avec la mère patrie un commerce de 25 millions d’affaires et de 16 millions environ avec l’étranger et les autres colonies : les principales cultures sont celles du café et de la canne à sucre.

Au sud-est de Madagascar se trouvent trois groupes d’îlots déserts, les îles Saint-Paul, Amsterdam et Kerguelen que la France a occupées récemment et où elle s’est bornée à établir des dépôts de ravitaillement.

L’Administration centrale.

Tel est, vu à vol d’oiseau, l’empire colonial Français que la République a reconstitué et qui représente environ dix-sept fois la superficie de la mère patrie, et nourrit une population d’à peu près cinquante millions d’âmes. La diversité des méthodes de gouvernement qui y sont appliquées est assez considérable, fait nouveau en France, depuis la Révolution tout au moins. Certaines colonies, non les plus importantes mais les plus anciennes, envoient des représentants au Parlement. La Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, les comptoirs de l’Inde nomment quatre sénateurs et sept députés ; le Sénégal, la Cochinchine et la Guyane, trois députés seulement. La Nouvelle Calédonie est administrée par un gouverneur et un conseil général élu ; Tahiti, Mayotte, Saint-Pierre et Miquelon, par des gouverneurs assistés de conseils consultatifs. Il y a des protectorats directs comme la Tunisie et les Comores et des protectorats indirects comme l’Annam et le Cambodge qui font partie du gouvernement général de l’Indo-Chine. Enfin l’Algérie est divisée en trois préfectures semblables à celles de France. L’Algérie a, bien entendu, ses sénateurs et ses députés ; les colonies qui n’en ont point, ont des délégués au Conseil supérieur des Colonies, corps consultatif qui assiste le ministre : exception est faite jusqu’ici pour Madagascar où le gouvernement est militaire et où le gouverneur général est en même temps commandant en chef du corps d’occupation.

Les nominations aux divers emplois dans l’administration coloniale sont, en général, du ressort des gouverneurs. Le ministre ne nomme qu’aux emplois supérieurs et intervient rarement dans le choix d’un employé subalterne. On exige des candidats aux postes d’administrateurs coloniaux le rang d’officier dans l’armée ou bien le diplôme de l’École Coloniale. Il va de soi que les gouverneurs, dans le choix de leur personnel, sont plus ou moins exigeants selon le rang de la colonie qu’ils dirigent. Il y aura plus de candidats pour un poste inférieur en Indo-Chine ou à Madagascar que pour un poste plus élevé à Saint-Pierre et Miquelon, en Guyane ou même dans l’Inde et à Tahiti. Le personnel administratif des colonies Françaises a longtemps mérité sa médiocre réputation ; mais depuis que s’opère la renaissance coloniale, il va s’améliorant de jour en jour, et, en bien des endroits, serait déjà digne des éloges que la métropole n’a pas encore l’habitude de formuler à l’égard de ses serviteurs exotiques. Une telle sévérité aura d’ailleurs été salutaire et contribuera à élever le niveau de cette branche si importante de l’administration coloniale.

L’autre branche, la sédentaire, celle qui reste à Paris, suit une marche inverse : elle descend. « Le rôle du ministère des Colonies, expliquait dernièrement M. Étienne (l’un des hommes qui ont le plus travaillé à la constitution du nouvel empire Français), se réduit à un rôle de contrôle et de haute tutelle. Il aurait tort de prétendre étudier dans une série de bureaux parallèles à ceux des administrations locales, les dossiers préparés par celles-ci ». Il a tort en effet, car c’est précisément ce qu’il fait. Les 258 employés du ministère ne représentent pas seulement une énorme quantité de plumes inutiles et coûteuses, ils sont encore des espèces de crans d’arrêt qui ralentissent l’activité coloniale. Foyer d’incompétences variées, l’administration centrale est déjà mûre pour une réforme radicale, bien que ne datant que d’hier. Avant de se fixer, elle fut longtemps errante ; elle formait jadis une division du ministère de la Marine. Napoléon iii l’en détacha un instant lorsqu’il forma un ministère spécial pour l’Algérie. Quand il devint premier ministre (nov. 1881), Gambetta rattacha les colonies au ministère du Commerce. Peu après, elles furent érigées en sous-secrétariat d’État, ce qui leur assurait une autonomie relative ; Félix Faure en fut alors un des premiers titulaires. Comme telle, l’administration des colonies passa encore du Commerce à la Marine et de la Marine au Commerce. Enfin Casimir-Périer, étant chef du cabinet (1894) l’érigea en administration indépendante. En réalisant cette réforme si désirable, il ne prit pas garde à un danger certain ; il était à prévoir pourtant que ce nouveau ministère serait entraîné dans le sillage bureaucratique des autres ministères plutôt que d’adopter l’organisation inédite qui pouvait seule convenir à son caractère très spécial ; aucune précaution ne fut prise pour y parer.

Services et Institutions auxiliaires.

En 1889 a été créé un « service géographique des colonies Françaises » qui s’est déjà fait remarquer par ses intéressantes publications cartographiques dont 13 sont consacrées à l’Indo-Chine, 35 à l’Afrique occidentale, 5 à Madagascar, 1 à la côte des Somalis et 2 à la Guyane. Le service géographique publie également depuis 1898 une Revue coloniale mensuelle qui contient les comptes rendus de missions et d’importantes études agricoles, industrielles et commerciales.

Depuis 1890, le « Service de santé » a été réorganisé sur des bases meilleures et plus étendues. Les hôpitaux coloniaux comprennent un total de 6.041 lits ; les plus récemment établis, ceux de Saïgon, de Dakar et d’Hanoï ne laissent rien à désirer au point de vue des perfectionnements scientifiques. En même temps des instituts bactériologiques et des laboratoires ont été ouverts en Indo-Chine, en Nouvelle-Calédonie, au Sénégal, à la Réunion et à Madagascar. Trois instituts Pasteur fonctionnent actuellement ; le premier à Saïgon ; on y a découvert le sérum antivenimeux appliqué avec succès contre les morsures de serpent ; le deuxième à Nha-Trang sur la côte d’Annam, où fut préparé le premier sérum antipesteux ; le troisième vient d’être inauguré à Tananarive.

En 1885 une École Coloniale fut créée à Paris pour l’éducation de treize jeunes nobles Cambodgiens qui avaient été confiés dans ce but au gouvernement Français par l’entremise de son résident à Pnom-Penh. Agrandie en 1888, l’école put dès lors recevoir cent élèves indigènes ; mais l’année suivante elle fut complètement transformée. Aux élèves indigènes, qui sont soumis au régime de l’internat, on ajouta des élèves externes Français, candidats aux postes supérieurs de l’administration coloniale ; une disposition ingénieuse assure aux Français le concours de leurs camarades indigènes pour les cours de langues Annamite, Malgache, Arabe.… etc..… Le directeur de l’école est M. Aymonier, le savant traducteur des inscriptions Kmers.

L’« Office Colonial » a son origine dans une exposition permanente des produits coloniaux qui fut créée en 1856 et complétée en 1887, 1894 et 1895 par une série de mesures de détails. Entièrement réorganisé en 1899, l’Office Colonial comporte désormais, outre l’exposition permanente, un service de renseignements et d’émigration, et une bibliothèque publique. Les renseignements donnés ont trait à la colonisation ou au commerce. L’Office a facilité le départ de nombreux colons et servi d’intermédiaire entre les autorités coloniales, les Chambres de commerce et les maisons particulières, dans des questions relatives à l’exportation. Il convient d’ajouter qu’il est aidé dans cette tâche par diverses sociétés privées, telles que l’Union Coloniale Française, le Comité Dupleix, etc…

Le Jardin Colonial est de création toute récente ; mais on a déjà constaté sa grande utilité. Il est établi à Nogent-sur-Marne, près Paris, où il occupe un terrain de 17 hectares ; il a pour but l’étude de la végétation coloniale, les essais de cultures, les envois de semences, la préparation du personnel agricole nécessaire pour les colonies, les analyses des terres, engrais, produits coloniaux, enfin les renseignements concernant les industries agricoles, l’élevage, les forêts, etc…

Nous ne pouvons mentionner ici les nombreuses publications qui sont consacrées chaque année à la France coloniale. Il faut citer pourtant le compte rendu du congrès international de sociologie coloniale qui s’est tenu pour la première fois, l’an passé, à l’occasion de l’Exposition universelle. Il vient d’être publié et mérite qu’on s’y arrête. Tout l’esprit de cette grande manifestation se résume en quelques vœux de la plus haute importance émis par le congrès. En souhaitant « que la politique coloniale tende au maintien des organismes administratifs indigènes » et qu’on laisse aux populations indigènes « le bénéfice de leurs coutumes » de leurs lois et de leurs juridictions, le congrès a donné le coup de grâce à ces théories de l’égalité des races et du progrès absolu, niaisement répandues par la Révolution et coupables de tant d’erreurs et de fautes.

La Défense des Colonies.

Les régiments de marche créés pour l’expédition de Chine ont complété à vingt-deux les régiments d’infanterie coloniale ; il faut y joindre les corps composés d’un seul bataillon ou d’une seule compagnie, les indigènes dont l’infanterie coloniale fournit les cadres, les spahis Sénégalais, les spahis Soudanais et deux régiments d’artillerie. Les régiments coloniaux stationnés en France y forment un corps d’armée ; ils sont à Brest et à Toulon et l’artillerie à Lorient. Aux colonies, l’infanterie fournit deux régiments au Tonkin, un en Cochinchine, un en Nouvelle-Calédonie, deux à Madagascar, un au Sénégal. La Martinique a un bataillon à quatre compagnies, la Guyane un à deux compagnies La Guadeloupe et Tahiti ont une compagnie. L’élément indigène est de plus en plus considérable. L’Indo-Chine fournit un régiment Annamite et quatre Tonkinois. Deux régiments de tirailleurs Sénégalais occupent le Sénégal et le Soudan ; un autre est à Madagascar ; des bataillons indépendants sont au Chari, à Zinder, à la Côte-d’Ivoire ; un autre à Diego-Suarez. Madagascar fournit déjà deux régiments de tirailleurs Malgaches. L’artillerie a un rôle complexe. Outre les batteries de corps d’armée, elle doit fournir celles des colonies et les batteries à pied des points d’appui de la flotte, Dakar, Diego-Suarez, la Martinique. On a constitué deux régiments en Indo-Chine, des groupes au Sénégal, au Soudan, à Madagascar, etc..… En outre on a créé des compagnies de conducteurs et des détachements d’ouvriers.

Le total de l’armée coloniale (avec laquelle il ne faut pas confondre les troupes d’Algérie connues sous le vieux nom d’armée d’Afrique) comprend 22 régiments, 12 compagnies formant corps, 10 régiments et 4 bataillons indigènes, plusieurs régiments d’artillerie, une réserve nombreuse et bien encadrée. À la Martinique, à la Réunion, à la Nouvelle-Calédonie.… les troupes sont placées sous les ordres d’un colonel qui commande en chef ; à Tahiti, c’est un capitaine ; ailleurs, un chef de bataillon. L’Indo-Chine comporte le commandement supérieur d’un général de division qui a sous ses ordres trois généraux de brigades ; l’escadre d’Extrême-Orient qui vient d’être renforcée est toujours à portée ; des stations navales permanentes existent en Cochinchine et au Tonkin ; un port de guerre va être établi à Kouang-Tchéou-Ouang où déjà ont été construits des ouvrages militaires. Il est superflu de rappeler le magnifique port de guerre établi à Bizerte.

L’Activité navale ; les Sous-Marins.

Le progrès des colonies est étroitement lié à celui de la marine nationale. Nous avons dit plus haut en quoi la France était redevable à M. Chamberlain des progrès récents réalisés par sa marine. Le ministre anglais a rivalisé de maladresse avec M. de Bismarck. Ses rudes et imprudentes menaces ont fait comprendre aux Français, mieux que tous les discours de leurs gouvernants, la possibilité d’une guerre avec l’Angleterre, chose à laquelle ils n’avaient jamais cru et, en prévision de laquelle ils n’avaient fait, conséquemment, que de minces et insuffisants préparatifs. L’opinion a aussitôt consenti à des dépenses contre lesquelles elle se fut élevée énergiquement la veille et dont profiteront les colonies tout autant que la métropole. La grande difficulté maritime contre laquelle la France a à lutter provient de ce fait qu’elle a, à la fois, un vaste littoral à protéger, de grandes colonies disséminées à défendre et qu’enfin la puissance Anglaise, sa rivale, ne peut être atteinte que par la guerre de course, ce qui l’oblige à construire à la fois des cuirassés d’escadre, des croiseurs cuirassés, des torpilleurs et contre-torpilleurs, à établir d’assez nombreux dépôts de charbons, à fortifier de nombreux ports et rivages et à posséder, enfin, un réseau télégraphique sous-marin présentant des garanties suffisantes de sécurité ou de neutralité.

Le budget de 1898 était de 284 millions ; celui de 1902 monte à 312 millions et, en réalité, l’écart est bien plus grand puisque, depuis 1898, les troupes de la marine ressortissent au budget de la guerre ; elles figuraient à celui de la marine pour plus de 27 millions. Les augmentations portent tant sur les constructions navales que sur les armements ; on supprime la division des gardes-côtes pour adjoindre une division de réserve, composée de trois cuirassés et d’un croiseur, à chacune des deux escadres de la Méditerranée et du Nord ; on augmente la composition numérique de cette dernière ; on accroît l’importance et le prestige de la division navale du Pacifique qui sera, désormais, commandée par un contre-amiral et celle de l’Extrême-Orient à la tête de laquelle restera un vice-amiral, malgré la fin du conflit chinois. Le nombre des officiers à la mer est en conséquence accru et les effectifs des équipages de la flotte monteront de 48.137 à 50.107, dont 1.714 de plus à la mer. Les dépenses des escadres sont portées de 25 à 29 millions, celles des divisions navales et armements divers de 28 1/2 à 32 millions. Deux cuirassés, sept croiseurs cuirassés et un croiseur de première classe effectueront leurs essais en 1902. De plus, à l’exemple de ce qui se passe en Angleterre, on n’arme plus que des bâtiments neufs ou de type moderne ; les autres restent en réserve dans les ports. Les prévisions de dépenses pour le service des constructions navales sont de 121.777.885, et plus de 90 millions, sur cette somme, sont consacrés aux constructions neuves. Sont sur chantier : 69 bâtiments, soit 2 cuirassés, 3 croiseurs cuirassés, 20 contre-torpilleurs, 21 torpilleurs et 23 sousmarins. Il reste, en fait de grosses unités à mettre en chantier, 4 cuirassés et 2 croiseurs cuirassés.

Le projet de budget donne d’intéressants détails sur les sous-marins. Les expériences du Gustave-Zédé ont attiré l’attention du monde entier sur ces merveilleux engins, au succès desquels on ne croyait guère, même en France, et qui révèlent une telle perfection que la puissance défensive du pays va s’en trouver soudain doublée. 14 sont prêts à prendre la mer. Des 23 en construction, 20 sont du même type et du prix uniforme de 365.400 francs. Ils déplacent 68 tonnes, sont longs de 23 m 50 et larges de 2 m 26 ; les machines électriques qui actionnent l’hélice sont alimentées par des accumulateurs ; leur vitesse sera de huit nœuds ; les trois autres seront de types variés, d’après des plans nouveaux et coûteront naturellement beaucoup plus cher. Des constructions ultérieures sont prévues qui porteront assez rapidement le total des sous-marins français à 68. Trois services centraux de stations de sous-marins fonctionnent dans les trois ports qui les construisent, Cherbourg, Rochefort et Toulon. Cette année leur armement occupe 10 officiers et 141 hommes et coûte 299.874 francs ; en 1902, ces chiffres seront respectivement de 27 officiers, 306 hommes et 850.000 francs.

Les Câbles sous-marins.

Les intérêts politiques, militaires, économiques de la France moderne exigent qu’elle possède un réseau télégraphique sous-marin aussi indépendant que possible. Tel est l’objet d’un important projet de loi soumis au Parlement et qui autorise la construction des lignes suivantes : dans l’Atlantique, de Rochefort à Dakar, de Dakar à Buenos-Ayres, de Dakar à Kotonou, de Kotonou à Libreville, de Libreville à Mossamédès, de Mossamédès à Fort-Dauphin et à Lourenço-Marquès, de Dakar à Cayenne, soit 15.210 milles de câbles. Dans l’Océan Indien, de Tamatave à St-Denis et de St-Denis à Batavia, 3.632 milles. Dans les mers de Chine, de Saïgon à Poulo-Condor, de Saïgon à Macao, de Macao à Amoy, d’Amoy à Wousung, de Wousung à Port-Arthur, de Port-Arthur à Takou, de Saigon à Pontianak, de Pontianak à Batavia, plus deux lignes terrestres de Macao à Canton et de Takou à Tien-Tsin, soit 5.639 milles. Dans la Méditerranée, de Bizerte à Ergasteria, d’Ergasteria à Sébastopol, d’Ergasteria à Beyrouth, plus une ligne terrestre d’Ergasteria à Athènes, soit 2.176 milles. La dépense serait : pour le réseau de l’Atlantique de 144.500.000, — pour celui de l’Océan Indien, de 42 millions, — pour celui des mers de Chine, de 38.500.000 et, enfin, pour la Méditerranée de 10.300.000. Plus tard, le réseau de Chine serait complété par l’établissement des lignes d’Amoy à Shanghaï, de Shanghaï à Port-Arthur, d’Haïphong à Kouang-Tchéou-Ouang et de Kouang-Tchéou-Ouang à Macao, et, surtout, par l’immersion d’un câble direct de Saïgon à Marseille.

On peut voir que le projet emprunte les territoires du Portugal, de la République Argentine, des Pays-Bas, de la Chine, de la Russie, de la Grèce et de la Turquie ; les autres nationalités ont toutes été soigneusement évitées. La longueur totale du réseau sera de 26.657 milles, plus 347 à terre, et les dépenses approximatives de 235 millions 1/2. Les recettes, évaluées très au bas mot, se monteraient à 4.530.000 et les frais d’exploitation s’élèveraient à 12.172.000. Il faudrait donc que l’État inscrivit à son budget 7.640.000 de subvention annuelle. On demanderait 1 million 150.000 francs aux colonies (800.000 francs à l’Indo-Chine, 120 à Madagascar, 80 à la Réunion, 150 à la Tunisie). — Une surtaxe temporaire de 5 centimes par franc serait ajoutée au principal des patentes. Enfin, on ferait entrer en ligne de compte des subventions déjà créées. Le tout durerait jusqu’en 1912 et l’ensemble des dispositions prévues est ingénieux et satisfaisant.

vii

SCIENCE ET INDUSTRIE

Nous avons tenté de dresser l’an passé, le bilan artistique de l’Exposition universelle[23] et de dégager la part d’initiative et d’invention qui dans ces richesses accumulées, revenait à la France. Il conviendrait d’en dresser maintenant le bilan scientifique et d’apprécier dans ses applications industrielles le rôle de la science Française, de même que nous avons apprécié le rôle de l’art Français. La tâche à vrai dire, est infiniment plus délicate. Et d’abord les renseignements sont moins aisés à se procurer parce qu’au rebours des artistes, la plupart des savants ne travaillent pas pour se faire voir et que le secret des laboratoires est autrement difficile à pénétrer que celui des ateliers. Il faudrait pouvoir signaler toutes les patientes et opiniâtres recherches qui se trouvent engagées à l’heure actuelle sur tous les points du territoire, et dont telle ou telle, qui vient d’aboutir sans qu’on le sache encore, est destinée peut-être à ouvrir soudainement une percée éblouissante dans le bois touffu des mystères humains. Car c’est une des particularités de la science opposée à l’art, que ses tâtonnements s’opèrent à la fois dans toutes les directions et que ses plus beaux résultats s’orientent souvent à l’improviste. Dans le monde moderne, qu’absorbent la recherche de procédés nouveaux et le souci des perfectionnements économiques, il est presque impossible de tracer un tableau général de l’état de la science industrielle, sans que ce tableau, exact au moment on en a réuni les éléments, ait cessé de l’être lorsque l’ensemble est prêt à être présenté au lecteur.

Il convient donc de ne point viser si haut ; aussi bien, sur un pareil sujet, rien ne saurait remplacer les publications techniques et spéciales. Bornons-nous, pour cette fois, à souligner quelques points relatifs au rôle que joue l’activité Française dans le mouvement universel et notamment dans ces diverses branches de la science qui, par leurs applications, forment, si l’on peut ainsi dire, la carcasse de la civilisation présente : l’électricité — les produits chimiques — les transports.

L’Électricité à l’Exposition.

Il était entendu, depuis longtemps, que l’électricité serait la souveraine incontestée de l’Exposition de 1900 ; aussi les visiteurs éprouvaient-ils quelque surprise à ne point l’y rencontrer, assise sur son trône, dans un palais central. C’est que les monarques, de nos jours, sont énormément occupés ; ils courent sans cesse d’un bout à l’autre de leurs domaines pour répondre aux exigences de leurs sujets. À l’Exposition, l’électricité était partout ce qui était cause qu’on ne la voyait nulle part. Elle fournissait abondamment l’énergie et la lumière. La transmission à distance de l’énergie électrique a pris peu à peu la place des arbres de transmission ; en 1878, on comptait, au Champ-Mars, 2176 mètres d’arbres transmettant une puissance de 2.400 chevaux. À l’Exposition de 1889 il n’y en avait plus que 1.360 mètres, lesquels en 1900, s’étaient réduits à 250 mètres. L’éclairage en 1889 nécessitait une force de 4.000 chevaux ; en 1900, 15.000 chevaux suffisaient à peine à le fournir. Au Château-d’Eau se trouvaient 1.098 lampes à incandescence ; la Porte monumentale employait 3.116 lampes à arc ou régulateurs électriques à réflecteurs et le pont Alexandre iii, 508. La consommation de la houille était de 40.000 kilogrammes par heure. Par une innovation originale, l’électricité était produite par les grandes machines exposées, de sorte que celles-ci se montraient constamment en plein fonctionnement ; on a fait remarquer très justement que cette combinaison ingénieuse excusait certains retards survenus dans la mise en train de l’Exposition ; des machines neuves dont quelques-unes avaient une force de 3.000 chevaux, ne pouvaient entrer en mouvement sans une série d’essais qui supposaient, à leur tour, toutes sortes de menus perfectionnements à opérer sur place ; or, ces machines venant de différentes maisons n’avaient pu être montées avec la même exactitude que si leur installation eût dépendu uniquement des organisateurs de l’Exposition.

L’électricité était donc bien la reine de la fête ; et même elle jouissait d’un palais à elle ; et elle possédait encore un trône. Seulement son palais avait le grand tort de n’être point isolé et de ne pas s’imposer au regard par une architecture appropriée ; et son trône avait le tort plus grand de se trouver dans le sous-sol. C’était le « tableau ». M. Max de Nansouty a conté en termes pittoresques sa visite au Tableau, un soir de fête[24]. « Figurez-vous, dit-il, une sorte de grande armoire à neuf panneaux correspondant aux neuf circuits principaux de distribution du courant électrique : comme aspect intérieur, une grande plaque de marbre qui formerait volontiers le fond d’un superbe lavabo ; des ornementations moulurées l’entourent agréablement.

Rien n’en émerge, sinon des manettes ou des volants de commande que vont tout à l’heure actionner les électriciens de service. C’est là derrière, cependant, que bridés et harnachés, frémissent des milliers de chevaux de force et de lumière. Si l’on regarde avec précaution l’envers d’un des panneaux, on y voit aboutir tous les câbles d’alimentation amenant le courant électrique à haute tension des machines que nous avons vues, tout à l’heure, prêtes à tournoyer. Dans un ordre savant, dont on nous explique la curieuse étude, se trouvent groupés les interrupteurs de sécurité, les commutateurs, Les coupe-circuits ou fusibles. Des praticiens, l’œil avisé, l’oreille au guet, attendent le signal.… »

En plus de son palais et de son trône, la Reine tint encore sa cour ; ce fut le Congrès international d’Électricité qui groupa autour de M. Mascart, membre de l’Institut, douze cents adhérents parmi lesquels se trouvaient les électriciens les plus en renom de tous les pays. Des travaux nombreux furent présentés au congrès ; nous ne signalerons que ce qui a trait à la révolution qui semble se préparer dans la télégraphie, parce que la France y a pris une part considérable.

Télégraphie sans fil.

La « télégraphie sans fil » provient, sans doute, des expériences faites par Hertz en 1888 pour vérifier la théorie de Maxwell et qui aboutirent à la découverte des ondes électro-magnétiques appelées ondes hertziennes. Mais c’est un Français, M. Branly, qui en rendit l’utilisation possible, en découvrant, à son tour, la radioconduction et en inventant le radioconducteur. Le problème de la télégraphie sans fil, tel qu’il se présente actuellement, est double ; il s’agit d’étendre considérablement la limite des communications et, pour cela, d’obtenir des appareils de plus en plus sensibles, et, d’autre part, il faut trouver le moyen d’assurer le secret des dépêches en empêchant qu’elles ne soient interceptables par quelque appareil placé en travers des ondes hertziennes. Sur le premier point, on est déjà arrivé à des résultats très appréciables et il convient de citer les travaux remarquables du lieutenant de vaisseau Tissot et de M. Ducretet qui se sont associés, en diverses circonstances, à l’ingénieur russe Popoff. Mais, sur le second point, les tâtonnements n’ont pas encore abouti et un récent incident — une dépêche en langue étrangère recueillie en pleine mer par un navire Français auquel elle n’était point destinée — est venu souligner le danger qu’il y aurait à mettre en usage trop précipitamment un mode de transmission encore si imparfait. Tel quel, pourtant, il rendrait déjà des services, non au point de vue météorologique, car son irritabilité est extrême et il s’affole pour le moindre orage qui passe au loin, mais au point de vue des longues traversées pendant lesquelles, en bien des cas, les grands paquebots pourraient, grâce à lui, faire connaître le détail de leur marche.

Les antennes, par lesquelles se fait l’échange des ondes hertziennes, semblent les lancer et les recevoir à travers l’espace. Mais est-ce bien par en haut, c’est-à-dire par l’air, que s’opère cette transmission, et n’est-ce pas plutôt par en bas, c’est-à-dire par la terre et la mer ? Cette dernière hypothèse, si elle se vérifiait, expliquerait comment il se fait que ni le vent, ni le brouillard, ni même la courbure de la terre n’aient d’action sur la télégraphie sans fil. M. Willot, inspecteur des Postes et Télégraphes, en est un partisan déclaré. Il pense que pour utiliser la terre il faut déterminer le niveau électrique des points à relier et chercher ce niveau à travers les couches géologiques au moyen de puits convenablement établis. On doit pouvoir, aussitôt trouvée la couche équipotentielle, constater le passage du courant lancé à un autre point de la même couche. Une commission compétente désignée à la suite des communications de M. Willot, lesquelles, comme bien on pense, ont causé une grande sensation dans le monde savant, va se livrer aux expériences préliminaires propres à fortifier ou à infirmer l’hypothèse. M. Willot a, d’ailleurs, poussé ses études plus loin qu’il ne l’a fait connaître, notamment en ce qui concerne le matériel que nécessiterait cette télégraphie sous-terrestre.

À l’Exposition, non loin du merveilleux télégraphone de M. Paulsen, dont nous n’avons pas à parler ici, puisqu’il s’agit d’un inventeur danois, fonctionnait le Télégraphe multiplex, construit par M. Mercadier, directeur des Études à l’École Polytechnique de Paris. Cet ingénieux appareil (on en trouvera la description détaillée dans l’Année scientifique et industrielle de M. Émile Gautier, 1 vol., Paris, Hachette) se compose de diapasons inductophones représentant chacun une note de musique, naturelle ou dièze, avec un petit électro-aimant entre les branches — ce sont les transmetteurs — et de monotéléphones réglés pour reproduire cette même note à l’exclusion de toute autre : ce sont les récepteurs. On peut faire des signaux sur une seule ligne, sur un seul fil, avec autant de diapasons que l’on veut et simultanément puisque les courants ne se mélangent pas et que chaque courant agit sur un téléphone et seulement sur celui-là. Il y a quinze ans, paraît-il, que M. Mercadier a jeté les bases de son invention qu’il perfectionne chaque jour. Elle multipliera d’une façon extraordinaire le nombre des communications télégraphiques dans la même unité de temps ; on pourrait objecter que dans la télégraphie musicale, la réception se fait à l’oreille et sans laisser de trace. Mais c’est aujourd’hui une tendance générale dans les pays où s’envoient le plus de dépêches, de préférer la réception par le son à la réception par écrit ; on la considère comme non-seulement plus rapide, mais plus sûre, parce qu’elle exige une attention plus soutenue et comporte, par conséquent, moins de négligences dans le service.

Produits chimiques.

L’illustre Wurtz qui disait orgueilleusement, dans la préface de son dictionnaire, que « la chimie est une science Française » eut été quelque peu marri d’assister à l’Exposition de 1900, car il y eût constaté l’éclatant triomphe de la chimie Allemande. Ce triomphe est un fait très caractéristique des conditions nouvelles dans lesquelles les sciences se développent. Que la chimie ait été créée en quelque sorte par Lavoisier, et que ce grand homme ait eu pour héritier un Berthollet, un Gay-Lussac, un J.-B. Dumas, un Sainte-Claire Deville, il ne s’ensuit pas que la France doive garder le monopole du progrès chimique ; mais ce qui est étrange, c’est qu’elle possède aujourd’hui, un Berthelot, un Moissan, un Haller, un Troost, un Le Bel, c’est-à-dire des savants qui ne le cèdent en rien à ce que l’Allemagne compte de plus justement célèbre dans cet ordre de connaissances. D’où vient qu’avec un pareil état-major, son infériorité, au point de vue des résultats obtenus, soit si grande par rapport aux résultats auxquels atteignent ses voisins de l’Est ? La réponse est aisée ; les maîtres Français n’ont point d’élèves ; or, c’est par les élèves que la science moderne aboutit à des fins pratiques, lesquelles non seulement sont nécessaires au développement de la civilisation, mais sont une condition expresse du développement de la science elle-même. Ainsi un pays ne tient pas le premier rang s’il ne fournit que des maîtres illustres : il lui faut encore de nombreux étudiants.

Le Français donc ne se fait pas chimiste. Et pourquoi ? Ce n’est pas qu’il y ait antinomie entre les caractères fondamentaux de cette science et les particularités du tempérament national. Loin de là ; car il faut, en chimie, un esprit rapide, de la persévérance, beaucoup de précision et un grain de fantaisie : un ensemble qui ne va pas trop mal avec la physionomie du Français en général. Mais à moins d’une vocation passionnée et rare par conséquent, un jeune homme ne se dirige pas d’habitude vers les carrières qui ne présentent point de débouchés. La chimie est de celles-là ; tandis que des milliers de places ont été créées en Allemagne pour les jeunes chimistes, la demande est, en France, presque insignifiante, ce qui ne pouvait manquer de réduire l’offre en proportion. Le directeur de l’École de Physique et de Chimie industrielles de Paris, se plaignant naguère de cette situation, en faisait remonter la responsabilité aux chefs d’industries qui ne créent pas dans leurs usines les postes nécessaires et, par méfiance ou inertie, n’entretiennent aucune relation avec les établissements scientifiques qui pourraient leur fournir des collaborateurs de mérite. Ce n’est pas par de pareils procédés que s’opérera par exemple, la revanche sur la fameuse « Badische Anilin und Soda Fabrik » qui, avec ses 6. 500 ouvriers et ses 150 docteurs ès-sciences, a accaparé l’industrie des matières colorantes de la houille, laquelle végète en France et en Angleterre, ses pays d’origine — ou bien que sera concurrencée la fabrication de l’acide sulfurique à moins de cinq centimes le kilo. Comme le fait très justement remarquer M. Émile Gautier, l’industrie chimique s’est transformée radicalement ; elle était surtout extractive ; elle tend de plus en plus à devenir synthétique ; c’est ainsi que depuis peu de temps, l’indigo se fabrique artificiellement en Allemagne par grandes quantités. De cette transformation, les Français ne se sont pas avisés assez tôt. Leurs savants leur en avaient fourni les éléments ; ils n’ont pas su les utiliser. L’armée chimique a des généraux et des colonels : elle a aussi des caporaux ; elle manque de capitaines.

Transports.

Paris a enfin résolu la question du Métropolitain et tellement à la dernière minute que ce grand travail n’a pu, malgré une diligence extrême, être achevé à temps pour que les visiteurs de l’Exposition en profitent. La première ligne mise en exploitation a été celle de Vincennes à la Porte Maillot avec deux embranchements de l’Étoile à la Porte Dauphine et au Trocadéro ; la dépense moyenne a été de 2.646 francs le mètre courant. On complète ce premier réseau par une seconde ligne de la place de l’Étoile à la place de la Nation par les boulevards de Courcelles, des Batignolles, de Clichy, de la Villette et de Ménilmontant. Cette ligne n’est pas entièrement souterraine ; à l’extrémité du boulevard Rochechouart, l’abaissement du sol parisien la force à devenir aérienne ; à partir de cet endroit elle porte sur 60 travées variant de 22 à 43 mètres d’ouvertures ; deux d’entre elles auront exceptionnellement 75 mètres pour enjamber les lignes du Nord et de l’Est ; le tablier est à environ 5 mètres 20 du sol ; des colonnes en fonte le supportent ; sur les 22 stations établies tous les 500 mètres, 4 sont aériennes, les dépenses s’élèveront à 27.500.000 francs.

Le Métropolitain ne comporte pas de locomotives ; il y a des voitures automotrices en tête des trains, suivies de voitures d’attelage. La vitesse maxima est de 36 kilomètres ; en fait, elle varie entre 25 et 30. À la portée du mécanicien se trouve un frein à air comprimé ; de plus, chaque voiture est munie d’un frein à main et d’un frein électrique. Le courant provient d’une usine spéciale située sur le quai de la Râpée. L’architecture du métropolitain a rallié tous les suffrages ; les détails en sont parfaits, l’aspect agréable ; la propreté est rendue facile par le caractère pratique des constructions ; le Métropolitain n’a qu’un défaut, mais capital ; il est établi dans de beaucoup trop petites proportions. Avant peu l’encombrement en sera néfaste et dangereux ; le voyageur s’aperçoit déjà que les escaliers sont trop étroits, que les quais n’ont pas un développement suffisant, que les voitures contiennent trop peu de places… tous inconvénients définitifs, car on ne pourra ni agrandir les quais et les escaliers, ni surcharger les trains, ni les multiplier indéfiniment. Les constructeurs sont, paraît-il, étonnés. Leur école sera précieuse pour les autres capitales d’Europe. Il en ressort que, même dans notre vieux monde, la locomotion s’accroît en proportion des facilités qu’on lui offre ; la satisfaction crée le besoin. Il faut d’emblée dépasser celui de demain si l’on ne veut pas se trouver impuissant à satisfaire celui d’après-demain.

Et malgré qu’un décret de mars 1899 y ait autorisé la construction de 19 lignes nouvelles de tramways, Paris aura quelque jour à se construire un second Métropolitain qu’on fera bien d’établir en l’air, celui-là, ce qui rend les agrandissements possibles. Ces tramways nouveaux couvrent près de 200 kilomètres ; ils sont à câbles aériens hors des murs ; mais dans la ville, on s’obstine, dans une pensée d’esthétisme aussi fausse que gênante, à maintenir le système des plots ou pavés électriques, malgré le danger qui en résulte pour les chevaux ou pour les passants. Sur les anciennes lignes, la traction animale a été peu à peu remplacée par la traction mécanique soit à vapeur, soit à air comprimé, soit à électricité. Avec tout cela, Paris est médiocrement desservi à grands frais, sans parler des accidents — pendant que telle ville de province, le Havre par exemple, possède un magnifique réseau de tramways homogènes, établis et exploités à l’américaine, sans danger et sans dépenses exagérées. Quand il s’agit de l’organisation de la locomotion publique — problème essentiellement moderne — rien n’est pire que de tâtonner, d’hésiter et de procéder par petits morceaux. Voilà une question dans laquelle le radicalisme a du bon.

Locomotives, Automobiles, Ballons.

Les locomotives exposées dans la « gare internationale » de l’annexe de Vincennes ont permis de mesurer la notable augmentation de puissance réalisée depuis onze ans. En 1889, on considérait comme locomotives de grande vitesse celles qui, remorquant des trains d’un poids de 128 à 150 tonnes, pouvaient donner du 70 kilomètres à l’heure ; en 1900 la même appellation s’applique à des poids de 170 tonnes et à des vitesses de 90 à l’heure. Et même, la fameuse locomotive du Creusot construite par l’ingénieur Thuile (qui se tua si malheureusement au cours des essais) est capable d’accomplir du 120 à l’heure en traînant 200 tonnes ; c’est dire qu’elle ferait le service de Paris-Marseille en 9 heures. Pour le moment on s’en tient à 86,98, vitesse atteinte en France par le Sud-Express et qui constituerait, au dire d’un ingénieur Anglais, le record actuel, New-York-Buffalo ne dépassant pas 85,82 et Londres-Édimbourg, 81,44. Dans les locomotives nouvelles, de nombreux perfectionnements de détail ont été réalisés. L’emploi du bogie permet désormais de franchir les courbes sans ralentir et, dans les chaudières, la pression de la vapeur s’est beaucoup accrue. Mais voilà tout. Le « moteur-type » reste à trouver et rien n’indiquait, à Vincennes, qu’on fut près de le réaliser.

Presque toutes les Compagnies Françaises s’entraînent à la locomotive électrique : l’Ouest, l’Orléans, le Nord, le P.-L.-M. Les unes ont à bord de lourdes batteries d’accumulateurs qui leur fournissent l’énergie nécessaire ; les autres l’empruntent à un rail conducteur. L’expérience la plus complète a été faite par la Compagnie d’Orléans dont le réseau est maintenant prolongé à travers Paris jusqu’au quai d’Orsay où s’élève, sur l’emplacement de l’ancienne Cour des comptes brûlée par la Commune en 1871, une gare-terminus monumentale. Le parcours entre cette gare et l’ancienne gare-terminus s’opère par traction électrique. La locomotive électrique de l’Orléans pèse de 45 à 46 tonnes, chargée ; elle peut démarrer un train de 250 tonnes sur une rampe de 11 millimètres et franchit les 4 kilomètres du trajet en 7 minutes, avec le train de 250 tonnes. La principale difficulté est venue de ce que l’usine pouvait être placée à moins de 5 kilomètres de la gare : il a donc fallu un courant à haute tension transformé ensuite en courant continu dans deux sous-stations où se trouvent également de puissants accumulateurs destinés à fournir l’éclairage, le supplément d’énergie nécessaire pour le démarrage et enfin de quoi assurer le service des trains pendant quelque temps si un accident vient à interrompre la production. Sans qu’ait été réalisée l’invention nouvelle qui lui permettrait de triompher sans conteste, on peut dire que la traction électrique est entrée dans le domaine pratique et il est probable qu’elle n’en sortira plus.

L’aérostation est un peu dans le même cas, encore qu’elle ne soit praticable jusqu’à nouvel ordre que par des millionnaires ou par des gens peu pressés. C’est encore dans le pays des Montgolfier que le problème de la navigation aérienne est le mieux étudié, avec le plus d’acharnement et de conscience. Il se présente provisoirement sous quatre faces : monter le plus haut possible pour accroître le champ des expériences scientifiques ; perfectionner la construction des ballons ordinaires et se perfectionner soi-même dans leur maniement de façon à en tirer le meilleur parti possible ; établir le ballon dirigeable ; trouver le mécanisme qui permettra de pratiquer l’aviation. Les hauteurs atteintes sont considérables et le mérite des hardis aéronautes est d’autant plus grand qu’il n’y a, là-haut, aucune découverte sensationnelle à faire, aucun grand mystère à éclaircir, mais seulement une série d’observations à recueillir qui laissent le public inattentif et forment pourtant les discrets anneaux de la chaîne du progrès. Un peu plus d’attention est donnée aux grands trajets, si ceux qui les ont entrepris réussissent. La descente en Suède ou en Pologne 24 ou 36 heures après le départ de Paris, est un fait propre à frapper l’imagination ; par contre, le courage persévérant, l’intelligence réfléchie nécessaires à l’homme qui veut se rendre capable de courir ainsi les airs ne sont point appréciés d’en bas ; l’opinion garde ses facultés admiratives pour les constructeurs d’aéronefs, d’aéroplanes et d’autres appareils coûteux et compliqués dont les formes imprévues découpent dans l’atmosphère de bizarres silhouettes. La fondation de l’Aéro-Club de France, la création par M. Henri Deutsch, de la Meurthe, du prix de cent mille francs et les courses de l’Exposition ont beaucoup contribué aux efforts aéronautiques de ces dernières années ; la France y tient le premier rang ; et s’ils n’ont pas abouti jusqu’ici à des solutions satisfaisantes, ils entretiennent du moins un état d’esprit favorable au progrès.

L’automobilisme est dans une situation bien différente. Là aussi, la France domine, mais sa domination est lucrative ; elle exerce une sorte de monopole pour la construction et ce ne sont guère que des marques Françaises qui affrontent les grandes épreuves comme Paris-Bordeaux ou Paris-Berlin. Par contre, elle a eu à sa charge le souci et la dépense des tâtonnements inévitables du début. Les principaux sont venus de ce que les constructeurs ont accolé leurs moteurs à des formes de voitures existantes au lieu d’accommoder les formes de la voiture aux exigences du moteur. Ils ont été longs à revenir de leur erreur. Puis la griserie de la vitesse s’est emparée des chauffeurs. M. de Dion leur rappelait très opportunément, il y a quelques mois, que l’automobile est destiné à remplacer « non le chemin de fer, mais les chevaux ». On ne s’en douterait guère à voir les véhicules nouveaux filer sur toutes les routes de France, sans grand souci de la sécurité publique. À mesure que diminuent, pour les chauffeurs, munis maintenant de machines perfectionnées et robustes, les chances d’accidents et de « pannes », le danger couru par les passants s’accroît ; ils sont renversés fréquemment et parfois écrasés. Les plaintes ont forcé le gouvernement d’intervenir, mais il n’a pas su s’y prendre et son intervention a été jusqu’ici aussi défectueuse que maladroite. La police impuissante à arrêter ceux qui vont trop vite, s’en venge sur ceux qui vont à allures modérées et verbalise contre eux à tout propos, prétendant apprécier les vitesses à vue de nez, ce qui est absurde ; les énormes plaques numérotées dont on affuble les autos deviennent illisibles d’autant plus rapidement que l’allure est plus excessive : enfin la limitation de la force des moteurs est une utopie parce que, pour fournir des moyennes raisonnables de façon régulière, un moteur doit avoir en quelque sorte des réserves dont il a besoin d’ailleurs pour monter une côte. La seule solution pratique devant laquelle recule la routine administrative, ce serait d’interdire aux autos tout moyen d’appel autre que la voix : quiconque a monté un motocycle ou une voiture dont la corne ne fonctionnait plus, a pu se rendre compte à quel point l’absence de cet instrument rend prudent ! Les autos se rangent actuellement en quatre catégories ; motocycles, voiturettes, voitures légères, grosses voitures ; et les moteurs sont de trois types : essence, vapeur ou électricité. L’avenir de l’automobilisme paraît être le camionnage urbain et suburbain auquel il apporte des ressources précieuses et uniques — le tourisme qui ne comporte pas, en soi, de grandes vitesses, car où serait alors sa supériorité sur le chemin de fer ? — et enfin le transport journalier du business man de la banlieue où il réside dans la ville où il a ses bureaux. En tout état de cause, l’automobilisme est une industrie d’extension certaine et la France ne se repentira pas de s’y être engagée la première.

viii

QUELQUES LIVRES
ET QUELQUES AUTEURS

On ne trouvera pas ici — cette fois du moins — une revue littéraire de l’année, pas même une chronique : simplement une causerie consacrée à celle des œuvres récentes qui ont le plus justement fixé l’attention. Nous avons l’an passé, indiqué les traits principaux de la pensée Française[25] sous ses formes actuelles ; d’aucuns nous ont trouvés sévères. Nous n’avons pas conscience d’avoir été injustes. En tous les cas nul courant naissant n’est venu modifier, croyons-nous, l’esquisse que nous en avions tracée. Il convient donc de ne pas tomber dans les redites en généralisant de nouveau, mais de picorer plutôt, à droite et à gauche, les plus beaux épis de la gerbe intellectuelle de 1901.

Jules Simon et le Père Didon.

Parmi les œuvres posthumes, le premier rang est occupé par les deux volumes de souvenirs de Jules Simon et par les Lettres du Père Didon[26].

Les tombes qui se rouvrent ainsi étaient à peine scellées. C’est hier, semble-t-il, que la fine diction du philosophe chargé d’ans et la fougueuse éloquence du moine dans la force de l’âge charmaient et entraînaient le Paris qui pense et le Paris qui croit. Différents presqu’en tous points, s’opposant même par d’absolus contrastes, les deux hommes se ressemblaient en ceci qu’un robuste amour de la patrie les inspirait l’un et l’autre. Les souvenirs de Jules Simon, recueillis par la piété filiale des siens, nous le rendent tel que la présente génération l’a connu et aimé, vieilli déjà par l’expérience acquise, le savoir amassé, les horizons atteints, les désillusions éprouvées, — toujours jeune par son active conception du devoir, par l’infatigable élan de son travail quotidien, par la sereine obstination de sa croyance au bien. L’accord de ces qualités qui se succèdent plus souvent qu’elles ne se confondent, donnait au langage de Jules Simon un cachet tout particulier. Dans les discours familiers auxquels il excellait, ses auditeurs, quand bien même ils s’y attendaient, étaient toujours surpris de l’aisance avec laquelle il leur faisait atteindre les très hauts sommets. On eût dit au début, un homme lassé, un peu sceptique, se méfiant des envolées, soucieux surtout d’élégante ironie et de joli style ; et sous cette parure raffinée c’étaient les idées les plus généreuses, les ardeurs les plus nobles, les espoirs les plus réconfortants qui se faisaient jour ! Les volumes qui, par les soins de ses fils, viennent de s’ajouter aux œuvres de Jules Simon, sont consacrés à son enfance et à sa vieillesse. C’est au moins ce qu’indiquent les titres ; dans la réalité, les souvenirs évoqués se rejoignent presque de part et d’autre ; ils se prolongent bien au delà des « premières années » de l’illustre philosophe et précèdent de beaucoup « le soir de sa journée ». Mais les titres ne sont pas trompeurs quand même, car les chapitres captivants sont ceux dans lesquels apparaissent le petit breton timide et songeur auquel le curé de son village apprend les premiers éléments du latin et l’orateur septuagénaire qui recueille, à la conférence de Berlin, l’ovation enthousiaste des représentants de toutes les nations. Jules Simon parlait volontiers de son enfance et de son éducation, rendue pénible par des revers de fortune ; mais jamais il n’en avait donné un récit à ce point détaillé et les monographies du village breton de Saint-Jean-Brevelay et du collège de Vannes, tels qu’ils étaient sous la Restauration, ne sont pas seulement des tableaux d’un art admirable par son émouvante simplicité : ce sont encore des documents curieux pour l’historien et le sociologue. Le principal résultat moral de cette publication sera d’auréoler plus brillamment dans la mémoire des hommes la physionomie de l’auteur. La foule ignore ce que la douceur peut receler de force : elle considère volontiers la douceur comme le manteau de la faiblesse. Jules Simon était un doux : ses manières, sous ce rapport, exagéraient le sens de ses actes ; aussi ses ennemis et même les indifférents le taxaient-ils de faiblesse. Il a fallu que sa vie se terminât, pour que déroulée entièrement aux regards de la critique, elle offrit cet aspect rare et précieux d’une vie absolument une, absolument fidèle, d’une vie sans couture, tissée d’un seul morceau ; et des métiers singulièrement puissants sont nécessaires pour en tisser de semblables. Un épisode de la vie de Jules Simon est bien connu : sa protestation de professeur contre le Coup d’État de 1851 : il y perdait avec sa chaire de la Sorbonne, son gagne-pain ; il risquait d’y perdre davantage encore. Pour protester comme il le fit, avec une fermeté modérée, sans esclandre et sans fracas, il faut une autre vaillance que pour se jeter résolument au plus fort d’une mêlée. Ce que défendait alors Jules Simon, ce n’était pas la République, c’était la Liberté. La République a été, pour lui, le culte accessoire ; le culte principal fut pour la Liberté et c’est elle que trente ans plus tard, il devait défendre encore à la tribune du Sénat, cette fois contre ses meilleurs amis. Il blâmait le fameux « Article 7 » de Jules Ferry ; il voulut le dire. Tout l’effort des républicains pesa sur lui pour le détourner d’intervenir : son intérêt l’y conviait également. Il pouvait, à cette époque, espérer redevenir premier ministre. Mais, après cette bataille-là, où trouverait-il une majorité pour le soutenir ? Si sa conscience l’exigeait, il la satisferait en conservant l’indépendance de son vote individuel : qu’avait-il besoin de chercher à entraîner ses collègues ? Ce compromis avec lui-même, chacun le lui suggérait. Attristé mais résolu, il n’écouta que la voix du devoir. Son éloquence gagna : l’article 7 fut repoussé et sa « trahison » fit grand scandale au camp républicain. Huit années passèrent encore et le péril de l’aventure boulangiste le retrouva, à 72 ans, défendant, la plume à la main, sa déesse menacée, avec une énergie et une vigueur inlassables ; et les républicains, reconnaissants, reprirent le chemin de sa demeure. Ainsi les hommes et les choses tournaient autour de lui sans l’ébranler ni le déplacer et quand — bientôt — sur cette Place de la Madeleine, en face de la demeure où s’est écoulée presque toute sa longue existence de Parisien, sa statue va se dresser, il se trouvera que le jugement de la postérité différera complètement de celui des contemporains. Eux l’avaient loué pour son talent aimable et spirituel ; elle le glorifiera pour sa conscience forte et fidèle.

Les lettres du père Didon n’ont causé de surprise qu’à ceux qui ne le connaissaient ni de près ni de loin. Il suffisait d’avoir recueilli le moindre écho de ses appels, d’avoir croisé un de ses regards ou saisi un de ses gestes pour deviner le soldat. Et c’est de lutte, de combat, de victoire qu’en effet il est question, presque à chaque page du volume très intime qui vient d’être inopinément présenté au public. On doit savoir gré à Mlle  V… de l’avoir publié ; l’impression générale n’est pas à son avantage. On y voit clairement que le père Didon, trop occupé pour être prodigue de ses épîtres et d’ailleurs peu porté par tempérament aux épanchements de la correspondance, avait fondé sur celle qu’il dénomme à maintes reprises « sa fille unique » les plus hautes espérances, la jugeant capable de mener à bien une œuvre de réforme morale et pédagogique d’une grande portée ; et on voit également que ses espérances ont été trompées. Aussi bien n’est-ce pas la personnalité de Mlle  V… qui occupe la première place, mais celle du père Didon. Il se livre là tout entier. Ce qui frappe, c’est la prodigieuse simplicité de cette nature, simplicité qui justement en fait la grandeur. Une seule préoccupation, mais sublime ; un seul levier, mais formidable. La société moderne, très complexe, est peu habituée à voir se lever de pareils hommes. Le père Didon cherchait parfois à se compliquer lui-même en abordant les problèmes scientifiques pour lesquels il était peu fait. L’opinion ignorante prêtait d’autre part à sa personnalité tout un arrière plan de complications psychologiques. En réalité il n’était qu’un soldat, toujours armé, toujours prêt, intarissable à vanter les beautés de la lutte, joyeux d’en enseigner l’art à la jeunesse qui l’écoutait. Se battre résumait tout pour lui. C’était à la fois, le dernier mot de sa philosophie et le premier de son credo. Du soldat il avait au plus haut point, les vertus nécessaires, la persévérance et l’esprit de discipline. La désobéissance lui était aussi étrangère que le découragement. L’amour de la force physique, la loyauté dans le choix des armes, le respect de l’adversaire complétaient cette physionomie de guerrier moral, si étrange et par cela même si utile à l’heure où elle parut. On en chercherait en vain l’image dans les livres que l’illustre dominicain a laissés derrière lui. Le livre qui devait le mieux le refléter, c’est celui auquel il n’avait jamais songé, celui qu’ont formé les billets hâtifs, les fragments de lettres, les conseils rapides envoyés de tous les points de l’horizon et parmi lesquels s’expriment sans cesse, comme pour un ralliement, l’âpre joie de la bataille livrée et l’espoir viril de la bataille prochaine.

Promenades archéologiques.

M. Ch. Diehl s’est signalé depuis longtemps pour sa façon artistique de traiter l’archéologie. Au premier abord, le public crut à de la vulgarisation et ce mot-là est excessivement mal porté auprès des gens à demi-instruits. Ils ne savent pas que pour bien vulgariser, il faut être très savant ; ils s’imaginent donc que la science ainsi préparée est de la science à l’eau, bonne à abreuver un vulgum pecus dont ils ne font point partie. Mais l’archéologie de M. Diehl est d’une espèce particulière et si tout le monde peut la lire et la comprendre, il faut pourtant des connaissances préalables, un esprit cultivé, un jugement déjà exercé pour en extraire tout le charme qu’elle contient. En un précédent volume, l’éminent professeur avait consacré aux sites vénérables de l’ancienne Grèce, exhumés par la science moderne, des notices dont quelques-unes sont de purs chefs-d’œuvre ; Mycènes, Olympie, Épidaure, Dodone revivent sous les yeux du lecteur avec un relief sans pareil. Cette fois[27], M. Diehl étend le cercle de ses investigations et après avoir fait connaître l’état des fouilles de Delphes et les résultats obtenus en Dalmatie par les recherches faites à Salone et à Spalato, il étudie dans les ruines si curieuses de Famagouste, les traces de l’art Français transplanté par la croisade sur les rivages de Chypre. Peut-être pourrait-on regretter quelques hors-d’œuvre qui nuisent à la partie substantielle du livre. Constantinople et Jérusalem ne se décrivent pas et surtout ne s’analysent en brefs chapitres d’un in-18. M. Ch. Diehl n’en mérite pas moins tous les éloges pour avoir véritablement créé un genre nouveau dans lequel il fera certainement école.

Autour de la Révolution et de l’Empire.

Une étude sur le conventionnel Le Bas, une autre sur Garat[28], les deux volumes de Frantz Funck-Brentano sur le procès du collier et la mort de Marie-Antoinette[29], un Journal inédit de Sainte-Hélène par le baron Gourgaud[30], une contribution supplémentaire à l’histoire de l’impératrice Joséphine[31], enfin une belle étude sur Bernadotte et son attitude à la chute de l’empire[32], tel est le bilan des œuvres principales inspirées cette année par le culte persistant des choses de la Révolution et de l’Empire. Dans tout cela, ce qu’il y a de plus nouveau, c’est le plus ancien. Il semblait que la physionomie de Marie-Antoinette et les détails de sa tragique destinée eussent pris dans l’histoire une de ces places définitives qui découragent l’écrivain le plus sûr de lui-même. Entr’autres mérites, M. Funck-Brentano aura eu celui de prouver à ses contemporains qu’il restait beaucoup à dire sur ces terribles sujets et qu’eux-mêmes s’en trouvaient bien moins instruits qu’ils ne l’imaginent. La raison en est simple ; ils ont prêté, ces sujets, à des dissertations indéfinies, à des effets oratoires sans nombre, à des élégies sentimentales, à des déclamations passionnées ; et tout ce bruit précisément a empêché qu’ils ne fussent approfondis comme il convenait, avec l’impartialité historique que le temps peut seul, en pareil cas, faire prédominer sur les passions humaines. Comment l’élite « s’emballe » aussi bien que la foule, en quoi les entraînements de l’une diffèrent de ceux de l’autre, comment ils réagissent et se complètent, et vers quelles conséquences considérables de menus incidents peuvent faire dévier une nation, voilà ce que l’auteur de « l’Affaire du Collier » enseigne subtilement à ses lecteurs ; et la leçon n’est pas seulement agréable de forme, elle est d’un profit immédiat, au moins pour les Français, les Anglais, les Américains..… et même les Chinois. Par malheur, bien que ses précédents ouvrages soient traduits déjà en plusieurs langues, M. Funck-Brentano n’a pas chance d’être apprécié de sitôt par les lettrés du Céleste-Empire.

Comme pour mieux souligner la portée morale de cette leçon, l’éminent écrivain a fait suivre immédiatement le récit du prologue par celui du formidable dénouement. On a souvent rapproché l’affaire du collier et la mort de la Reine ; plus nous allons, plus elles semblent se tenir et découler l’une de l’autre. Et il devient évident désormais que les pamphlets de la fameuse comtesse de La Motte contribuèrent immensément à créer autour de Marie-Antoinette une impopularité qui peut s’expliquer, mais que rien, en somme, ne justifiait. Le terrain historique sur lequel s’est placé M. Funck-Brentano est le vrai ; l’affaire du collier n’a qu’un rapport très lointain avec la Révolution ; elle est en rapport direct avec la mort de la Reine. C’est que la mort de la Reine n’est qu’un épisode de la Révolution, un épisode inutile autant qu’ignoble. L’exécution de Louis XVI peut choquer, elle n’étonne pas. Le souverain absolu, par là même qu’il incarne la gloire et les intérêts de la nation, est exposé à porter devant la colère populaire, le poids des fautes de la dynastie, quand même il est innocent de ces fautes : c’est une loi de l’histoire. Mais les sévices immondes exercés contre une femme et un enfant, quelle loi les excuse ? La Révolution aurait pu être sanguinaire sans devenir odieuse ; le long martyre de Marie-Antoinette et de son fils a marqué le front des hommes qui y ont pris part d’un stigmate indélébile de honte et de lâcheté. Il est bon qu’après Beauchesne, après les Goncourt, un auteur de la jeune génération rappelle ces pages infâmes de leur histoire aux Français trop prompts à les oublier.

Si Marie-Antoinette n’a jamais fini d’épuiser l’intérêt, il est à craindre que Joséphine ne soit déjà trop connue. Le « déshabillage » de la famille impériale auquel se livre, depuis quelques années, M. Frédéric Masson pourrait s’opérer au foyer de bien des gens, et il n’en est pas beaucoup plus intéressant parce que le chef de la famille est un empereur et un homme de génie. Les hommes de génie sont obligés par la nature à accomplir quotidiennement une série d’actes infiniment vulgaires dans lesquels il est tout à fait impossible d’introduire la moindre parcelle de génie. D’où il suit que c’est chose inutile et fastidieuse de les suivre dans l’accomplissement de ces actes. L’inutilité est plus manifeste encore s’il ne s’agit que de la femme d’un homme de génie, recommandable uniquement par sa bonté, son élégance et ses infortunes conjugales ; cela constitue des titres insuffisants à occuper la postérité, quatre-vingt-dix ans plus tard, par un grand nombre de volumes. Imbert de Saint-Amand, en écrivant les Femmes des Tuileries, avait flairé le piège et l’avait soigneusement évité. Tout lui était prétexte à rappeler les grands événements auxquels ses héroïnes furent mêlées ; M. Frédéric Masson appartient à une autre école ; le cabinet de toilette le retient ; il ne cherche pas à pénétrer dans la salle des gardes, et la table à coiffure l’intéresse bien davantage que le guéridon sur lequel s’est signé tel traité qui modifia la face de l’Europe.

C’est là un des côtés un peu puérils de la napoléomanie dont nous n’avons pas d’ailleurs à trop nous excuser puisqu’elle sévit, par instants, chez les autres peuples. Après tout, Napoléon est assez extraordinaire pour que les auteurs s’attachent à lui, simples conteurs d’anecdotes aussi bien qu’historiens ou poètes.… Ils sont moins excusables de vouloir nous introduire dans l’intimité des grands révolutionnaires. Il serait vraiment temps, pour sa réputation, que la France s’habituât à considérer Robespierre comme une simple canaille et à se rendre compte que le piédestal sur lequel elle l’a hissé n’est fait que de sa propre sottise. Par malheur, elle persiste à manifester à son égard une sorte de badauderie historique ; elle est un peu comme cette famille du conventionnel Le Bas chez qui le culte du triste héros tournait au fétichisme : braves gens d’ailleurs qui vénéraient cette mémoire sanguinaire de même que de pieux païens adoraient jadis des bêtes féroces dans l’exercice de leurs fonctions.

La légende du Dix-Huit Brumaire.

Aux ouvrages parus en 1901, nous ajouterons les articles si remarquables donnés à la Revue des Deux Mondes par Albert Vandal, de l’Académie Française, sur le Dix-Huit Brumaire et la Conquête de Paris par Bonaparte. Savait-on que Bonaparte eût dû conquérir sa capitale ? On croyait plutôt qu’elle s’était donnée à lui d’enthousiasme. Mais la légende a singulièrement déformé cette curieuse époque. Il ne reste plus rien de la vision de Bonaparte, chevauchant vers Saint-Cloud, calme et majestueux et d’un geste, souligné par les baïonnettes de ses grenadiers, mettant en déroute les représentants terrifiés d’un pouvoir déjà tombé sous le mépris public. Les choses ont été remises au point par un historien — et par un historien bonapartiste pourtant ! Nous savons désormais combien fut longue et minutieuse la préparation du Dix-huit Brumaire, combien laborieuse et hasardée, l’exécution. Elle dura deux jours. La première journée se passa bien. Convoqué pendant la nuit (on avait volontairement oublié tous les membres dont on prévoyait l’opposition) le Conseil des Anciens s’était assemblé au petit jour et avait docilement accepté de transférer le gouvernement à Saint-Cloud et de confier le commandement des troupes de Paris et de la région à Bonaparte. Lucien Bonaparte qui présidait le Conseil des Cinq-Cents avait habilement escamoté le vote de ses collègues ; le Directoire se trouvait disloqué par l’adhésion de deux de ses membres au coup d’État projeté ; de sorte que la foule élégante qui se rendait à Saint-Cloud le matin du 19 Brumaire, attirée par cette chose inattendue et spirituelle, une révolution à la campagne, estimait volontiers que cette révolution était déjà faite et qu’il ne restait qu’à la consacrer. On l’eut fort étonnée en lui disant qu’elle n’était pas même à demi accomplie et qu’il y avait pas mal de chances pour qu’elle échouât. C’eût été cependant l’exacte vérité, on le sent bien en suivant avec Albert Vandal les péripéties de cette seconde journée. Elle se passe presque toute entière en attentes vaines ou en discussions stériles. Retiré dans les appartements du premier étage, tandis qu’en bas les deux Conseils sont assemblés, Bonaparte à Saint-Cloud se montre nerveux, irrésolu, agité. À quatre heures du soir seulement, sentant la partie lui échapper, il se rend au Conseil des Anciens où son attitude est si gauche, ses paroles si maladroites — à la fois plates et violentes — que ses amis s’alarment. Aux Cinq-Cents où il se rend ensuite, l’affaire menace de tourner au tragique. Légendaire encore, la scène que les gravures ont popularisée : des poignards se levant contre Bonaparte impassible. Bonaparte est loin d’être impassible, non certes par manque de bravoure, mais parce qu’il se sent impuissant à commander les événements. Pâle, la vue trouble, à demi évanoui, il est rejeté à coups de poings hors de la salle. Les Jacobins proposent sa mise hors la loi ; ils vont le remplacer par Bernadotte qui est en effet tout disposé à prendre cette redoutable succession. Restent les soldats ; Bonaparte au dehors galope dans leurs rangs comme un énergumène, maniant difficilement son cheval qu’il exaspère et tenant des propos incohérents. Ce sont ses lieutenants, Murat, Leclerc, Sérurier qui réorganisent cette victoire qu’il a compromise. Ils excitent les troupes en répandant de tous côtés le bruit d’une tentative d’assassinat qui n’a jamais eu lieu. La victoire, c’est Lucien Bonaparte qui finalement la remporte. Il vient à cheval, lui, président des Cinq-Cents, haranguer les soldats. Son sang-froid est prodigieux et son audace stupéfiante. Il déclare que des brigands « sans doute soldés par l’Angleterre » font régner la terreur au dedans de la salle et qu’en sa qualité de chef de l’Assemblée, il requiert les grenadiers d’y pénétrer pour « délivrer la majorité » et lui permettre de délibérer en paix. Puis, dirigeant sur la poitrine fraternelle la pointe d’un sabre, il jure de le tuer de ses mains s’il attente jamais à la liberté des Français. Cette grossière pantomime achève de décider la troupe. Ses scrupules s’évanouissent en entendant parler ainsi le président des Cinq-Cents. Les grenadiers alors pénètrent dans la salle et la font évacuer.

Mais pour que Bonaparte se sente le maître, il faut encore qu’une apparence de légalité consacre son pouvoir. À la nouvelle de ce qui vient de se passer, le Conseil des Anciens consent à établir un décret qui débute parce considérant hypocrite : « Vu la retraite des Cinq-Cents » et confère à Bonaparte, à Sièyès et à Roger-Ducos, le consulat provisoire. À peine ce décret est-il voté, on s’avise que d’après la constitution, le Conseil des Anciens n’a point le droit d’en voter un semblable. Alors, dans la nuit, pendant que les parisiens rentrent chez eux, des émissaires sont lancés à travers Saint-Cloud et les environs pour raccoler tous les députés qui s’y trouvent encore ; ils en ramènent moins d’une cinquantaine ; on les pousse à la hâte dans la salle des délibérations d’où les grenadiers les avaient expulsés peu d’heures auparavant et là, à la lueur de quelques chandelles, en présence de spectateurs improvisés parmi lesquels il y a des domestiques, des vagabonds et tout un monde interlope, l’infatigable Lucien reprend son fauteuil présidentiel et l’on procède à un simulacre de séance. Des décrets sont votés, la révolution officiellement consacrée ; à deux heures du matin les trois consuls prêtent serment et la comédie prend fin.

Albert Vandal nous fait ensuite réaliser, combien l’Empire et même le Consulat à vie sont encore loin. Ce que veut la France, ce que veut ce Paris en qui s’incarnent alors toutes les aspirations de la France, c’est la Paix. Bonaparte la donnera-t-il ? On l’espère, mais sans oser encore y trop compter. Pour imposer la paix, ne faudra t-il pas une nouvelle victoire, éclatante et décisive ? Bonaparte le sent bien ; il s’éclipse quelques semaines et revient tenant à la main les lauriers de Marengo. Comme, d’autre part, la force de son gouvernement s’affirme chaque jour, qu’il se montre dur envers la Réaction comme envers le Jacobinisme, libéral à sa manière et très soucieux de faire prospérer le commerce, sa popularité jaillit enfin, immense, irrésistible. Bonaparte, à d’autres époques, a rayonné davantage ; il ne fut jamais plus habile, plus prévoyant, plus humain par conséquent et plus intéressant que pendant cette féconde préface de son règne.

Les Oberlé.

Le grand succès de l’année — en tant que roman — a été pour le livre de René Bazin, Les Oberlé[33]. L’auteur a abordé courageusement la question d’Alsace et l’a traitée de main de maître. Mais y eût-il dépensé moins de talent, que le succès, croyons-nous, fût venu quand même récompenser le choix d’un pareil sujet. Peu auparavant, Paul Bourget publiait le Fantôme, dont les lecteurs de la Revue des Deux-Mondes avaient eu la primeur. Le Fantôme a médiocrement réussi. Pourquoi ? Jamais, peut-être, Bourget n’a dépensé plus de talent, n’a fait preuve d’une virtuosité plus parfaite ; jamais, non plus, il n’a tant pris de peine pour châtier son style, affiner sa pensée, creuser ses personnages. Mais le sujet, voilà la grande, la capitale erreur ! Elle a beau être aussi dramatique qu’a pu la créer l’imagination de l’auteur, l’intrigue du « Fantôme » n’en a pas moins pour théâtre le cœur d’un petit gringalet parfaitement méprisable et dont la Société n’a que faire ; qu’elle le subisse, il le faut bien ; mais qu’elle s’intéresse à lui, non ! Cela n’est pas possible. Et quand un homme de talent comme Bazin attire son regard vers les cimes des Vosges, au pied desquelles, dans l’ombre, se joue l’un de ces drames silencieux qui tiennent au passé d’une race, en même temps qu’ils bouleversent son existence présente, — de ces drames qui mettent aux prises les sentiments primordiaux qui, dans la vie morale, sont comme les assises éternelles de l’humanité, — de ces drames qui, sortis d’un droit violé ou d’une politique orgueilleuse, n’en ont pas moins, à l’occasion, de douloureuses répercussions sur les jeunes amours,..… alors ! la grandeur de la lutte évoquée rejette soudain dans le néant toutes les lilliputiennes analyses et les mesquines psychologies. Qu’importe la bataille que mènent, dans une mince individualité, des appétits plus ou moins vulgaires habillés de noms élégants, à côté de la tempête qui secoue tout un peuple et ébranle jusqu’aux fondations de son foyer ? L’œuvre de Bazin est le triomphe du « beau sujet », du sujet noble, élevé, vraiment humain, inspirateur de poésie et d’enthousiasme. On peut d’autant mieux l’opposer au « Fantôme », qu’à maintes reprises Bourget a marqué, avec vigueur et persévérance, des préoccupations semblables à celles que nous louons aujourd’hui chez René Bazin. Il faut que les romanciers Français, sous peine de décheoir définitivement, regagnent les sommets désertés et en fassent de nouveau le centre de leur activité littéraire.

« Les Oberlé » mettent en scène, pour ainsi dire, quatre collectivités distinctes, étroitement mêlées les unes aux autres par la profondeur du sentiment ou par la force du fait accompli. Ce sont : d’abord la terre d’Alsace, admirablement dépeinte, incarnée dans le petit village d’Alsheim avec ses métairies, ses riches cultures, ses ruisseaux sonores, ses grandes forêts et ses hauts pâturages ; puis la famille Oberlé irrémédiablement troublée, sous la calme apparence des habitudes quotidiennes, par des oppositions sourdes et terribles — trois générations vivant sous le même toit : l’ancienne intraitable dans son attachement au passé, l’actuelle ralliée plutôt par l’appât du gain que par le prestige de la victoire, la nouvelle incertaine, isolée du passé et regardant vers lui pourtant par dégoût du présent. Ensuite, c’est l’âme Alsacienne, réclamée par la France et par la Germanie et qui, s’ignorant hier, commence à prendre conscience d’elle-même, car elle n’est, en vérité, ni Germaine ni Française, et si elle incline davantage vers les Vosges que vers le Rhin, elle revêt déjà des formes indépendantes qui se développeront infailliblement. Et c’est, enfin, le vainqueur, robuste et fier, grisé par l’éclat de la Puissance Romaine dont il se tient pour l’héritier providentiel, lourd dans sa bonne volonté, souvent inhabile dans ses efforts, stupéfait surtout que la force qu’il déploie et la richesse qu’il étale ne fassent pas sourdre du sol des sympathies qu’il y croyait enfouies dès longtemps par la communauté du langage et l’identité présumée des origines.

On devine tout ce que Bazin a pu tirer de suggestif, de délicat et de poignant de la rencontre de ces éléments divers. Il a bien vu l’Alsace, bien compris le problème, bien dessiné les personnages, bien combiné les circonstances. Un reproche pourtant lui doit être fait ; par quelle inadvertance a-t-il négligé de placer l’Alsace protestante à côté de l’Alsace catholique ? Par quelle maladresse, pourrait-on dire, puisqu’en montrant ces deux Alsaces étroitement unies dans un magnifique accord, il eut donné à son œuvre une force supérieure et répandu sur elle une clarté surabondante ?

Le cas d’Edmond Rostand.

Il est advenu à l’auteur de Cyrano de Bergerac une bien fâcheuse aventure. Convié à l’honneur de faire revivre sur le petit théâtre du Palais de Compiègne, en présence de l’Impératrice de Russie, les à-propos célèbres qui y furent débités sous le règne joyeux de Napoléon iii, Rostand s’en remit à sa muse et lui laissa, comme on dit, la bride sur le cou. Le 20 septembre 1901 donc, Mme  Bartet, de la Comédie-Française, couronnée de fougères, s’avança sur la scène restaurée et s’adressant aux hôtes augustes de la France, leur débita, avec sa grâce et son charme accoutumés, les strophes légères d’un poème de quelques trois cents vers, qui, publié le lendemain et commenté par la Presse, fut accueilli de la pire façon. On en critiqua à la fois le sens et l’expression ; on s’exclama sur l’inconvenance du langage et l’audace de la pensée, sur la pauvreté des rimes et le désordre des images ; on enveloppa d’un même blâme la courtisanerie de certains compliments et le sans-gêne de certaines apostrophes, si bien que la France littéraire se désola d’avoir été, ce soir là, mal interprétée ; elle se crut atteinte dans sa double réputation d’urbanité et de bon goût ; il fut entendu que le ministre des Beaux-Arts avait agi sans discernement en choisissant Rostand et que Rostand avait commis une grave imprudence en laissant folâtrer sa muse.

Or, quiconque à l’étranger, possédant bien la langue Française et susceptible d’en goûter toutes les finesses, voudra prendre connaissance du poème de Rostand, demeurera interdit en face, non de l’œuvre, mais de l’accueil qu’elle a reçu ; et laissant glisser la brochure de ses doigts, se demandera rêveur, s’il n’y a point quelque chose de changé en France. — Car, enfin, ces vers honnis, il n’y aurait eu qu’un cri, voici trente ans, pour les célébrer. On en aurait loué la silhouette vaporeuse, l’exquise élégance, les sous-entendus raffinés, les allusions délicates. On eut applaudi l’évocation de l’unité nationale :

… Et nos beaux Sèvres élancés
Vous présentent, entre leurs anses
Des lilas de tous les Passés
Des roses de toutes les Frances.

le discret salut à l’Impératrice Eugénie et à sa beauté :

… Et, Madame, cette Psyché
S’y connaît en impératrices.

le petit cours d’histoire finement introduit :

… C’est ici que, soumis aux charmes
De cette archiduchesse en larmes
Qu’il se fiança par les armes,
Un doux Napoléon premier
Tailla des tilleuls et des charmes ;
Que l’Aigle, un jour, devint ramier…

puis surtout, à propos de la visite à la Cathédrale de Reims, le magnifique rappel de Jeanne d’Arc :

Car c’est Elle — elle en a le droit —
Qui sur son bouclier les trie
Et puis qui les sacre du doigt
Les amis de notre patrie !

et enfin le joli rapprochement de la fin :

… Parmi les mêmes bois,
Dotés de la même lumière —
Sous les mêmes tilleuls épais
Où je voyais marcher naguère

Le Grand Empereur de la Guerre —
Marcher — sur la même bruyère —
Le Grand Empereur de la Paix !

En cette circonstance, les défauts mêmes de Rostand étaient propres à le servir ; l’extrême facilité qui fait que ses vers imitent le murmure d’une source trop pressée, la chevauchée des instincts modernistes sur les réminiscences classiques qui s’opère dans son cerveau et l’amène à associer sans cesse, en d’étincelants mais peu durables contacts, l’actualité la plus immédiate à tout le permanent du cœur humain, les joliesses incorrectes, les spirituelles jongleries, tout ce qui dans l’œuvre du jeune maître, depuis les Romanesques jusqu’à l’Aiglon, présente à la fois le charme et l’imperfection des improvisations géniales, tout cela convenait ici et devait plaire.

Il est manifeste que le goût Français est en train d’évoluer et d’évoluer radicalement. Ce petit incident répand de la lumière sur un grand mouvement. Les Français, on l’a bien vu à divers symptômes, sont portés maintenant à admirer ce qu’ils haïssaient naguère, le poncif, le lourd, le solennel, le pédant, mais ce n’est pas un motif pour répudier ce qui fit leurs délices d’antan et si de comprendre la beauté et le mérite parfois très réels des œuvres régulières et pesantes devait les priver de goûter les choses légères et délicates, ce serait, en vérité, grand dommage… pour eux et pour tout le monde.

George Sand et Berthelot.

L’année 1902 appartiendra à Victor Hugo. « Le siècle avait deux ans… » Son centenaire sera célébré avec une pompe retentissante. Un monument gigantesque sera inauguré à Paris sur la place qui porte le nom du poète, à mi-chemin de la petite maison où il mourut et de l’Arc de Triomphe où son cercueil fut déposé avant d’être conduit aux caveaux du Panthéon. Cette année, la France a célébré la mémoire d’une morte aimée et distribué un commencement d’immortalité à un illustre vivant. Dans le joli recoin du Berri où vécut et mourut George Sand, une fête lui fut consacrée, à la fois campagnarde et parisienne, puisqu’elle assembla les gars Berrichons avec leurs larges chapeaux et leurs cornemuses enrubannées et les artistes de la Comédie-Française qui jouèrent François le Champi sur un théâtre rustique. Les orateurs, en discourant devant la statue de la grande artiste, ont bien été forcés de reconnaître que ses romans ont cessé de s’écouler en éditions pressées. Mais quoi ! N’est-ce pas là le sort commun à tous ceux qui écrivent ? Par contre, ils ont pu louer la persistance rare de l’estime dont on entoure George Sand. Ceux-là mêmes, qui ne l’ont guère lue, savent d’elle quelque chose : la clarté, la souplesse, le coloris de son style, la noblesse de son caractère, sa passion de l’idéal, son large optimisme. Surtout ils savent, qu’avec tant de qualités viriles, elle conserva une âme de femme. Rien n’est mieux fait pour forcer la sympathie.

Nous avons déjà parlé de M. Berthelot, au début de ce volume, à propos de la philosophie dont il est le représentant le plus attitré et qui jouit présentement d’un grand crédit dans certaines sphères éclairées aussi bien que parmi les masses. Mais c’est moins au philosophe qu’au savant que s’adressaient les hommages unanimes dont M. Berthelot fut l’objet le 25 novembre 1901. On célébra ce jour-là son jubilé scientifique, c’est-à-dire le cinquantième anniversaire de sa première découverte. La fête eut lieu dans cet admirable amphithéâtre de la Sorbonne neuf ans plutôt, Pasteur avait reçu des ovations analogues. La présence du Président de la République en rehaussait l’éclat. La participation par leurs délégués ou leurs adresses, des Académies et des Universités étrangères en soulignait le caractère international. Le grand maître de la Synthèse, le créateur de la thermochimie, l’auteur de mille mémoires et de trente-cinq volumes répandus dans le monde entier, le rénovateur de l’agronomie, l’historien des alchimistes furent loués comme il convenait ; et aussi le patriote, car l’un des orateurs rappela fort à propos ce qu’avait fait M. Berthelot en 1870 pour la défense du sol national. Tout cela compose une belle et grande figure de travailleur infatigable. Et si même l’on déplore, par avance, les désillusions auxquelles la foi matérialiste de M. Berthelot pourrait exposer les foules qui la partageraient, combien il paraît naturel qu’une telle foi ait germé en lui. En créant cette matière que ses prédécesseurs se bornaient à désagréger pour en reconnaître la constitution, il a presque créé de la vie ; en regardant au loin, dans le rayonnement du soleil scientifique, il n’a plus vu la frontière qui pourra reculer toujours sans cesser d’exister, cette frontière du domaine humain devant laquelle son collègue et son rival, Pasteur, s’inclinait humblement !…

Incidents de Théâtre.

La « censure » ayant interdit la représentation d’une pièce de M. Breux, les Avariés, beaucoup d’hommes et de femmes de lettres, escortés de pas mal de snobs et de quelques badauds se sont assemblés pour s’indigner en commun et protester éloquemment contre cette institution surannée. De toutes les colères soulevées à ce propos, celle de l’auteur, qu’on l’avoue, était la moins justifiée. La censure ne lui était pas inutile puisqu’elle fit un succès de librairie à une pièce qui n’était rien moins qu’assurée d’un succès scénique. Les Avariés, comme le nom l’indique, sont un drame médical ; déjà l’an passé, avec les Remplaçantes, la question des nourrices avait occupé le théâtre : c’était, cette fois, la thèse de l’intervention de la médecine dans les négociations matrimoniales : sujets un peu ternes et passablement ennuyeux qui ne sauraient tenir longtemps l’affiche.

L’encre des critiques a coulé plus abondamment encore à propos de la réforme du Théâtre Français. Régi par le fameux Décret de Moscou que Napoléon eut la coquetterie de signer là-bas à la lueur du Kremlin incendié, le Théâtre Français avait l’honneur de posséder une constitution vieille de 79 ans. C’était, à tout le moins, la preuve, que la pensée fondamentale de cette constitution n’était pas trop mauvaise. Elle avait consisté à associer les artistes à la direction du théâtre. Les « Sociétaires de la Comédie Française » sortes de sénateurs dramatiques, étaient appelés à se prononcer sur la valeur des pièces proposées. Ils se réunissaient à cet effet en Comité de Lecture, sous la présidence de « l’Administrateur ». Cet administrateur, nommé par le gouvernement, est présentement M. Claretie. Comment cet homme de réputation si aimable et dont les poignées de mains sont légendaires a-t-il réussi à se mettre à dos la presque unanimité de ses administrés ?… Peut-être cette querelle épique excitera-t-elle un jour la verve d’un second Boileau ; en attendant, le ministre a, d’un trait de plume, supprimé le comité qui gênait M. Claretie. Cela n’est pas très intelligent comme tout ce qui est brutal et cela a le défaut de ne rien résoudre du tout. Mais l’Autorité, la Minerve des Français auxquels elle tient lieu de sagesse et de foi, l’Autorité a le dernier mot, résultat capital aux yeux de bien des braves gens.

Le prix Nobel.

L’année Française eut son dénouement à Stockolm et ce dénouement fut l’apothéose d’un de nos plus grands poètes. L’Académie Suédoise chargée de distribuer les fameux prix Nobel, a jugé qu’au point de vue des tendances et des aspirations idéalistes, il était le premier : elle l’a couronné comme le prince de l’idéalisme : double honneur pour la patrie qui lui donna le jour.

Tout a été dit sur les prix Nobel, remarquables par leur valeur inusitée, par la physionomie puissante de leur fondateur et surtout par les motifs qui déterminèrent leur création. Ce sont ces motifs précisément qui désignaient aux suffrages de l’Assemblée Scandinave la belle physionomie du penseur Français. Né en 1839, Sully Prudhomme, bien que membre de l’Académie Française et ayant derrière lui toute une vie de labeur, ne jouissait pas d’une renommée conforme à son talent. Il la possède désormais et, hors de nos frontières, ses œuvres vont faire leur chemin, non plus seulement parmi quelques groupes de délicats, mais parmi tous ceux qui aiment de belles idées exprimées en de beaux vers. Rien d’exubérant, d’éclatant ; pas de heurts splendides ni de vibrations folles, mais le chant de l’âme humaine dans toute sa pureté, la recherche exquise des clartés tranquilles, la douleur calme, l’amour inquiet, la foi victorieuse ; voilà ce que, de l’aveu même du Dr  Wirsen, secrétaire perpétuel de l’Académie Suédoise, ses collègues et lui ont apprécié et retenu dans l’œuvre de Sully Prudhomme. Peut-être en rapprochant son nom de celui de leur noble compatriote défunt Alfred Nobel, ont-ils songé, parmi tant de poèmes admirables, à cette simple petite pièce intitulée : Les yeux, dans laquelle Sully Prudhomme a su résumer tout le drame de la souffrance terrestre et tout l’infini des invincibles espoirs.

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux.
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore.
Ils dorment au fond des tombeaux
Et le soleil se lève encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours
Et les yeux se sont remplis d’ombres.
 
Ah ! qu’ils aient perdu le regard.
Non ! non ! cela n’est pas possible.
Ils se sont tournés quelque part
Vers ce qu’on nomme l’Invisible.
 
Et comme les astres penchants,
Nous quittent, mais au ciel demeurent.
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent.
 
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux.
Ouverts à quelque immense aurore.
De l’autre côté des tombeaux,
Les yeux qu’on ferme voient encore.


  1. Grande Revue du 1er mai 1901.
  2. Revue de Paris du 1er février.
  3. Travail, par Émile Zola.
  4. Voir la Chronique de 1900, page 41.
  5. L’un des condamnés de 1900, le comte de Lur-Saluces, l’avait été par contumace. Rentré en France au cours de l’année 1901, il fut jugé à nouveau conformément à la loi et condamné à cinq ans de bannissement. Le procès se déroula au milieu de l’indifférence générale. La seule déposition sensationnelle fut celle du général Zurlinden, ancien ministre de la guerre et ancien gouverneur de Paris.
  6. Voir la Chronique de 1900, pages 45, 46, 47.
  7. L’Armée d’une Démocratie. Paris, 1900, éditions de la Revue blanche.
  8. Nicht Stehendes Heer, sondern Volksheer ! Stuttgart, Dietz.
  9. Henri Bérenger. La Conscience nationale.
  10. Voir le chapitre vi, l’Empire colonial français.
  11. Voir la Chronique de 1900, page 37.
  12. Voir la Chronique de 1900, page 39.
  13. Revue des Deux-Mondes, du 15 janvier 1901.
  14. Depuis lors, on a fait connaître que les congrégations ayant demandé l’autorisation étaient au nombre de 607 et non de 416, mais ce renseignement n’a point encore un caractère d’authenticité.
  15. Léon Lefébure « Paris charitable et prévoyant ».
  16. Il est à remarquer que les patrons ont une responsabilité lointaine en cette affaire. Ils trouvèrent commode jadis d’appeler à Marseille des ouvriers Italiens, alors moins exigeants que les Français, plutôt que de souscrire aux réclamations, parfois justifiées, de ces derniers.
  17. En comptant les femmes et les enfants, la population minière ressort, en France, à 160.000.
  18. Voir la Chronique de 1900, pages 88 et suivantes.
  19. Voir le Matin du 27 octobre 1901.
  20. Quelques-unes des pages qui suivent sont empruntées au chapitre vii de L’Évolution Française sous la Troisième République, par Pierre de Coubertin. 1 vol. Plon et Cie, Paris.
  21. La petite île de St-Barthélemy, dépendance de la Guadeloupe, lui a pourtant été rétrocédée en 1878 par la Suède.
  22. Voir la Chronique de 1900, pages 231 et suivantes.
  23. Voir la Chronique de 1900, chapitre v.
  24. L’Année Industrielle par Max de Nansouty. 1 vol. Paris, Juven.
  25. Voir la Chronique de 1900, chapitre vii.
  26. « Premières années » et « Le soir de ma journée » par Jules Simon, 2 vol. in-18. Flammarion. Lettres à Mlle  Th. V., par le Père Didon, 1 vol. in-18. PIon et Cie.
  27. Ch. Diehl, Excursions archéologiques en Grèce et En Méditerranée. 2 vol. in-18, Paris, Colin et Cie.
  28. Garat par Pierre Lafond et Le Conventionnel Lebas par Stefan, 1 vol. Flammarion, Paris.
  29. L’Affaire du Collier et La mort de la Reine, 2 vol. in-18. Hachette et Cie, Paris.
  30. Journal inédit de Sainte-Hélène par le baron Gourgaud, 2 vol. in-18. Flammarion, Paris.
  31. Joséphine répudiée par F. Masson.
  32. Bernadotte. Napoléon et les Bourbons par Léonce Pingaud, 1 vol. Plon et Cie, Paris.
  33. Les Oberlé, par René Bazin. 1 vol. in-18, Calmann-Lévy.