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La Chronique de France, 1905/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
ALBERT LANIER Éditeur (p. 213-233).

xi

SILHOUETTES DISPARUES

Les notices nécrologiques ne rentrent pas dans le cadre habituel de notre chronique. Mais il advient que la plupart des contemporains de renom se trouvent mêlés d’assez près aux événements du jour pour qu’il soit impossible de raconter ces événements sans parler d’eux. Tel n’est pas toujours le cas pourtant et les Français dont nous allons parler brièvement ne nous avaient pas donné l’occasion d’attirer sur eux l’attention de nos lecteurs. Ils ne doivent pas être oubliés au soir de l’année qui les a vus disparaître.

Un prophète géographique.

Élisée Reclus est mort comme il avait vécu — sans faire de bruit. Quelques lignes dans les journaux, un simple rappel de ses œuvres principales et le silence s’est fait sur ce grand nom. Qu’aurait-on dit de lui ? Sa personnalité n’avait jamais compté. Tout son être s’absorbait dans la science dont il était non seulement le serviteur mais le prophète ; Élisée Reclus, c’était la géographie faite homme. Pour elle, il avait enduré mille souffrances, surmonté mille obstacles. Né en 1830, dans la Gironde, étudiant à l’université de Montauban puis à Berlin où l’enseignement de Cari Ritter décida de sa vocation, il sentit sourdre en son être un besoin qu’avant lui les géographes n’avaient pas ressenti, celui de voir. Il voulait repaître son regard et sa pensée du spectacle de la terre ; on eût dit qu’il aspirait à dégager d’elle une sorte d’âme collective sous l’action de laquelle l’homme se serait formé et développé. Et c’est bien là ce qu’il a fait. Par lui, la géographie est devenue quelque chose de vivant, de palpitant ; des liens longtemps invisibles se sont révélés, rattachant la conscience humaine au sol fécond ; les contours encore imprécis des grandes lois sociales ont surgi sur l’horizon ; l’harmonie merveilleuse de la planète a affirmé sa réalité. Celui dont telle fut l’œuvre était pauvre et voyager coûte cher. Reclus, pour vivre, exerça des métiers divers et imprévus. Il fut agent de cadastre, débardeur sur les quais, précepteur, travailleur agricole ; il fit même la cuisine à bord d’un paquebot. C’est ainsi qu’entre 1851 et 1857, il parvint à visiter le nord de l’Europe, les États-Unis et une partie de l’Amérique du sud. Ses aspirations sociales vers un idéal de fraternité et de lumière jetèrent malheureusement du désarroi et de l’incohérence au travers de sa vie de penseur. Il se laissa entraîner sur les pentes faciles des spéculations anarchiques refusant toutefois d’encourager le geste homicide que sa plume parfois semblait excuser. Cela nuisit à sa production scientifique. Mais après 1871, il se confina dans des travaux qui le conduisirent jusqu’au seuil du tombeau. Les dix-neuf volumes de sa Géographie Universelle l’occupèrent pendant plus de vingt ans et ensuite il mit dix ans à composer L’Homme et la Terre[1] dont le manuscrit terminé en 1904 fut revu par lui et remis au point avec la réflexion et le soin qu’il apportait en toutes choses. Ce sont là des œuvres immortelles qui honorent la France et l’humanité. Rien d’étroit ni de mesquin n’y transparaît. L’auteur y reste toujours noble, drapé dans sa grande simplicité et cherchant loyalement le vrai et l’honnête. Il est hors de doute que la conception géographique d’Élisée Reclus ne soit la meilleure et la plus féconde, en tous les cas pour les mentalités latines. Elle est aussi la plus exacte au point de vue étymologique car le géographe qui s’en inspire est vraiment le « descripteur de la terre », celui qui tient compte du mathémathique et de l’impondérable, des phénomènes matériels aussi bien que de la vie morale, des influences de la fièvre aussi bien que de celles de l’art. Reclus a tué les sauvages nomenclatures qui constituaient l’ancien enseignement géographique et a posé les bases d’un enseignement nouveau dont la terre sera le centre et le foyer et qui dominera peu à peu toute la culture scientifique des adolescents.

Un conteur infatigable.

Il semble incroyable qu’il ne puisse plus paraître des Jules Verne. Les cent quatre volumes qui représentent l’effort de l’écrivain avaient accoutumé l’opinion, dirait-on, à une série interminable de ces « Voyages extraordinaires » dont il fut l’inventeur. À vrai dire, Jules Verne laisse derrière lui des imitateurs et quelques uns ne sont pas sans talent ; mais le genre qu’il a créé lui survivra difficilement. On le copiait parce qu’il était là ; le modèle disparu, la copie deviendra de plus en plus imparfaite. D’ailleurs, s’il y avait dans le talent de Jules Verne des qualités très personnelles et admirablement appropriées aux sujets traités par lui, d’autre part ces sujets répondaient aux besoins passagers d’une époque, à des « particularités intellectuelles » qui ne se retrouveront plus. Jules Verne a ouvert des horizons entièrement nouveaux à une génération juvénile qui ne savait rien des applications prochaines de la science mais qui se sentait destinée à vivre dans un monde géographiquement agrandi et scientifiquement transformé. Il nous a initiés, enfants, à un grand nombre de merveilles qui, depuis lors, se sont réalisées sous nos yeux. Élevés dans le commerce de l’automobile et du téléphone, habitués à entendre discuter le « Plus lourd que l’air » et à rencontrer partout sous leurs pas l’électricité ingénieusement asservie, nos enfants sont dans un état d’esprit tout différent de celui dans lequel nous nous trouvions. Ils sont préparés aux inventions et aux découvertes de cet ordre. En ce genre, rien ne peut plus les étonner. Tout leur paraît possible. Or le charme de Jules Verne résidait pour une large part dans le perpétuel côtoiement du possible et de l’impossible. Vingt mille lieues sous les mers tenait à la fois du conte de fées et du journal de bord. Aujourd’hui, la distance qui sépare le sous-marin réalisé du sous-marin réalisable n’est plus assez grande pour que s’y meuve à l’aise l’imagination d’un garçon de douze ans. Il y a loin du malheureux Farfadet au magnifique Nautilus sans doute. Mais voyant plonger l’un, l’enfant s’attend à voir émerger l’autre. Jules Verne, il est vrai, ne s’en est pas tenu là. Il a écrit aussi des fantaisies d’un autre ordre ; et peut-on rien citer de plus charmant dans son œuvre que le Docteur Ox ou les Indes Noires ? Son grand succès toutefois lui est venu comme vulgarisateur et précurseur — et on l’a aimé là surtout où il savait rester vraisemblable. C’est par là aussi que son influence pédagogique s’est exercée. Elle a été immense. Il est regrettable que l’Académie française n’ait pas eu l’occasion de la consacrer. Jules Verne était un modeste et un solitaire. Il estimait probablement son bagage de conteur un peu différent par nature de ceux qui conduisent à l’Académie. Mais si quelques immortels avaient dessiné vers lui un geste d’appel, il eut été assurément heureux d’y répondre et la noble compagnie se fut grandement honorée en le recevant sous sa coupole. Un télégramme chaleureux de l’empereur d’Allemagne saluant son cercueil et, dans les dernières années de sa vie, une souscription spontanée des petits Anglais désireux d’otfrir une canne à pomme d’or à leur auteur favori, c’était là l’hommage flatteur de l’Europe. Pourquoi la France omit-elle de rendre à son tour les honneurs dus par elle à un esprit si français ?

Nous croyons devoir ici dire un mot de l’absurde légende qui eut cours à plusieurs reprises depuis trente ans concernant la nationalité de l’éminent écrivain. Jules Verne, disait-on, était un juif polonais lequel, à la suite de romanesques aventures, avait été amené à changer de nom et à cacher ses origines. Il n’y a pas un mot de vrai dans cette histoire ainsi qu’en témoigne l’acte de naissance suivant communiqué par la mairie de Nantes.


Extrait des registres de naissance de la ville de Nantes,
département de la Loire-Inférieure

L’an mil huit cent vingt-huit, le 8 février, à trois heures du soir, devant nous, sonssigné, adjoint et officier de l’état civil, délégué de M. le maire de Nantes, chevalier de la Légion d’honneur, a comparu M. Pierre Verne, avoué, âgé de vingt-neuf ans, demeurant rue de Clisson, quatrième canton, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né ce jour, à midi, de lui déclarant et de dame Sophie-Henriette Allotte, son épouse, âgée de vingt-sept ans, auquel enfant il donne les prénoms de Jules-Gabriel, lesdites déclarations de présentation faites en présence de MM. François-Jacques-Jean-Marie Tronson, juge d’instruction au tribunal civil à Nantes, âgé de quarante ans, demeurant rue du Bel-Air, et Alexandre Verne, propriétaire, âgé de quarante-cinq ans, demeurant place Royale, lesquels ainsi que le père ont signé avec nous ce présent acte d’après lecture faite. Signé au registre : P. Verne, F. Tronson, A. Verne et J. Doucet, adjoint.
Pour extrait certifié conforme au registre de la mairie.
Nantes, le dix octobre mil neuf cent cinq.


En son vivant Jules Verne n’avait fait que rire des prétendues révélations publiées sur son compte. Maintenant qu’il appartient à l’histoire littéraire, il convient de ne point les laisser s’accréditer. Aussi bien, rien n’est-il plus français dans le fond et dans la forme que son œuvre. Elle s’affirme telle par une imagination brillante, une pensée claire, un style net. L’esprit national y a mis sa signature.

Un homme de Plutarque.

Pierre de Savorgnan de Brazza, lui, était né en Italie, encore que le sang de diverses races coulât dans ses veines mais, à l’âge de dix-huit ans, il revendiqua la nationalité française. On était au commencement de la guerre de 1870. Le jeune homme venait à la France parce qu’elle était vaincue et qu’il voulait travailler à son relèvement. Il entra aussitôt dans la marine et, à peine aspirant, sentit s’éveiller ses instincts d’africain. En 1875 il explora avec Noël Ballay et Alfred Marche, l’Ogooué et l’Alima. Il parvint à quelque distance du Congo. Comprenant aussitôt que ce fleuve deviendrait la grande voie d’accès de l’Afrique centrale, il essaya de l’atteindre par les divers cours d’eaux qu’il avait reconnus. Il y parvint en 1880 et créa l’établissement qui est devenu aujourd’hui Brazzaville. Puis il redescendit le fleuve. Lorsque Stanley arriva quinze mois plus tard, il trouva devant lui les couleurs françaises. De 1883 à 1885, Brazza reconnut la région située entre le Congo et le Gabon et entreprit de relever le cours de l’Oubanghi. À la Conférence de Berlin, l’existence de l’État libre du Congo fut proclamée ; la France déclara occuper le littoral entre Libreville et Brazzaville et se réserver l’hinterland oubanghien mais, pour plus de sûreté, Brazza se hâta de remonter le long de la Sangha, jalonnant sa route de postes nouveaux. Ainsi fut réservé l’accès vers le nord. Ces résultats furent consacrés par les traités de 1894 signés entre la France, l’Allemagne et l’État Libre. Le Congo français était créé ; c’était presque entièrement l’œuvre de Brazza, de sa ténacité, de son endurance et de son coup d’œil. Il n’était que justice de lui donner à gouverner la colonie nouvelle. Brazza en garda douze ans le gouvernement. Mille déboires l’atteignirent, Il exposait mal des vues très justes ; on ne le comprenait pas à Paris et on le critiquait. Des jalousies personnelles et des rivalités d’opinions finirent par rendre sa situation difficile. Le Congo, point de départ de la mission Marchand que Brazza blâmait avec tant de raison, eut encore à en supporter les frais. Le gouverneur protesta et fut révoqué. Il avait dépensé presque toute sa fortune pour doter son pays d’adoption d’une colonie d’avenir ; on le laissa sans ressource. C’est alors que se révéla dans toute sa beauté antique l’âme virile de Pierre de Brazza, Silencieux, réduit à l’inaction et à la gêne, sans une plainte, sans un reproche, il vécut des années douloureuses donnant à ses trop rares fidèles le spectacle d’un héroïsme à la Plutarque. La justice enfin se fit jour et l’heure sonna de la réhabilitation. En 1901, sur la demande du premier ministre Waldeck-Rousseau, le parlement vota une dotation nationale. La gêne prenait fin mais l’inaction restait pesante. En 1905, la nécessité s’affirma d’une enquête générale sur la façon dont le Congo français se trouvait gouverné ; certains actes de cruauté avaient été dénoncés ; l’opinion publique réclamait des informations précises. Le ministre des Colonies offrit à Brazza de remplir cette mission d’honneur. Certes, si on avait su à quel point était atteinte sa santé dépensée au service de la France, le gouvernement n’eut pas formulé une pareille proposition. Mais Brazza accepta joyeux ; son courage le soutenait. Il put mener à bien son entreprise suprême et mourut au retour, calme et fier en face de la mort comme il l’avait été en face des injustices et des souffrances de la vie. Sa patrie émue lui fit des funérailles triomphales et des hommages unanimes furent rendus à sa mémoire. Pur de toute compromission, resté doux et généreux envers les autres autant qu’il était dur et sévère pour lui-même, plus fort que l’adversité, Brazza avait enfin forcé l’admiration de tous les partis.

Monsieur le ministre.

On ne sait pas ce qu’aurait été M. Goblet s’il n’avait été ministre. Il était né pour cela ; à vrai dire il ressemblait davantage, quoique radical, à un ministre du roi Louis-Philippe qu’à un ministre de la troisième république. Sa silhouette était celle d’un bourgeois de 1848. Il en avait la tenue intérieure et extérieure, l’âme honnête et la cravate correcte, les principes rigides et la forme courtoise. Il ne fut pas très bien compris de la foule à cause de l’anachronisme dont il donnait l’impression mais il fut très aimé de tous ceux qui, ayant pénétré plus avant dans son intimité, purent apprécier la hauteur de son patriotisme et la sérénité de sa philosophie. Ministre de l’Instruction publique dans le cabinet Brisson qui succéda le 6 avril 1885 au cabinet Jules Ferry, il garda son portefeuille dans le cabinet Freycinet entré en fonctions le 7 janvier 1886. Il passa de là à la présidence du Conseil avec le portefeuille des Affaires étrangères qu’il reprit plus tard dans le cabinet présidé par M. Floquet. Aucun de ces cabinets n’eut la vie longue : et ce fut tout. La carrière ministérielle de M. Goblet a donc été brève mais si l’on se remémore que sa main signa à l’Instruction publique les décrets reconstituant les universités régionales et que ses épaules portèrent aux Affaires étrangères le poids de l’affaire Schnæbelé, on conviendra que cette carrière fut marquée par des initiatives ou des labeurs d’une haute importance. « Je l’ai vu, a écrit M. Henry Roujon en parlant de son ancien chef, je l’ai vu un soir, au plus sombre moment de la crise (l’affaire Schnæbelé, on s’en souvient, envenimée par M. de Bismarck, avait mis la France et l’Allemagne à deux doigts de la guerre). Fortifié dans son point de droit, sûr de la justice de sa cause, il attendait le cœur bourrelé d’angoisses, la conscience limpide et introublée. Ce bout d’homme intrépide et têtu, comptable de la dignité nationale portait le fardeau sans faiblir. En ces jours solennels, Goblet haussa cette taille minuscule dont s’égayait la caricature jusqu’au niveau des plus hauts devoirs. De la belle histoire de France se continua en lui. En ce simple avocat de la Marche de Picardie, pays de résistances aux invasions, se prolongeait la fière lignée des légistes, ouvriers du chef-d’œuvre capétien, de ces commis appliqués et rageurs qui fondèrent notre indépendance et notre unité à force de ténacité et de bon sens. Il sauva la paix avec l’honneur. »

La retraite prématurée qui lui fut imposée fut pour René Goblet une douloureuse épreuve. La tribune lui manquait ; il manqua de son côté au parlement. Sans que son radicalisme s’atténuât, il avait trop le respect de la liberté et du droit, il professait avec trop de passion surtout le culte de la patrie pour tolérer que ses concitoyens se missent à se persécuter entre eux ou osassent discuter l’opportunité du service militaire. Du fond de sa retraite, l’ancien ministre exprima crûment sa pensée sur la politique de M. Combes et plus tard sur les incartades des instituteurs ; et les mercuriales qu’il servit aux uns et aux autres ne furent pas sans action. La franchise de M. Goblet lui avait dès longtemps assuré le respect de tous les partis. Il mourut laissant de grands exemples, n’ayant pu malheureusement se tailler un rôle proportionné sinon à son talent, du moins à son caractère.

Un salon parisien

Ce que l’on appelait autrefois à Paris un « salon » est devenu une chose rare. L’un de ceux qui subsistaient vient de se clore par la disparition de la femme éminente autour de laquelle il s’était constitué. Madame Taine, veuve de l’illustre philosophe dont elle avait été l’intelligente et fidèle compagne avait su retenir auprès d’elle les amis et les admirateurs de son mari. Ils l’avaient suivie du vieux logis de la rue Cassette à son home élégant des quartiers neufs ; ils l’eussent suivie jusque dans la banlieue sans doute tant ils trouvaient de charme à ses réunions hebdomadaires. On y rencontrait l’élite de la pensée française et, souvent aussi, de la pensée étrangère. Pour un peu c’eut été l’antichambre de l’académie comme c’était l’atrium de la Revue des Deux Mondes. L’effacement voulu de la maîtresse de la maison n’était pas une des moindres particularités de ce groupement. Peu de femmes d’une richesse d’information aussi vaste eussent résisté au plaisir de régner sur les esprits supérieurs assemblés dans sa demeure. Madame Taine ne voulait pas régner : c’est à peine si elle présidait. Sa préoccupation dominante consistait à mettre ses invités à même de profiter de l’échange d’idées qui s’opérait par ses soins et à en profiter elle-même. Elle y excellait, aidée par sa fille Madame Louis-Paul Dubois. Par ailleurs, sa vie remplie d’œuvres de bienfaisance et de fécondes initiatives ne lui laissait le loisir de s’adonner à aucun dilettantisme. Son goût ne l’y conduisait pas ; sa besogne en tous les cas l’en détournait. La bonté exquise qui rayonnait d’elle ajoutait sans cesse à la liste de ses charités. Prompte à contracter de nouvelles obligations sans jamais renoncer aux obligations antérieures, elle se surmenait. Passant de l’administration du domaine tunisien créé pour son fils à la revision des papiers laissés par son mari et dont beaucoup furent publiés par ses soins, elle considérait ses devoirs mondains comme un repos et une détente. Faible détente, repos insuffisant. Madame Taine, malgré une robuste constitution, ne put résister à ces labeurs superposés. Ainsi se ferma prématurément un salon qui continuait au début du xxe siècle les grandes traditions françaises. La forme était moderne certes ; nul ne s’accoudait, comme naguère Chateaubriand, à la cheminée pour pérorer avec grâce ; nul, comme jadis Talleyrand, n’avait son fauteuil attitré et réservé. Mais les lettres et l’esprit français y trouvaient aussi bien leur compte, justement honorés et délicatement servis.

Ciseleur de trophées

Acquérir une notoriété durable et méritée en donnant au public un livre, un seul, longtemps attendu et supérieur à ce qu’en disaient par avance des disciples enthousiastes, c’est un cas à peu près unique dans l’histoire de la poésie. Les poètes d’ordinaire sont abondants et plus ils sont du midi, plus leur génie est loquace. José Maria de Heredia, issu d’ailleurs par sa mère d’une famille française et élevé en France, avait beau être né à Santiago de Cuba, il n’emporta pas de ce berceau luxuriant l’habitude de la prodigalité ; son genre resta sobre. Ce n’était pas un paresseux ; bien au contraire, il avait l’amour et l’habitude du travail. Mais c’était un ciseleur et ce qu’il ciselait lui semblait toujours inachevé ; quand il se décidait à laisser imprimer quelque pièce de vers, c’était après l’avoir longuement et laborieusement embellie ; encore eût-il souhaité parfois la reprendre pour la polir ou l’ajourer davantage. De 1860 à 1893 quelques-uns de ses « Trophées » furent accrochés succcessivement aux colonnes du temple littéraire et les passants surpris en admirèrent les lignes nobles et les contours très purs. Ils venaient seulement, ces Trophées, d’être réunis en volume lorsque l’auteur fut jugé digne de s’asseoir parmi les Quarante. Cette élection fut de celles que la postérité ratifiera sans peine. Elle ignorera le Heredia quotidien, celui qui fut élève de l’école des Chartes et plus tard directeur de la Bibliothèque de l’Arsenal, celui qui traduisit ou adapta de l’espagnol l’histoire de la nonne Alferez et la chronique de Bernal Diaz, celui dont ses amis prisèrent si fort le commerce raffiné et charmant, mais elle se récitera cinq ou six pièces qui deviendront classiques ; et voilà, somme toute, de quoi récompenser un talent et fixer une renommée.

Deux généraux.

Le général Saussier et le général Faverot de Kerbrech qui avaient tous deux rempli de longues et honorables carrières doivent retenir quelques instants l’attention pour ce fait que la politique leur a été tangente, si l’on peut ainsi dire, et qu’à travers eux nous saisissons la nature des liens qui unissent l’armée à la République. Gouverneur de Paris en même temps que généralissime désigné pour le cas de guerre, le général Saussier était un républicain très convaincu à une époque où cette opinion demeurait assez rare parmi les officiers. Au contraire, le général Faverot de Kerbrech, ancien écuyer de Napoléon iii, se trouvait lié envers la famille impériale par la reconnaissance et l’affection. Tous deux restèrent fidèles à leurs convictions et leur carrière n’en fut ni troublée ni entravée. Ils servirent leur patrie avec un égal dévouement et une égale loyauté. C’est qu’à travers les régimes divers qu’elle s’est donnés, la France leur apparaissait vivante et certaine. On se rappelle le mot fameux du duc d’Aumale présidant le conseil de guerre qui jugea le maréchal Bazaine. Comme Bazaine arguait pour sa défense qu’il n’y avait plus à ses yeux, depuis le renversement de Napoléon iii, d’organisation gouvernementale à laquelle il put se référer : « Pardon, interrompit le prince, il restait la France ». Cette conception est exclusivement française. Elle est née de l’histoire. La continuité de la pensée et de l’effort français à travers les vicissitudes de la politique est un des phénomèmes importants du xixe siècle mais, jusqu’ici, les historiens n’ont point su le mettre en relief. Beaucoup de citoyens n’en ont même pas conscience et pourtant la plupart sont prêts à agir comme si leurs actions s’en inspiraient. Cela est vrai surtout de l’armée. Les autres armées sont impériales ou royales ; celle de 1792 et de 1796 en France, était républicaine ; la suivante fut napoléonienne. De nos jours, on n’imagine guère l’armée allemande faisant abstraction de son kaiser ni l’armée suédoise de ses princes. Au contraire, l’armée française actuelle est, avant tout, française. Une tentative malencontreuse en vue de lui enlever ce caractère qui fait sa force n’a pu aboutir. Bien des faits dont le monde s’est étonné depuis trente ans s’expliquent de cette façon. Et c’est aussi la raison pour laquelle des officiers d’origines, de traditions et de convictions opposées ont pu collaborer, dans une intimité robuste et confiante, au développement de la force nationale. Tels étaient, parmi beaucoup d’autres, les généraux dont nous venons d’évoquer le souvenir et en qui il convient de saluer des serviteurs sans peur et sans reproche de la France moderne.

  1. L’Homme et la Terre achève en ce moment de paraître par fascicules à la Librairie universelle, 33, rue de Provence, Paris.