La Chute de Miss Topsy/Texte entier

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ÉDOUARD ROD


LA
CHUTE
DE MISS TOPSY

Portrait par A. Descaves
BRUXELLES
Henry KISTEMAECKERS, Éditeur
Tous droits absolument réservés.

MDCCCLXXXII



Avez-vous jamais vu, vers la fin d’une lourde journée d’été, un orage se préparer sur les rives d’un lac ? Des nuages courent dans le ciel, que des éclairs sillonnent de flèches aiguës ou illuminent de nappes éclatantes ; le vent tord les arbres, dont les branches gémissent en s’entrechoquant, soulève l’eau en hautes vagues, et des mouettes volent en faisant resplendir leurs ailes blanches parmi des rayons très pâles qui filtrent d’entre les nuages… Mais un coup de vent vient du nord : sans qu’une goutte d’eau soit tombée, sans que le tonnerre ait grondé, le ciel s’éclaircit, l’eau redevient tranquille, et, comme les autres jours, le soleil se couche à l’horizon dans ses vapeurs sanglantes et dorées.

Des phénomènes semblables se passent souvent dans l’homme, — rapetissés par la petitesse du cadre : soudain, des symptômes de passion le secouent, ses sensations se multiplient ou se renforcent, une pensée dominante l’absorbe, — et puis, la moindre des circonstances le rappelle à lui-même, et, le cœur vidé, il reprend ses occupations ordinaires. Un drame sans violence s’est joué en lui, qui l’a peut-être remué jusque dans les profondeurs les plus intimes de son être, et dont pourtant il ne reste d’autre trace qu’une résignation plus passive à la monotonie de l’existence moyenne…


LA CHUTE
DE
MISS TOPSY
Il n’y a plus de passion véritable au xixe siècle.
(Stendhal.)

I



André Frémy n’était point né pour l’existence monotone d’employé dans un ministère : le travail en coupes réglées répugnait à sa nonchalance un peu maladive ; les minuties administratives exaspéraient son imagination vagabonde : la seule vue de son chef de bureau, gras, lourd, correct et solennel, lui faisait courir dans le dos un petit frisson d’agacement. Il travaillait sans ardeur ; les jours où l’ouvrage manquait, il tordait sa plume entre ses doigts, ou tambourinait sur son pupitre, ou lisait, quoiqu’il n’eût pas grand goût pour la lecture : tandis que son camarade, le poète Pellard, un gros garçon joufflu, rasé, châtain et jovial, alignait péniblement des alexandrins, en cherchant des rimes riches dans son Quitard. De longs moments passaient ainsi ; puis, tout à coup, la voix de Pellard éclatait, déclamant avec un accent terriblement méridional un sonnet ou une ballade de forme si compliquée et si cherchée qu’il était difficile d’en suivre le sens.

— Hein, qu’est-ce que vous dites de ça, Frémy ?…

André fronçait légèrement les sourcils pendant la lecture, et sa bouche se crispait en une série de tics nerveux. Une fois le morceau fini, son visage reprenait sa placidité habituelle.

— Ça n’est pas mal, n’est-ce pas ? demandait Pellard.

Il répondait, par politesse :

— Oui, c’est bien, c’est bien… C’est mieux que votre dernière pièce, il me semble !…

Le bon visage du poète s’éclairait :

— Les ballades, voyez-vous, c’est difficile… Mais quand on les réussit…

Et il expliquait ses théories d’art, parlait du volume qu’il publierait chez Lemerre, dès qu’il aurait réuni la somme nécessaire ; de son drame : Vercingétorix, auquel il travaillait le soir, et qu’il présenterait à la Comédie Française. De temps en temps André, qui balançait son pied en l’écoutant, l’interrompait pour lui dire :

— Vous arriverez, — vous avez la foi !…

Et un fin sourire, moqueur ou désabusé, plissait ses lèvres minces.

Il n’y avait aucune sympathie naturelle entre ces deux êtres que le hasard enfermait ensemble dix heures par jour dans la même pièce, occupés à la même besogne. L’un, arrivé à Paris depuis deux ans, bien décidé à conquérir la Ville avec sa littérature, après avoir jeûné pendant plusieurs mois et passé bien des nuits fraîches à errer par les rues, avait échoué au ministère de l’Intérieur, se trouvait presque riche avec ses appointements, jouissait d’une chambre de trente francs dans un garni, et achetait des bouquets de violettes d’un sou à la bonne, qui se trompait de porte quelquefois, le soir, et rentrait chez lui. L’autre, nerveux, anémique, orphelin, et pauvre après avoir été élevé jusqu’à dix-neuf ans par des parents riches qui le gâtaient, sentait durement les privations de sa vie : le manque de confort dans un appartement de deux pièces encombré pourtant de meubles antiques et de bibelots, restes des splendeurs passées ; la mauvaise nourriture des restaurants à portée de sa bourse, où le hasard vous place à côté d’une blouse, d’un col de chemise sale, d’un veston qui sent mauvais, parmi des gens grossiers qui mangent en faisant du bruit ; le manque de toute affection : car il ne voulait pas retourner chez ceux qui l’avaient connu en des jours meilleurs, et la femme dont il s’était cru aimé et qui lui avait fermé sa porte en apprenant sa ruine, l’avait rendu sceptique définitivement sur les choses du cœur. Pellard, débraillé dans sa tenue, étalait brutalement son contentement de vivre. Frémy, tiré à quatre épingles, même à la fin du mois, ayant toujours une cravate fraîche et de fines bottines, arrivait au ministère avec un air froid, réservé et mélancolique, qui écartait de lui toutes les sympathies. Et pourtant, Pellard et Frémy finirent par se lier d’amitié, à force de se trouver ensemble. Ils se firent des confidences, se racontèrent leur vie ; même le moment vint où ils eurent besoin l’un de l’autre : le matin, ils se serraient la main avec effusion ; le soir, ils dînaient ensemble ; quelquefois le dimanche, quand Pellard « était libre », ils allaient courir la banlieue, en se faisant des concessions réciproques : le poète accompagnait son ami, sans se plaindre, dans des endroits solitaires où il s’ennuyait, et Frémy entrait avec Pellard dans des bals de banlieue, quoique la musique des danses lui écorchât horriblement les oreilles. Puis, comme il arrive fatalement dans les amitiés, l’un des deux sacrifia bientôt sa personnalité à l’autre : Pellard accepta peu à peu tous les caprices de Frémy, et sa grosse nature se raffinait insensiblement.

Un hiver se passa, sans amener aucune modification dans leur existence. Pellard confectionnait ballade sur ballade, sonnet sur sonnet, et de la prose, sans parvenir à se faire imprimer ailleurs que dans des « canards » où la copie ne se paie pas. Mais il gardait sa confiance inébranlable, rimait sans se décourager, lisait à son ami des fragments de son drame :

Ô Vercingétorix, chef de toutes les Gaules,
Toi qui, comme un Atlas, porte sur tes épaules
Le fardeau de la gloire et de la liberté
D’un peuple frémissant sous un joug détesté…

… — Hein, ça n’est pas trop mal, qu’en dites-vous ?… Pourquoi ne faites-vous pas de la littérature, vous aussi ?… Vous devriez : c’est un avenir…

Frémy secouait la tête :

— Merci… C’est un métier trop dur pour moi…

— Bah ! faisait le méridional, de plus en plus sûr de lui ; quand je serai arrivé, je vous tendrai la perche !…

Et Frémy concluait avec un peu d’amertume :

— À quoi bon se donner tant de mal ?… L’État ne nous fournit-il pas de quoi vivre ?…

Il se résignait, comptant vaguement qu’un hasard, un jour ou l’autre, le sortirait de sa médiocrité ; mais très mélancolique quelquefois, lorsque l’idée lui venait que sa vie pouvait s’écouler ainsi, d’un bout à l’autre, sans événement, sans aventure, dans un duel incessant avec le besoin. Quelquefois, en le voyant triste, Pellard lui disait :

— Pourquoi n’avez-vous pas une phâme ?… Vous vous ennuyez, mon cher… La Bible elle-même a dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. »

— Oui, mais quand l’homme est trop pauvre pour deux ?…

Povre ?… Mais vous avez vos deux mille cent francs !… Avec ça, on s’arrange !… La phâme fait le ménage et raccommode votre linge…

— … Elle a de grosses mains rouges et s’habille comme une cuisinière…

— Qu’importe !… Vous seriez mieux nourri qu’à la gargotte, et ça vous coûterait moins cher… D’ailleurs, les mains rouges, ça n’empêche pas les sentiments…

— Pouah !…

— Ah ! vous êtes trop difficile !… Moi, en ce moment, j’ai une couturière qui a les doigts tout gris de piqûres d’aiguille… On n’y pense pas, la nuit !…

— … Mais on les voit tout le jour !…

Et ils continuaient ainsi longtemps, l’un prêchant l’autre. Par les brouillards de l’hiver, humide et doux, la cour sur laquelle donnaient leurs fenêtres était si sombre, qu’il leur fallait allumer le gaz : alors, des lueurs blafardes s’épandaient sur leur papier, le coke de la cheminée emplissait la pièce d’une chaleur malsaine, — et ils finissaient par se taire, envahis par un grand besoin de silence. On n’entendait que le bruit de leurs plumes qui grinçaient par moments, puis s’arrêtaient, ou la pluie qui frappait aux vitres. De temps en temps, Pellard, à demi-voix, murmurait :

— Une rime à piastres ?…

Et après avoir cherché longtemps, il s’écriait :

— Té ! parbleu… Castres !


II



Le printemps arriva. Pellard, qui sentait pousser en lui des besoins plus subtils d’élégance, remplaça sa couturière par une modiste, et se déclara parfaitement heureux. Frémy, que les premières chaleurs tourmentaient, fit quelques rencontres dans les Champs-Élysées.

Les Champs-Élysées étaient sa promenade favorite. Tout seul, ou avec son compagnon, il s’y rendait presque chaque soir.

Quand il était seul, après avoir erré un moment, il échouait sur une chaise, et restait à regarder passer le monde jusqu’à ce que la fraîcheur du soir le fît frissonner. Des regrets confus s’agitaient en lui : il songeait à sa fortune perdue, et parfois l’envie le mordait au cœur quand il voyait un équipage passer dans un nuage de poussière.

Lorsque Pellard était avec lui — le poète ayant besoin de mouvement, — ils descendaient l’avenue jusqu’au rond-point, la remontaient, tournaient autour des massifs, stationnaient devant les chevaux de bois. Parfois, en passant devant un café-concert, Pellard s’arrêtait pour regarder les jupes de couleurs qu’on apercevait sur l’estrade, et disait :

— Si nous nous asseyions là ?… Nous entendrions la musique !…

Mais Frémy l’entraînait loin de ce tapage qui lui faisait mal aux nerfs.

Un samedi soir, Pellard s’arrêta devant le Cirque d’été :

— Je voudrais pourtant bien voir ça une fois ! fit-il…

— Entrons ! répondit Frémy… J’aimais beaucoup les tours et les clowns, autrefois…

Et il se dirigea vers le bureau des premières.

Le poète le retint par le bras :

— Mâzette !… Ça coûte trois francs, mon petit !

— Eh bien !… pour une fois !…

— Non, non, Eugénie dîne avec moi, demain… Ça déséquilibrerait mon budget !…

Frémy céda encore sur ce point : et ils gravirent l’étroit escalier qui conduit aux gradins supérieurs de l’amphithéâtre.

Il était de bonne heure ; la salle, sauf aux secondes, était presque vide. Les lueurs des lustres encore baissés éclairaient faiblement la piste, où des valets en costumes ternes égalisaient le sable. Les deux amis achetèrent un programme et s’assirent :

— Tiens ! dit Frémy… Il y a des débuts, ce soir… Une écuyère : miss Topsy… pirouettes et sauts des ballons… Ça sera toujours la même chose !…

— Topsy ? reprit Pellard… c’est un nom que j’ai vu dans un roman de Ponson du Terrail…

Et il se mit à raconter une histoire de bohémiens, prenant plaisir à fouiller dans ses souvenirs de lycéen qui lisait en cachette des livres prohibés.

Cependant, des gens divers, surtout des familles avec des bébés endimanchés, s’installaient sur les banquettes de velours rouge des « premières ». Les musiciens, arrivant l’un après l’autre, sortaient leurs violons de leurs boîtes ou ajustaient leurs flûtes : il se produisit ce murmure dissonnant des instruments qu’on accorde ; et l’orchestre se mit à exécuter les deux morceaux à l’aide desquels il endort l’impatience des spectateurs trop tôt venus. En même temps, les robinets du gaz, ouverts, faisaient subitement monter la flamme dans les lustres qui, à travers le miroitement de leur verroterie, étendirent la nappe de leur lumière jaune sur le sable mat du manége.

— Nous avons eu une bonne idée de venir ici, dit Pellard, qui s’égayait de tous ces préparatifs.

Les écuyers firent reculer les quelques habitués qui stationnaient déjà dans le couloir d’entrée, et ouvrirent les barrières : un cheval sans selle arriva au galop ; puis un gamin, en justaucorps bleu, la tête toute bouclée, entra en faisant le saut périlleux, et commença son travail de petite voltige.

— Il est très fort, ce crapaud-là ! observa Pellard, qui n’avait jamais vu d’acrobates que dans les foires, autrefois.

L’orchestre se tut pour une entrée comique : trois clowns, le bonnet pointu tombant à chaque instant de leur tête rasée, le visage enfariné, la souplesse de leur corps dissimulée par des costumes amples et tout bariolés, se tordaient la bouche en grimaces grotesques, débitaient des calembours avec un fort accent anglais, et culbutaient et se roulaient dans le sable ; tandis que « l’Auguste », conspué par eux, son gilet blanc sali, son habit noir fripé, sa perruque tombante, allait de l’un à l’autre en agitant ses mains dans des mouvements comiques, toujours repoussé. De temps en temps, à quelque chûte bien réussie, à quelque gifle plus bruyante, un rire secouait l’amphithéâtre : celui des petits enfants se distinguait dans le tapage et se prolongeait, argentin comme un son de cloche.

Frémy avait suivi les exercices des clowns avec une attention presque sérieuse. Quand ils se retirèrent, toujours culbutant, il se mit à les applaudir de toutes ses forces.

— Mais applaudissez !… applaudissez donc !… dit-il à son voisin, qui laissait pendre ses mains sur ses genoux… Croyez-vous que ces gens-là ne méritent pas vos bravos ?… Ils sont très forts, et songez à toute l’imagination qu’ils dépensent !… On veut bien admirer un monsieur qui se torture le cerveau pendant des mois pour accoucher à la fin d’un bouquin à couverture jaune,… ou un qui salit une belle toile avec de vilaines couleurs… La belle affaire !… Tout le monde peut être barbouilleur ou gendelettre !… Tandis que…

— Permettez, permettez ! interrompit Pellard, étonné de tant d’animation ; je comprends encore que vous vous extasiiez devant des tours de force, devant des poses plastiques… Mais des paillasses,… c’est bon pour les enfants !…

— Vous ne voyez donc pas que ces paillasses trouvent chaque soir du nouveau, — cette chimère après laquelle, vous autres artistes, galopez sans jamais l’atteindre… Et il faut qu’ils puisent tout en eux-mêmes : l’imagination pour inventer leurs tours, qui n’ont l’air de rien et sont très difficiles, la force pour les exécuter, le sang-froid pour risquer leur peau sans qu’il y paraisse !… Et pour réussir, ils n’ont que leur corps, rien de plus !… C’est avec leur corps qu’ils jonglent… Croyez-vous que ce soit moins difficile et moins méritoire que de jongler avec des mots, des notes ou des couleurs ?…

Pellard secoua la tête, blessé dans ses idées par cette admiration pour des saltimbanques.

— Vous ne me persuaderez jamais, murmura-t-il, que ces gaillards-là sont les égaux des poètes !…

… Un homme en maillot, les reins sur un tremplin, les jambes en l’air, travaillait avec ses deux enfants. Il les faisait tourner tour à tour comme le tonneau classique ou comme la « Croix de Malte », et les petiots, le corps raidi comme une barre ou roulé en boule, ou les jambes écartées et les pieds dans leurs mains, retombaient tantôt debout, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, sur les pieds de leur père, puis rebondissaient et retombaient encore, et, rejetés sur le sable, revenaient tout suants et tout souriants, après une révérence, à leur travail.

— Non, décidément, je ne trouve pas ça drole ! fit Pellard… Au bout de dix minutes, on en a assez… C’était bon quand nous avions sept ans… Encore aurions-nous mieux fait d’apprendre à lire plus tôt.

Frémy haussa les épaules et répliqua, un peu amer :

— Ça nous sert à grand’chose, de savoir lire !… Ça donne des maux de tête et des maux d’estomac, voilà tout !… Mais regardez donc ce gaillard-là !… Quel corps !… Quels muscles !… Et nous serions ainsi bâtis, nous, si le travail inutile, à dos courbé sur les dictionnaires, auquel on a condamné notre enfance, ne nous avait pas émaciés !… Nous aurions pu être forts, pauvres gringalets que nous sommes !… Être forts : c’est-à-dire aptes à jouir de la vie de toutes les façons, sans fatigue, sans lassitude, sans maux de cœur, sans gravelle !… Croyez-vous que ce monsieur-là n’est pas plus heureux que nous !… Il s’expose chaque soir à rompre le cou à sa famille, mais il n’y pense pas. Il est prédestiné à mourir d’un coup d’apoplexie ; mais c’est la mort la meilleure qu’on puisse rêver, et son métier lui rendra jusqu’à ce suprême service, de le faire disparaître sans douleur… On l’applaudit ; ça lui fait plaisir. En sortant, il soupe de bon appétit, et il a chez lui une femme qui l’attend et qui l’aime, parce qu’il a du tempérament… Tandis que nous !…

Comme il achevait cette tirade, Pellard le regarda, et, constatant la pâleur exagérée de son visage, la maigreur de son corps étiré en membres tout fluets, il songea qu’il n’avait pas tort, — pour son compte. Mais lui pouvait penser autrement, car il n’était pas dans le même cas ; et il murmura :

— Moi aussi, je mange de bon appétit et j’ai du tempérament !…

Cependant, la première partie du spectacle se terminait par des exercices de haute école. Pendant qu’on plantait l’écriteau qui annonce l’entr’acte, les deux amis regardèrent la salle, à laquelle ils n’avaient encore prêté qu’une médiocre attention. Elle était bondée : parmi les redingotes, les jaquettes, les habits noirs, — les toilettes claires des filles et leurs chapeaux fleuris ou empanachés de larges plumes mettaient des taches gaies. Et des parfums subtils montaient, se mélangeant à la forte odeur des écuries. Un mouvement se produisit dans le public ; il y eut des étincellements de bijoux, en même temps que la soie et le satin chatoyaient aux reflets du gaz, qu’on baissait un peu. Comme Frémy promenait complaisamment son regard sur ces élégances, il aperçut un visage de connaissance : c’était une actrice des Variétés, Antonia, qu’il avait connue autrefois et qu’il avait aimée. Depuis ce temps-là, sa taille s’était un peu épaissie ; mais il n’y songea guère, et se rappela son boudoir si parfumé, toutes les douceurs de ses caresses… Et autour de lui les marchands glapissaient :

Orgeat ! Sucre d’orge ! de la Valence !… Le Courrier du Soir ! demandez le Courrier du Soir ! Le double assassinat du faubourg Montmartre !…

— Vous ne sortez pas ? lui demanda Pellard ; vous ne venez pas prendre un bock ?

— Y tenez-vous beaucoup ?… Moi, j’aimerais mieux rester.

Le poète n’insista pas.

Antonia restait à sa place, se faisant de l’air de temps en temps avec un éventail rouge. Tant que dura l’entr’acte, Frémy ne la quitta pas des yeux ; il cherchait à distinguer son fin profil d’Arlésienne, dont les traits s’effaçaient dans la buée lumineuse du gaz. Il se rappela qu’elle avait un petit signe noir sur l’épaule, les pieds menus et roses comme des pieds d’enfant, qu’il devenait tout pâle chaque fois qu’il sonnait à sa porte, avec quels mouvements câlins, quelle souplesse serpentine elle nouait ses bras derrière son cou, d’autres détails encore. Puis il regarda l’homme qui l’accompagnait : c’était un gommeux fade et las, qui passait son temps à assujettir un monocle sur son œil droit. Alors, le regret poignant des choses passées l’envahit, et il se mit à rire d’un petit rire nerveux et saccadé qui le secoua.

— Qu’est-ce qui vous prend ? lui demanda Pellard.

Il lui raconta son histoire avec Antonia, qu’il parvint à lui désigner. Le poëte resta rêveur ; les actrices lui semblaient encore des créatures particulièrement désirables : il n’avait eu que deux fois en sa vie des billets de faveur.

Peu à peu, les spectateurs rentraient, enjambaient les banquettes, se tassaient dans les couloirs. Le spectacle recommença. Pellard bâillait, ennuyé par les exercices d’un équilibriste japonais, qui jonglait avec mille choses obéissantes, et finit par faire danser autour de lui un long ruban rose, qui se tordait comme un énorme serpent prodigieusement agile. Frémy demeurait distrait, comme rappelé par les lointains de sa vie. Mais son attention se réveilla pourtant à l’entrée de miss Topsy, dont les premiers débuts étaient annoncés sur l’affiche. On avait un peu parlé d’elle et, quand elle entra, il se fit dans le public un certain mouvement de curiosité.

Elle salua comme toutes saluent, en se tournant des deux côtés et en faisant, de ses bras nus cerclés de bracelets d’or, des gestes arrondis. Ses cheveux étaient poudrés ; elle portait un costume rose et bleu, tout enrubané, comme les bergères Pompadour en porcelaine de Saxe. Elle avait la taille assez élégante et les jambes bien faites, quoique maigres. Ses épaules semblaient un peu trop carrées. Des secondes, on distinguait mal ses traits. Sa grâce tranquille n’avait rien de troublant.

L’orchestre jouait pour elle un de ces quadrilles du répertoire Markowsky, qui vous font rêver à la joie avinée et bruyante des fêtes de banlieue, où le cuivre ronfle et glapit et couvre de ses éclats les râclements des violons et les sifflements des flûtes. Elle n’en gardait pas moins, malgré encore les difficultés de son travail, une expression de calme pleine de charme, ce certain air de supériorité ou d’indifférence qu’on ne peut avoir que lorsqu’on est bien sûr de soi, et qui donnait à ses exercices, fort ordinaires, un attrait nouveau. De la fine pointe de ses pieds, qui glissait sur une broderie de fleurs roses, elle effleurait à peine la selle plate. Son corps tournait, ses jambes se mouvaient rapides, et, dans l’envolement de sa jupe rose, tandis qu’elle grandissait ou diminuait selon qu’elle passait devant les deux amis ou de l’autre côté de la piste, on eût dit un grand papillon très léger. Quand elle sautait les ballons, pendant une seconde elle semblait suspendue dans le vide, les jambes repliées et agitées comme en des vibrations ; puis, des débris de papier restant attachés à ses épaules ainsi que de petites ailes, elle retombait à genoux pour rebondir encore, avec des élans souples, jusqu’à ce que le public, enthousiasmé par le vol de ce corps élastique, éclatât en applaudissements. Lorsqu’elle descendit de cheval et salua de nouveau, elle fut rappelée par de longs bravos.

Frémy applaudit de toutes ses forces, et Pellard, cette fois, l’imita :

— C’est une bien jolie phâme, lui dit-il ; qu’en pensez-vous ?

— Oui, répondit Frémy d’un air distrait.

Il était tout pâle ; des sentiments nouveaux s’agitaient en lui.

Jusqu’à ce jour, ses sens s’étaient comme endormis dans des amours de hasard ; et voilà qu’ils s’éveillaient tout-à-coup, excités par ce piment de la vigueur, de la grâce, de l’adresse, de la bravoure réunies dans une créature à l’air frêle et svelte autant qu’une jeune fille élevée en serre chaude. Une irrésistible sympathie, compliquée de curiosités singulières, l’attirait vers cette écuyère dont il n’avait pas même distingué les traits. Dès qu’elle était entrée, il avait senti courir en lui le frisson d’anxiété qui secoue les débutants, craignant pour elle une appréhension paralysante, un de ces mille accidents si fréquents qui brisent une carrière, l’injustice du public toujours arbitraire dans ses jugements ; et un instant il avait vu — comme elle les voyait sans doute, — les têtes des spectateurs penchées en avant se confondre pour former une masse compacte, houleuse, menaçante comme un ciel gros d’orage. Puis, à mesure qu’elle passait et repassait dans le manége, qu’elle triomphait de toutes les difficultés l’une après l’autre, qu’elle gagnait visiblement la sympathie du public, il se rassura, — comme elle se rassurait peut-être. Quand il entendit éclater des applaudissements, clairsemés d’abord, son cœur se gonfla de courage. Lorsque le succès fut certain, il partagea l’enivrement de la bataille gagnée…

… Elle avait quitté la piste. Le clown Pick montrait un âne dressé. On riait…

Frémy suivit d’un œil distrait la fin de la représentation : les dix chevaux, en liberté, de Master Freath, qui manœuvraient avec une étonnante précision, et le fameux « saut du cintre, » pendant lequel le public haletait. Miss Zaeo se relevait à peine et se mettait à courir sur un filet, au milieu des bravos, en envoyant des baisers dans toutes les directions, que l’orchestre attaqua la marche finale.

— Allons voir la sortie, dit Frémy.

Pellard le suivit, docilement.

Ils virent passer Marie-Laure, qui disparut dans une voiture de maître. La foule s’écoula peu à peu.

— Qu’attendez-vous ? demanda Pellard à son ami.

— Restons encore un peu, dit Frémy.

Enfin, miss Topsy passa. Elle était enveloppée dans un manteau noisette. Une femme mûre, grande, sèche, guindée, l’accompagnait.

— Allons à Mabille, dit Frémy.

Pellard se récria :

— Vous êtes fou !… Ça coûte dix francs d’entrée.

— Je vous invite.

Quelques couples dansaient, les hommes se trémoussant, les femmes levaient la jambe. D’autres erraient dans les bosquets, riant, ou quelquefois penchés l’un sur l’autre comme de vrais amoureux. Pellard admirait le luxe des toilettes, l’étalage des bijoux et les effets des glaces qui, placées partout, agrandissaient le jardin à l’infini, montraient d’innombrables becs de gaz et multipliaient les promeneurs. De temps en temps, il s’arrêtait et, suivant des yeux quelque jupon clair qui passait avec un lent balancement, il s’écriait, jurant par enthousiasme :

— Nom de Dieu ! la belle fille !…

Ils se promenèrent longtemps. Puis, Frémy proposa de s’asseoir et de prendre des sherry cobler. Comme Pellard tâtait sa poche d’un air inquiet, il lui dit :

— Ne vous inquiétez pas de ça…

— Vous avez donc gagné un gros lot ? fit le poète… Vous ne vous refusez rien, aujourd’hui !…

— Ah ! mon cher, répondit Frémy, voilà quatre ans que je me prive de tout… Il me reste une pendule en vieux Sèvres qui vaut au moins cinq ou six cents francs !… Je la vendrai !

Et il aborda deux filles qui passaient devant lui.


III



Frémy avait remarqué que les artistes du cirque, avant ou après leurs exercices, venaient s’asseoir à ces mêmes places de secondes où il était monté. Aussi, le lendemain, y retourna-t-il. Il aurait été incapable de se rendre compte de ce qui l’attirait : si c’était la nouvelle écuyère, le charme du spectacle, le désir de voir un peu de luxe autour de lui, — ou bien une curiosité compliquée, dans laquelle rentraient ces trois éléments.

La veille, il avait reconduit chez elle la femme rencontrée à Mabille, et, toute la journée, parmi les dégoûts que laisse une nuit d’amour payé, il avait revu miss Topsy, dans sa robe rose et bleue, avec ses cheveux poudrés, tandis que son quadrille sonnait à ses oreilles de tapageuses harmonies, et que les cris des clowns les poursuivaient encore. Pellard étant allé à la campagne avec sa modiste, il se trouvait seul. La perspective d’une interminable soirée en tête-à-tête avec lui-même le terrifiait. Machinalement, il s’était dirigé vers les Champs-Élysées, et il était entré au Cirque.

Le hasard le plaça à côté de miss Topsy, qui regardait travailler ses camarades en attendant son tour, et qu’il ne reconnut pas tout d’abord.

Elle était vêtue d’une simple robe à pois blancs ; une touffe de fleurs rouges ornait son chapeau noir ; elle portait, en boucles d’oreilles, des cercles d’or, — des gants foncés, un bouquet d’un sou piqué à son corsage. Sa tournure était celle d’une jeune fille bien élevée, qui se tient droite, un peu guindée, sans regarder personne. On lui aurait donné vingt ans. Elle avait les joues pâles, le front un peu bombé, le nez légèrement aquilin, une bouche trop grande plantée de dents irrégulières, deux yeux très beaux. Elle était blonde.

Frémy se tournait de temps en temps vers elle, et l’examinait à la dérobée. Il remarqua encore que, comme il s’en était douté la veille, elle avait les épaules trop carrées. Elle se déganta, et il vit ses mains, qui étaient assez fines. Mais, en somme, il n’éprouvait point pour elle une sympathie particulière. Dans sa modeste toilette de ville, elle lui restait indifférente : c’était une femme quelconque.

Cependant, un homme, assis derrière elle, se mit à lui parler. Frémy écouta, cherchant à deviner ce qu’ils disaient : mais ils se servaient d’une langue inconnue. Alors il se perdit en conjectures : cet homme était peut-être un écuyer, ou son frère ; peut-être son amant.

Leur conversation cessa. À son tour, Frémy se pencha vers elle, et lui demanda sa lorgnette. Elle la lui tendit sans rien dire.

La lorgnette n’était pas à sa vue. Pourtant, il la garda longtemps, et il suivait avec un intérêt affecté les « exercices de grâce » de Mademoiselle Léa.

Topsy le trouva indiscret : Léa faisait à peu près les mêmes choses qu’elle ; elle se promettait de l’observer avec attention ; elle aurait eu besoin de sa lorgnette.

Frémy la lui rendit trop tard pour qu’elle pût s’en servir. On était presque à la fin de la première partie. Elle descendit pour s’habiller.

Frémy fut étonné de se sentir seul et de s’ennuyer. L’entr’acte lui parut interminable. Il regarda la salle : mais le public familial du dimanche ne l’intéressait pas.

Puis, quand Topsy entra dans la piste, il la trouva transfigurée. Cette fois, elle portait une robe et un corsage noirs, relevés seulement par des nœuds de rubans feu. Ses cheveux flottaient en ondulant un peu. Pick, le clown, gambadait pendant ses repos et ne la quittait pas des yeux tant que duraient ses exercices, roulant pour la voir sa grosse tête enfoncée sur son cou de taureau. Quand elle fut sortie de la piste avec ses révérences accoutumées, la représentation lui parut terminée. À côté de lui, un petit enfant se mit à pleurer, quoique sa mère lui eût acheté un sucre d’orge. Cela l’agaçait ; et il s’en alla, tout triste, en regrettant de n’avoir pas été plus aimable.

Le jour suivant, Frémy eut quelque peine à se défaire de Pellard qui, sous prétexte de lui rendre ses politesses de l’avant-veille, voulait à tout prix l’emmener à Bullier. Aussi, arriva-t-il en retard au Cirque. Topsy, qui avait déjà « travaillé », était dans l’amphithéâtre. En la voyant, il fut troublé. Pourtant il s’assit à côté d’elle, et lui adressa la parole : la veille, lorsqu’il lui avait emprunté sa lorgnette, il ne savait pas que… Elle répondit poliment : sa voix était agréable ; elle avait un accent anglais très prononcé. Pendant une demi-heure, ils causèrent. Quelquefois, en lui répondant, elle le regardait sans embarras. Ils se dirent des choses insignifiantes :

— … Othello n’est pas mal dressé…

— Non ; mais Love l’est encore mieux…

— Ce Bepp est un clown étonnant, il trouve toujours de nouveaux tours… J’aime beaucoup les clowns ; et vous ?…

— Oh ! moi, j’en ai tant vu, que je n’y fais plus grande attention… Il me semble qu’ils sont tous les mêmes.

Elle aurait préféré qu’il ne lui parlât pas. Mais il continuait, après avoir vainement cherché un autre sujet de conversation :

— Que pensez-vous de miss Arachnea ?…

Et chaque fois qu’un nouvel artiste entrait dans le manége, il faisait une nouvelle question. Quand Topsy se leva pour partir, il lui tendit la main. Elle parut étonnée de cette familiarité, et prit un air pincé. En s’en allant, Frémy se demandait :

— Où cela me conduira-t-il ?

Et les diverses solutions qu’il entrevoyait l’effrayaient également, comme troublantes et dispendieuses. Au lieu de vendre la pendule en vieux Saxe dont il avait parlé à Pellard, il s’était contenté de mettre sa montre au Mont-de-Piété ; et il n’avait nulle envie de se jeter dans des aventures coûteuses.

D’ailleurs, il était tranquille : pourquoi introduirait-il dans sa vie un élément nouveau, qui le gênerait ?

Il passa deux soirées avec Pellard ; elles lui semblèrent insipides et longues ; et le jeudi, comme le poète le quittait pour rejoindre sa modiste, il se rendit au Cirque.

Il salua Topsy comme s’il l’eût connue depuis longtemps. Elle restait très réservée. Ils causèrent des mêmes choses sans intérêt.

Mais les jours suivants, leur conversation devint plus intime. Ainsi, avec la sourde indignation de l’artiste dont on bafoue les idoles, il lui expliqua que, pendant le fameux « saut du cintre », l’orchestre écorchait un morceau de la marche funèbre de Chopin, en le jouant sur un rhythme beaucoup trop rapide. Cette fois, il s’animait en parlant, il faisait des gestes, il dit que c’était honteux. Elle, sans comprendre qu’on pût se fâcher aussi fort pour une semblable bagatelle, pensa néanmoins que cet inconnu n’était pas aussi nul qu’elle l’avait cru tout d’abord ; que, pour s’enthousiasmer à ce point d’un morceau de musique, il fallait avoir une âme passionnée. En l’écoutant, elle se demandait : Pourquoi donc vient-il au Cirque presque tous les jours ? Et elle lui dit, avec un soupir :

— Vous êtes bien heureux de comprendre ainsi les belles choses, et d’en jouir aussi vivement… Êtes-vous musicien ?…

Puis elle se reprit, craignant d’être indiscrète :

— Ah ! pardon, monsieur.

Malgré cette réticence, Frémy lui répondit :

— Non, par malheur… C’eût été mon goût ; mais les circonstances en ont décidé autrement.

Elle le regarda d’un air curieux : il avait eu des contrariétés ; elle commençait à le trouver intéressant.

Il éprouvait le besoin irrésistible de lui parler de sa vie ; il reprit :

— Je suis employé de ministère. Une belle carrière, allez !… Deux mille cent francs par année… Et l’on peut être augmenté, — avec des protections, bien entendu !… Vous ne pouvez vous imaginer comme on voit l’avenir en rose, quand on y réfléchit, aux heures du bureau !… Rien à attendre, — et un travail toujours le même, un travail de clerc d’huissier dont la monotonie est exaspérante… Et dire que…

Il allait parler de son passé. Mais il regrettait déjà d’en avoir tant dit, il se trouvait ridicule. Il s’arrêta : de telles confidences ne pouvaient que lui nuire.

Elle se mit à le consoler :

— Il ne faut pas trop vous plaindre !… Que voulez-vous ? chacun a ses malheurs !… Ainsi, la carrière des arts, qui vous semble peut-être très belle, est souvent bien dure… J’en sais quelque chose, moi !…

Sa voix était très douce. Frémy, qui depuis bien longtemps n’avait pas rencontré de sympathie de femme, l’écoutait avec délices : il lui semblait que les mots glissaient sur lui comme des caresses. Les amertumes amassées en lui se fondaient : il se rappela comment sa mère lui parlait, lors de ses premières peines, à propos d’un jouet cassé ou de rien. Il oublia ses calculs, et se mit à raconter sa vie : le bonheur de son enfance, la ruine et la mort de son père, son abandon. De temps en temps, des bravos trop bruyants lui coupaient la parole, ou des rires.

Inconsciemment, il ne fut point sincère : il devinait que Topsy était bonne, il voyait qu’elle s’attendrissait, et il était heureux de l’attendrir. Il se fit plus malheureux qu’il n’était, surtout plus mélancolique. Il affecta une grande élévation d’idées, une profonde désespérance causée par les déceptions de son idéal toujours meurtri, un scepticisme justifié par la cruauté des hommes et des événements à son égard. Il prononça de ces mots sonores que les femmes prennent pour des sentiments vrais, se persuadant à lui-même, pour un instant, qu’il croyait aux choses dont il parlait, qu’il avait souffert tous les maux dont il narrait l’histoire imaginaire. Il alla jusqu’à raconter, en termes discrets, l’histoire de cette fille qui lui avait fermé sa porte, et les grands yeux francs de Topsy eurent un éclair d’indignation.

En le regardant, elle le trouvait métamorphosé, et comme grandi : tant de malheurs expliquaient sa figure pâle, presque malade, relevaient sa tristesse ; il était tout jeune, et n’avait plus aucune foi, parce que les affections solides avaient toujours manqué sous ses pas. Quelle devait être sa vie actuelle ?…

Comme s’il devinait sa pensée, il se mit à lui parler de son appartement désert, de ses soirées de spleen, de Pellard, son seul ami, qui parlait marseillais et faisait des vers ridicules : et elle sentait courir dans ses veines le frisson de la solitude, elle songeait au vide des heures seules, à l’ennui désolé des longs dimanches…

— Mais vous-même, lui demanda Frémy tout à coup, ne vous ennuyez-vous pas quelquefois ?… Votre vie errante doit bien avoir ses déceptions…

Elle allait lui répondre, lorsqu’on entendit le bruit mat d’un corps qui tombe lourdement : c’était miss Zaeo sur le tapis de son filet. La représentation était terminée, il fallait se séparer. Leur serrement de main fut plein d’intimité. Topsy disparut par l’escalier réservé aux artistes.

Frémy, tout pensif, avant de rentrer chez lui, s’arrêta dans une taverne anglaise où il but plusieurs pintes de stout : il sentait le besoin d’une ivresse épaisse et pesante.


IV



Le lendemain, ils reprirent la conversation au point précis où ils l’avaient laissée, comme s’ils eussent été tous deux, pendant tout le jour, sous le coup d’une pensée unique. Et Topsy raconta sa vie dans ses simples détails, sans songer à se poser en héroïne :

Son père, costumier à Londres, étant mort en laissant ses affaires en mauvais état, elle serait devenue couturière, ou repasseuse, peut-être même femme de chambre, si un directeur de cirque, client et ami de sa famille, ne s’était chargé d’elle. Quand elle était petite, son métier ne lui plaisait guère : les études préparatoires la fatiguaient beaucoup ; les chevaux lui faisaient peur ; ses membres se meurtrissaient dans des chutes ; elle pleurait souvent. Puis, en grandissant, en devenant forte, elle s’était accoutumée. À présent, son sort lui semblait assez heureux, elle bénissait la mémoire du bon directeur qui l’avait sauvée de la misère.

— Et vous êtes seule au monde ? lui demanda Frémy, quoiqu’il l’eût souvent vu partir le soir avec une vieille dame.

Non. Elle demeurait avec sa mère qui, chaque soir, venait l’attendre à la sortie. Misstress Maudson rêvait une modeste aisance, pour plus tard : aussi travaillait-elle, à l’occasion, pour les magasins de modes, afin qu’on pût faire des économies. Elle était très pieuse ; à la maison, elle partageait le temps de sa fille entre les soins du ménage et de bonnes lectures ; elle professait un profond mépris pour l’acrobatie, qu’elle appelait un « métier de sauvages », — et qu’elle avait pourtant acceptée, à cause de la nécessité. Ce qui la blessait le plus, c’était le nom bohémien de Topsy qu’on appliquait à sa fille et qu’elle ne voyait jamais sans un froncement de sourcils s’étaler en grosses lettres noires sur des affiches sang de bœuf : chez elle, elle l’appelait de son vrai nom Éva : un nom chrétien. Elle était parvenue à lui ôter jusqu’à l’envie de fréquenter ses camarades, à force de les lui représenter comme des êtres dangereux, grossiers, remplis de vices. De sorte que Topsy, quoiqu’à l’époque où elle commençait à se former un hercule eût jonglé avec elle, vivait dans une terreur secrète et continuelle de ces corps musclés et râblés, dont les maillots dessinaient les formes robustes : du moins, c’est ce que Frémy déduisit de ses réponses un peu vagues ; car, n’étant guère habituée à s’analyser elle-même, elle exprimait mal des sensations dont elle se rendait à peine compte.

— Vous n’êtes pas une écuyère comme les autres, lui dit-il.

Elle répondit d’un air étonné :

— Oh ! il doit y en avoir beaucoup comme moi !…

La connaissance était faite : et après ces premières confidences ils eurent tant de choses à se dire, qu’ils se sentirent gênés par la lumière trop vive que répandaient les lustres, par les éclats trop bruyants de l’orchestre, par la présence des spectateurs qui les bousculaient en enjambant les banquettes. Ils rêvaient de s’isoler dans un coin oublié, sans rien voir et sans rien entendre, ou mieux encore d’errer ensemble au grand air frais. Ils ne convinrent de rien ; mais, d’un accord tacite, ils prirent l’habitude de venir de meilleure heure, sitôt les portes ouvertes : pour arriver à temps, Topsy mentait à sa mère, et quand elle entrait, on voyait encore dans ses grands yeux francs l’inquiétude de ce mensonge, qu’un regard de Frémy dissipait. Et, devant les gradins vides de l’amphithéâtre, dans l’obscurité silencieuse de la salle, ils passaient des minutes heureuses…

Peu à peu, ils découvrirent entre eux des rapports étonnants : leurs goûts étaient les mêmes ; ce que l’un disait, l’autre le pensait depuis longtemps ; ils portaient sur les choses des jugements analogues. Souvent, ils ne se parlaient pas, mais leur silence était gros de choses qu’ils comprenaient. Par moments, quand ils étaient seuls, l’odeur puissante des chevaux qui remplissait la salle les faisait respirer plus fort et les troublait. Ils frissonnaient. Instinctivement, ils se rapprochaient l’un de l’autre. Leurs mains se cherchaient avec un léger tremblement, et les yeux de Topsy s’allumaient d’une telle flamme qu’ils semblaient noirs…

Puis, soudain, le lustre les inondait de sa lumière crue, l’orchestre éclatait en sons criards, des têtes apparaissaient autour d’eux, comme des points noirs de mauvais augure, des camarades serraient la main de Topsy et leurs aveux se trouvaient suspendus.

Leurs conversations n’étaient plus banales : ils parlaient de l’amour en général. Elle l’ignorait. Lui, croyait le connaître : et chacun d’eux expliquait longuement à l’autre comment il entendait aimer. Frémy parlait même du vide désolé de son cœur.

Ils se quittaient le plus tard possible, quand l’orchestre avait jeté le dernier accord du galop final dans le noir de la salle. Ils descendaient ensemble ; ils traversaient l’écurie où des valets dessellaient les chevaux ; serrés dans un coin du couloir, ils regardaient la foule plus nombreuse des premières s’écouler lentement. Enfin, au moment où l’on allait fermer les portes, ils se disaient au revoir…

Elle le devançait de quelques pas, se retournant pour relever sa jupe et lui lançant un dernier regard ; puis, elle prenait le bras de misstress Maudson, qui s’impatientait et lui faisait des reproches, incapable de comprendre pourquoi elle était toujours la dernière. Toutes deux se mettaient en marche. Frémy les suivait de loin, avançant avec prudence, suivant l’ombre des murs, craignant d’être remarqué par la vieille Anglaise et de perdre de vue le manteau noisette qui, par moments, semblait plus foncé dans la nuit. À cent pas de la maison, dont un réverbère éclairait la façade, il s’arrêtait : pendant que misstress Maudson sonnait, Topsy, le visage baigné dans une lumière pareille à celle que Rembrandt répandait sur ses toiles, se retournait encore ; quelquefois, le concierge dormait, la scène se prolongeait ; puis la porte s’ouvrait et se refermait avec bruit…

Tout de suite, Frémy se sentait envahi de nouveau par la torture de la solitude.

Il revenait sur ses pas, passait devant les cafés-concerts dont l’illumination papillote à travers les arbres, tandis que les voix aigres des chanteurs jettent des bouffées de gaudrioles et des refrains patriotiques aux promeneurs entassés autour des enclos. Il descendait l’avenue des Champs-Élysées, indifférent aux signes des filles qui, sur des chaises louées, attendent le bon plaisir du hasard, avec des chiens sur les genoux. Il arrivait jusqu’au Cirque, dont la masse sombre se détachait sur le ciel clair des nuits d’été. Enfin, le rond-point dépassé, il trouvait un peu de solitude.

Alors, il revivait sa soirée dans ses moindres détails, puis, tout à coup, des raisonnements se présentaient à son esprit, qui en chassaient la rêverie :

« Je ne puis pas m’embarrasser d’une femme, se disait-il, cela mène trop loin… »

L’idée de la paternité, possible malgré tout, le terrifiait :

« Nous ne pourrions pas vivre !… Topsy serait forcée de quitter le cirque ; il nous resterait mes 175 francs par mois !… »

Mais, quoi qu’il fît pour la chasser, l’image de Topsy s’obstinait à le poursuivre. Alors, il essayait de prendre la chose légèrement :

« Ce n’est qu’une écuyère !… »

Et au moment même, il la voyait passer dans l’éclat de son succès, éblouissante comme une vision. Alors, il s’abandonnait, ne songeant plus qu’aux obstacles à vaincre :

« Elle est bien élevée ; elle n’a fait que passer dans les coulisses du cirque ; les germes des « principes » semés en elle ont dû se développer, grâce à sa bonne nature : sans doute, ils balancent l’influence du milieu ; de sorte que, comme une jeune fille du monde, elle rêve probablement le mariage. En tout cas, il y aurait une responsabilité… »

D’autres fois, de grands élans l’emportaient soudain. Il ne calculait plus ; les obstacles, au lieu de le refroidir, l’excitaient : il voulait simplement lui insuffler l’amour qui triomphe de tout, et être heureux avec elle : chaque jour, il trouverait une ivresse à l’entendre applaudir ; il prendrait sa part du succès ; des anxiétés toujours renouvelées le tiendraient sans cesse en haleine ; il y aurait dans sa vie si monotone un intérêt et un danger qui rehausseraient le prix de l’amour, — quelque chose comme une couleur très vive jetée sur un fond terne… Et sa maîtresse lui semblerait toujours plus belle, soit qu’elle voltigeât dans son travail aérien, ou qu’au repos, assise sur la selle plate et balancée comme en un bercement, elle laissât sa poitrine se soulever de fatigue et d’émotion, en le cherchant des yeux parmi la foule. Et ils vivraient, ils seraient riches, les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes comme dans les romans ; il quitterait son ministère.

Lentement, il rentrait chez lui, fatigué pas sa longue marche ; et mille petits tracas le rappelaient à la réalité. Il lui fallait gravir ses cinq étages, allumer sa lampe à pétrole, qui sentait mauvais, ou sa bougie, qu’il ne trouvait pas. Les chaleurs et les mauvaises odeurs amassées pendant le jour stagnaient encore à cause du manque d’air. Il aurait voulu respirer encore un moment à sa fenêtre : mais les maisons voisines, plus hautes, lui barraient la vue, et il ne voyait qu’un petit coin du ciel. Ses nerfs, surexcités, étaient encore en mouvement : il ne pouvait même pas se promener dans ses deux chambres, tant ses quelques meubles les encombraient. Alors, il se couchait sans sommeil ; mais il avait beau rejeter sa couverture et jusqu’à ses draps : il haletait. Et les idées de la soirée revenaient, assombries par l’insomnie, angoissantes comme une fièvre. Il s’endormait à peine sur le matin, et bataillait dans ses rêves avec des clowns qui le giflaient, avec des chevaux dont les ruades le renversaient, avec Topsy qui crevait des cerceaux de papier sans s’arrêter jamais, avec Pellard dont la figure le poursuivait sans cesse.

Pellard était son confident, sans rien comprendre à ses hésitations. Quand Frémy, après lui avoir détaillé les perfections de l’écuyère, lui demandait :

— Que feriez-vous à ma place ?…

Le poète répondait, sans hésiter :

— Moi ?… Je coucherais avec elle,  !… c’est bien simple !…

Il ne s’était jamais troublé pour ces choses-là. D’ailleurs, comme on commençait à l’imprimer dans des journaux à peu près sérieux, il était plus ferme encore que de coutume dans ses idées :

— Vous vous noyez dans un verre d’eau, mon cher ! répétait-il à son ami… Que diable ! on n’a pas de ces scrupules-là…

Et il rimait ses éternelles ballades pendant que Frémy, en remuant de ses mains distraites les papiers posés devant lui, cherchait des combinaisons impossibles. À vrai dire, ce n’étaient ni les obstacles, ni les scrupules qui arrêtaient Frémy ; mais il sentait en lui quelque chose qu’il n’aurait pu définir, comme un dégoût anticipé du bonheur, comme une inaptitude à jouir, qui souvent le faisaient douter de son propre sentiment. « Est-ce que je l’aime vraiment ? Est-ce que je la désire ? » se demandait-il parfois ; et il frémissait en songeant que, sitôt qu’il l’aurait possédée, elle ne serait plus pour lui qu’une maîtresse vulgaire.

Le fait est qu’il ne l’aimait jamais autant qu’aux moments, trop courts à son gré, où il la voyait tourbillonner, dans son frais costume de ballerine, sur le cheval lancé, aux sons du quadrille toujours le même. Comme il aimait à parler de ce qui se passait en lui, il voulut expliquer cette bizarrerie à Pellard. Pellard haussa les épaules :

— C’est de l’imagination ! fit-il… Moi, je fais des vers, parce que ça rapporte ; mais vous, vous êtes un poète…

Et il lui adressa un sonnet, qu’il écrivit séance tenante :

Ne te figure pas que l’amour maladif…

Bientôt, Frémy fut encore, si possible, plus absorbé. La pensée de Topsy ne le quittait pas, quelque effort qu’il fît pour échapper à cette tyrannie. Cela ressemblait à une obsession. Au cirque, dès qu’elle n’était plus à côté de lui, il la voyait partout dans la salle. C’était elle que son regard rencontrait en fouillant les gradins ; quand d’autres faisaient ballonner leur jupe au vent de la course, quand dix chevaux obéissaient à un signe de la chambrière de master Freath, quand un corps d’homme tournait autour du trapèze volant, — le manége lui semblait vide : il fermait les yeux, cherchait à voir Topsy dans le costume qu’elle porterait ce soir-là ; et il devinait quelquefois. Il ne haletait plus quand l’orchestre s’arrête, annonçant par son brusque silence qu’une vie se joue en un instant : maintenant, des hommes pouvaient tomber comme des masses et se briser dans leur chute, il aurait à peine entendu le cri de terreur du public. C’était Topsy qu’il voulait dans la piste, Topsy seule, vêtue de rose, vêtue de noir, vêtue de bleu, souple et gracieuse et le cherchant du regard. Les dangers des autres ne l’inquiétaient plus ; sa seule et continuelle émotion lui suffisait…

Un soir pourtant, comme ils étaient bien seuls à leurs places habituelles, Topsy et Frémy échangèrent un premier baiser, silencieusement, comme si une force triomphant tout à coup eût soudain rapproché leurs lèvres. Ensuite, ils n’osèrent plus se regarder ; Topsy attendait des paroles qui ne vinrent pas.

Distraite, elle exécuta ses «  pirouettes » avec une indifférence visible. Elle fut peu applaudie. D’ailleurs, elle ne s’en aperçut pas, et se hâta de se rhabiller pour venir un moment encore auprès de Frémy : il l’aimait, puisqu’il l’avait embrassée ; elle n’en pouvait plus douter…

Rentrée chez elle, quoiqu’il ne lui eût dit que des choses insignifiantes, elle sentit son cœur se dilater dans une joie infinie : le baiser reçu brûla toute la nuit sur ses lèvres ; la vie lui apparaissait sous un jour nouveau, avec des rayonnements. Un instant, elle se sentit troublée en se rappelant que Frémy ne l’avait pas suivie : mais il pleuvait trop fort.

Frémy réfléchissait.

Au lieu de le griser, la première faveur obtenue le ramenait à ses incertitudes. Comme si cette caresse eût dissipé d’un souffle le peu d’insouciance qui restait en lui, il se retrouva plus convaincu que jamais de l’éternelle duperie des choses du cœur, plus tourmenté par des doutes sur lui-même et sur tout. En marchant sous la pluie qui le cinglait au visage, il répétait, à demi-voix :

« Il faut que cela finisse !… Il faut que cela finisse !… »

Mais comment ? Ses doigts effleuraient le bonheur : allait-il retirer la main ?…

Le bonheur ?…

Alors il songea que, s’il s’arrêtait pendant qu’il en était temps encore, cette histoire serait pour lui un charmant souvenir, un roman ébauché dont l’introduction, toute gracieuse, n’aurait pas la suite décevante des drames d’amour. L’idée que Topsy l’aimait peut-être véritablement, le gêna ; mais il se dit que sa décision lui épargnerait bien des peines, et qu’elle l’oublierait.

Et le lendemain, quand Pellard lui demanda des nouvelles de sa soirée, il répondit, d’un air calme :

— Je n’ai pas été au Cirque… Je n’y retournerai pas…

Le méridional le regarda d’un air stupéfait :

— Que s’est-il donc passé ?…

— Rien… Seulement, je veux vivre tranquille…

Pellard lui fit la leçon :

— Vous en prenez bien le chemin… Pour vivre tranquille, mon cher, il faut une maîtresse !…


V



Frémy ne manquait pas d’une certaine énergie : il persista dans sa résolution. Et sa vie reprit son cours monotone.

Chaque jour, il faisait sa besogne le plus lentement possible, en essayant d’y trouver un peu de distraction. Souvent, vaincu par la chaleur de juillet, par la tristesse écrasante du bureau, mais surtout par l’ennui qu’il portait en lui-même, il s’endormait sur quelque minute. En sortant du ministère, quand Pellard l’avait quitté, il s’arrêtait longtemps devant les piliers d’affiches, cherchant, sur le grand placard du Cirque d’été, le nom de Topsy, placé en bas. Ce nom n’était pas en vedette, et revenait à peine tous les trois jours. Frémy l’attendait, jaloux de miss Arachnea, qui décidément avait accaparé la faveur du public et l’honneur des majuscules d’encre épaisse. Cette infériorité lui infligeait une sorte de mortification. Si le nom de Topsy lui avait crevé les yeux tous les jours, il n’aurait peut-être pas résisté à la tentation de la revoir.

De nouveau, il dînait avec Pellard, à une table d’hôte de la rue Neuve des Augustins. À force de se retrouver à côté de certains habitués, Pellard avait fait leur connaissance. On parlait du procès du jour, du nouveau ministère, de la question tunisienne, des Kroumirs. On remaniait la carte d’Europe, on ébranlait les bases de l’édifice social, chacun s’en allait de son côté.

Alors la soirée commençait, désœuvrée, morne, interminable.

Pellard avait presque toujours des rendez-vous, ou des épreuves à corriger, ou un article à faire : il devenait très répandu, et abandonnait son ami. Il disait :

— Je fréquente les théâtres, pour faire jouer mon drame ; et il montait courageusement sur l’impériale de l’omnibus de l’Odéon.

Frémy restait seul.

Il n’osait plus aller aux Champs-Élysées. Comme il ne pouvait rester chez lui, à cause de la chaleur et parce qu’il ne savait qu’y faire, il errait sur les boulevards, allant sans cesse du faubourg Montmartre à la place de l’Opéra. Même, il finit par s’intéresser à certaines filles qu’il rencontrait toujours battant le trottoir. Il sut bientôt par cœur les titres de toutes les nouveautés, à force de les considérer aux étalages des libraires ; il connaissait aussi les devantures de toutes les boutiques et les visages des gens qui viennent s’asseoir aux terrasses des cafés.

Il essaya de fréquenter une brasserie, à la rue Lagrange-Batelière : les parties de piquet ou de domino des habitués l’intéressèrent un temps. Il feuilletait les journaux illustrés. Mais il se laissait facilement aller à boire plusieurs bocks, et son budget, entamé déjà par ses visites au Cirque, lui interdisait une telle dépense. Il dut y renoncer.

Il perdit l’appétit, se porta mal, se plaignit d’angoisses épigastriques.

Alors, Pellard le prit en pitié, et voulut le guérir. Il chercha un dérivatif, et imagina de conduire son ami à l’Hippodrome.

D’abord, Frémy fut comme grisé en retrouvant l’odeur des chevaux et la foule. Puis, il s’ennuya. Les écuyères qui galopaient dans de faux costumes historiques ne l’intéressaient pas. Ses regards se perdaient devant lui. Il pensait à autre chose. Pellard s’en aperçut :

— Allons, décidément, fit-il, vous n’aimez plus les acrobates… Je vous le disais bien, c’est bon pour les enfants !… Vous feriez mieux de venir au théâtre avec moi : à présent, j’ai souvent des billets de faveur… Voulez-vous que nous allions demain aux Français ?… On donne Hernani.

Frémy secoua la tête :

— Non, merci… Je m’ennuierais encore davantage…

Le poète lui reprocha son indifférence à la littérature : un homme complet doit s’intéresser à toutes les manifestations du génie de son temps :

— Vous finirez par devenir malade tout à fait, mon cher !… Il faut vivre, que diable !…

Frémy vécut. Un soir, il rencontra aux Folies-Bergère une fille qui lui plut, parce qu’elle ressemblait lointainement à Topsy. Elle se nommait Héloïse ; elle était entretenue par un vieillard très riche, et ne fréquentait que rarement les lieux publics, lorsque l’envie la prenait d’introduire un changement dans son existence. Frémy la reconduisit et la vit plusieurs fois. Elle ne lui demandait pas d’argent ; mais il fallait lui offrir des fleurs, la conduire à la campagne, l’accompagner au théâtre. Il fit pour elle quelques-unes des « folies » qu’il avait craint de faire pour Topsy : il vendit enfin sa pendule en vieux Saxe.

— À la bonne heure ! lui disait Pellard, vous commencez à comprendre la vie… Et, fichtre ! elle est jolie, votre Héloïse !… Et puis des toilettes !… et des parfums !…

Les parfums surtout troublaient le méridional. Lorsqu’il la rencontrait avec son ami, ses narines se dilataient, et il croyait humer des élégances subtiles, des délicatesses raffinées et inconnues. Il cita le mot de Baudelaire : « Mon âme voyage sur les parfums, comme d’autres sur les sons… »

Dans cette rencontre de hasard, Frémy trouvait à peine une distraction ; il lui fallait de grands efforts pour forger de temps en temps, à l’usage de sa maîtresse, quelqu’une de ces phrases vides dont les femmes ont besoin. Héloïse avait des accès de sentimentalisme qui l’agaçaient ; d’autrefois, elle le révoltait par son cynisme en parlant de son « vieux ». Et puis, sa vanité souffrait de son rôle subalterne ; sa paresse, des rendez-vous d’une heure auxquels il fallait courir. Quoiqu’elle eût, comme elle disait, « un fort béguin » pour lui, elle le traitait un peu trop sans façon : il n’avait pas su la dominer. Souvent, en obéissant à ses caprices, il se trouvait lâche. Et la pensée de Topsy le tourmentait : il songeait avec amertume qu’un autre avait sans doute profité de la statue animée par lui, — et que cet autre était plus heureux que lui.

Un samedi, Héloïse voulut absolument qu’il l’accompagnât au Cirque. Il refusa d’abord, puis, comme d’habitude, finit par lui céder. Elle revêtit sa toilette la plus riche : une robe de velours grenat, un large chapeau Rembrandt, des brillants dont les feux ruisselaient sur elle. Et elle prit plaisir au spectacle.

Frémy avait choisi les places de manière à tourner le dos à Topsy, si elle se trouvait aux secondes. Il demanda un programme, et vit qu’elle travaillait à la fin de la première partie. Aussitôt, des souvenirs lui revenant en foule, il se trouva partagé entre la crainte et le désir de la revoir : pendant les exercices qui précédèrent son entrée, elle dansait dans sa mémoire ; il fermait les yeux pour chercher ses traits, et, ne les trouvant qu’un peu effacés, se figurait qu’il ne l’avait pas vue depuis un très long temps. À côté de lui Héloïse, dont le pied menu frétillait dans ses souliers découverts sur ses bas à jour, riait en montrant la rangée blanche de ses dents, répétant avec un joli rire d’enfant :

— Mon Dieu ! que c’est drôle !… que c’est drôle !…

Enfin, Topsy entra ; et comme elle faisait sa révérence, ses yeux, par hasard, s’arrêtèrent sur Frémy. Elle eut un geste de faiblesse, qui échappa sans doute à la foule, mais qu’il remarqua, lui, dont l’attention était tout à coup surtendue.

On la mit en selle. Le cheval prit le trot. Elle dansa sur la selle plate, presque aussi bien que de coutume. Elle se reposa, et, tandis que le cheval faisait au pas le tour de la piste, ses regards se dirigeaient obstinément du même côté. Frémy sentit un frisson courir en lui, à l’idée qu’elle se demandait sans doute s’il était seul ; et, instinctivement, il s’écartait le plus possible d’Héloïse. Une honte lui venait : il aurait voulu disparaître ; en même temps, les choses passées se réveillaient en lui, l’emplissaient d’un regret cuisant ; la belle fille étalée à côté de lui n’avait jamais eu un de ces mots que l’écuyère trouvait dans son cœur, un de ces gestes dont la grâce vient d’un sentiment profond…

Cependant, Topsy commençait sa dernière figure, et traversait les ballons. Tout à coup, Héloïse se pencha vers Frémy, d’un air intime, pour lui dire quelque chose. En ce moment même, Topsy, qui passait devant eux, prenait son élan. Elle poussa un cri, retomba, les jambes pliées, sur la selle plate, et roula dans le manége…

Dans l’amphithéâtre, des gens, debout, gesticulaient ; quelques femmes se trouvaient mal ; les clowns, les écuyers, les valets, s’empressaient dans la piste. On emporta Topsy, sans connaissance.

Quelques minutes après, master Freath vint annoncer « que l’accident n’aurait probablement pas de suites fâcheuses et qu’on allait continuer ».

Frémy, pâle comme un mort, n’avait pas fait un geste, pas poussé un cri :

— Allons-nous-en ! dit-il d’une voix sourde.

— Mon Dieu ! comme tu es impressionnable ! répondit Héloïse en se levant… ça n’est rien du tout ; cette fille en sera quitte pour quelques contusions !…


VI



Le lendemain, les journaux donnaient de Topsy des nouvelles contradictoires ; quelques-uns rappelaient à son propos les noms d’écuyères célèbres, mortes de mort violente : souvent, la blessure ne paraît pas dangereuse dès l’abord, et puis des complications surviennent…

Pellard cherchait à consoler son ami : il est rare qu’on se tue dans une chute ; on a vu des gens tomber d’un cinquième étage sans se faire de mal…

— Mais, lui dit Frémy, elle ne pourra peut-être jamais reprendre ses exercices !… Que voulez-vous qu’elle devienne ?…

— Il y a des carrières pour une femme…

— Oui : demoiselle de magasin ou dame de comptoir !…

Il ne pensait plus à Héloïse, qu’il avait quittée la veille en prétextant une indisposition : Topsy, de nouveau, le préoccupait toute seule. Il remarqua que les journaux, en parlant d’elle, l’appelaient unanimement « la malheureuse jeune femme » : et à ses inquiétudes, un autre trouble l’agitait ; pour tout au monde, il aurait voulu connaître la vie de Topsy depuis qu’il ne l’avait plus vue.

Le soir, Frémy alla au Cirque avec le bon Pellard, qui ne voulait pas le laisser seul.

Il interrogea les ouvreuses, il s’informa auprès des artistes, qui le reconnurent. Plusieurs d’entre eux avaient vu Topsy dans la journée : elle avait une jambe cassée, beaucoup de fièvre, et délirait ; sa mère était au désespoir, parlait de l’argent que coûterait la maladie, demandait ce qu’elles deviendraient toutes deux si la jeune fille était obligée d’abandonner son métier. Il était question d’organiser une souscription. Pellard offrit de lancer l’affaire dans son journal.

— N’en faites rien, lui dit Frémy à voix basse ; j’ai encore des vieux bronzes dont je puis retirer un bon prix… Je ne veux pas qu’elle ait recours à la charité publique…

Pendant ce temps, la représentation suivait son cours. L’orchestre se mit à jouer, pour une autre, le quadrille de Topsy. Aux premières mesures, Frémy sentit le spasme qui le secouait autrefois et, le sortant de son indolence habituelle, lui donnait comme une plus grande force de vivre. Il regarda : les tours l’intéressaient par eux-mêmes.

— Voulez-vous que nous partions ? lui demanda le bon Pellard ; toutes ces choses doivent vous agiter.

Il secoua la tête : maintenant, le danger l’attirait. Il ne perdait pas de vue un seul mouvement des acrobates : et il y avait en lui comme un secret désir mauvais de retrouver les émotions de la veille, comme une inavouable curiosité de voir un corps rouler dans la piste, d’entendre des cris, de sentir soudain son cœur battre plus fort. Quand miss Arachnea, debout sur son étroit cylindre mobile, se renversa, en tenant deux poignards sur ses yeux, Pellard remarqua que la sueur perlait au front de son ami :

— Allons-nous-en donc, lui répéta-t-il.

— Non, non !…

Et ses narines frémissaient, et ses yeux s’ouvraient démesurément.

Cette émotion trouvée, Frémy revint de nouveau la chercher tous les soirs. Un autre sentiment l’attirait encore : ses souvenirs d’autrefois, épars dans la salle, lui revenaient l’un après l’autre ; des regrets lancinants s’emparaient de lui ; par moments, il croyait entendre la voix de Topsy, ou il se figurait que, guérie par un miracle, elle allait entrer dans la piste, toute fraîche et toute rose. Alors, il maudissait son égoïsme, qui l’avait éloigné du bonheur.

Pellard l’accompagnait souvent, sans le comprendre, parce qu’il le voyait malheureux ; et il murmurait :

— Cela deviendra une idée fixe !…

Un jour cependant, Topsy revint, boitant un peu.

Elle était amaigrie, et très pâle ; ses grands yeux bleus, cerclés de bistre, conservaient l’éclat de la fièvre ; elle semblait abattue, plus encore par le poids d’une incurable tristesse que par la maladie, et sa personne languide avait ce charme singulier des êtres souffrants. En voyant Frémy assis à sa place habituelle, à la place même où il l’attendait jadis, elle s’arrêta, comme si la respiration lui manquait.

Il se retourna, et la vit.

Il rougit, troublé ou honteux. Puis, presque machinalement, il s’avança au devant d’elle. Des artistes les observaient.

Ils se serrèrent la main, cherchant tous deux des mots, ne trouvant rien à se dire. Enfin, Frémy murmura :

— Il y a bien des jours que je vous attends… Vous allez mieux, à présent ?

Elle lui répondit :

— Oui, je vais mieux, je vous remercie.

Une question brûlait ses lèvres, qu’elle n’osait formuler.

Ils s’assirent, demeurèrent silencieux, puis se mirent à parler un moment de choses indifférentes. Frémy expliqua qu’une longue indisposition l’avait forcé à interrompre ses visites au Cirque, quelque temps avant l’accident.

— Je n’osais pas vous écrire ; mais je pensais à vous…

Elle se taisait, un sourire de doute fixé à ses lèvres.

— À propos, fit-elle avec un grand effort, le jour de l’accident, vous étiez là ?

— Oui, balbutia-t-il en hésitant.

— Et… vous étiez seul ?

Il s’attendait à cette question, il répondit avec assez de sang-froid :

— Oui, j’étais seul.

Elle eut le courage d’insister ; il y avait un aveu dans ce qu’elle lui dit :

— Mais… au moment où je suis tombée, j’ai vu… qu’une… personne se penchait vers vous ?…

Il prit un air étonné.

— Une femme ?… Je ne sais plus… En tout cas, je ne la connaissais pas, elle n’était pas avec moi.

Et vraiment, Héloïse était si loin de son souvenir, qu’il ne mentait pas tout à fait.

Topsy essaya de lire dans ses yeux s’il disait la vérité. Mais comment aurait-elle pu douter ? Elle ne demandait qu’à le croire.

Il reprit, se sentant plus fort qu’elle :

— Comment se fait-il que vous soyez tombée ? vous étiez si sûre de vous !

Elle se troubla, balbutiant :

— Mon Dieu ! je n’en sais rien… J’ai peut-être été distraite… Ou bien le cerceau était trop haut…

L’entr’acte commençait. Ils se trouvaient presque seuls à leurs places, et les lumières étaient baissées. Frémy lui prit la main, qu’elle ne songea pas à défendre, et la regarda longuement. Elle lui dit, avec une nuance d’inquiétude :

— Vous me trouvez bien changée, n’est-ce pas ?…

Au fond, il le pensait ; il la rassura pourtant :

— Mais non… Un peu pâle, peut-être : c’est bien naturel. À part cela, vous êtes comme avant…

Elle secoua doucement la tête : il lui semblait qu’il parlait ainsi par pitié, qu’elle n’était plus comme avant, ni lui non plus, d’ailleurs, ni rien de ce qui les entourait : la musique de l’orchestre résonnait à ses oreilles comme si des parois l’eussent étouffée, les choses perdaient pour elle leurs contours précis ; peut-être que le brusque changement de sa chambre obscure, où passait la silhouette sèche de misstress Maudson, à cette salle pleine de lumière et de monde, l’hallucinait. Elle dit encore, répondant à sa pensée intérieure :

— Je me suis bien ennuyée, pendant ma maladie… Oh ! les jours étaient longs !…

Il lui pressa la main plus fort :

— Ah ! fit-il, si j’avais pu aller vous voir !…

… Quand Frémy rentra dans sa chambre, une lourde tristesse l’oppressait. Ses yeux s’arrêtèrent par hasard sur sa cheminée, veuve de sa pendule en vieux Saxe et des bibelots qu’il aimait quelquefois à retourner dans ses mains : il se ressouvint d’Héloïse. Des comparaisons se faisaient dans son esprit, qui demeurait incertain ; il doutait de ses sentiments.

— Ah ! murmura-t-il, je suis un misérable : je ne l’aime même pas… Je n’ai jamais aimé !…

Et sa bougie se consumait lentement…

Quelques jours après, il remarqua que Topsy semblait gaie :

— Je suis presque guérie, lui dit-elle… Dans quinze jours, si l’on ne m’a pas trompée, il n’y paraîtra plus.

— Alors, vous reprendrez vos exercices !…

Elle ne paraissait pas décidée :

— Je ne sais trop… Je ne sais pas si je pourrai…

Il la regardait d’un air étonné. Elle ajouta :

— Ma mère voudrait que je fisse autre chose… Pendant ma maladie, elle s’est occupée à me chercher une position… On me trouvera peut-être une place dans un magasin.

Frémy sentit son égoïsme se révolter à la pensée qu’elle pourrait faire un métier banal et moins dangereux. Il se récria :

— Y pensez-vous ? Ce n’est pas une carrière, cela !…

— Mais si… on gagne de soixante à cent francs par mois, à ce qu’on m’a dit, et l’on est nourrie… C’est une carrière très honorable, pour une femme… D’ailleurs, que pourrais-je faire, dites-moi ?

— Recommencer !…

Elle eut un sourire triste :

— C’est que… je n’en ai pas très envie… Il faut du courage, pour recommencer après un accident !… Tant qu’on ne connaît pas le danger, on n’y pense guère… Mais après !…

Elle frissonnait au souvenir de son mal et de son long ennui.

— Des malheurs comme le vôtre n’arrivent pas deux fois ! reprit Frémy… Pour si peu, vous renonceriez à votre art ?…

Elle leva sur lui des yeux étonnés, blessée instinctivement :

— Pour si peu ?… Cinq semaines de souffrance, ce n’est pas peu de chose, je vous assure… Vous devriez le savoir, vous qui avez aussi été malade !…

Son mensonge, rappelé dans un pareil moment, le gêna.

— Sans doute, fit-il, c’est pénible, c’est très pénible… Mais une fois qu’on est guéri, on n’y pense plus… Et songez donc comme vous seriez malheureuse, — vous qui êtes habituée à l’ivresse de la course et des applaudissements, — enfermée toute la journée dans une boutique obscure à vendre des gants ou à auner des rubans, et forcée encore de subir les jérémiades des clients !… Le danger même, vous le regretteriez… La monotonie de la vie bourgeoise vous étoufferait, parce que vous êtes née artiste !…

— Je ne sais pas… L’art, c’est très beau, sans doute… Mais la vie régulière doit bien avoir ses charmes aussi… Quant aux applaudissements… mon Dieu ! on m’applaudissait déjà quand j’avais dix ans, — et je faisais alors tout ce que je fais maintenant, ou à peu près… Non, les applaudissements ne me retiendraient pas !… Voyez-vous, auner des rubans ou sauter à travers des cerceaux de papier, quand il faut vivre, c’est la même chose !…

Il cherchait de nouveaux arguments.

— Vous m’avez pourtant dit, fit-il, que vous aimiez le cirque ?…

— Je vous ai dit que je m’y étais accoutumée : ce n’est pas tout à fait la même chose… Au cirque, je n’aime que les chevaux : ce sont de braves bêtes qui comprennent bien et qui s’attachent à vous… Oui, quand j’étais petite, à Birmingham, j’en avais un auquel je racontais tout… Il était mon confident, et quand je pleurais parce que ma mère m’avait grondée ou parce qu’on me faisait apprendre un nouveau tour bien difficile, il venait frotter sa tête contre moi en me regardant avec des yeux !… Eh bien, quand il fut trop vieux, on le vendit à un équarisseur !… Et il y a deux ans, à Berlin, au cirque Salamonsky, où je suis restée longtemps, il y en avait un autre avec qui j’étais bien amie ; mais il s’est blessé en travaillant, et on l’a vendu : peut-être qu’à présent il tire un vieux fiacre !… Et la même reconnaissance nous attend tous : quand nous ne serons plus bons à rien, qui s’occupera de nous ?…

Il l’écoutait, les yeux baissés. Elle continua :

— Oui, la seule chose que je regretterais, c’est les chevaux… Quant aux cirques, je n’y penserais jamais de ma vie !… Vous ne vous imaginez pas les désagréments de toutes sortes qu’on peut y avoir… Le seul moyen d’y être tranquille, c’est de faire partie d’une famille ; et ma mère ne veut pas même entrer avec moi, à cause des clowns, qu’elle n’aime pas à voir… Et dans les coulisses, on rencontre des gens mal élevés qui viennent tourner autour de vous…

Frémy ne pouvait s’empêcher de trouver qu’elle raisonnait juste. Mais en même temps, il sentait que la femme qui gagnerait son pain par un travail imbécile lui deviendrait bientôt indifférente. La jalousie même que ses derniers mots excitaient en lui, était un pîment. Il essaya de toucher une dernière corde :

— Le public vous attend, reprit-il après un silence ; et le directeur compte sur vous… Vous étiez très aimée : je l’ai souvent entendu dire par des journalistes… Aussi, quel triomphe lorsque vous reparaîtrez dans la piste !… On célébrera votre courage, vous serez l’héroïne du jour, et votre avenir sera assuré : cela ne vaut-il pas un effort ?…

Topsy connaissait le public, et combien sa mémoire est courte.

— Comme vous vous trompez ! fit-elle. Le public ne pense plus à moi : il est arrivé tant de choses, depuis mon accident !… Si je recommence, j’aurai l’ennui de nouveaux débuts, voilà tout !… Non, plus j’y réfléchis, plus je suis décidée à faire autre chose…

Frémy eut un geste d’impatience, et, d’un ton presque blessé :

— Faites comme vous voudrez, dit-il. Moi, je trouve que vous aurez tort !…

Elle comprit que, pour des raisons quelconques, il attachait une grande importance à sa décision, et, tout de suite, envisagea la chose à un autre point de vue. Des larmes lui vinrent aux yeux : pourquoi voulait-il qu’elle risquât sa vie chaque soir ?…

En ce moment, une écuyère voltigeait dans la piste : Topsy sentit comme une sourde terreur à la pensée que ce pourrait être elle, et la voix du clown lui fit mal. Néanmoins, réprimant le frisson qui d’avance la secouait, sacrifiant en une minute tous ses rêves de tranquillité, elle lui dit simplement, avec un de ces adorables sourires de femme qui aime :

— Puisque vous y tenez, j’essayerai de recommencer… Mais j’aurai bien de la peine à décider ma mère !…

Il n’accepta pas ce sacrifice. Il lui répondit :

— Oh ! moi, je n’y tiens pas… Ce que j’en dis, c’est pour vous, dans votre intérêt.

Et, comme la soirée était terminée, ils se séparèrent, mécontents l’un de l’autre.

Les jours suivants, leur intimité se rétablit peu à peu.

Topsy raconta la peine qu’elle avait eue à « faire entendre raison » à sa mère, qui lui répétait incessamment les mêmes arguments, et Frémy lui sut gré de sa résolution.

Puis, comme autrefois, assis aux mêmes places, pendant que la même musique et le même bruit confus bourdonnaient à leurs oreilles, ils causèrent, cherchant des sujets qu’ils pussent ramener à eux-mêmes. Frémy ne pouvait résister au besoin de l’éblouir ; il se mettait pour elle en frais d’esprit, il « pôsait ». Elle l’écoutait, elle l’admirait, étonnée et ravie de paradoxes qu’elle ne comprenait pas, d’idées frelatées puisées à de mauvaises sources qu’il répandait sur elle pour la griser, incapable d’admettre qu’il la trompait ; et en échange de ses phrases vides, elle lui disait naïvement, non sans crainte d’être ridicule, les choses fraîches et sincères qu’elle puisait dans son cœur.

C’était d’ailleurs d’une façon presque inconsciente, et tout en se trompant lui-même, que Frémy la trompait. Il essayait de s’abandonner au charme de cette adoration perpétuelle et passive, dans laquelle il trouvait une douceur. Il sentait que jamais il ne rencontrerait plus un pareil amour, et il s’efforçait de s’y livrer tout entier. Mais ses prudences revenaient malgré lui ; et à de certaines heures, il se sentait indifférent. Alors, il se consolait en se disant qu’il retrouverait sans doute ses impressions dans toute leur force quand Topsy aurait repris son séduisant travail.

Ce moment, du reste, approchait, et Frémy le voyait venir avec une anxiété croissante. Quoiqu’il ne se rendît pas un compte exact des choses vagues qui se passaient en lui, il comprenait cependant que cette journée avait un intérêt décisif, et comptait que son émotion l’éclairerait sur l’état de son cœur. Il en parlait sans cesse à Pellard, lui demandant dix fois par jour :

— Croyez-vous qu’elle réussira ?

— Pourquoi ne réussirait-elle pas ? lui répondait le poète, qui ajoutait quelquefois :

— Et puis, quand elle aura réussi, serez-vous plus avancé qu’à présent ?… Vous avez traîné beaucoup trop cette affaire, mon ami… Voyez-vous, pour l’amour, c’est comme pour la poésie : il faut de l’inspiration !… Faites comme moi ; allez-y carrément, vous réussirez toujours !…

En effet, Pellard était un bel exemple de ce que peut la confiance en soi : il écrivait maintenant dans plusieurs journaux, et l’Odéon allait jouer un acte de lui. Il parlait de quitter le ministère.

De son côté, Topsy n’était guère tranquille : sa mère la tourmentait, et les querelles répétées qu’il lui fallait subir, en l’énervant, diminuaient son courage. Désireuse d’en finir plus tôt, elle avança l’époque qu’elle s’était fixée : un jour, elle annonça à Frémy qu’elle recommencerait, après quelques répétitions auxquelles elle le pria d’assister :

— Je serai plus forte, si vous êtes là…

Alors, quoiqu’aucun mouvement intérieur ne l’y poussât, mais parce qu’il s’y croyait obligé, Frémy lui dit qu’il l’aimait. Elle le crut tout de suite, et se sentit si heureuse qu’elle ne regrettait plus rien…


VII



Enfin, arriva le jour de la répétition qui, par une de ces coïncidences dont la vie est féconde, fut aussi le jour de la première de Pellard.

Le Cirque était presque vide. Le soleil, passant à travers des vitres colorées, brodait sur le sable du manége des arabesques de couleurs crues. Les artistes causaient bruyamment en langues étrangères : des Anglais grondaient sourdement, tandis que des Italiens accentuaient des jurons qui roulaient comme des charges de tambour. Frémy, après avoir rôdé un moment dans les écuries, stationnait dans le couloir d’entrée, mal à l’aise, gêné par ce monde inconnu, enviant la désinvolture de deux ou trois reporters influents, en quête de quelque nouvelle, qui papillonnaient autour des femmes ou caressaient les chevaux avec des airs de connaisseurs.

Partout, l’entrain manquait. Les écuyères avaient des visages maussades ; l’Auguste, un grand gaillard très blond, allait d’un groupe à l’autre, convenable, une fleur à la boutonnière ; les clowns avaient jeté leur gaîté de commande avec leurs perruques en étoupes ; leur barbe mal rasée nuançait leur visage défariné, ils semblaient fatigués et très lourds. Quant aux tours, toute l’illusion en était enlevée : il n’en restait que la charpente ; et les acrobates, en les exécutant avec des airs d’ennui, n’essayaient point de dissimuler les efforts de leurs muscles tendus, la peine de leur poitrine haletante. L’orchestre, incomplet, mollement dirigé, jouait avec négligence ; on n’entendait guère que les ronflements des cuivres, et, de temps en temps, les cors ou les trombones jetaient une aigre fausse note. C’étaient les revers douloureux et las des spectacles amusants, l’écœurement de ceux qui gagnent leur pain avec des rires, les dessous navrés du plaisir.

Frémy trouvait le temps long. Que lui faisaient les trois gymnastes à demi nus qui tournaient autour des barres fixes ? Il lui tardait de voir arriver Topsy. Il se disait que les rayonnements de son bonheur de femme aimée éclaireraient soudain la monotonie de cette arène où tout le monde semblait souffrir et lutter, qu’avec elle entrerait comme une lueur de la vie heureuse… Puis, son impatience augmentant, il fut pris d’une appréhension : il craignait de ne pas la retrouver tout entière avec son corps souple et sa légèreté de sylphide. Si elle s’était alourdie pendant sa maladie ?… Et puis, il ne l’avait jamais vue de près en costume de ballerine : peut-être qu’elle ne lui plairait plus, qu’il la trouverait ridicule comme il trouvait grotesques les comédiennes dans les coulisses des théâtres… Et si elle tombait de nouveau ?…

Cette idée surtout le terrifia, parce qu’il se sentait une responsabilité : lorsqu’elle se fut emparée de lui, il ne put plus tenir en place. Il se mit à marcher dans le couloir, d’un pas régulier et rapide ; puis il se promena de nouveau dans les écuries ; il avait les mains moites ; des gouttes de sueur perlaient à son front.

Pendant ce temps, Topsy s’habillait. Au lieu de paraître à la répétition en simple jupon empesé, comme cela se faisait d’habitude, elle voulait travailler en costume, comme s’il se fût agi d’une représentation. Elle mit de la coquetterie à choisir sa plus jolie toilette : une toilette noire sur laquelle sa chevelure blonde se détachait avec des tons lumineux, ainsi qu’une comète dans l’épaisseur de la nuit. À son corsage, elle piqua trois roses rouges, achetées en passant chez une fleuriste, et qu’elle se promettait d’offrir à Frémy. Ses bijoux étaient médiocres : elle regretta de n’en avoir pas d’autres ; elle aurait voulu des diamants, — comme ceux qu’elle avait vu flamber lors de sa chute… Et en attachant ses modestes bracelets, elle retrouvait des impressions presque oubliées de ses jours passés.

Sa toilette achevée, elle se regarda dans la glace et ne put réprimer un sentiment de pudeur effrayée — qu’elle n’éprouvait pas autrefois avant d’affronter le public — en songeant qu’il la verrait de près dans un tel costume ; quoiqu’elle fût prête, elle voulut attendre encore.

Cependant l’orchestre, étouffé par les parois, lui jetait des bouffées de valse ou de polka : c’étaient des airs qu’elle entendait depuis son enfance, au son desquels elle avait travaillé sur bien des chevaux, dans bien des villes ; et son oreille y était tellement accoutumée, qu’elle s’étonna d’y avoir même prêté quelque attention.

Et ces airs produisaient sur elle une impression bizarre : elle sentait à la fin une crainte vague, une appréhension indéfinissable d’un danger inconnu, en même temps qu’une grande impatience de commencer. Ce dernier sentiment l’emporta ; elle finit par se sentir pleine d’ardeur : puisque son travail plaisait à l’homme de son choix, l’ivresse de la course, dont elle se rappelait les vertiges et le vent, serait double pour elle ; elle y mettrait deux fois son âme ; elle s’efforcerait de paraître plus souple encore dans ses envolements, de si bien oublier son cheval qu’elle pût ressembler à une fée aérienne, capricieuse, voltigeant dans l’espace dont elle est souveraine comme un nuage, comme une fantaisie de poète…

Au moment où elle allait se décider à descendre, il lui vint ce regret subit d’avoir choisi sa toilette noire : ce noir était de mauvais augure, avec ces roses rouges qui semblaient sanglantes. Mais il était trop tard pour changer.

Elle quitta sa loge et traversa les écuries : des chevaux, fatigués de leur inaction, piaffaient et s’ébrouaient, avec des hennissements dont le bruit se perdait ; d’autres, sellés, bridés, attendaient leur tour. Elle vit le sien, — tout brun, le poitrail taché de blanc, — qu’un valet tenait. Elle s’en approcha et le flatta de la main : il lui sembla qu’il était impatient.

En avançant un peu, elle aperçut tout à coup devant elle l’amphithéâtre vide et noyé dans un demi-jour qui assombrissait le rouge des banquettes : elle n’avait point pensé à l’ennui glacial des répétitions, à la froideur de la salle morte. Un instant, elle eut l’illusion d’un grand trou béant devant elle, où, comme dans les cauchemars, une force invincible la poussait. Pourtant, elle reprit courage : les regards de deux yeux aimés suffiraient à peupler la salle, qui resplendirait comme un soleil.

En entrant dans le couloir, elle ne put échapper aux compliments des officieux. Des gens inconnus — des indifférents, des curieux — vinrent s’informer de sa santé : il fallut leur répondre, et sourire, et trouver des mots pour les remercier. Ses camarades tournaient autour d’elle. Elle avait peine à cacher qu’elle était distraite : son œil cherchait Frémy, — qu’un clown désignait à un écuyer, en parlant à voix basse, avec des sourires pleins de sous-entendus.

Leurs yeux se rencontrèrent : d’un regard, elle l’appela auprès d’elle.

Mais un reporter, que quelqu’un lui présentait, se mit à lui demander des détails biographiques. Il parlait de faire un long article, parce que le public s’intéressait à elle, à cause de son accident. Elle lui raconta son histoire, en abrégeant. Il réclama des anecdotes :

— Je n’en ai point, fit-elle… Il ne m’est jamais rien arrivé.

Le reporter insista : une femme à vingt ans, a toujours eu quelque aventure.

— C’est par ces choses-là qu’on pique la curiosité du public… Voyez les grandes artistes : elles ne laissent jamais passer un mois sans faire parler d’elles… Il vous faut saisir l’occasion ; elle est très bonne pour vous lancer !…

Elle paraissait chercher dans ses souvenirs :

— Je vous assure, répéta-t-elle, que je ne trouve rien !…

Il conclut :

— Eh bien, j’inventerai quelque chose !…

Frémy, de plus en plus mal à l’aise, se promenait à dix pas d’elle, en faisant des efforts inutiles pour prendre une contenance. À cette heure, sa timidité naturelle reprenait le dessus et le gênait furieusement. Habitué à s’isoler auprès d’elle, il avait peur de lui parler en présence de ces gens dont quelques-uns le remarquaient et le dévisageaient d’un air curieux, étonnés de rencontrer une figure inconnue en pareille circonstance. Pourtant, quand le reporter l’eut quittée, il s’approcha d’elle.

Quelques-unes de ses appréhensions se réalisèrent ; le satin de la jupe et du corsage était d’une qualité fort médiocre, et, s’il chatoyait aux feux du gaz, au grand jour il restait terne. En outre, le défaut de ses épaules, trop carrées, apparaissait nettement. Et puis, au lieu d’être soutenue par la foule, comme aux soirs de représentation, elle était en quelque sorte écrasée par le vide de la salle, elle faisait tache, avec ses jambes roses, et ses épaules nues, et le ballonnement de sa jupe, parmi les jaquettes et les redingotes qui l’entouraient.

Elle rougit en lui donnant la main.

Elle attendait de lui une parole douce, un encouragement.

Un instant, il chercha ce qu’il allait dire. Mais les paroles ne venaient pas. Il fut maladroit :

— Eh bien, fit-il… Comment allez-vous ?

Cette question la blessa. Elle aurait voulu un mot qui vînt du cœur et entrât au vif dans leur situation réciproque.

— Je vais bien, répondit-elle.

Il insista, bêtement, la ramenant à des préoccupations qu’au contraire il aurait dû écarter :

— Vous n’éprouvez aucune douleur ?…

— Mais non, dit-elle avec un commencement d’impatience.

— Et… vous n’avez pas peur ?…

Cette question lui fit faire un soudain retour sur elle-même. À vrai dire, elle éprouvait un trouble étrange, un indéfinissable malaise en se retrouvant, comme cela, dans ce même manége où, deux mois auparavant, elle était tombée — et sans l’excitation des lunettes braquées, de la foule qui attend et qu’il faut satisfaire, sous la griserie des lustres étincelants, mais affaiblie par des semaines de souffrances, poursuivie par le souvenir tout à coup réveillé de douleurs atroces, d’un long ennui… Tous les détails de la scène funeste étaient présents à son esprit avec une singulière netteté ; par moments, malgré elle, ses regards suivaient une certaine direction : alors elle voyait, assise et penchée à l’oreille de Frémy, une femme blonde, dont la robe rouge flambait en pleine lumière, sous le ruissellement des feux que jetaient les brillants. Cette image, revenant avec obstination, la paralysait.

Mais tout cela n’était sans doute qu’une impression passagère, qui s’effacerait au moment de l’action. Ce n’était pas la peur : la peur est plus aiguë, la peur est une inquiétude et non pas un soupçon… Et, s’efforçant de sourire, elle répondit :

— Moi ! peur ?… Non, je n’ai pas peur !

— Alors, fit-il, c’est l’essentiel : tout ira bien !

Et ils restèrent à côté l’un de l’autre, sans plus parler.

Topsy respirait péniblement ; de temps en temps, un léger frisson la secouait un peu :

« Mon Dieu ! se disait-elle, aurais-je peur ?… »

Et elle se raidissait contre cette idée, avec une telle violence, que des gouttes de sueur commençaient à mouiller son front :

« Si j’ai peur, je suis perdue… Il ne faut pas que j’aie peur ! »

Elle se tourna vers Frémy, le regardant comme pour lui demander du courage : il lui parut morne et plus inquiet encore qu’elle-même. Son pied remuait, ses mains remuaient, il était tout pâle. Pourtant, il lui sourit, et lui dit, d’une voix à peu près ferme :

— Soyez tranquille… Ça marchera !…

Mais ses regards démentaient ses paroles ; on lisait dans ses yeux qu’il calculait toutes les fâcheuses conclusions possibles.

Cependant, le tour de Topsy arrivait. On lui faisait des signes. Elle répondit, d’un geste, qu’elle était prête. Alors, l’orchestre gâcha l’introduction de son quadrille.

Sur les dernières notes, le cheval entra, tenu par un valet qui le lança. Elle lui laissa faire deux fois le tour de la piste, en le suivant du regard. Il lui semblait très haut. Puis elle se décida, et tendit la main à Frémy qui, en la serrant, haletant lui-même d’une anxiété poignante, murmura :

— Mon Dieu ! pourvu que vous réussissiez !…

On la mit en selle.

Les divers groupes de spectateurs, artistes et habitués, se pressaient aux barrières. Tous s’étaient tus, et attendaient, avec la vague idée qu’il allait se passer quelque chose.

Deux ou trois valets eux-mêmes cherchaient à avancer la tête. Une voix murmura :

— Il faut du courage, quand même, pour recommencer après un pareil accident !

D’abord, il ne se passa rien.

Topsy s’était dressée, et marquait des pas sur la guirlande brodée de la selle. Sans doute, ses mouvements n’avaient plus ni la même grâce, ni la même facilité. Mais en somme, c’était assez bien.

Lorsqu’elle eut achevé la première figure du quadrille, on l’applaudit, pour l’encourager. Elle n’était pas rassurée : la pensée des ballons la terrifiait. Pour en finir tout de suite, elle les demanda bravement.

Des écuyers montèrent sur des tabourets, en tenant les cerceaux garnis de papier. Topsy, assise sur la selle, les regardait avec des yeux effrayés : il lui semblait qu’ils étaient solides, qu’ils la repousseraient, qu’elle se briserait contre eux ; un grand découragement lui venait.

L’attention des spectateurs, qui croyaient le danger conjuré, s’était un peu détendue. Mais master Freath dit à demi-voix, au reporter :

— C’est à présent seulement que ça commence

Frémy, qui se rassurait, l’entendit…

Cependant l’orchestre recommençait, le cheval prenait l’allure voulue ; et Topsy restait assise, l’air gêné, tenant sa cravache aussi éloignée que possible des flancs de l’animal. Sa gorge se soulevait violemment : on eût dit que la respiration lui manquait.

Les écuyers, pour élever leurs ballons, attendaient un signe d’elle qui ne venait pas. Un clown en jaquette brune, au milieu du manége, tournait sur lui-même pour ne pas la perdre de vue. Elle se pencha en avant, et flatta de la main l’encolure du cheval. Une voix murmura :

— C’est bien long !…

Et quelqu’un répondit :

— Elle a peur !…

Elle entendit sans doute, car ses yeux se dirigèrent du côté où l’on parlait ; d’un effort, elle parvint à se mettre debout.

On eût dit qu’elle ne parvenait pas à reprendre son équilibre : elle agitait les bras avec des mouvements de balancier, et ses genoux tremblaient. On lui tendit les cerceaux : elle ne les regarda même pas. Les yeux baissés, elle semblait toute occupée à mesurer d’un regard l’étroit espace de la selle plate. Soudain, comme prise d’une sorte de vertige, elle retomba assise. Il y eut dans la salle un long frémissement. On murmurait :

— Ah !…

L’orchestre s’arrêta brusquement.

Topsy jeta autour d’elle un regard désespéré. Frémy, debout, presque hagard, crispait ses mains contre une balustrade ; en cet instant, il regrettait peut-être de l’avoir conseillée : l’anxiété était trop forte, devenait une douleur aiguë. — Elle crut comprendre qu’il luttait comme elle, qu’il souffrait comme elle, — qu’il avait peur comme elle : car c’était bien la peur, cette fois, instinctive, dominatrice… Pourtant, relevée par la sympathie de ces deux yeux qui se multipliaient à l’infini et se mirent à la fixer de toutes les places avec une poignante ardeur d’inquiétude, elle voulut être forte. Quand master Freath vint lui demander si elle se trouvait indisposée, elle répondit d’une voix vibrante :

— Non, non… Go ! Go !

Puis, presque défaillante :

— Regardez donc la sangle, s’il vous plaît !…

Master Freath se pencha : la sangle était en état ; néanmoins, il fit mine de la resserrer.

— La selle est solide, ne craignez rien ! lui dit-il en se relevant.

L’orchestre recommença.

De suite, elle se remit debout. Sa main agitait la cravache d’un mouvement nerveux ; mais elle semblait résolue et, au lieu de trébucher, se tenait toute raide, comme si ses pieds eussent été cloués. Un murmure de soulagement courut parmi les spectateurs. Frémy passa la main sur son front trempé de sueur : encore quelques secondes, et ce serait fini !…

De nouveau, les écuyers tendaient les ballons. Mais elle ne bougeait pas, et ils étaient obligés de les retirer chaque fois qu’elle passait devant eux, toujours raide et comme cataleptisée. Tout à coup, elle se baissa, comme pour prendre son élan… Mais à ce moment même, elle entendit le grand cri de la foule, le soir de l’accident ; elle revit des têtes houleuses, en masse, et la femme rouge, toute entourée des lueurs de ses brillants, qui se penchait sur Frémy ; elle se sentit rouler dans le sable, lutter contre les barrières ; les oreilles lui tintèrent comme quand elle s’était évanouie au coup d’une insupportable douleur et d’un soupçon plus lancinant encore.

Elle passa.

On fit :

— Pas encore !…

— Ça va venir !…

— Elle n’ose pas !…

— Elle a peur !…

Même, une voix commença :

— Je parie…

Cela devenait un jeu, et c’était palpitant comme un steeple-chase.

Il y eut un nouvel arrêt, plus long, plein d’un murmure anxieux. Frémy, tout pâle, avait baissé la tête, et se tenait, sans plus la regarder, dans l’attitude d’un homme désenchanté. Ses craintes se réalisaient : ce n’était plus sa Topsy d’autrefois, vaillante, souple et souriante dans ses frais costumes…

Cependant, l’hallucination de Topsy s’effaçait ; peu à peu, les choses reprenaient à ses yeux leur réalité ; le Cirque lui apparut obscur et presque vide ; la femme rouge était bien loin. Mais elle aperçut Frémy, et ce fut un nouveau découragement. Sans doute, il n’attendait plus rien d’elle… Alors, elle eut comme l’intuition de ce qui se passait en lui : elle devina son ardeur refroidie par la blessure de son amour-propre, par le froissement de son égoïsme, et tout le travail intime qui vidait son cœur… Il fallait essayer encore une fois, réussir coûte que coûte, dût une nouvelle chute la rejeter dans son lit de douleurs, — puisqu’un triomphe seul pouvait lui donner l’amour.

Elle regarda master Freath, qui fit claquer sa chambrière avec un léger haussement d’épaules, tandis que l’orchestre accélérait son mouvement. Elle se dressa une troisième fois ; les roses de son corsage tombèrent dans la salle, aux pieds d’un inconnu qui les ramassa, sans penser à rien… Pour elle, à cette heure, des flots de lumière roulaient dans le Cirque, déversés par les lustres flambants ; un bourdonnement de foule agitée et curieuse descendait de l’amphithéâtre : c’était la salle comble des grands jours, des samedis où l’on voit des têtes autour de soi, sans intervalle vide. Mais toutes les banquettes, depuis les premiers rangs que son cheval éclaboussait de sable en passant, jusqu’aux gradins supérieurs perdus dans le vague, étaient pleines de Frémy déçus, dont les figures livides, presque mortes, ne lui soufflaient plus nul courage. Et dans le désarroi de ses idées, les cerceaux que les écuyers lui tendaient se confondaient avec les têtes, lui apparaissant trop petits ou trop grands. Elle demeurait immobile et ahurie sur son cheval qui lui semblait immobile, et autour duquel dansait la salle entière…

Elle se leva, se baissa, ne se rappelant plus ce qu’elle devait faire, agitant les bras en des mouvements désordonnés : aussitôt tous les Frémy se mirent à tourner, entraînés à la valse du vertige ; leurs innombrables têtes se confondaient comme dans un gigantesque kaléidoscope ; ils s’approchaient tout près d’elle, se retiraient, leurs corps s’allongeaient et diminuaient, ils se convulsaient en gestes étranges : et l’orchestre sonnait avec des éclats terribles, comme si des centaines de trompettes eussent joué à la fois…

Alors, elle s’agenouilla sur la selle, essayant encore de battre l’air de ses bras, fermant les yeux pour ne pas voir toutes ces choses confuses, qu’elle voyait quand même ; puis, affolée, elle se cramponna instinctivement à la crinière du cheval, en poussant un cri rauque qui demandait du secours.

Master Freath se précipita pour arrêter l’animal, au moment où elle tombait, à demi évanouie. On entendit un cri.

Cependant, elle reprenait ses sens, en balbutiant :

— Je ne peux pas !… j’ai trop peur !… Je ne peux pas !…

Des conversations animées s’engageaient de groupe en groupe. On s’empressait autour d’elle. On la plaignait. Master Freath, rempli d’égards, lui dit :

— Une autre fois, dans quelque temps, vous pourrez mieux !…

Mais elle sanglotait :

— Non, non, c’est bien fini !…

L’Auguste, sérieusement ému, se tenait derrière elle avec un visage contrit. Le reporter remarqua qu’au lieu de la biographie de Topsy, il ferait une chronique : les lecteurs de son journal n’y perdraient rien.

Cependant, un écuyer s’approchait du directeur et lui parlait d’une femme de sa connaissance, pour remplacer Topsy.

Un spectateur humanitaire murmura :

— Il ne lui reste plus qu’à faire trottoir… Voilà pourtant la justice sociale !…

Topsy, un peu plus calme, parvint à se frayer un passage à travers les hommes qui se pressaient autour d’elle. Elle repoussa un verre d’eau qu’on lui apportait, et un flacon de sels. Une seule pensée l’occupait : Frémy. Qu’allait-il penser ? qu’allait-il faire ? Et, anxieusement, elle cherchait des yeux.

Enfin, elle l’aperçut… Il avait mis son chapeau ; le dos plié, la tête basse, il s’en allait lentement, sans regarder derrière lui…

Alors, elle se sentit près de défaillir ; des sanglots l’étouffaient.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! fit-elle en écartant ceux qui l’entouraient encore.

Et elle se sauva en courant vers sa loge.

En passant dans le couloir, elle dut s’écarter pour faire place au cheval Neptune, qu’on amenait au dressage.


VIII



Pellard, ayant un petit succès à l’Odéon avec sa pièce en un acte, jugea qu’on ne tarderait pas à jouer son Vercingétorix, qu’il pouvait dorénavant « vivre de sa plume », et quitta le ministère, en disant à Frémy :

— Vous verrez qu’on parlera de moi, dans quelque temps !…

Il fut remplacé par un de ces êtres ternes comme on en rencontre dans les administrations de l’État, qui rêvent d’attacher un jour à leur boutonnière le ruban violet, peut-être même le ruban rouge, prennent leurs fonctions au sérieux, espèrent de l’avancement et attendent leur pension pour aller achever leur vie quelque part à Batignolles ou à Vaugirard, en cultivant quatre salades dans un jardin grand comme un mouchoir de poche.

Ce nouveau venu ne s’occupait point de littérature ; il faisait sa cuisine lui-même, par économie, et se couchait de bonne heure, pour préserver sa santé ; de sorte que Frémy n’eut plus la ressource de dîner et de passer la soirée en compagnie. Au bureau, il travaillait assidûment, et ne parlait guère. À peine, de temps en temps, hasardait-il une réflexion sur un fait divers, lu dans le Petit journal, qu’il achetait chaque matin, pour suivre le mouvement politique. Les heures de travail furent donc plus monotones encore que par le passé et plus longues.

Frémy, définitivement abandonné à lui-même, s’accoutumait à l’ennui. Mais une lente métamorphose le transformait. Il perdit une à une toutes ses élégances : peu à peu, le bas de son pantalon s’effrangea ; il laissa s’effiloquer les poignets de ses chemises ; il négligea ses cravates ; et ses bottines s’usaient, sans qu’il se pressât de les remplacer. Son pas s’alourdissait, il économisait paresseusement ses actions ; ses cheveux mêmes étaient souvent en désordre. Longtemps, il ne s’intéressa plus à rien ; puis, il se proposa d’épargner de l’argent, pour racheter une pendule. Mais, à peu de temps de là, il crut remarquer que son estomac se détraquait : alors, il consulta des médecins, but de l’eau de Vichy, prit de la teinture de noix vomique et jusqu’à de la strichnine ; toutes ces choses coûtaient cher, et troublèrent son budget. Et l’hiver s’écoulait lentement, parmi les brouillards.

Un jour de février, Frémy rencontra Pellard, qu’il n’avait jamais revu, sur le Pont des Saints-Pères. Les deux amis se serrèrent la main avec effusion, achevèrent de traverser le pont en pataugeant dans la neige fondante, et entrèrent ensemble chez un marchand de vins.

— Eh bien, comment vont vos affaires ? demanda Frémy.

Le poète soupira :

— Ah ! vous aviez raison, mon cher… La littérature, c’est bien difficile !… On ne veut pas monter mon Vercingétorix : les directeurs disent qu’il y aurait bataille, qu’on casserait les banquettes… Je gâgne un peu d’argent en chroniquant de ci, de là… Je fais un roman… Et vous ?…

— Moi ?… Moi, mon Dieu, c’est toujours la même chose !…

Ils parlèrent de leurs impressions passées : le temps qu’ils étaient ensemble, c’était le bon temps !… Puis, comme ils se séparaient :

— Donnez-moi donc votre adresse, dit Frémy à son ancien compagnon… J’irai vous voir…

Mais Pellard se troubla, balbutia, hésitait. Enfin, il parut prendre une décision :

— Dites-moi, mon ami,… fit-il en cherchant ses mots, pensez-vous encore à cette écuyère,… que vous aimiez ?…

Frémy, étonné d’une telle question, répondit :

— Bien rarement… C’est si loin !…

— Alors, vous ne l’aimez plus ?…

— Oh ! non, bien sûr !…

Pellard hésitait de nouveau.

— Sa mère est morte, dit-il enfin.

Frémy ne manifesta nulle émotion.

— Tiens !… comment le savez-vous ?…

Au lieu de répondre, Pellard donna des détails sur la maladie de misstress Maudson : une mauvaise pleurésie, qui l’avait emportée en quelques jours.

— Mais comment donc le savez-vous ? reprit Frémy, que la curiosité gagnait.

— C’est que… j’ai revu Éva… Éva, oui, Topsy…

— Ah !…

— Elle est dans un magasin près de chez moi…

— Alors, vous la rencontrez souvent ?…

— C’est justement ce que je voulais vous dire… Si vous venez chez moi, il faut bien que vous le sachiez… Nous sommes ensemble, depuis un mois !…

D’abord, Frémy ne répondit pas : il se rappelait tout à coup bien des choses, et les souvenirs évoqués le troublaient. Puis de nouveau, il murmura simplement, en regardant à terre :

— Ah !…

Et serra la main que Pellard lui tendait en répétant, l’air affligé :

— Vous ne m’en voulez pas, dites ?…


FIN.