La Chute de Miss Topsy/VII

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Henry Kistemaeckers (p. 133-166).
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VII



Enfin, arriva le jour de la répétition qui, par une de ces coïncidences dont la vie est féconde, fut aussi le jour de la première de Pellard.

Le Cirque était presque vide. Le soleil, passant à travers des vitres colorées, brodait sur le sable du manége des arabesques de couleurs crues. Les artistes causaient bruyamment en langues étrangères : des Anglais grondaient sourdement, tandis que des Italiens accentuaient des jurons qui roulaient comme des charges de tambour. Frémy, après avoir rôdé un moment dans les écuries, stationnait dans le couloir d’entrée, mal à l’aise, gêné par ce monde inconnu, enviant la désinvolture de deux ou trois reporters influents, en quête de quelque nouvelle, qui papillonnaient autour des femmes ou caressaient les chevaux avec des airs de connaisseurs.

Partout, l’entrain manquait. Les écuyères avaient des visages maussades ; l’Auguste, un grand gaillard très blond, allait d’un groupe à l’autre, convenable, une fleur à la boutonnière ; les clowns avaient jeté leur gaîté de commande avec leurs perruques en étoupes ; leur barbe mal rasée nuançait leur visage défariné, ils semblaient fatigués et très lourds. Quant aux tours, toute l’illusion en était enlevée : il n’en restait que la charpente ; et les acrobates, en les exécutant avec des airs d’ennui, n’essayaient point de dissimuler les efforts de leurs muscles tendus, la peine de leur poitrine haletante. L’orchestre, incomplet, mollement dirigé, jouait avec négligence ; on n’entendait guère que les ronflements des cuivres, et, de temps en temps, les cors ou les trombones jetaient une aigre fausse note. C’étaient les revers douloureux et las des spectacles amusants, l’écœurement de ceux qui gagnent leur pain avec des rires, les dessous navrés du plaisir.

Frémy trouvait le temps long. Que lui faisaient les trois gymnastes à demi nus qui tournaient autour des barres fixes ? Il lui tardait de voir arriver Topsy. Il se disait que les rayonnements de son bonheur de femme aimée éclaireraient soudain la monotonie de cette arène où tout le monde semblait souffrir et lutter, qu’avec elle entrerait comme une lueur de la vie heureuse… Puis, son impatience augmentant, il fut pris d’une appréhension : il craignait de ne pas la retrouver tout entière avec son corps souple et sa légèreté de sylphide. Si elle s’était alourdie pendant sa maladie ?… Et puis, il ne l’avait jamais vue de près en costume de ballerine : peut-être qu’elle ne lui plairait plus, qu’il la trouverait ridicule comme il trouvait grotesques les comédiennes dans les coulisses des théâtres… Et si elle tombait de nouveau ?…

Cette idée surtout le terrifia, parce qu’il se sentait une responsabilité : lorsqu’elle se fut emparée de lui, il ne put plus tenir en place. Il se mit à marcher dans le couloir, d’un pas régulier et rapide ; puis il se promena de nouveau dans les écuries ; il avait les mains moites ; des gouttes de sueur perlaient à son front.

Pendant ce temps, Topsy s’habillait. Au lieu de paraître à la répétition en simple jupon empesé, comme cela se faisait d’habitude, elle voulait travailler en costume, comme s’il se fût agi d’une représentation. Elle mit de la coquetterie à choisir sa plus jolie toilette : une toilette noire sur laquelle sa chevelure blonde se détachait avec des tons lumineux, ainsi qu’une comète dans l’épaisseur de la nuit. À son corsage, elle piqua trois roses rouges, achetées en passant chez une fleuriste, et qu’elle se promettait d’offrir à Frémy. Ses bijoux étaient médiocres : elle regretta de n’en avoir pas d’autres ; elle aurait voulu des diamants, — comme ceux qu’elle avait vu flamber lors de sa chute… Et en attachant ses modestes bracelets, elle retrouvait des impressions presque oubliées de ses jours passés.

Sa toilette achevée, elle se regarda dans la glace et ne put réprimer un sentiment de pudeur effrayée — qu’elle n’éprouvait pas autrefois avant d’affronter le public — en songeant qu’il la verrait de près dans un tel costume ; quoiqu’elle fût prête, elle voulut attendre encore.

Cependant l’orchestre, étouffé par les parois, lui jetait des bouffées de valse ou de polka : c’étaient des airs qu’elle entendait depuis son enfance, au son desquels elle avait travaillé sur bien des chevaux, dans bien des villes ; et son oreille y était tellement accoutumée, qu’elle s’étonna d’y avoir même prêté quelque attention.

Et ces airs produisaient sur elle une impression bizarre : elle sentait à la fin une crainte vague, une appréhension indéfinissable d’un danger inconnu, en même temps qu’une grande impatience de commencer. Ce dernier sentiment l’emporta ; elle finit par se sentir pleine d’ardeur : puisque son travail plaisait à l’homme de son choix, l’ivresse de la course, dont elle se rappelait les vertiges et le vent, serait double pour elle ; elle y mettrait deux fois son âme ; elle s’efforcerait de paraître plus souple encore dans ses envolements, de si bien oublier son cheval qu’elle pût ressembler à une fée aérienne, capricieuse, voltigeant dans l’espace dont elle est souveraine comme un nuage, comme une fantaisie de poète…

Au moment où elle allait se décider à descendre, il lui vint ce regret subit d’avoir choisi sa toilette noire : ce noir était de mauvais augure, avec ces roses rouges qui semblaient sanglantes. Mais il était trop tard pour changer.

Elle quitta sa loge et traversa les écuries : des chevaux, fatigués de leur inaction, piaffaient et s’ébrouaient, avec des hennissements dont le bruit se perdait ; d’autres, sellés, bridés, attendaient leur tour. Elle vit le sien, — tout brun, le poitrail taché de blanc, — qu’un valet tenait. Elle s’en approcha et le flatta de la main : il lui sembla qu’il était impatient.

En avançant un peu, elle aperçut tout à coup devant elle l’amphithéâtre vide et noyé dans un demi-jour qui assombrissait le rouge des banquettes : elle n’avait point pensé à l’ennui glacial des répétitions, à la froideur de la salle morte. Un instant, elle eut l’illusion d’un grand trou béant devant elle, où, comme dans les cauchemars, une force invincible la poussait. Pourtant, elle reprit courage : les regards de deux yeux aimés suffiraient à peupler la salle, qui resplendirait comme un soleil.

En entrant dans le couloir, elle ne put échapper aux compliments des officieux. Des gens inconnus — des indifférents, des curieux — vinrent s’informer de sa santé : il fallut leur répondre, et sourire, et trouver des mots pour les remercier. Ses camarades tournaient autour d’elle. Elle avait peine à cacher qu’elle était distraite : son œil cherchait Frémy, — qu’un clown désignait à un écuyer, en parlant à voix basse, avec des sourires pleins de sous-entendus.

Leurs yeux se rencontrèrent : d’un regard, elle l’appela auprès d’elle.

Mais un reporter, que quelqu’un lui présentait, se mit à lui demander des détails biographiques. Il parlait de faire un long article, parce que le public s’intéressait à elle, à cause de son accident. Elle lui raconta son histoire, en abrégeant. Il réclama des anecdotes :

— Je n’en ai point, fit-elle… Il ne m’est jamais rien arrivé.

Le reporter insista : une femme à vingt ans, a toujours eu quelque aventure.

— C’est par ces choses-là qu’on pique la curiosité du public… Voyez les grandes artistes : elles ne laissent jamais passer un mois sans faire parler d’elles… Il vous faut saisir l’occasion ; elle est très bonne pour vous lancer !…

Elle paraissait chercher dans ses souvenirs :

— Je vous assure, répéta-t-elle, que je ne trouve rien !…

Il conclut :

— Eh bien, j’inventerai quelque chose !…

Frémy, de plus en plus mal à l’aise, se promenait à dix pas d’elle, en faisant des efforts inutiles pour prendre une contenance. À cette heure, sa timidité naturelle reprenait le dessus et le gênait furieusement. Habitué à s’isoler auprès d’elle, il avait peur de lui parler en présence de ces gens dont quelques-uns le remarquaient et le dévisageaient d’un air curieux, étonnés de rencontrer une figure inconnue en pareille circonstance. Pourtant, quand le reporter l’eut quittée, il s’approcha d’elle.

Quelques-unes de ses appréhensions se réalisèrent ; le satin de la jupe et du corsage était d’une qualité fort médiocre, et, s’il chatoyait aux feux du gaz, au grand jour il restait terne. En outre, le défaut de ses épaules, trop carrées, apparaissait nettement. Et puis, au lieu d’être soutenue par la foule, comme aux soirs de représentation, elle était en quelque sorte écrasée par le vide de la salle, elle faisait tache, avec ses jambes roses, et ses épaules nues, et le ballonnement de sa jupe, parmi les jaquettes et les redingotes qui l’entouraient.

Elle rougit en lui donnant la main.

Elle attendait de lui une parole douce, un encouragement.

Un instant, il chercha ce qu’il allait dire. Mais les paroles ne venaient pas. Il fut maladroit :

— Eh bien, fit-il… Comment allez-vous ?

Cette question la blessa. Elle aurait voulu un mot qui vînt du cœur et entrât au vif dans leur situation réciproque.

— Je vais bien, répondit-elle.

Il insista, bêtement, la ramenant à des préoccupations qu’au contraire il aurait dû écarter :

— Vous n’éprouvez aucune douleur ?…

— Mais non, dit-elle avec un commencement d’impatience.

— Et… vous n’avez pas peur ?…

Cette question lui fit faire un soudain retour sur elle-même. À vrai dire, elle éprouvait un trouble étrange, un indéfinissable malaise en se retrouvant, comme cela, dans ce même manége où, deux mois auparavant, elle était tombée — et sans l’excitation des lunettes braquées, de la foule qui attend et qu’il faut satisfaire, sous la griserie des lustres étincelants, mais affaiblie par des semaines de souffrances, poursuivie par le souvenir tout à coup réveillé de douleurs atroces, d’un long ennui… Tous les détails de la scène funeste étaient présents à son esprit avec une singulière netteté ; par moments, malgré elle, ses regards suivaient une certaine direction : alors elle voyait, assise et penchée à l’oreille de Frémy, une femme blonde, dont la robe rouge flambait en pleine lumière, sous le ruissellement des feux que jetaient les brillants. Cette image, revenant avec obstination, la paralysait.

Mais tout cela n’était sans doute qu’une impression passagère, qui s’effacerait au moment de l’action. Ce n’était pas la peur : la peur est plus aiguë, la peur est une inquiétude et non pas un soupçon… Et, s’efforçant de sourire, elle répondit :

— Moi ! peur ?… Non, je n’ai pas peur !

— Alors, fit-il, c’est l’essentiel : tout ira bien !

Et ils restèrent à côté l’un de l’autre, sans plus parler.

Topsy respirait péniblement ; de temps en temps, un léger frisson la secouait un peu :

« Mon Dieu ! se disait-elle, aurais-je peur ?… »

Et elle se raidissait contre cette idée, avec une telle violence, que des gouttes de sueur commençaient à mouiller son front :

« Si j’ai peur, je suis perdue… Il ne faut pas que j’aie peur ! »

Elle se tourna vers Frémy, le regardant comme pour lui demander du courage : il lui parut morne et plus inquiet encore qu’elle-même. Son pied remuait, ses mains remuaient, il était tout pâle. Pourtant, il lui sourit, et lui dit, d’une voix à peu près ferme :

— Soyez tranquille… Ça marchera !…

Mais ses regards démentaient ses paroles ; on lisait dans ses yeux qu’il calculait toutes les fâcheuses conclusions possibles.

Cependant, le tour de Topsy arrivait. On lui faisait des signes. Elle répondit, d’un geste, qu’elle était prête. Alors, l’orchestre gâcha l’introduction de son quadrille.

Sur les dernières notes, le cheval entra, tenu par un valet qui le lança. Elle lui laissa faire deux fois le tour de la piste, en le suivant du regard. Il lui semblait très haut. Puis elle se décida, et tendit la main à Frémy qui, en la serrant, haletant lui-même d’une anxiété poignante, murmura :

— Mon Dieu ! pourvu que vous réussissiez !…

On la mit en selle.

Les divers groupes de spectateurs, artistes et habitués, se pressaient aux barrières. Tous s’étaient tus, et attendaient, avec la vague idée qu’il allait se passer quelque chose.

Deux ou trois valets eux-mêmes cherchaient à avancer la tête. Une voix murmura :

— Il faut du courage, quand même, pour recommencer après un pareil accident !

D’abord, il ne se passa rien.

Topsy s’était dressée, et marquait des pas sur la guirlande brodée de la selle. Sans doute, ses mouvements n’avaient plus ni la même grâce, ni la même facilité. Mais en somme, c’était assez bien.

Lorsqu’elle eut achevé la première figure du quadrille, on l’applaudit, pour l’encourager. Elle n’était pas rassurée : la pensée des ballons la terrifiait. Pour en finir tout de suite, elle les demanda bravement.

Des écuyers montèrent sur des tabourets, en tenant les cerceaux garnis de papier. Topsy, assise sur la selle, les regardait avec des yeux effrayés : il lui semblait qu’ils étaient solides, qu’ils la repousseraient, qu’elle se briserait contre eux ; un grand découragement lui venait.

L’attention des spectateurs, qui croyaient le danger conjuré, s’était un peu détendue. Mais master Freath dit à demi-voix, au reporter :

— C’est à présent seulement que ça commence

Frémy, qui se rassurait, l’entendit…

Cependant l’orchestre recommençait, le cheval prenait l’allure voulue ; et Topsy restait assise, l’air gêné, tenant sa cravache aussi éloignée que possible des flancs de l’animal. Sa gorge se soulevait violemment : on eût dit que la respiration lui manquait.

Les écuyers, pour élever leurs ballons, attendaient un signe d’elle qui ne venait pas. Un clown en jaquette brune, au milieu du manége, tournait sur lui-même pour ne pas la perdre de vue. Elle se pencha en avant, et flatta de la main l’encolure du cheval. Une voix murmura :

— C’est bien long !…

Et quelqu’un répondit :

— Elle a peur !…

Elle entendit sans doute, car ses yeux se dirigèrent du côté où l’on parlait ; d’un effort, elle parvint à se mettre debout.

On eût dit qu’elle ne parvenait pas à reprendre son équilibre : elle agitait les bras avec des mouvements de balancier, et ses genoux tremblaient. On lui tendit les cerceaux : elle ne les regarda même pas. Les yeux baissés, elle semblait toute occupée à mesurer d’un regard l’étroit espace de la selle plate. Soudain, comme prise d’une sorte de vertige, elle retomba assise. Il y eut dans la salle un long frémissement. On murmurait :

— Ah !…

L’orchestre s’arrêta brusquement.

Topsy jeta autour d’elle un regard désespéré. Frémy, debout, presque hagard, crispait ses mains contre une balustrade ; en cet instant, il regrettait peut-être de l’avoir conseillée : l’anxiété était trop forte, devenait une douleur aiguë. — Elle crut comprendre qu’il luttait comme elle, qu’il souffrait comme elle, — qu’il avait peur comme elle : car c’était bien la peur, cette fois, instinctive, dominatrice… Pourtant, relevée par la sympathie de ces deux yeux qui se multipliaient à l’infini et se mirent à la fixer de toutes les places avec une poignante ardeur d’inquiétude, elle voulut être forte. Quand master Freath vint lui demander si elle se trouvait indisposée, elle répondit d’une voix vibrante :

— Non, non… Go ! Go !

Puis, presque défaillante :

— Regardez donc la sangle, s’il vous plaît !…

Master Freath se pencha : la sangle était en état ; néanmoins, il fit mine de la resserrer.

— La selle est solide, ne craignez rien ! lui dit-il en se relevant.

L’orchestre recommença.

De suite, elle se remit debout. Sa main agitait la cravache d’un mouvement nerveux ; mais elle semblait résolue et, au lieu de trébucher, se tenait toute raide, comme si ses pieds eussent été cloués. Un murmure de soulagement courut parmi les spectateurs. Frémy passa la main sur son front trempé de sueur : encore quelques secondes, et ce serait fini !…

De nouveau, les écuyers tendaient les ballons. Mais elle ne bougeait pas, et ils étaient obligés de les retirer chaque fois qu’elle passait devant eux, toujours raide et comme cataleptisée. Tout à coup, elle se baissa, comme pour prendre son élan… Mais à ce moment même, elle entendit le grand cri de la foule, le soir de l’accident ; elle revit des têtes houleuses, en masse, et la femme rouge, toute entourée des lueurs de ses brillants, qui se penchait sur Frémy ; elle se sentit rouler dans le sable, lutter contre les barrières ; les oreilles lui tintèrent comme quand elle s’était évanouie au coup d’une insupportable douleur et d’un soupçon plus lancinant encore.

Elle passa.

On fit :

— Pas encore !…

— Ça va venir !…

— Elle n’ose pas !…

— Elle a peur !…

Même, une voix commença :

— Je parie…

Cela devenait un jeu, et c’était palpitant comme un steeple-chase.

Il y eut un nouvel arrêt, plus long, plein d’un murmure anxieux. Frémy, tout pâle, avait baissé la tête, et se tenait, sans plus la regarder, dans l’attitude d’un homme désenchanté. Ses craintes se réalisaient : ce n’était plus sa Topsy d’autrefois, vaillante, souple et souriante dans ses frais costumes…

Cependant, l’hallucination de Topsy s’effaçait ; peu à peu, les choses reprenaient à ses yeux leur réalité ; le Cirque lui apparut obscur et presque vide ; la femme rouge était bien loin. Mais elle aperçut Frémy, et ce fut un nouveau découragement. Sans doute, il n’attendait plus rien d’elle… Alors, elle eut comme l’intuition de ce qui se passait en lui : elle devina son ardeur refroidie par la blessure de son amour-propre, par le froissement de son égoïsme, et tout le travail intime qui vidait son cœur… Il fallait essayer encore une fois, réussir coûte que coûte, dût une nouvelle chute la rejeter dans son lit de douleurs, — puisqu’un triomphe seul pouvait lui donner l’amour.

Elle regarda master Freath, qui fit claquer sa chambrière avec un léger haussement d’épaules, tandis que l’orchestre accélérait son mouvement. Elle se dressa une troisième fois ; les roses de son corsage tombèrent dans la salle, aux pieds d’un inconnu qui les ramassa, sans penser à rien… Pour elle, à cette heure, des flots de lumière roulaient dans le Cirque, déversés par les lustres flambants ; un bourdonnement de foule agitée et curieuse descendait de l’amphithéâtre : c’était la salle comble des grands jours, des samedis où l’on voit des têtes autour de soi, sans intervalle vide. Mais toutes les banquettes, depuis les premiers rangs que son cheval éclaboussait de sable en passant, jusqu’aux gradins supérieurs perdus dans le vague, étaient pleines de Frémy déçus, dont les figures livides, presque mortes, ne lui soufflaient plus nul courage. Et dans le désarroi de ses idées, les cerceaux que les écuyers lui tendaient se confondaient avec les têtes, lui apparaissant trop petits ou trop grands. Elle demeurait immobile et ahurie sur son cheval qui lui semblait immobile, et autour duquel dansait la salle entière…

Elle se leva, se baissa, ne se rappelant plus ce qu’elle devait faire, agitant les bras en des mouvements désordonnés : aussitôt tous les Frémy se mirent à tourner, entraînés à la valse du vertige ; leurs innombrables têtes se confondaient comme dans un gigantesque kaléidoscope ; ils s’approchaient tout près d’elle, se retiraient, leurs corps s’allongeaient et diminuaient, ils se convulsaient en gestes étranges : et l’orchestre sonnait avec des éclats terribles, comme si des centaines de trompettes eussent joué à la fois…

Alors, elle s’agenouilla sur la selle, essayant encore de battre l’air de ses bras, fermant les yeux pour ne pas voir toutes ces choses confuses, qu’elle voyait quand même ; puis, affolée, elle se cramponna instinctivement à la crinière du cheval, en poussant un cri rauque qui demandait du secours.

Master Freath se précipita pour arrêter l’animal, au moment où elle tombait, à demi évanouie. On entendit un cri.

Cependant, elle reprenait ses sens, en balbutiant :

— Je ne peux pas !… j’ai trop peur !… Je ne peux pas !…

Des conversations animées s’engageaient de groupe en groupe. On s’empressait autour d’elle. On la plaignait. Master Freath, rempli d’égards, lui dit :

— Une autre fois, dans quelque temps, vous pourrez mieux !…

Mais elle sanglotait :

— Non, non, c’est bien fini !…

L’Auguste, sérieusement ému, se tenait derrière elle avec un visage contrit. Le reporter remarqua qu’au lieu de la biographie de Topsy, il ferait une chronique : les lecteurs de son journal n’y perdraient rien.

Cependant, un écuyer s’approchait du directeur et lui parlait d’une femme de sa connaissance, pour remplacer Topsy.

Un spectateur humanitaire murmura :

— Il ne lui reste plus qu’à faire trottoir… Voilà pourtant la justice sociale !…

Topsy, un peu plus calme, parvint à se frayer un passage à travers les hommes qui se pressaient autour d’elle. Elle repoussa un verre d’eau qu’on lui apportait, et un flacon de sels. Une seule pensée l’occupait : Frémy. Qu’allait-il penser ? qu’allait-il faire ? Et, anxieusement, elle cherchait des yeux.

Enfin, elle l’aperçut… Il avait mis son chapeau ; le dos plié, la tête basse, il s’en allait lentement, sans regarder derrière lui…

Alors, elle se sentit près de défaillir ; des sanglots l’étouffaient.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! fit-elle en écartant ceux qui l’entouraient encore.

Et elle se sauva en courant vers sa loge.

En passant dans le couloir, elle dut s’écarter pour faire place au cheval Neptune, qu’on amenait au dressage.