La Chronique de France, 1906/Chapitre V

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ALBERT LANIER Éditeur (p. 95-119).

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AUTOUR DU BUDGET DE 1907

C’est avec une brutale franchise que M. Poincaré, ministre des Finances, fit connaître au pays, en déposant le projet de budget de 1907, le détail de sa situation financière. La carte à payer, établie par ses soins, dépassait quatre milliards de francs. En y regardant de près, on s’aperçut que M. Poincaré aurait très bien pu, à l’aide d’un innocent stratagème, se tenir en deçà du chiffre de quatre milliards car son budget comportait cent quatre vingt treize millions de dépenses exceptionnelles sur la nature desquelles nous reviendrons tout à l’heure. Mais il ne l’avait pas voulu. Il avait préféré ne rien dissimuler et que chacun put savoir à quoi s’en tenir. Le ministre d’ailleurs ne s’en montrait ni inquiet ni chagrin. Sans doute il n’affichait pas le magnifique optimisme que respirait son discours du mois d’avril dont M. Paul Leroy-Beaulieu a pu dire que l’art avait consisté « sans nier les difficultés réelles, à les mentionner si fugitivement et à les noyer dans de si abondants développements formant une sorte de panégyrique que le lecteur, peu familier avec la matière, en retirait une impression rassurante ». Ce discours avait d’autant plus charmé les sénateurs auxquels il était adressé qu’on se trouvait alors en pleine période électorale ; ils en avaient aussitôt ordonné l’affichage. On a voulu opposer au Poincaré d’avant, le Poincaré d’après les élections. Mais c’est une malice sans grande portée. Il apparaît que le ministre n’avait rien perdu de sa confiance et qu’il se borna à user dans son « exposé des motifs » budgétaire d’un langage plus précis et moins fleuri que dans sa précédente manifestation oratoire.

Coup d’œil rétrospectif.

Cet « exposé des motifs » contenait un résumé de la gestion des finances républicaines depuis trente six ans (1870-1906). C’était un important et remarquable travail. M. Poincaré divisait ces trente six années en une série de périodes dont l’énumération paraît un peu artificielle. En réalité on n’en distingue nettement que trois dont la première s’étend de 1870 à 1877 et comprend la gestion dite conservatrice. Le terme est heureusement choisi. Les hommes qui se trouvaient alors au pouvoir n’étaient pas des réactionnaires mais de véritables conservateurs. Leur souci principal (en matière de finances surtout) consistait à maintenir dans des limites aussi étroites que possible les dépenses rendues nécessaires par une situation difficile. On a la preuve de leur esprit d’économie en considérant qu’entre 1872 et 1877 le total de ces dépenses s’éleva seulement de 2.734.000.000 à 2.991.000.000, soit une différence en plus de 257 millions. Or, dans le même temps, le budget ordinaire et extraordinaire de la guerre s’augmenta de 265 millions et celui de la marine de 46 soit un total de 311 millions ; il avait du être réalisé par ailleurs pour 54 millions de réductions diverses ; au lendemain d’une guerre désastreuse comme celle de 1870 et en pleine période de réorganisation, on conviendra que c’était là une modération méritoire.

À partir de 1877, une sorte de folie souffla sur les pouvoirs publics. L’Exposition de 1878 bientôt suivie de la démission du maréchal de Mac Mahon et d’élections favorables aux républicains introduisirent dans le gouvernement aussi bien qu’au parlement un esprit d’imprévoyance et des habitudes déréglées. Extension irréfléchie de presque tous les services, dispersion des initiatives, absence de suite dans l’effort, précipitation dans les décisions, telles sont les caractéristiques de cette période. En une seule année, les dépenses s’accrurent de 343 millions puis, par bonds successifs, elles montèrent encore de 445 millions ; on arriva de la sorte à des déficits annuels de 500 à 700 millions. Le vote en 1883 des conventions négociées entre l’État et les six grandes compagnies de chemins de fer marqua l’ouverture d’une ère nouvelle qui fut, en somme, une ère de sagesse. Les dépenses, certes, allèrent en s’aggravant mais on sut du moins pourquoi : ce fut en vertu d’une politique définie basée sur une modification progressive des rapports sociaux ; ce ne fut pas au hasard d’un désordre capricieux. D’autre part, grâce à la réintégration dans le budget de la plupart des dépenses qui formaient jusque-là des comptes à part, on réalisa enfin l’unité budgétaire. Les électeurs purent y voir clair et ce fut en connaissance de cause qu’ils consentirent aux sacrifices qu’on leur demandait. Grâce à ces sacrifices, aux efforts ingénieux et persévérants de M. Rouvier, le déficit annuel, après s’être atténué graduellement, en arriva en 1890 à n’être plus que de 177 millions ; puis il oscilla entre 50 et 100 millions et descendit en 1897 à 7 millions. L’année 1898 se solda par un excédent de 28 millions. Le budget de 1899 s’équilibra tout juste. En 1900 les insuffisances reparurent ; en 1901 après une année d’Exposition universelle, on les vit avec surprise s’élever à 209 millions et à 179 l’année suivante[1]. Puis les excédents dominèrent en 1903, 1904 et 1905. Toutefois il n’est possible de retenir maintenant que celui de 1904 ; les deux autres n’existent plus et voici pourquoi. Lors de l’alerte marocaine on s’aperçut que, depuis deux ans, les ministres chargés de la défense nationale, à savoir le général André et M. Camille Pelletan, avaient laissé les places fortes se dégarnir et les approvisionnements s’épuiser dans la confiance béate où les plongeait leur pacifisme obstiné ; il fallut de ce chef dépenser 193 millions et les dépenser secrètement. Ce sont ces 193 millions dont nous parlions tout à l’heure et que M. Poincaré inséra au budget de 1907. Il n’est que juste de les répartir rétrospectivement entre les trois budgets dans lesquels ils auraient dû figurer à raison d’un tiers ou 64 millions par année. Dès lors les années 1903 et 1905 présentent des déficits et 1904 reste seule en excédent pour une somme de 18 millions.

Il est indispensable de noter, si l’on veut se faire une idée exacte de la situation, certains allégements ou bénéfices qui ont concouru exceptionnellement à l’accroissement des recettes. D’abord, les années 1883, 1894 et 1902 ont vu les conversions successives en 4 et demi, puis en 3 et demi, enfin en 3 pour 100 de la dette de 6 milliards contractée après la guerre de 1870 au taux de 5 pour cent. Un boni total d’environ 136 millions en est résulté. De plus, le budget de l’Algérie a été détaché du budget général en 1900 ; c’est là pour la métropole une source d’économie appréciables. On n’entrevoit pour les années à venir que la diminution graduelle du budget des cultes et les versements éventuels des compagnies de chemins de fer. En effet, à cet égard, la charge des garanties d’intérêts dues par l’Etat s’élevait encore en 1895 à 99 millions : or, pour 1907, si l’État doit verser 15 millions aux compagnies, il en recevra d’autre part 17 millions 1/2. Mais jusqu’à quel point peut-on faire fond sur l’accroissement nécessairement aléatoire de semblables recettes ?

Une politique coûteuse

Nous avons dit tout à l’heure qu’à partir de 1883, si les dépenses allèrent en s’accroissant, ce fut en vertu d’une politique définie. Il s’agit de la politique de solidarité à laquelle la France actuelle paraît très profondément attachée. On s’imagine d’une manière assez générale que les finances commencent seulement à en ressentir le contre-coup. C’est une erreur. La tendance à déplacer la base de la taxation en y comprenant un nombre de contribuables de plus en plus restreint s’est manifestée dès 1880 ; elle s’est accélérée sans doute et tend à s’accélérer de plus en plus mais les prodromes en apparaissent lointains. Il convient d’ajouter que la France n’en a pas le monopole et que, sur certains points, elle s’est même laissée devancer par d’autres pays. C’est une pente conforme à l’esprit du temps. Reste à savoir jusqu’où chaque État peut aller dans cette voie ; comme nous le verrons tout à l’heure, c’est une question de mesure et d’élasticité.

Dans son « exposé de motifs », M. Poincaré insistait beaucoup sur les dégrèvements réalisés depuis 1870. Il les évaluait à un total de 840 millions qui, défalqué des 1.215.000.000 d’impôts nouveaux ou de surtaxes, ne laissait subsister que 375 millions représentant l’aggravation du régime fiscal. Ces chiffres, bien entendu, sont exacts ; ce qui l’est moins, c’est l’opération par laquelle on prétendait les relier. En effet, le total inscrit à l’établissement de l’impôt est, le plus souvent, de beaucoup inférieur au total inscrit lors du dégrèvement. Ainsi l’impôt sur le papier ; établi en 1871 et estimé comme rapport à 12 millions, figure pour 14 à sa suppression en 1885. De même l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières estimé à 34 millions en a produit 86 en 1905. De même encore l’impôt sur les bicyclettes, même réduit des deux tiers, produit trois fois plus que n’était estimé au début son revenu intégral. Il n’est donc pas juste de soustraire purement et simplement l’une de l’autre, le total des dégrèvements et le total des impositions. Mais la chose n’a qu’une importance secondaire. Ce qui est intéressant, c’est de noter le sens et la portée du mouvement. Ainsi, les contributions directes (en ce qui concerne la part de l’État, car il reste la part des communes dont nous ne parlons pas ici) n’ont été sensiblement allégées que par 16 millions de détaxe sur les petites cotes foncières. L’enregistrement et le timbre accusent 248 millions d’augmentation (atteignant principalement les capitalistes) contre 63 millions de dégrèvement au profit de l’ensemble des contribuables. Au chapitre des douanes, tandis que l’augmentation est de 283.800.000 francs, il y a 185.500.000 francs de détaxes s’appliquant pour la plus grande partie aux objets de consommation populaire, sucres, sels, pétroles, vins, etc… Quant aux contributions indirectes, sauf l’alcool et le tabac qui ont été surtaxés, sauf aussi les allumettes, les cartes à jouer et la poudre de chasse, elles se trouvent ramenées à un taux inférieur à celui qu’elles atteignaient en 1871 et même dans les dernières années du second Empire. Il apparaît donc clairement que l’influence sur les finances françaises des doctrines solidaristes ne date pas d’hier.

C’est à ces doctrines que l’on doit l’obligation, si crûment mise en lumière par M. Poincaré, de 153 millions d’impôts nouveaux et l’aveu que ces 153 millions ne suffiront nullement à établir d’une façon durable l’équilibre budgétaire, en sorte qu’il faudra bientôt recourir à de nouveaux expédients pour y parvenir. Déjà l’an passé, le rapporteur de la commission sénatoriale des finances, M. Antonin Dubost, aujourd’hui président du Sénat, laissait entrevoir la perspective de 550 millions de dépenses nouvelles « destinées à se produire automatiquement par une conséquence fatale de l’existence de certains services » ou par le « développement voulu et intentionnel » de certaines réformes. Et M. Dubost ne comprenait pas dans cette estimation la contribution de l’État aux retraites ouvrières projetées, contribution qui pourra monter à 200 millions.

L’écrasement du contribuable.

Évidemment les exigences du solidarisme ne seront pas indéfinies. Il n’y a rien d’indéfini en ce monde. On a vu souvent de pareils mouvements s’user d’eux-mêmes. Mais, avant que cela n’arrive, le contribuable français n’aura-t-il pas été écrasé ? Tout le problème est là. Et qu’entend-on d’abord par ces mots si souvent employés, si rarement définis : écrasement du contribuable ? Nous croyons, pour notre part, qu’ils signifient l’état de découragement où l’exagération des charges fiscales amènerait fatalement la portion agissante de la nation, développant l’instinct de fraude et tuant l’esprit d’entreprise. Les socialistes affirment que l’effort individuel, inspiré par le simple dévouement à la communauté tel qu’ils le conçoivent dans leur cité idéale, sera aussi énergique que l’effort en vue de l’acquisition de la richesse privée sur lequel reposent les sociétés actuelles. Cette affirmation que ne soutient aucun argument sérieux, ne peut tenir devant le fait qu’une modification préalable de la nature morale de l’homme serait nécessaire pour aboutir à un tel résultat. Mais ce qui peut se soutenir sans paradoxe et ce sur quoi repose en somme tout l’espoir du radicalisme, c’est que l’esprit d’entreprise qui ne résisterait pas à la menace de la confiscation éventuelle s’accommodera d’une sorte de partage avec l’État ; c’est aussi que, les habitudes et les mœurs s’égalisant, le luxe effréné d’en haut baissera d’un cran et que la perspective d’un large bien-être suffira alors à inciter l’homme au travail intensif. On doit reconnaître que le type du milliardaire américain lequel convoite par l’argent la puissance bien plus que la jouissance, est assez rare en France et même en Europe. Le Français qui s’enrichit aperçoit dans la fortune la satisfaction matérielle qu’elle procure et non pas un instrument de domination. Or, parmi ces satisfactions, il en est bien de conventionnelles et qui ne répondent qu’à des snobismes héréditaires ou fantaisistes. Celui qui veut aujourd’hui un château princier trouvera un égal confort à habiter demain une belle maison et ne travaillera pas avec moins d’ardeur à se procurer la maison que le château ; la différence profitera à la communauté ; celle-ci laissera à l’individu une magnifique aisance et gardera ce qui eut servi à solder l’excès de ses dépenses somptuaires. L’individu, dégagé des traditions, plus libre de ses mouvements, plus indépendant de goûts et d’allures, plus instruit aussi et mieux éclairé sur sa mission sociale, s’accommodera de ce changement et subira sans se plaindre les atteintes apportées au nom du bien public à son droit de propriété et le caractère progressif de ses obligations nouvelles. M. Poincaré n’a pas osé en dire autant mais tel était bien son sentiment lorsqu’à la Chambre, le 11 juillet, il se déclarait certain que les classes riches tiendraient « à honneur de tendre spontanément une main fraternelle au peuple qui s’élève ». Peut-être des paroles précises eussent-elles mieux valu que cet enguirlandement et ces précautions oratoires. Mais on ne s’y trompe plus guère. On aperçoit très bien aujourd’hui la trame de la pièce. Les possédants sont conviés à accepter de bonne grâce l’évolution du droit de possession, évolution propre à le confirmer et à le sauver de la suppression poursuivie par les socialistes. Le mouvement puise sa force et ses chances d’aboutissement dans ce double fait qu’il est lent et général : voilà qu’à son tour l’Angleterre, la plus rebelle à une pareille influence, s’en laisse atteindre. Mais les radicaux de tous les pays, au fur et à mesure de leur accession au pouvoir, devraient s’efforcer de ne pas « écraser le contribuable ». Et, nous le répétons, cet écrasement interviendrait du moment où l’esprit d’entreprise s’en trouverait affaibli. La fortune des Français est évaluée à 225 milliards sur lesquels 25 milliards environ représentent les collections, bijoux, mobiliers, etc., objets non productifs de revenus, soit 200 milliards qui en sont productifs. À 3 pour 100 net en moyenne, cela fait 6 milliards. D’autre part, les revenus des Français sont estimés à 28 milliards ; sur ce total il y a donc 6 milliards représentant l’apport du capital et 22 milliards représentant l’apport du travail seul ou du travail associé au capital. Un budget de quatre milliards équivaut au septième des revenus. On voit qu’il ne peut s’agir de l’écrasement absolu du contribuable français mais bien de son écrasement relatif, tout aussi grave du reste, puisque l’un mène à l’autre et que, du jour où l’esprit d’entreprise fléchirait, les 22 milliards produits par le travail tendraient à se réduire dans une énorme proportion.

Les approches de l’impôt progressif.

Nous ne parlerons pas des mesures que proposait M. Poincaré pour équilibrer le budget de 1907 puisque son projet disparut avec lui. Dès avant la retraite de M. Sarrien, le ministre des Finances et la Commission du budget s’étaient pris de querelle, celle-ci reprochant à celui-là sa trop grande franchise ; elle voulait à tout prix ramener le chiffre des dépenses prévues pour 1907 au dessous de trois milliards et, comme il y avait là une sorte de supercherie, M. Poincaré s’y refusait. Aussi se montra t-il tout empressé à se retirer quand M. Clemenceau constitua un nouveau cabinet dans lequel d’ailleurs on ne le priait de rester que pour la forme, si tant est même qu’il en ait été prié. M. Poincaré en somme se bornait à réclamer pour 153 millions d’impôts nouveaux. Il s’abstenait de signaler les économies d’ordre général susceptibles de remédier à la situation présente. Dans son discours d’avant les élections, il n’y avait pas manqué ; la réorganisation administrative de la France lui semblait propre à libérer des sommes considérables. En ces dernières années, l’opinion avait été souvent bercée de l’illusion que l’Europe occidentale marchait tout au moins au désarmement ; ainsi disparaissaient peu à peu les charges énormes que la préparation de la guerre fait peser sur les budgets actuels. Mais depuis l’affaire du Maroc, ces séduisantes perspectives se sont évanouies ; il faudra donc bien en revenir, si l’on désire un allégement véritable, à le chercher du côté des réformes administratives. M. Poincaré toutefois n’avait pas cru pouvoir aborder à cette rive escarpée.

Après lui on mit résolument le cap sur l’impôt global et progressif. Ce serait la grande réforme de 1907. En attendant, M. Caillaux, redevenu ministre des Finances, poste qu’il avait occupé précédemment sans s’y tailler une bien belle renommée, prépara hâtivement à l’aide d’expédients et de trucages un budget susceptible d’être voté rapidement. On ne réussit pas pourtant à éviter les douzièmes provisoires et M. Clemenceau en prit tranquillement son parti. Il consola les ardents avec un projet concernant les sociétés d’assurances et un autre stipulant le rachat par l’État du réseau des chemins de fer de l’Ouest. Par bonheur le Sénat se mit en travers de l’un et de l’autre. On s’aperçut à temps au Luxembourg que les sociétés d’assurances françaises allaient être accablées au profit des sociétés étrangères et qu’en tous les cas le texte de la loi avait besoin d’être complètement remanié. Et quant au rachat de l’Ouest, les sénateurs se montrèrent décidés à en délibérer mûrement et à ne point suivre la Chambre dans la manifestation d’ordre plutôt politique à laquelle elle avait jugé bon de se livrer en cette circonstance.

L’accord se fit rapidement sinon unanimement dans les deux chambres autour d’un projet d’un autre ordre auquel le gouvernement eut grand soin de prêter la main. Députés et sénateurs qui touchaient une indemnité annuelle de 9.000 francs se votèrent une augmentation des deux tiers et portèrent leurs émoluments à 15.000 francs. Cette mesure eut le résultat inattendu de faire connaître au public l’état des budgets individuels de ses législateurs. Pour se concilier l’opinion qui jugeait l’augmentation abusive, on chercha à l’apitoyer en lui présentant la liste des oppositions dont un grand nombre de traitements étaient l’objet. Entre le tiers et la moitié des députés se trouvaient endettés de façon grave. Cela n’eut pas grand succès. Mais on oublie vite, en France, ce genre de grief. Le contribuable se prit à rire en écoutant les « chansons rosses » dans lesquelles les parlementaires étaient pris à partie et ce rire le désarma.

Ainsi s’esquissaient les approches de l’impôt sur le revenu devenu maintenant l’entreprise de premier plan et la pierre angulaire de l’effort politique prochain.

La fortune française à l’étranger.

La discussion d’un pareil impôt donnera une grande importance à la question de la fortune française à l’étranger. On l’a souvent effleurée, rarement creusée. Il existe un très intéressant travail relatant les résultats d’une enquête à laquelle procéda le ministre des Affaires étrangères, voici deux ou trois ans à peine. M. Delcassé avait voulu se rendre compte à quel total approximatif pouvaient se monter les capitaux engagés par les Français soit en établissant hors de France le centre de leurs affaires, soit en étendant au delà des frontières leurs opérations commerciales ou industrielles, soit en faisant fructifier leur argent dans les entreprises lointaines ou les emprunts étrangers. Un questionnaire très complet et fort bien rédigé avait été adressé aux agents diplomatiques et consulaires. La conclusion d’ensemble qui ressortit de l’examen de leurs réponses fut que la fortune française à l’étranger devait être estimée aux environs de trente milliards de francs et que ce chiffre était probablement inférieur de façon assez notable à la réalité. Les éléments de cette fortune apparurent très inégaux ; l’émigration entre à peine en ligne de compte. Les maisons de commerce sont beaucoup plus importantes en général par la qualité des produits que par la quantité. La valeur de la propriété financière n’est considérable que dans les pays voisins de la France, dans ses colonies et dans les régions fréquentées par ses missionnaires. Peu d’entreprises de navigation ; en revanche beaucoup d’entreprises de construction de docks, de ports, quais, etc… Naturellement le chiffre principal provient des placements en fonds d’État, obligations de chemins de fer, mines, canaux, tramways, etc. En premier lieu vient la Russie où le chiffre des capitaux français atteint presque sept milliards ; puis l’Espagne et l’Autriche-Hongrie avec près de trois milliards pour chacune ; ensuite l’Amérique du Sud avec deux milliards et demi sur lesquels l’Argentine figure pour plus de neuf cents millions, la Turquie avec deux milliards, l’Afrique anglaise avec quinze cent millions, l’Italie et l’Égypte avec quatorze cent pour chacune, l’Angleterre avec un milliard, le Portugal avec neuf cent millions, la Chine avec six cents cinquante, la Belgique et les États-Unis avec six cents, la Suisse avec quatre cent cinquante, la Roumanie avec quatre cent quarante, le Mexique et la Norwège avec trois cents et deux cent quatre vingt dix millions. Les plus faibles chiffres (toutes proportions gardées) sont fournis par l’Asie anglaise (22 millions), le Japon (22) et l’Allemagne (85).

La répartition de la richesse en France.

Dans un de ces mouvements oratoires dont il est coutumier, M. Jaurès, au cours de cette année, a dressé à la tribune de la Chambre un tableau singulièrement outré de la répartition de la propriété en France. Il a montré, selon son expression, « en bas, quinze millions d’individus qui ne possèdent rien — en haut, 221 000 individus qui détiennent 105 milliards ». On n’a pas tardé (mais l’effet désiré par le tribun était produit) à relever la fausseté des calculs de M, Jaurès. Deux hommes d’opinions très différentes mais également éminents, M. Jules Roche et M. Yves Guyot, s’en sont chargés. Les données de M. Jaurès, rectifiées par M. Jules Roche, ramèneraient les chiffres cités plus haut à neuf millions au lieu de quinze pour les individus « considérés » comme ne possédant rien et à près de 350.000 possédant 101 et non pas 105 milliards les 221,000 propriétaires. Mais ce sont là des façons d’aborder une si importante question qui aboutissent à d’énormes inexactitudes. Il la faut serrer de plus près. C’est ce qu’a fait M. Yves Guyot dans sa brochure sensationnelle intitulée : le Collectivisme présent et le socialisme futur. Il y avait en France, en 1905, 13.530.000 cotes foncières pour les propriétés non bâties et 6,548.000 pour les propriétés bâties. On évalue à 8,454.000 le nombre des propriétaires fonciers ayant une propriété non bâtie. « Admettons, dit M. Yves Guyot, que la plupart des propriétaires de la propriété bâtie soient en même temps les titulaires des cotes de la propriété non bâtie ; nous ne cumulons donc pas et nous restons au-dessous de la vérité en disant que les cotes de la contribution foncière nous permettent de porter le nombre des propriétaires fonciers de 8.454.000 à 9.000.000 en chiffres ronds. Mais, comme nous le voyons par la répartition des feux, chaque propriétaire représente plus de quatre personnes. Si, laissant de côté la fraction, nous multiplions 9 par 4, nous arrivons à 36 millions de propriétaires sur 39 millions d’habitants ». Ainsi s’exprime M. Yves Guyot. Pour notre part, nous trouvons ce dernier calcul exagéré et c’est par 3 que nous voudrions multiplier 9, ce qui donnerait un minimum de 27 millions sur 39.

Le Temps (dans son numéro du 30 août 1906), analysant le travail de M. Yves Guyot, y ajoutait les renseignements suivants : « Il ne s’agit là que de propriétaires fonciers. Or, les valeurs mobilières, avec leur dissémination merveilleuse, ont accru considérablement le nombre des propriétaires. Que de travailleurs, ouvriers et employés, qui possèdent des titres de rente, des actions ou des obligations, tout en n’étant inscrits à aucune cote foncière ! Et de même pour les livrets de caisses d’épargne. Sait-on combien, au 31 décembre 1904, on comptait de livrets ouverts tant à la Caisse nationale d’épargne qu’aux caisses d’épargne ordinaires ? Il y en avait 11.767.772 représentant un capital total de 4 milliards 433 millions et demi. Dans ces 11.767.772 titulaires de livrets, il est évident que bien des épargnants n’étaient ni propriétaires de maison ni propriétaires d’une parcelle de terre. » En même temps que la propriété privée est le fait général, la répartition de la population fait ressortir que « les salariés ne sont que de 5 % plus nombreux que les salariants ou que ceux qui travaillent pour leur propre compte ». Le recensement de 1901 a permis de constater que, sur les 19.652.000 personnes constituant l’ensemble de la population active de la France, il y a 4.865.000 chefs d’établissements, 4.131.000 travailleurs isolés formant un total de 8 996.000 — et 19.655.000 employés et ouvriers. D’autre part, contrairement aux assertions de l’école socialiste, les grands établissements occupant un personnel nombreux sont l’infime exception. Le recensement de 1901 accuse 4.268 établissements occupant chacun plus de 100 ouvriers ou employés. La moyenne industrie où l’on peut ranger les établissements occupant de 21 à 100 ouvriers comprend, de son côté, 17.570 ouvriers. Par contre, on était en face de 594.300 établissements où le nombre des ouvriers ou employés variait de 1 à 20 seulement. La petite industrie l’emporte donc de beaucoup. Ne tendrait-elle pas toutefois à être éliminée ? Le recensement prouve le contraire. De 1896 à 1901, le nombre total des établissements industriels a monté en France de 592.600 à 616.100 : c’est une augmentation de 23.500. Or, les grands établissements n’y ont contribué que pour 600 ; la moyenne industrie a gagné 1.900 établissements ; la petite industrie, celle qui occupe de 1 à 20 personnes, s’est accrue de 21.000 établissements.

En ce qui concerne la petite propriété rurale, celle qui, selon la définition de M. René Henry, « soit directement par ses produits, soit indirecment par le prix de leur vente, permet à la famille qui la cultive de vivre sans se faire aider par des étrangers », son extension paraît certaine. Nous appelons, avec M. de Foville, petite propriété celle qui va de 0 à 6 hectares, moyenne celle qui va de 6 à 50, grande celle qui dépasse 50 hectares. Cela étant, la petite propriété occupe un quart du territoire, la moyenne un tiers, la grande un tiers (comprenant les biens communaux). Il apparaît que, depuis soixante-dix ans, il y a une tendance manifeste à la réduction des grandes propriétés, au maintien des moyennes et à l’extension des petites. Les propriétaires assez riches pour ne pas cultiver d’autres terres que les leurs étaient 1.802.352 en 1862 et 2.183.129 en 1892. Par contre, les propriétaires journaliers avaient diminué dans le même espace de temps de près de 500.000. Ce qui indique que si la petite propriété augmente, il n’en est pas de même de la très petite. Le nombre de ceux qui possèdent la maison habitée par eux est toujours très considérable. La Savoie compte 80 maisons sur 100, l’Ariège 81, les Hautes-Pyrénées 84 habitées par leurs propriétaires.

Ces quelques données suffisent à rappeler à quel point est accentué le morcellement de la richesse française et c’est là un fait doublement important à considérer au moment où vont s’ouvrir les discussions décisives en vue d’une réforme fiscale.

  1. Voir la Chronique de France de 1901, pages 118 et 119.