La Chronique de France, 1905/Chapitre IX

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ALBERT LANIER Éditeur (p. 168-191).

ix

LA SÉPARATION DE L’ÉGLISE
ET DE L’ÉTAT

La préparation de cette grande réforme a rempli presque toute l’année 1905 puisqu’amorcée dès les premiers jours de février elle n’a pris fin que les derniers jours de décembre. Nous disons à dessein : la préparation car une telle loi, pour difficile qu’elle soit à rédiger, l’est encore plus à exécuter. Or de cette exécution l’année 1905 n’a rien su. C’est un souci qu’elle a légué à 1906 sans en avoir pris sa part. 1905 a été la théorie ; 1906 sera la pratique. Pour porter un jugement sain sur une pareille œuvre, vue d’ensemble, il convient donc d’attendre sa mise en marche. Nous nous bornerons ici à raconter l’élaboration de la loi de séparation et à en résumer les principales dispositions.

Initiative gouvernementale.

Lorsque le cabinet Rouvier remplaça le 25 janvier le cabinet Combes, le principal souci du parti avancé était que la séparation de l’Église et de l’État ne s’en trouvât indéfiniment ajournée. On savait que le nouveau président du Conseil ne s’était jamais montré plus favorable à l’abrogation du Concordat qu’à l’établissement de l’impôt sur le revenu et que le ministre des Affaires étrangères partageait à cet égard ses répugnances. Le remplacement comme ministre de l’Intérieur de M. Combes par M. Eug. Étienne semblait indiquer la volonté arrêtée de « filer par la tangente », expression d’argot qui dépeint à merveille le geste de passera côté d’une question délicate en la frôlant mais sans l’entamer. Ancien collaborateur de Gambetta, chef du parti colonial, récemment vice-président de la Chambre, M. Eug. Étienne passait à juste titre d’ailleurs pour ennemi des solutions radicales quelles qu’elles fussent. À vrai dire, au cours des négociations auxquelles donna lieu la constitution du nouveau cabinet, l’administration des cultes rattachée sous M. Combes au ministère de l’Intérieur en avait été détachée au profit du ministère de l’Instruction publique dont le titulaire déjà désigné était M. Bienvenu Martin, un radical-socialiste. Il y avait là un symptôme mais insuffisant pour rassurer les partisans du Bloc[1]. L’ex-président du Conseil s’était bien, en s’en allant, livré à une extraordinaire manifestation ; arguant d’un vote récemment émis par la Chambre en faveur de sa ligne politique générale (par contre il avait failli à plusieurs reprises durant les derniers mois de son pouvoir être mis en complète minorité) il avait adressé au président de la République une sorte de déclaration dans laquelle, résumant son programme de gouvernement, il affichait la prétention de dicter le leur à ses successeurs. Naturellement la séparation de l’Église et de l’État figurait au premier rang des obligations qu’il leur imposait. Mais ce factum avait généralement fait mauvaise impression. On disait M. Loubet très froissé d’un procédé aussi inusité. C’était une nouvelle maladresse ajoutée à tant d’autres et sous le poids desquelles M. Combes succombait malgré qu’il prétendît se retirer volontairement pour raisons de santé. Il semblait donc peu probable que M. Rouvier se sentît lié par un document de cette sorte.

Il y eut donc, à gauche comme à droite, quelque surprise lorsque fut déposé sur le bureau de la Chambre, avec un empressement significatif, un projet de loi présenté par le gouvernement et établissant la séparation de l’Église et de l’État. Des quatre ministres qui y avaient apposé leur signature, trois, MM. Rouvier, Delcassé et Étienne passaient pour être hostiles à la réforme qu’ils proposaient. On se demanda donc à quelles arrière-pensées ils avaient obéi à moins d’admettre qu’ils eussent trouvé tous trois leur chemin de Damas et fussent devenus de chauds partisans d’une mesure jusque-là blâmée par eux. La vérité semble se tenir entre deux. Les membres du cabinet appartenant au parti modéré n’entretenaient point d’arrière pensée à proprement parler ; mais ils estimaient que si la séparation devait être discutée — et la majorité du pays leur paraissait la désirer — il valait mieux pour la paix des esprits que cette discussion eût lieu tout de suite ; si la réforme échouait, ils n’en seraient pas autrement marris mais du moins ne pourrait-on leur reprocher à gauche d’y avoir fait obstacle. D’autre part, sans être devenus beaucoup plus favorables au principe de la séparation, ils éprouvaient combien difficile serait désormais la pratique du Concordat. Les circonstances, la maladroite attitude du Saint-Siège et surtout les agissements de M. Combes et ses violences avaient amené les choses à tel point que le Concordat ressemblait maintenant[2] à un édifice lézardé de la base au sommet. Arriverait-on à le maintenir debout ?

Acquiescement de l’opinion.

Ce sentiment était partagé par une très grande portion de l’opinion modérée qui semble ne pas avoir examiné avec suffisamment d’attention, malgré qu’elle en ait eu tout le loisir, les charges matérielles qu’imposerait à l’Église de France le régime de la séparation. Depuis fort longtemps, il existait un groupe de catholiques qu’hypnotisait l’exemple des États-Unis et qui, sans tenir aucun compte des différences essentielles, souhaitait obstinément de voir la « liberté américaine » prendre la place de l’« asservissement concordataire ». Que leur impatience fût légitimée par les inconvénients certains de ce que nous avons appelé, l’an passé, une « église administrative », il n’en résultait pas que la réalisation de leur désir fut avantageuse aux intérêts religieux. Ils se flattaient de cette espérance que la foi se réveillerait dans les cœurs en proportion des deniers qui manqueraient dans la bourse. Nous sommes convaincus de la justesse de ce calcul tant parce qu’une église persécutée est assurée, en France, des sympathies publiques que parce que la France ne saurait se tenir longtemps à l’écart du mouvement de rénovation religieuse qui s’accentue dans le reste du monde. Mais il s’agit là de lentes évolutions et non pas d’événements rapides. Ceux qui ont escompté pour leur Église « les bienfaits de la pauvreté » risquent de n’en pas voir eux-mêmes les résultats et de traverser, en attendant, une fâcheuse période de gêne et de stérilité. Ces réflexions qu’on a faites assez généralement depuis demeuraient, au début, étrangères à plus d’un leader, ecclésiastique et laïque. Peut-être aussi les libéraux se trouvaient-ils alléchés par l’allure véritablement libérale du projet de loi précédemment déposé par un socialiste de marque, M. Briand. Il est vrai que M. Combes (ceci se passait encore sous son ministère) s’était empressé de déposer à son tour un autre projet aussi étroit et sectaire que celui de M. Briand était tolérant. Le nouveau projet, celui de M. Rouvier, semblait à plusieurs égards un compromis entre les deux précédents. Les libéraux se flattaient, avec un cabinet présidé par un d’entre eux, de faire pencher plus aisément la balance de leur côté et, s’il fallait admettre la séparation, les circonstances se montraient, pour la subir, meilleures qu’on eût osé l’espérer. Telles furent, sans aucun doute, les considérations qui leur dictèrent une tactique que l’histoire parlementaire a chance de juger maladroite. Le rôle de l’opposition libérale était tout indiqué ; il consistait à poser la question sur le seul terrain solide en envisageant le Concordat comme un instrument diplomatique, une entente négociée entre deux pouvoirs distincts. Nous n’avons pas à revenir sur l’historique de ces négociations, les ayant résumées dans le volume précédent[3], mais ce que nous en avons dit suffit à prouver que le Concordat était bien un traité. Et la France aura ainsi donné l’unique ef incorrect exemple d’un traité non venu à terme et dénoncé par une seule des parties selon son bon plaisir. Le Saint-Siège n’aurait pu se refuser à nommer des plénipotentiaires et à accepter par là même la dénonciation. Au cas où, de part et d’autre, on n’eût pas réussi à se mettre d’accord, le Parlement français aurait toujours eu le droit, le Concordat se trouvant aboli par le fait, d’élaborer une loi nouvelle établissant le régime de la séparation. Entr’autres avantages, il en serait résulté une reprise des rapports officiels avec le Saint-Siège et tous les gens de bon sens comprennent qu’à la rigueur la France peut se passer d’une ambassade près le Vatican et, à la rigueur, du Concordat, mais qu’elle ne peut se passer des deux. Il lui faut bien un contact intérieur ou extérieur avec le Saint-Siège et cela par la seule raison que toutes les autres puissances en ayant, le neutre Brésil aussi bien que la schismatique Russie, la France se trouverait placée de la sorte dans une situation d’infériorité par rapport à ses rivales. Enfin, il ne pouvait être avantageux à l’opposition que, dans cette discussion, la doctrine libérale eût l’air d’être soutenue par un socialiste auquel les libéraux se trouvaient apporter leur concours. Il en devait rejaillir sur le socialisme de l’honneur et de la considération. Pour tous ces motifs, il appert que la ligne de conduite adoptée par l’opposition fut contraire à ses instincts et au bon sens.

L’association cultuelle.

Le rouage obligatoire et central de tout projet substituant le régime de la séparation à celui du Concordat, c’est l’association cultuelle. Le titre, pour inharmonieux qu’il soit, n’en a pas moins le mérite de désigner clairement ce dont il s’agit. Du moment que l’État ignore l’Église et que pourtant des relations de propriétaire à locataire vont continuer entre eux, la constitution s’impose d’associations de droit commun conformes à la législation générale de l’État et susceptibles d’autre part de représenter les intérêts de l’Église. Tel est le rôle de l’association cultuelle. Or, il devra y en avoir une par commune : certaines — celles des villes — seront riches ; d’autres, dans les villages, seront si pauvres qu’à peine pourront-elles vivre. Si elles ont le droit de se fédérer, les plus riches viendront en aide aux plus pauvres et ainsi le fonctionnement du culte à travers le pays ne sera pas entravé. Il en serait tout autrement au cas où ce droit ne leur serait pas reconnu. Seconde question : deux associations cultuelles peuvent se trouver en conflit dans une même commune ou, pour mieux dire, une association dissidente peut se constituer. L’État s’en remettra-t-il donc à ses tribunaux du soin de juger avec laquelle il doit traiter ? Ce serait là une ingérence dans le domaine ecclésiastique que les fidèles ne sauraient admettre.

On peut dire que le principal intérêt des discussions engagées devant le Parlement a tourné autour de ces deux points. Deux tendances bien distinctes s’étaient affirmées à cet égard, dès le principe, parmi les partisans de la séparation. Les uns étaient résolus à une pratique loyale du nouveau régime, estimant que l’État devrait désormais ne plus s’inquiéter en rien des affaires de l’Église, quand même — éventualité à laquelle la plupart ne croyaient pas du reste — ce régime tournerait au profit de l’Église. Les autres nourrissaient, au contraire, l’arrière-pensée de se servir de la loi pour affaiblir la religion, semer la division parmi les fidèles et entraver l’action du clergé le plus possible.

Une discussion académique.

Avant d’entamer l’examen détaillé de la réforme, la gauche éprouva le besoin, comme si elle se rendait compte de la gravité des intérêts en jeu, de rejeter solennellement sur le Vatican la responsabilité de la disparition du Concordat. L’ordre du jour présenté à cet effet et approuvé par le gouvernement reçut l’adhésion de l’extrême gauche et d’une grande partie de la gauche ; plusieurs néanmoins s’abstinrent. Quant à la droite, elle se groupa derrière M. Ribot qui qualifia ledit ordre du jour de « mensonge historique ». Nous avons examiné l’an passé cette question de façon assez complète pour n’y pas revenir. Une proposition de MM. l’abbé Gayraud et Georges Berry, députés, tendant à ajourner la discussion après les élections législatives de 1906, reçut un médiocre accueil. Nul ne poussa l’abnégation jusqu’à inviter le président de la République à dissoudre la Chambre des députés pour en appeler au pays. Selon la Constitution, le chef de l’État possède ce droit et peut l’exercer, d’accord avec le Sénat. Mais depuis la malheureuse expérience faite par le Maréchal de Mac-Mahon, en 1877, aucun président n’y a eu recours. En l’espèce, c’eût été le seul procédé raisonnable au cas où l’on aurait jugé nécessaire de consulter le suffrage universel sur l’opportunité de la séparation. Car ajourner le débat au printemps de 1906 serait revenu à déchaîner une longue et stérile agitation de nature à jeter inutilement du désordre dans la vie nationale.

La commission chargée par la Chambre de rédiger, comme il est d’usage, un rapport sur le projet de loi présenté par le gouvernement désigna comme rapporteur M. Briand. Nous avons dit que M. Briand avait, l’année précédente, déposé lui-même un projet de loi empreint de libéralisme. Sur la question des associations cultuelles, par exemple, son projet les autorisait à s’unir entre elles jusqu’à former dans la France entière une association générale jouissant des droits ordinaires. M. Combes avait alors pris le contre pied en proposant d’interdire les unions d’associations cultuelles au-delà des limites du diocèse, ce qui revenait à fractionner obligatoirement l’Église de France en 86 petites églises. Cette proposition draconienne avait provoqué de véhémentes protestations et parmi les protestants plus encore que parmi les catholiques. Le projet maintenant en discussion créait un compromis. Il autorisait les associations cultuelles de dix départements au plus à former des groupes possédant la capacité civile, c’est-à-dire le droit d’hériter légalement, dans certaines limites. Au-delà, les groupements pourraient se former mais sans jouir de la capacité civile.

Le rapporteur crut devoir débuter par un coup d’œil général sur l’histoire des rapports de l’Église et de l’État en France en même temps que sur les régimes existant de nos jours dans les pays étrangers ; vaste besogne à laquelle il apporta plus de zèle que de savoir. Cette histoire peut se conter de beaucoup de façons différentes, pour ne pas dire opposées et reposant toutes sur quelque parcelle de vérité. Mais une certitude domine, c’est que si l’on relève à travers les pontificats d’un Grégoire vii, d’un Innocent iii, d’un Boniface viii, comme à travers le concile de Bâle ou la pramagtique de Bourges, les traces d’une lutte incessante entre le pouvoir laïque et le pouvoir religieux, ce fut bien souvent à ce dernier qu’échut l’honneur de défendre les droits et la liberté des peuples contre les excès du despotisme.

M. Briand passa naturellement sous silence ce point de vue que des études probablement insuffisantes ne l’avaient pas préparé à accepter. Quant à la partie de son rapport dans laquelle il examina les législations étrangères, il en ressortit que nulle part la séparation n’existe telle qu’on veut la pratiquer en France car, là où les Églises se suffisent à elles-mêmes et ne reçoivent de l’Etat aucune subvention, une union morale subsiste qui porte peut-être plus de fruits que l’union matérielle et la bienveillance avérée des pouvoirs publics vient doubler pour elles les bienfaits de la liberté dont elles jouissent.

M. Charles Benoist, député de Paris, eut l’air de soutenir un paradoxe en établissant que le Concordat avait été une première séparation de l’Église et de l’État — ou même une seconde, la première remontant à la parole de Jésus-Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il est certain qu’on ne saurait confondre un corps de doctrines avec l’Église qui est un gouvernement et qu’en somme les concordats empêchent les pouvoirs laïque et ecclésiastique d’empiéter l’un sur l’autre comme ils y ont une tendance naturelle. Toute cette partie — qu’on pourrait appeler préalable — de la discussion revêtit un caractère plus académique que politique. L’opinion en fut agréablement surprise tant en France qu’à l’étranger. Le spectacle n’était pas sans grandeur du parlement d’une puissante république traitant en termes élevés et dans un calme absolu un sujet si grave. Mais l’académisme n’avance pas beaucoup les affaires pratiques d’un pays et peut-être eut-il mieux valu de part et et d’autre renoncer à quelques idées générales et à quelques belles périodes pour serrer de plus près encore le détail de l’organisation future.

La prime au schisme.

Quand la Chambre des députés se sépara à la fin d’avril pour les vacances de Pâques, quatre articles de la loi étaient déjà votés[4] et, en dernier, cet article iv considéré comme la pierre d’achoppement de toute la discussion. Il spécifiait en effet ce qu’on appelait la « dévolution des biens ». Les biens dont il s’agissait ici étaient ceux des fabriques ; on y comprenait par exemple le mobilier de l’église, les objets précieux servant au culte, les fondations faites par les fidèles, etc… La fabrique était une sorte de conseil laïque assistant le curé et administrant ces biens d’accord avec lui. À qui allaient-ils être dévolus sous le nouveau régime ? Naturellement aux associations cultuelles. Mais auxquelles, s’il s’en constitue plusieurs ? La commission s’en était d’abord remis au préfet du soin de décider en cas de contestation. Puis, se rendant compte de l’arbitraire qu’elle instituait de la sorte en faisant juge d’un différend de pareille nature le représentant du pouvoir exécutif, elle avait proposé de s’en référer aux tribunaux. Plus indépendants que les préfets, des juges seraient-ils beaucoup plus compétents ? Il fallait du moins leur indiquer une règle de conduite susceptible de les guider dans l’application d’un cas délicat. Un amendement libéral accepté par la commission spécifia qu’on s’en rapporterait en toute circonstance et avant tout « aux règles générales de l’organisation du culte dont les associations auraient pour but d’assurer l’exercice ». Cela revient à dire que la hiérarchie ecclésiastique sera respectée et que, de deux associations catholiques par exemple, celle-là devra être considérée comme orthodoxe qui est reconnue par le curé, le curé étant d’ailleurs d’accord avec son évêque et l’évêque tenant ses pouvoirs du Saint-Siège. Le simple bon sens et la plus élémentaire loyauté recommandaient l’adoption d’un texte semblable, seul susceptible d’assurer la paix religieuse en ne créant pas pour ainsi parler une « prime au schisme ». L’unanimité néanmoins fut très loin de se rencontrer. Il ne fallut pas moins que l’énergique intervention du rapporteur, M. Briand, soutenu à la fois par M. Jaurès et par M. Ribot pour venir à bout des résistances qui se produisirent. M. Briand s’honora en cette circonstance par un langage d’une franchise et d’une netteté exemplaires. Il déclara qu’il ne consentirait jamais à se prêter aux calculs de ceux qui cherchaient, sous le couvert de la liberté, à entraver l’exercice du culte. L’amendement passa mais la colère de certains jacobins ne connut plus de bornes et ils cherchèrent aussitôt le moyen d’en atténuer sinon d’en annihiler l’effet. On ne comprend pas comment un homme de la valeur de M. Leygues se laissa aller à seconder leurs vues en présentant, d’accord avec M. Camille Pelletan, l’ancien ministre de la Marine, un article 6 auquel il fut obligé toutefois d’ajouter l’article 6 bis pour obtenir un vote favorable. L’article 6 stipulait ce qu’il adviendrait des biens des fabriques dans le cas où la dévolution n’en aurait pas été faite dans un certain délai (un an) — ou bien dans le cas où, ce délai passé, ils seraient réclamés par plusieurs associations ; le conseil d’État serait appelé à prononcer « en tenant compte des circonstances de fait ». On devine tout l’arbitraire auquel une pareille formule pourrait ouvrir la porte. L’article 6 bis limita ces « circonstances » ; ce seraient : une scission dans l’association nantie, une création d’association nouvelle par suite de modifications survenues dans la circonscription ecclésiastique, enfin l’impossibilité où pourrait se trouver une association de continuer à remplir son objet. Même réduite de la sorte, l’ingérence du Conseil d’État constituait une innovation dangereuse et par là se trouvait établie une sorte de passerelle permettant à l’État de se mêler des affaires de l’Église et d’y favoriser à l’occasion l’éclosion de groupements schismatiques. C’est dans ce sens que l’entendait un radical, M. Bepmale qui eut l’audace — ou la maladresse — de dire haut ce que plusieurs de ses collègues pensaient tout bas, en se déclarant prêt à voter la loi en raison de sa perfectibilité ultérieure dans un sens défavorable à l’Église.

Jusqu’au bout les socialistes eurent le beau rôle. La commission proposait de laisser aux associations cultuelles la jouissance gratuite des édifices servant au culte ou au clergé pendant deux ans et d’instituer ensuite une période de dix années pendant lesquelles l’État serait obligé de leur louer ces mêmes édifices, la location devenant ensuite facultative. M. Augagneur, député et maire de Lyon, socialiste de marque — qui fit du reste à son parti, peu de temps après, la surprise d’accepter le poste de gouverneur-général de Madagascar en remplacement du général Gallieni — proposa tout net d’en faire don à l’Église et cette générosité qui était à la fois d’un esprit juste et d’un politique habile provoqua un scandale parmi les radicaux ; ils crièrent à la trahison. La proposition de M. Augagneur fut repoussée.

Il est singulier que personne n’ait eu, dans les rangs de l’opposition, le courage de faire ressortir le caractère d’indemnité que revêtait le budget des cultes. Ce caractère, le Concordat ne l’avait pas spécifié[5] sans doute mais il ressortait jusqu’à un certain point des faits eux-mêmes. On l’a proclamé du reste hors de France dans une circonstance importante. En 1815, les Pays-Bas devenus maîtres de la Belgique avaient admis que la charge pour l’État de subvenir aux frais du culte et à l’entretien du clergé fut une conséquence directe de la confiscation des biens de l’Église opérée par la Révolution et rendue définitive par le Concordat à la condition que l’État remplit cette charge. La confiscation s’étant étendue aux provinces belges, le budget des cultes y était devenu comme en France dette de l’État. Même thèse acceptée en 1830 par le Congrès belge lorsque fut constituée l’indépendance de la Belgique. « Sous le gouvernement français, avait-il été déclaré à la tribune, les corps ecclésiastiques ont été dépouillés de ces biens sous la condition que l’État se chargeât des frais du culte et de l’indemnité aux ministres. Cette indemnité est donc une dette de l’État dont il a reçu le capital ». Une thèse qui avait été établie de pareille façon devant un congrès révolutionnaire en 1830 et admise par lui pouvait au moins être reproduite devant la Chambre des députés française. Elle ne le fût pas. Là, encore, il semble que l’opposition n’ait pas compris son rôle et l’ait mal rempli.

La loi devant le Sénat.

Une majorité de cent voix s’était affirmée dès le début dans la Chambre en faveur de la séparation. Cette majorité se retrouva pour voter le 3 juillet l’ensemble de la loi. Restait le Sénat. La loi y arriva en novembre. Le même phénomène se reproduisit mais sous une forme plus vulgaire. Au Sénat, en effet, on pourrait qualifier de mécanique la majorité de 80 voix qui, de façon constante et sans jamais se démentir, rejeta tous les amendements, écourta les discussions et accepta les uns après les autres les votes émis par la Chambre. Ce fut le triomphe de la discipline. La discipline d’un parti est une grande qualité pratique et l’on se doit de l’admirer mais, tout de même, elle fonctionne un peu comme la guillotine et exige bien souvent le sacrifice des convictions individuelles. Les anciens disciples de M. Combes, les serviteurs du « bloc » voulaient avant tout que la loi pût entrer en vigueur avec l’année 1906 et ils le voulaient pour des motifs plus électoraux que patriotiques. De là l’exactitude avec laquelle ils obéirent au mot d’ordre qui leur était donné : ne rien retarder, ne pas chercher à rien modifier, à rien améliorer. La tactique réussit et la loi put être votée dans son ensemble à la fin de décembre.

Comme nous l’avons dit au début de ce chapitre, la façon dont elle sera mise en vigueur important autant sinon plus que le texte même, nous laisserons 1906 lui donner son véritable caractère avant de la juger. Ce peut-être aussi bien une œuvre d’émancipation réciproque qu’un monument de persécution ; dans le premier cas, elle sera durable et éphémère dans le second. Le principal danger vient de ce qu’élaborée sous l’influence d’une politique de représailles envers le Saint-Siège, elle ne comporte pas toutes les précautions qui seraient utiles pour empêcher l’État de s’ingérer à nouveau dans les affaires de l’Église Or les Français sont, par leur tempérament et bien plus encore par leur développement historique, tellement accoutumés à entremêler les affaires civiles et — sinon les affaires religieuses — du moins les choses du culte qu’on ne les voit pas faisant soudain violence à leurs habitudes et résolus à tenir séparé ce que leur mentalité leur montre uni. D’autre part la discussion, tant devant le Parlement que dans la presse, a fait apparaître à gauche une méconnaissance absolue de l’état véritable de l’Église dans le monde, de sa force et des retours offensifs probables. C’est même une contradiction de la part des apôtres de la séparation car, si l’Église est en train de s’effondrer, il n’était pas besoin de se donner tant de mal pour l’abattre. Quoiqu’il en soit on peut craindre, d’une part, que les catholiques français ne s’accoutument pas volontiers à vivre isolés d’avec l’État et que, d’autre part, leurs adversaires n’aient pas sincèrement renoncé à se servir de l’État pour les molester. Dans les deux cas la séparation ne serait qu’un mot et la conclusion d’un nouveau Concordat s’imposerait avant longtemps.

  1. Nous rappelons que l’on appelait ainsi le parti artificiel et assez bigarré mais nombreux qui, pendant trois ans, avait soutenu énergiquement et aveuglément la politique aggressive de M. Combes.
  2. Voir la Chronique de 1904, chap. iv.
  3. Voir la Chronique de 1904, chap. ii.
  4. La déclaration d’urgence et le passage à la discussion des articles avaient été votés par une majorité de 100 voix.
  5. Voir la Chronique de 1904, page 61 et suivantes.