La Chronique de France, 1902/Chapitre III

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Imprimerie A. Lanier (p. 46-68).

iii

LA GUERRE AUX MOINES

La déclaration ministérielle dont, conformément à l’usage, M. Combes, sitôt son cabinet constitué, donna lecture au Parlement, était un document assez terne dont la phraséologie rappelait celle des documents similaires confectionnés au temps des cabinets dits de « concentration » lesquels, ne pouvant vivre que par l’entente des modérés et des radicaux, se tenaient dans une pénombre volontaire, de façon à ne fâcher personne. Un instant la désillusion fut grande au camp des vainqueurs. Ils crurent qu’on les avait trompés et que M. Combes, devenu premier ministre, allait faire aux libéraux de coupables avances. Mais ils furent vite rassurés et eurent d’abord la satisfaction d’enlever à M. Paul Deschanel son fauteuil présidentiel. Quatre années durant, M. Deschanel l’avait occupé avec beaucoup d’éclat ; son sang-froid, sa grâce souriante, son esprit d’à-propos et son souci d’impartialité lui avaient conquis les sympathies de ses adversaires même. La chambre se fut certainement honorée en le maintenant dans ses hautes fonctions de même que s’était honorée une des chambres précédentes en confiant le soin de la présider à M. Henri Brisson qui ne représentait point alors l’opinion de la majorité mais s’acquittait de ses devoirs avec une équité digne de tous les respects. Ce n’était plus, cette fois, M. Brisson qui disputait la place à M. Deschanel. Les radicaux avaient trouvé en M. Léon Bourgeois un candidat beaucoup plus redoutable et, dès que l’acceptation de ce dernier fut connue, l’issue du scrutin ne parut plus douteuse. Non seulement la majorité radicale s’était choisi un candidat dans son propre sein, mais il se trouvait que ce candidat, par son talent incontesté, sa situation politique et sa haute réputation, était acceptable pour tous et ne pouvait manquer de faire honneur au parlement et au pays. M. Léon Bourgeois fut donc élu et prononça une harangue d’inauguration où l’on eût aimé à trouver peut-être un peu moins d’esprit de parti et un peu plus d’encouragements à la tolérance mutuelle si nécessaire dans une assemblée. Puis vint la première interpellation adressée au gouvernement pour lui permettre d’exposer sa politique et, bientôt, il ne resta plus rien des méfiances suscitées à gauche par la déclaration ministérielle. Au contraire, la fougue et l’attitude combative de M. Combes inquiétèrent quelques uns de ses partisans tant il mit d’ardeur à foudroyer le cléricalisme, dès ses premières paroles, et surtout à répudier l’apaisement.

Il n’est pas possible de suivre, pas à pas, les actes du nouveau cabinet dans la question si épineuse et si compliquée de l’application de la loi sur les associations. Décrets de fermeture d’écoles, procès intentés, circulaires explicatives destinées à éclaircir le problème et réussissant, le plus souvent, à l’obscurcir, tous ces actes ont formé un dédale dans lequel aucun étranger ne se hasardera volontiers. Nous tâcherons, en résumant l’ensemble de ces actes, d’en faire saisir à nos lecteurs le caractère et la portée.

Difficultés d’interprétation.

On peut ramener à trois catégories les établissements congréganistes en face desquels se trouvait le nouveau gouvernement au lendemain de sa constitution. La première catégorie comprenait les établissements fondés postérieurement à la loi du 1er  juillet 1901, sans autorisation aucune et sans en avoir demandé ; ces établissements s’étaient sans doute exposés à se voir fermer. Effectivement ils furent fermés par décret du 27 juin, au nombre de 125. Il convient de remarquer que cette brusque fermeture eut pu intervenir tout aussi bien trois semaines plus tard, aux approches des vacances, sans dommage pour l’instruction des enfants tandis qu’à cette époque, elle interrompait leurs études de la façon la plus fâcheuse. Mais M. Combes voulait montrer de l’énergie et donner confiance à son parti ; il ne perdit donc aucun temps pour agir. La seconde catégorie comprenait des établissements ouverts postérieurement à la loi, mais ayant demandé l’autorisation ; ceux-là ne furent pas inquiétés. Une troisième catégorie — la plus nombreuse — se composait des établissements fondés antérieurement à la loi et n’ayant fait aucune démarche en vue de se mettre en règle ; ceux-là, au nombre de 2.500, furent fermés comme les premiers et, de ce fait, 160.000 enfants se trouvèrent rendus, à l’improviste, à leurs parents ou mis dans la rue. La violence d’un pareil procédé ne s’expliquait — sinon ne se justifiait — que par une désobéissance volontaire et formelle à la loi. Tel était-il le cas ?

Une première difficulté avait surgi au lendemain du décret du 27 juin. Il paraîtrait que M. Waldeck-Rousseau aurait confirmé, alors qu’il était encore au pouvoir, l’avis que l’autorisation ne devait pas être considérée comme nécessaire pour les établissements nouveaux sauf lorsqu’il s’agissait d’une congrégation nouvelle n’ayant pas demandé encore l’autorisation. La chose paraît improbable ; en tous cas, elle serait bien illogique. Mais ce qui est certain, c’est que dans une circulaire adressée à tous les préfets, M. Waldeck-Rousseau avait dit : « Vous aurez soin de faire remarquer au supérieur qu’il s’exposerait aux mêmes sanctions s’il fondait désormais un nouvel établissement sans en avoir obtenu au préalable l’autorisation » ; et que d’autre part, interrogé à la séance du 18 mars 1901 par M. Denis Cochin, le même ministre avait prononcé ces paroles : « Quant au droit d’ouvrir des écoles primaires, la chambre sait qu’il est réglé par une loi spéciale. S’il s’agit de l’enseignement supérieur, il faut une autorisation ; s’il s’agit de l’enseignement primaire, il suffit d’une simple déclaration. L’école est alors placée sous le contrôle et l’inspection de l’État ; mais l’autorisation d’ouvrir une école primaire ne peut être réglementée que par la législation spéciale à laquelle je viens de me référer. Les dispositions proposées n’ont absolument rien à voir avec la législation sur l’enseignement et jusqu’à ce que celle-ci ait été modifiée, il est bien entendu qu’elle garde toute sa force et que la loi actuelle n’y touche même pas ». S’appuyant sur cette déclaration, M. Francis Charmes en tirait la conclusion[1] que « les congrégations autorisées ne peuvent ouvrir, sans un décret, aucun établissement nouveau, excepté ceux dont les conditions d’ouverture sont réglées par la loi de 1886, c’est à dire les établissements d’enseignement primaire. » Et il ajoutait : « Voilà qui est clair. »

C’est très clair, en effet ; seulement il faut reconnaître que cela est en contradiction formelle avec l’esprit de la loi du 1er  juillet 1901 sur les Associations, laquelle touche parfaitement aux questions d’enseignement puisque son article 14 enlève le droit d’enseigner à tout membre d’une congrégation non autorisée — et a bel et bien un caractère rétroactif puisqu’elle réglemente les congrégations existantes aussi bien que celles qui pourraient se créer dans l’avenir. La meilleure preuve que la jurisprudence de M. Waldeck-Rousseau, ordinairement précise et claire, prête sur ce point à discussion, c’est que son collègue de l’Instruction Publique, M. Leygues, soutenait une thèse tout opposée dans sa circulaire qu’il adressait aux inspecteurs d’Académie le 11 septembre 1901, et l’on ne s’étonne plus que le conseil d’État, invité à donner son avis, se soit scindé en deux portions presque égales, une majorité de deux voix seulement se prononçant en faveur de la nécessité d’une autorisation pour les établissements anciens comme pour les nouveaux.

Combien faut-il de congréganistes pour former une congrégation ?.

Une seconde question fut posée au conseil d’État ; la présence d’un congréganiste dans un établissement qui n’appartient pas à sa congrégation en fait-elle néanmoins un établissement de la congrégation ? — Cette question est d’une application fréquente en France. La loi de 1886 qui a stipulé la laïcisation des écoles primaires publiques et l’a fait très sagement d’une manière juste et progressive — a eu pour conséquence prévue et normale l’ouverture d’un grand nombre d’écoles privées qui ont été élevées aux frais d’un ou de plusieurs citoyens et dans lesquelles ceux-ci ont appelé des congréganistes de leur choix pour y donner l’enseignement. Il advient, dans les écoles les moins importantes, que deux ou même un seul de ces congréganistes suffisent à la besogne. Dans ce cas, il est évidemment absurde de prétendre que l’école est devenue un établissement de la congrégation à laquelle appartient celui qui donne l’enseignement. On ne comprend pas comment le conseil d’État, même sous l’influence manifeste de l’esprit de parti, a pu formuler un avis si ridicule et qui rappelle la fameuse ordonnance de police : les attroupements de plus d’une personne sont interdits.

Mais, direz-vous, s’il est, en effet, difficile d’admettre que la présence d’un seul congréganiste puisse suffire à constituer un établissement de la congrégation, il existe pour le congréganiste un moyen simple d’échapper aux conséquences que l’on prétend tirer de sa qualité de membre de la congrégation pour s’en servir contre lui. Qu’il se fasse seulement « séculariser ». Qu’il redevienne un simple prêtre indépendant et comme tel, il pourra donner l’instruction. La chose est moins simple à faire qu’à dire ; la sécularisation peut prêter à des subterfuges à l’aide desquels la loi serait aisément tournée. C’est à quoi a voulu parer une circulaire de M. Waldeck-Rousseau en date du 14 novembre 1901, et dans laquelle se trouvaient énumérées les conditions propres à rendre valable la sécularisation d’un congréganiste. La question est ancienne. Napoléon ier avait déjà eu à la résoudre et un décret de l’an xii indiquait que le prêtre sécularisé devait réintégrer son diocèse et y vivre sous la juridiction de son évêque comme les autres prêtres. On sent bien que cette précaution est insuffisante. M. Waldeck-Rousseau a précisé ; la sécularisation ne peut avoir lieu tant que la congrégation existe quelque part ; elle ne peut avoir lieu à l’endroit où la congrégation existait ; elle doit avoir lieu dans le diocèse d’origine. Si le diocèse d’origine se trouve être l’endroit où la congrégation existait, comment se tirera-t-on de cette contradiction ? Et comme d’autre part, la plupart des congrégations sont internationales, exiger pour accorder la sécularisation, que la congrégation n’existe plus nulle part est une condition impraticable : la France ne peut pourtant pas émettre la prétention de forcer les Jésuites Anglais ou Allemands à se dissoudre selon son bon plaisir. Cela revient donc à rendre la sécularisation impossible dans la plupart des cas.

Le Nœud Gordien.

On voit, par ces quelques réflexions (que nous devons abréger au risque de ne pas les rendre suffisamment claires), toutes les difficultés auxquelles donne lieu l’application de la loi sur les associations. Nous l’avions prévu[2] et, à vrai dire, cela n’était pas bien malaisé à prévoir. En présence de tant de cas subtils, de tant de conflits d’attributions, de tant de textes contradictoires, il semble que ce n’eût pas été de trop de toute la prudence, de toute la sagacité, de tout le sang-froid d’un homme d’État accompli pour éviter les fautes de tactique et se tenir à égale distance d’une dangereuse faiblesse et d’une rigueur plus dangereuse encore. De toute façon, l’honnêteté et l’habileté se trouvaient d’accord pour exiger qu’une communication fut faite sans retard aux intéressés. La loi prêtant à des interprétations assez opposées pour que ceux-là même qui l’avaient présentée n’arrivassent pas à s’accorder sur ses conséquences, pouvait-on décemment reprocher à ceux qui en devaient être les victimes de la mal comprendre et de lui résister volontairement !

Mais M. Combes est un lettré ; il connaît l’histoire d’Alexandre et la main lui démangeait d’employer le moyen simple et rapide par lequel le héros trancha le nœud Gordien. N’ayant pas à sa disposition le glaive d’Alexandre, il prit un couteau à papier et frappa un grand coup. L’effet produit fut très différent dans les deux cas. On ignore ce que les spectateurs de l’acte antique en pensèrent ; la foule sans doute, admira l’audace d’Alexandre et lui trouva en même temps les traits d’un homme d’esprit. Il paraît probable que M. Combes ne bénéficiera pas de la même indulgence aux yeux de la postérité et il ne l’a point obtenue des contemporains. À la colère de ses adversaires frappés inopinément se superposa la mauvaise humeur mal déguisée de ses partisans et le jugement presque unanime de l’étranger acheva de souligner l’énormité de la maladresse commise. M. Combes avait probablement espéré que son coup de force, en annihilant toute velléité d’oppositions, ferait s’évanouir les difficultés présentes et les empêcherait de se reproduire dans l’avenir. On ne tarda pas à constater l’inanité de son calcul. C’est un fait étonnant que la façon pacifique et régulière dont s’étaient opérées les premières applications de la loi sur les associations, d’une loi qui lésait pourtant un si grand nombre d’intérêts et blessait forcément beaucoup de consciences ; on peut dire que la résistance ne s’était esquissée nulle part ; la désapprobation se cantonnait dans les cœurs sans se traduire en actes. M. Waldeck-Rousseau, par son attitude calme et hautaine, avait obtenu ce remarquable résultat que vînt compromettre la fougue intempestive de son successeur. Loin d’avoir été simplifiée, la question se trouvait, au contraire, grandement compliquée car aux points litigieux déjà soulevés vinrent s’en ajouter d’autres. Dans sa hâte, l’autorité s’était en plusieurs cas, mise dans son tort ; le droit de propriété avait reçu de regrettables atteintes.

Domicile forcé.

Et aussi le principe de la liberté individuelle. « Il est un point de la circulaire Combes, a écrit le Journal de Genève, qui, à notre sens, n’a pas appelé assez l’attention ; c’est celui où les religieuses sont sommées d’avoir à réintégrer leur maison-mère. Dans tous les pays où existe l’Habeas corpus, cette signification eût soulevé une tempête d’indignation. En France, elle a été accueillie par la plus grande indifférence. Dans aucune des lettres de protestation qui ont été publiées, il n’y est fait la moindre allusion. L’on se demande cependant en vertu de quel article du Code, le ministre de l’intérieur a pu prendre cette mesure, de quel droit il l’a fait exécuter ; il est arrivé que des religieuses ont été conduites à la gare entre deux gendarmes. Tout Français peut aller et venir à sa guise, habiter où il lui plaît. La loi ne fait qu’une exception pour les repris de justice ; pour eux seuls, depuis la république, l’interdiction de séjour existe. Remarquez que le domicile légal de ces religieuses est dans l’immeuble même d’où on les expulse, non au siège de leur communauté ; c’est là qu’elles ont été recensées. Il est permis de dire que, dans bien des pays où l’on inscrit pas à la vérité, le mot de liberté sur tous les monuments publics, c’est le fait qui eût le plus frappé, qui eût soulevé la plus grande réprobation. »

Cette observation du Journal de Genève n’a pas été relevée ; elle méritait de l’être. Toutefois le fait qui s’y trouve signalé n’est peut-être pas aussi grave qu’il le paraît à première vue. Évidemment le respect de la liberté individuelle n’a pas suffisamment pénétré jusqu’ici dans l’âme Française ; si pourtant la pratique du domicilio coatto chère à feu M. Crispi s’implantait en France, la révolte serait générale. Mais habituée à envisager une congrégation comme une sorte de famille artificielle (c’est le vieux point de vue catholique) l’opinion n’a pas trouvé extraordinaire que les religieuses expulsées fussent dirigées sur leurs maisons-mères ; le gouvernement qui prétend ne connaître dans le congréganiste que l’individu, a manqué là une belle occasion d’appliquer sa théorie et il a montré que la force de l’habitude était plus grande que celle de la logique. Il a commis une maladresse analogue à celle des ministres de 1886, lesquels en frappant spécialement les chefs de familles ayant régné sur la France et leurs héritiers mâles, par ordre de primogéniture, rappelaient fort inconsidérément la loi salique et les avantages de l’hérédité à un pays qu’on pouvait croire encore imprégné d’esprit monarchique. Dans la circonstance présente, il eut été de bonne politique d’insister sur la différence entre la congrégation, être moral qu’on poursuit et le congréganiste, être libre qu’on respecte. Mais la meilleure preuve que cette distinction, tant de fois invoquée, est chimérique, c’est que le gouvernement lui-même, à aucun moment, n’a su s’y tenir.

Les protestations et la résistance.

La protestation est, en général, l’escrime du paresseux. Elle met la conscience en repos et dispense de l’action. Mais lorsqu’au lieu d’émaner de groupes peu influents et pour ainsi dire anonymes, elle émane de personnalités très en vue et dont le jugement fait école, il est impossible de la passer sous silence et de n’en pas tenir compte. La plus retentissante des désapprobations formulées contre la politique de M. Combes vint d’un éminent homme politique, M. René Goblet qui, lui-même, ancien président du conseil et ancien ministre des Affaires Étrangères, a été considéré longtemps comme l’un des chefs les plus autorisés du parti radical. M. Goblet est connu pour la franchise et la loyauté de son attitude et, au cours de sa longue carrière politique, ces qualités lui ont valu l’estime et la sympathie de ses adversaires, précisément parce qu’elles l’ont amené, à plusieurs reprises, à se séparer courageusement de ses amis. M. Goblet, dans une série de lettres rendues publiques par les écrivains ou les journalistes auxquels elles étaient adressées, s’est élevé avec force contre « un système de contrainte, pour ne pas dire de persécution, irritant autant qu’inefficace » système dans lequel il voit « avec regret, le parti républicain s’engager ». Après M. Goblet, sont venus MM. Michel Bréal et Gabriel Monod. « Dans l’application d’une loi aussi complexe que celle sur les associations et qui touche à des intérêts moraux aussi graves, écrit M. Monod, il y a des règles bien simples que tout gouvernement prévoyant et juste doit avoir devant les yeux : exécuter la loi dans l’esprit même où elle a été votée et en se conformant aux interprétations données au moment du vote par ses auteurs ; en cas de doute dans cette interprétation, s’en remettre aux tribunaux du soin de fixer le droit ; supposer jusqu’à preuve du contraire, la bonne foi chez ceux qui ont négligé de se mettre en règle, les prévenir par des avis individuels et réitérés de leurs obligations et ne procéder à des mesures de coercition que lorsqu’il y a refus formel d’obéir à la loi. Pour n’avoir pas observé ces règles, le gouvernement actuel a pris des mesures contradictoires qui ont désorienté ses propres partisans et soulevé, dans toute la France, une agitation dont il est difficile de prévoir les conséquences ». M. Gabriel Monod est protestant et l’on se rappelle le rôle militant qu’il a joué dans l’affaire Dreyfus. M. Michel Bréal est israélite. Les voici rangés, avec beaucoup d’autres, aux côtés de M. de Mun ou de M. Denys Cochin, pour défendre la liberté de l’enseignement contre leurs amis de la veille. Ce n’est pas une des conséquences les moins curieuses des actes de M. Combes que d’avoir opéré un nouveau classement basé sur l’opposition des doctrines politiques et non plus sur des haines confessionnelles. Nous assistons, si l’on peut ainsi dire, à la liquidation du Dreyfusisme. Les libéraux reprennent leurs places entre les conservateurs et les radicaux et présentement, le péril étant manifestement à gauche, ils vont du côté des conservateurs. C’est donc le parti libéral qui se reconstitue. Le service rendu de la sorte par M. Combes sera réel, mais sans mérite, car le président du conseil n’a rien cherché de pareil, au contraire.

C’est en Bretagne, comme on pouvait s’y attendre, que l’agitation à laquelle M. Gabriel Monod faisait allusion, atteignit son paroxysme. Là, les fermetures d’écoles revêtirent un caractère dramatique. Des paysans, armés de fourches et de faux, montèrent pendant des jours et des nuits, une garde vigilante autour des établissements menacés ; des villages entiers entrèrent en révolte contre l’autorité et c’est merveille qu’il n’y ait pas eu plus d’accidents à déplorer, plus de sang répandu ; on en est redevable à la sagesse des députés de la région et des officiers de police chargés des opérations ; malheureusement la police ne suffisait pas et il a fallu, en plusieurs endroits, réquisitionner les troupes elles-mêmes. Il advint que deux officiers supérieurs, le lieutenant-colonel de Saint-Remy et le commandant Leroy-Ladurie refusèrent de se plier aux ordres qui leur étaient donnés et pour ce refus d’obéissance passèrent au conseil de guerre. Le premier fut condamné à une peine insignifiante que le ministre de la guerre s’empressa d’aggraver ; le second trouva, parmi ses pairs, des juges moins indulgents ; tous deux, en somme, virent leur carrière brisée aux applaudissements frénétiques des jacobins transformés en défenseurs acharnés de la discipline militaire.

Il est certain que l’on ne peut admettre que des officiers s’érigent en appréciateurs des ordres reçus et fassent dépendre de leurs propres opinions l’exécution ou la non-exécution de ces ordres. Mais il est certain d’autre part qu’ils sont entrés dans l’armée pour servir leur pays et non point pour y faire des besognes policières. On se rappelle le cas retentissant du major Labordère qui, au 16 mai, refusa de se prêter avec ses camarades à des mesures préparatoires à un coup d’État. On frappa le major Labordère, mais l’opinion lui donna raison ; les gens sensés donnent raison de même à MM. de Saint-Remy et Leroy-Ladurie. Le rapprochement que l’on a voulu établir entre l’exécution des décrets de fermetures d’écoles et le maintien de l’ordre public pendant les grèves ne repose sur aucune analogie véritable. Les grévistes sont dans leur droit, mais à condition de ne pas troubler la paix ; c’est pour sauvegarder celle-ci et non pour combattre la grève que la force armée est appelée ; et trop souvent elle est reçue à coups de pierre ou même à coups de fusil. Alors seulement elle est exposée à intervenir. Qu’y a-t-il de commun entre cette obligation et celle d’expulser des religieuses et des enfants de leurs domiciles ou de leurs écoles ? Si demain l’armée était employée à jeter hors de chez eux des instituteurs de villages avec leurs familles pour leur substituer des Jésuites ou des Frères de la Doctrine chrétienne, on trouverait tout simple qu’officiers et soldats protestassent contre un métier si peu digne de leur uniforme et de leurs galons. Où est la différence ?…

L’appétit vient en mangeant.

Ces beaux succès produisirent sur le parti radical un effet des plus encourageants. Les utopistes se demandèrent si il ne convenait pas, une fois en route, d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire d’abattre complètement un adversaire naguère si redoutable ; les arrivistes songèrent que plus le gouvernement irait loin dans la voie de l’intolérance et de la persécution, plus il y aurait de places à prendre ; les inquiets enfin s’alarmèrent que la résistance ne fut pas plus longue et plus forte ; de ce train là le cléricalisme serait vite à bas et, faute de curés à dévorer, on se retournerait vers les terribles réformes sociales, vers le menaçant collectivisme. Ainsi, tout le monde se trouva d’accord pour prier M. Combes d’aller un peu plus loin. Le président du conseil, persuadé, lui aussi, qu’il travaillait à l’émancipation définitive de l’humanité, ne se le fit pas dire deux fois et il chercha un moyen d’éluder la loi sur les associations dont la procédure devait être trop lente à son gré et à celui de ses partisans. Après beaucoup de réflexions et de tergiversations il se mit d’accord avec la commission parlementaire chargée de l’aider. On décida, d’une commune entente, que le gouvernement n’était nullement obligé de laisser discuter par le parlement les demandes d’autorisation auxquelles il n’était pas favorable ; la loi stipulait que l’autorisation dépendrait du pouvoir législatif : oui, en dernier ressort, déclarèrent ces jurisconsultes improvisés mais c’est au pouvoir exécutif à faire un premier choix parmi les congrégations qu’il croit dignes d’être autorisées.

Ce point réglé, le reste allait tout seul ; le gouvernement fit son choix comme on l’y invitait. Parmi les congrégations d’hommes il proposa d’autoriser les Frères de Saint-Jean-de-Dieu qui soignent les malades, les Trappistes qui font de l’Agriculture, les Pères Blancs fondés par le cardinal Lavigerie, les Missions Africaines de Lyon, et un petit monastère situé dans l’île Saint-Honorat près de Cannes. Pour le reste. Chartreux, Dominicains, Bénédictins, Maristes, Carmes, Franciscains on ne discutera même pas leurs titres ; sur les soixante-et-une congrégations d’hommes, qui avaient demandé l’autorisation, le parlement sera invité à en rejeter cinquante-six sans jugement. Il est évident que l’on appliquera le même traitement aux congrégations de femmes encore plus nombreuses. Les évêques de France ayant adressé aux membres du parlement une protestation conçue en termes dignes et mesurés, on déféra leur protestation au conseil d’État sous prétexte que le concordat interdisait au clergé de France toute manifestation collective ; on supprima le traitement de plusieurs prélats instigateurs de ladite manifestation ; on vota des pénalités sévères contre tous ceux qui provoqueraient la création d’un établissement congréganiste quelconque, fût-il voué aux soins des malades ; — si bien que le 31 décembre, M. Combes put légitimement s’admirer sur la couverture d’un almanach de 1903, habillé en dragon et terrassant magnifiquement l’hydre du cléricalisme !

  1. « Revue des Deux Mondes » du 1er  février 1902.
  2. Voir la chronique de 1901, chapitre iii.