La Chute du grand empire

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LA CHUTE
DU GRAND EMPIRE

Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, tome XVII.

Le règne de Napoléon a deux aspects divers : à mesure que les impressions deviennent moins personnelles, l’histoire s’éloigne ; du point de vue où se placèrent la plupart des contemporains, et ses calmes sévérités succèdent aux jugemens passionnés des partis. L’éblouissante carrière ou la grandeur des revers égala celle des prospérités eut pour la France tout l’attrait d’un drame durant lequel les plus obscurs acteurs souffraient moins de leurs sacrifices qu’ils ne jouissaient de leurs émotions. L’armée s’était identifiée avec son général par la solidarité de la gloire et des périls ; devenue indifférente aux droits des autres comme aux siens, la nation profitait, sans l’avoir souhaité, de l’asservissement du monde : désintéressée du soin de ses destinées, déshabituée de toute prévoyance, il lui suffisait que son rôle fût grand, celui de son chef plus grand encore, et que chaque jour la victoire ajoutât un miracle à tant de miracles accomplis. Lorsque la politique impériale sombra sous la tempête évoquée par elle-même, le nouveau Prométhée, enchaîné sur un rocher de l’Océan, s’entoura d’un prestige qu’il avait à peine atteint au sommet de sa puissance. De son vivant, Napoléon se sentit devenir dieu, et il eut cette destinée que pour lui la poésie a précédé la prose, et que la légende a préexisté à l’histoire.

Mais le temps, encore plus meurtrier que la guerre, décimait l’héroïque génération dont le sang avait cimenté l’édifice impérial, et quand les factions ne furent plus dans le cas d’user des souvenirs de l’empire pour battre en brèche les établissemens politiques qui lui avaient succédé, l’on se prit à étudier ce règne dans la pensée fondamentale dont il avait suivi le développement avec une logique inexorable. L’on se demanda si cette pensée n’était pas le contre-pied de toutes les idées vers l’avènement desquelles s’acheminait le monde moderne. À l’ouverture d’une ère de paix, de travail et de liberté, Napoléon Ier n’avait-il pas entrepris de transformer la nation française en une armée permanente pour asseoir l’empire d’Occident sur la pointe des baïonnettes ? N’avait-il pas estimé légitime et même facile d’anéantir les nationalités les plus vivaces, les dynasties les plus historiques, pour faire de tous les peuples et de tous les gouvernemens européens les rouages d’une machine immense ayant un centre unique et un seul être pour moteur ? Cette appréciation, justifiée par tous les faits, provoqua des répulsions de plus en plus profondes dans la partie éclairée d’un pays qui croyait alors se dévouer pour toujours au culte des pensées généreuses. D’ailleurs les révélations arrivaient en foule, les portefeuilles, les archives se vidaient, et sous le reflet de la lumière que chaque jour versait à flots, au sommet triomphal de la colonne où la révolution, de 1830 venait de rétablir sa statue, l’empereur parut moins éclairé par son génie que dominé par ses passions. On ne tarda pas à entrevoir que, dans un duel obstiné contre l’impossible, il avait réuni presque toujours les torts de la conduite au tort même de ses desseins. La politique, avec ses appréciations précises, remplaça donc la chronique au détriment du demi-dieu que les partis n’avaient su qu’adorer ou maudire. Après Hérodote et Froissard, on put attendre Thucydide et Machiavel.

Comme deux fleuves qui se heurtent avant de confondre leurs eaux dans un lit large et profond, ces deux courans opposés se rencontrent dans la grande œuvre historique qui touche aujourd’hui à son terme, et dont ils entretiennent le mouvement et la vie lors même qu’ils peuvent en altérer l’unité. Enivré de la poésie populaire qu’avait respirée sa jeunesse, M. Thiers a dû se défendre d’autant moins du prestige qu’exerçait sur ses contemporains la personne de Napoléon, que des aptitudes singulières semblaient prédestiner l’écrivain jeune encore à la mission que gardait l’avenir à sa maturité et à sa retraite. Il avait deviné la stratégie comme d’autres ont deviné les mathématiques, et la Providence lui réservait la tâche d’écrire l’histoire du premier général de tous les siècles. M. Thiers était doué d’une parole dont aucun orateur n’a surpassé la lucidité abondante, et il avait à faire un récit dans lequel s’enlacent, par des nœuds que sa main seule était assez souple pour dénouer, tous les problèmes de la guerre, de la diplomatie et de l’administration. La plus sympathique des intelligences se trouvait donc associée par un lien indissoluble au foudroyant génie auquel n’échappait aucun détail, ni dans la conduite de ses armées, ni dans le gouvernement de son vaste empire. Ces deux activités se multiplièrent en quelque sorte l’une par l’autre pour enfanter une œuvre où ni la précision des faits, ni les études techniques ne nuisent à l’émotion continue du drame : monument unique de labeur et de réflexion, qui rencontre l’idéal en affectant de le dédaigner, où l’admiration persistante de l’historien pour le héros laisse sans appel possible les arrêts du publiciste, et dans lequel la postérité prendra contre le grand homme qui abusa si cruellement de sa fortune tous les chefs d’une accusation d’autant plus terrible qu’ils se sont imposés pour ainsi dire malgré lui-même à la conscience de M. Thiers.

Ce livre est devenu le livre de tous. Pendant qu’à cette lecture le vieux médaillé de Sainte-Hélène essuie sur son front dénudé les ardentes sueurs du champ de bataille, le diplomate suit avec une sorte d’effroi silencieux les combinaisons du potentat qui mit dans sa main le globe de Charlemagne, et, sans altérer l’harmonie du tableau, l’administration porte son contingent de chiffres à côté des récits les plus animés ou des scènes les plus grandioses. M. Thiers a résolu en matière d’histoire le même problème que Shakspeare en matière de poésie : il a confondu les genres dans l’unité supérieure qui les embrasse, et il a triomphé de la théorie par la pratique. Que vaudraient des éloges auprès d’une telle popularité, et de quel poids pèseraient en face d’un succès sans exemple des critiques d’art empruntées aux rhéteurs sur la meilleure méthode historique ? Un tel ouvrage convie les publicistes à des devoirs plus sérieux, car il livre Napoléon au jugement de la postérité dans un récit authentique et complet, qui finit, sous l’entraînement de la vérité, et lors même que l’historien y semble le moins songer, par devenir un réquisitoire accablant.

J’ai déjà consigné ici les appréciations politiques qui m’ont été inspirées par l’histoire de M. Thiers[1]. En étudiant, il y a quelques années, la partie de ce grand ouvrage consacrée aux prospérités du règne, j’ai eu l’heureuse fortune de pressentir et de devancer les jugemens plus sévères qui s’imposent aujourd’hui à la conscience publique avec une irrésistible autorité. Pour recommencer un pareil exposé, il faudrait donc me répéter, et si les lecteurs de ce recueil ont, chose fort naturelle, oublié ces études d’une date déjà lointaine, je m’en souviens trop bien moi-même pour me croire le droit de les reproduire. Une autre perspective me reste ouverte : j’aimerais à mettre le volume qui, dans sa saisissante unité, nous fait embrasser la catastrophe en regard du grand monument où l’empire élève successivement ses hautes assises sur une base inconsistante ; après avoir pénétré jusqu’à cette base même, je voudrais montrer, le livre de M. Thiers à la main, ce qu’il y eut, non pas d’excessif, comme on l’admet généralement, dans les ambitions impériales, mais de radicalement faux dans la pensée sur laquelle s’éleva le premier empire, pensée prédestinée à une issue funeste, parce qu’elle engageait avec le siècle l’une de ces luttes à mort où l’esprit des temps finit toujours par triompher du génie des princes.


I

Les grands services font les grands hommes, car la vraie gloire n’appartient qu’aux idées fécondes. Pyrrhus bouleversant la Grèce et l’Italie, Charles XII ruinant son pays dans des entreprises impossibles, sont d’héroïques aventuriers qui n’ont apporté aux peuples que des douleurs stériles et des maux sans compensation ; étrangers au chœur immortel des initiateurs de l’humanité, ils laissent dans l’histoire une trace moins lumineuse que sanglante. Si les générations qui ont suivi Alexandre n’avaient connu que les pompes mythologiques de ses triomphes et ses courses dans les sables de la Libye à la poursuite d’une divine origine, elles n’auraient pas décerné au fils de Philippe le titre que lui a confirmé la postérité ; mais Alexandre fut l’instrument de la victoire définitive remportée parle génie de l’Europe sur le génie asiatique, de la personnalité intelligente et libre sur le despotisme et l’inertie, et à ce titre il prend place à côté, pour ne pas dire au-dessus des plus grands hommes. César, en concentrant l’unité de la société romaine avant l’assaut des Barbares, prolongea de mille ans l’agonie de l’empire ; ce fut aussi pour mille ans que Charlemagne fonda sur la mystique union de l’état et de l’église l’édifice de la chrétienté, plutôt ébranlé que dissous par la réforme. Sous une inspiration également légitime, quoique moins élevée, Frédéric II créa la Prusse à force de courage et de persévérance, et le tsar Pierre osa arracher avec le fer du sein de la barbarie l’empire auquel son génie imposa une précoce virilité. Si une auréole incontestée entoure ces fronts augustes, c’est que ces grands hommes ont tous été les instrumens d’une idée vraie, d’une évolution nécessaire ou d’un progrès accompli. S’ils ont réussi, c’est que la conscience publique leur prêtait sa force irrésistible. Et voilà pourquoi, dans le cours de leur carrière accidentée, la reconnaissance des peuples ne leur tient pas moins compte des revers que des succès.

Napoléon à son tour rencontra, dans la première partie de sa carrière, l’une de ces situations préparées par le cours des âges, dans lesquelles la Providence a besoin d’un homme, et où les nationalités menacées s’incarnent dans ceux qui les sauvent. La France de 1799 venait de faire une révolution dont elle continuait à aimer les principes, mais dont les résultats effectifs, sans trop ébranler sa foi, avaient fait évanouir la plupart de ses espérances. Le découragement avait succédé à l’enthousiasme, et, par une conséquence naturelle, les défaites avaient remplacé les victoires. C’était avec un gouvernement méprisé qu’il fallait résister à l’Europe, inexorable dans ses vengeances ; c’était à des partis dont elle ne voulait point le triomphe que la nation semblait fatalement conduite à remettre le soin de son avenir. Le général Bonaparte se sentit en mesure de la sauver sans lui imposer aucun sacrifice, de restaurer le pouvoir sans alarmer aucun intérêt et sans troubler aucune conscience ; toujours victorieux et grandi par les combats, il semblait résolu à ne plus faire la guerre que pour conquérir la paix, et marqua de la pointe de son épée les limites qu’il entendait garantir à la France pacifiée, en prenant le ciel et la terre à témoin de sa ferme résolution de ne jamais les dépasser. Dans ce plan, conçu avec une si audacieuse sagesse, la promptitude de l’exécution dépassa toujours la hardiesse de la pensée. En deux années, les plus fécondes peut-être de l’histoire, il eut relevé le crédit, la religion, la moralité perdue ; il prépara des codes devenus l’admiration du monde, et promulgua des institutions qui, si elles donnaient à l’administration une prépondérance alors universellement réclamée, ne gênaient cependant point la liberté dans ses manifestations essentielles. Jamais homme n’avait si bien deviné le sentiment public, jamais restauration sociale n’avait été accomplie avec une aussi sereine activité.

Le tableau du consulat est d’une simplicité antique. Toutes les lignes y sont précises, et l’œil ne s’y égare point dans le vague des horizons indéfinis. L’acteur consommé qui va bientôt monter sur la scène impériale pour ne la plus quitter, même à l’heure de son agonie, se sent assez dans la vérité pour ne pas éprouver encore le besoin d’enivrer les multitudes, et pour aller chercher, à travers tous les préjugés et tous les obstacles, le suffrage des esprits d’élite. Avec un instinct infaillible, il pénètre les pensées de la France sans prétendre au droit de lui imposer les siennes ; jusqu’au jour du consulat à vie, qui ouvre devant lui des perspectives nouvelles et semble changer brusquement le cours de ses pensées, il subordonne sa personne à son œuvre et ne grandit que par la grandeur de son pays.

Mais Bonaparte n’avait pu monter sur les hauteurs d’où il distançait de si loin les autres hommes sans se sentir pris de vertige. Pendant que la politique consulaire accomplissait les actes les plus sages, une pensée toute contraire à celle qui l’avait inspirée se glissait en quelque sorte furtivement dans l’âme du premier consul, et le conduisait bientôt à entreprendre une œuvre sans aucun rapport avec celle qu’il poursuivait alors aux applaudissemens du monde. Lorsqu’en 1801 Napoléon signait l’immortel traité de Lunéville, il était déjà moins sage qu’il ne le laissait paraître ; dès cette époque, il avait en effet quelque chose à cacher à la France et peut-être à se cacher à lui-même, car il inclinait à sacrifier l’intérêt de son pays à une chimère, et commençait à se ménager sur l’Europe des perspectives de nature à changer le cours de ses desseins comme celui de nos destinées. Les stipulations de l’acte diplomatique arraché aux longues résistances de l’Autriche par les batailles de Marengo et d’Hohenlinden sont sans doute irréprochables, à ne les considérer qu’en elles-mêmes, car en exigeant la frontière des Alpes, le cours de l’Escaut et la rive gauche du Rhin, la France victorieuse s’assurait la juste compensation des agrandissemens que le partage de la Pologne, la conquête des Indes et les sécularisations germaniques avaient procurés à d’autres puissances. Malheureusement, si le traité de Lunéville était excellent dans ses dispositions écrites, il était funeste par ses réticences ou ses réserves, et ces omissions systématiques, toutes profondément calculées, révélaient déjà dans l’esprit inquiet de Napoléon des tentations désastreuses et des fascinations bientôt irrésistibles.

Fidèles à leurs instructions secrètes, ses plénipotentiaires n’avaient laissé mentionner dans le traité de 1801 ni l’Italie, ni la Hollande, ni la Suisse, contrées profondément troublées, sur lesquelles la France exerçait alors une autorité équivalente à une possession territoriale. Le silence significatif gardé sur le Piémont, sur Rome et sur Naples, la faculté qu’on semblait par là reconnaître à Napoléon de disposer à son gré des territoires italiens occupés par nos armées, sous la condition de laisser à ces pays une indépendance purement nominale, tel fut l’écueil élevé par la main même du premier consul contre l’empire au jour où l’heureux général commençait à en caresser la séduisante image.

Il était naturel que Napoléon, aussi séparé déjà des autres hommes par la gloire que les princes le sont par la naissance, et répondant en ceci aux plus profondes aspirations de la France, donnât à la nation un gage qui, à tous les services qu’il lui avait rendus, ajoutât l’illusion toujours déçue, mais toujours si chère, de la perpétuité. La reconstitution d’une royauté héréditaire était le dernier terme de la réaction commencée au 9 thermidor. Aller jusque-là, c’était donc faire un calcul bon pour le pays comme pour soi-même, à la condition toutefois de ne point se tromper sur l’esprit de cette réaction, et de ne point violenter l’idée pacifique et libérale qui survivait à toutes les vicissitudes. Assise sur des principes dont le pays aurait tiré des conséquences fécondes, s’il n’en avait été détourné par la poursuite d’intérêts étrangers et de projets désastreux, prépondérante en Europe sans aspirer à y devenir dominatrice, la monarchie napoléonienne de Lunéville et d’Amiens, continuant la tradition consulaire sans s’ouvrir d’horizons nouveaux, militaire par son origine, conservatrice et pacifique par ses tendances, aurait présenté la combinaison la plus naturelle, probablement même la plus heureuse pour la France comme pour le monde. Cette combinaison eût été en tout cas la plus propre à fermer l’abîme de la révolution dans un pays qui en avait conservé l’esprit en en répudiant les crimes ; mais Napoléon ne comprit pas ainsi le rôle que lui envoyait la fortune. À peine acclamé, l’empereur rompit avec le premier consul : ce ne fut pas la couronne de saint Louis que Napoléon plaça sur sa tête dans la solennité de son sacre, ce fut celle de Charlemagne. Le bandeau impérial lui fit monter au cerveau des vapeurs ardentes qui, sans rien ôter à la hauteur de son génie, semblèrent oblitérer tout à coup, l’humble sens des réalités.

L’huile sainte n’avait pas encore coulé sur son front, que déjà il imprimait à l’établissement impérial un caractère moins national qu’européen. Toutes ses inclinations le portaient vers les traditions du saint-empire romain, dont on ne tarda point à rechercher avec complaisance tous les précédens, afin de les appliquer à l’étiquette et aux dignités de la cour nouvelle. Pour donner la mesure des extrémités auxquelles peut descendre la flatterie et des profonds calculs de la bassesse humaine, l’on vit des révolutionnaires émérites travailler de tout cœur à greffer sur la bulle d’or la constitution de l’an VIII, en appliquant à une société ardemment démocratique le plus mystique symbolisme du droit féodal[2]. Malheureusement ces fantaisies rétrospectives n’avaient pas trait seulement à la constitution intérieure de l’empire : dès le commencement de 1804, elles étaient le reflet de la pensée qui allait bientôt changer le cours des destinées naturelles de la France pour embrasser l’Europe dans l’universalité de ses desseins. Son génie se dilatant avec sa fortune, Napoléon se faisait acclamer en Suisse à titre de médiateur, et six mois après le sacre de Notre-Dame, il allait prendre à Milan la couronne des rois lombards. Sans traité et sans combat, et comme s’il était désormais dispensé même du soin d’imposer, par des victoires ses volontés nouvelles, il réunissait le Piémont et l’état de Gênes à la France, constituait en Italie un royaume dont il commettait l’administration à son fils adoptif, et jetait sur Naples l’un de ces regards qui séchaient déjà les dynasties dans leurs racines. Moins d’une année après la proclamation de l’empire, il découpait des fiefs pour les princesses de sa famille dans ces provinces d’Italie sur lesquelles les empereurs d’Allemagne avaient réclamé des droits séculaires toujours héroïquement contestés. Pour répondre à ces actes dont la hauteur dédaigneuse avec laquelle ils étaient accomplis aggravait encore la portée, l’Angleterre avait refusé l’évacuation de Malte, et la guerre maritime était sortie de la politique qui prétendait pour elle au droit de bouleverser le monde en réclamant des autres l’exécution ponctuelle des traités. La guerre territoriale allait suivre, car dès 1805 le continent commençait à entrevoir le plan de Napoléon, et il était encore bien loin de lui soupçonner la force nécessaire pour l’accomplir.

Le coup de tonnerre d’Austerlitz déchira tous les voiles, et, le front couronné de foudres, le dominateur du continent apparut alors dans son omnipotence. Le traité de Presbourg, fruit de cette grande victoire, constitua le nouvel empire dans les conditions où l’avait compris son fondateur, car ce traité imprima à l’établissement impérial une couleur militaire et féodale qui n’avait rien de l’antique monarchie ; il le revêtit d’une sorte de caractère européen aussi étranger au génie de la France historique qu’à l’esprit de sa révolution récente. « L’empereur et M. de Talleyrand, prôneur assidu des créations de ce genre, avaient à eux deux conçu un vaste système de vassalité, comprenant des ducs, des grands-ducs, des rois sous la suzeraineté de l’empereur, et ayant non pas de vains titres, mais de véritables principautés, et conservant tous sur les trônes qu’ils allaient occuper leur qualité de grands dignitaires de l’empire français… Ces rois dignitaires de l’empire devaient avoir un établissement royal au Louvre approprié à leur usage ; ils devaient former le conseil de la famille impériale, et même élire l’empereur dans le cas où la ligue masculine viendrait à s’éteindre[3]. »

Porté, d’un seul bond par la victoire dans le palais qu’avaient habité Marie-Thérèse et la longue suite de ses aïeux, Napoléon avait dès 1806 conçu la pensée, M. Thiers le reconnaît lui-même, de remplacer sur tous les trônes de l’Europe les princes de la maison de Bourbon par des princes de la famille Bonaparte. Joseph partit pour aller exécuter à Naples l’arrêt du destin, en attendant sa promotion par avancement à une plus haute couronne ; Murat débuta dans la carrière royale par le surnumérariat du grand-duché de Berg ; Louis, au grand profit d’ailleurs de ses nouveaux sujets, devint roi de Hollande ; des principautés pour les ministres qui conseillaient de telles choses et pour les généraux qui aidaient à les exécuter furent disséminées comme des diamans lancés par la main de la fortune depuis la Souabe jusqu’au fond de l’Illyrie ; trois couronnes royales vinrent récompenser en Allemagne les défections princières, résolues d’avance à se racheter au besoin par l’ingratitude ; enfin, en organisant sous son patronage direct la confédération rhénane, Napoléon vint notifier à la nationalité la plus indélébile de l’Europe le firman de sa déchéance. La patrie des Arminius, des Frédéric et des Othon n’eut plus pour mission politique que d’orner le cortège d’un triomphateur étranger par les lambeaux déchirés d’une histoire dont la main d’un homme croyait avoir pour jamais terminé le cours. Un pareil acte était pour l’Allemagne plus qu’une révolution : ce n’étaient pas seulement les ruines du saint-empire romain dont il faisait tomber la dernière pierre ; c’était le génie de quarante millions d’hommes qu’il frappait sans pitié, lorsque Klopstock, Schiller, Kant, Goethe, Lessing, Wieland vivaient encore ou venaient à peine de fermer les yeux, et quand Arndt et Kœrner chantaient les gloires de la patrie en présence des baïonnettes françaises.

Toutefois le système de vassalité politique et militaire inauguré par le traité de Presbourg pour l’Europe occidentale eut un résultat bien plus funeste encore que l’humiliation de l’Allemagne : il atteignit au cœur la pensée de la France et violenta le cours régulier de ses destinées ; il fit de la nation l’instrument passif d’un projet auquel elle demeura fort indifférente aux jours de la victoire pour lui devenir antipathique aux jours du malheur. Ce fut le premier acte d’une pièce héroïque où les plus éclatans symboles couvrirent les plus prosaïques réalités.

Lorsque la France fonda l’empire et proclama l’hérédité de la dynastie qu’elle s’était donnée, elle avait la confiance de continuer le cours de sa propre histoire et d’agir dans son seul et véritable intérêt ; elle se trouva tout au contraire conduite à entreprendre contre tous les peuples, et l’on pourrait ajouter contre elle-même, une tâche que désavouaient la rectitude de son esprit et l’instinct inné de sa justice. Assise dans ses frontières incontestées, elle souhaitait ardemment la paix, et on lui offrait en perspective une guerre à laquelle on assignait pour terme le jour où l’univers désespéré se reposerait volontairement dans la servitude ! En 1804, la France s’était proposé de perpétuer les bienfaits d’un gouvernement modéré appuyé sur toutes les forces morales du pays ; en 1806, on lui imposait une dictature militaire soutenue par un fanatique enivrement, devant lequel l’intelligence disparaissait avec la liberté. En couronnant une nouvelle dynastie, elle avait entendu finir chez elle la révolution, et on la contraignait de consommer celle de l’Europe. Elle voulait s’arrêter aux bords du Rhin, et on liait son sort à une entreprise qui devait fatalement la conduire sur les bords de la Moskova !

Il faut qu’on en reste bien convaincu : la catastrophe finale où s’est abîmé l’empire a été strictement logique, et le système du souverain l’avait rendue inévitable. Chacune des fautes relevées par M. Thiers avec une admirable sagacité aux phases diverses du règne ont accru sans aucun doute soit les difficultés, soit les périls, et Napoléon ne s’est pas porté un moindre préjudice par la violence de ses procédés que par la pensée déplorable sortie d’un seul jet et tout armée de son cerveau. Néanmoins l’empereur aurait évité toutes les fautes de détail signalées par son historien, qu’en présence d’une lutte perpétuelle contre la nature, il n’aurait pu manquer d’en commettre d’autres, et que son œuvre n’aurait pas eu probablement une durée beaucoup plus considérable. Il est des choses heureusement impossibles, et l’entreprise de Napoléon contre la liberté du monde était au nombre de ces impossibilités-là. C’est sur ce point que la conscience publique regrette de ne pas voir porter un blâme énergiquement formulé : personne n’a mieux que M. Thiers jugé l’empire dans la série presque infinie de ses travaux militaires et diplomatiques ; mais il aurait appartenu à l’illustre historien mieux qu’à tout autre d’établir que, parmi les fautes qui ont compromis l’œuvre carlovingienne de Napoléon, aucune n’était comparable à la folie de l’avoir conçue.

Qu’était-ce en effet que cette gigantesque agression contre l’histoire, contre le droit et contre la vie intime des peuples ? Prétendre réduire les Italiens, les Espagnols, les Portugais, les Hollandais et les Allemands à la condition de vassaux régis par des princes d’origine française et hôtes obligés du Louvre, c’était reprendre, en pleine civilisation chrétienne, le régime de la Rome païenne sur les municipes et les rois alliés, c’était reproduire la théorie grecque sur la subordination naturelle des races conquises à une race conquérante. Pour prix d’une abdication qui placerait à la disposition de l’empire leurs armées et leurs trésors, Napoléon entendait, il est vrai, de partir aux peuples vassaux, avec un grand bien-être matériel, certains résultats civils de la révolution française. S’il dotait largement les généraux établis par lui dans leurs domaines, il voulait bien frapper au cœur les aristocraties indigènes importunées d’un tel voisinage. Les tributaires pouvaient espérer encore un autre service où la France trouvait d’ailleurs son compte, celui de recevoir de Paris des administrateurs intelligens et d’habiles financiers ; ils avaient aussi chance d’obtenir des ports maritimes afin de menacer l’Angleterre, et une viabilité perfectionnée au point de vue stratégique, bienfaits immenses pour lesquels on ne leur demandait qu’une bagatelle : abdiquer la patrie !

Je ne saurais concéder à M. Thiers qu’avec moins d’impatience et plus de temps, l’œuvre d’assimilation au grand empire, qu’il déclare insensée pour les peuples de souche germanique, eût été possible si elle avait été restreinte aux nations d’origine latine[4], car je ne vois pas que la création des royaumes de Hollande et de Westphalie ait été pour Napoléon un plus grand malheur ou une plus grande faute que la guerre d’Espagne et l’invasion du Portugal. C’est dans la Péninsule que le doigt de Dieu a touché le conquérant : les Espagnols et les Portugais étaient en armes bien avant que les Allemands et les Hollandais tentassent de briser le joug, et si l’ange exterminateur n’avait pas frappé nos légions sur le sol glacé où la neige les enveloppa d’un immense linceul, les populations riveraines du Rhin et du Weser auraient hésité longtemps encore, malgré leurs humiliations et leurs souffrances, à suivre l’exemple que leur avaient déjà donné les montagnards des sierras espagnoles et du Tyrol italien.

Je ne puis, je l’avoue, reconnaître non plus dans le système impérial, même restreint dans son application aux races purement latines, une imitation de la politique suivie par la maison de Bourbon dans les deux péninsules. En acceptant pour son petit-fils le trône que lui déférait un acte tout spontané de la volonté de Charles II, Louis XIV avait commencé ses instructions au duc d’Anjou par ces paroles : « Soyez bon Espagnol, car vos premiers devoirs sont pour vos peuples. » — Vous êtes Français, et n’avez de devoirs qu’envers moi seul, écrivait chaque jour Napoléon à ses frères, condamnés au supplice de répondre à ses exigences, en étalant dans des capitales transformées en chefs-lieux de préfecture un simulacre de royauté. Lorsque ces princes, supérieurs au rôle qui leur était imposé, hasardaient quelques respectueuses allusions au pacte qui, durant la seconde moitié du siècle précédent, avait uni la maison de Bourbon dans une alliance où l’intimité n’enlevait rien ni à l’indépendance ni à l’honneur, des traits sanglans d’ironie ou les éclats d’une colère terrible les remettaient bientôt à leur place, et venaient déchirer des voiles dont l’empereur n’éprouvait d’ailleurs pour son compte aucun désir de s’envelopper. N’amnistions pas le principe en condamnant les conséquences, et n’hésitons jamais à remonter à l’idée mère d’où ont surgi toutes les fautes du premier empire pour y attacher une réprobation plus éclatante encore que ne l’a été sa gloire. Cette idée, n’était-ce pas l’asservissement de l’Europe à la France, et l’abdication de la France elle-même aux mains d’un seul homme ?

Du haut de ce calvaire démocratique où il eut la rare fortune de monter en tombant du trône, Napoléon, transformé en victime des rois conjurés, a maintes fois répété que les résistances obstinées de ses ennemis avaient provoqué les accroissemens imprévus de son empire et l’extension démesurée de son pouvoir. Faisant passer dans sa langue immortelle les déclamations des tribuns et parfois jusqu’aux refrains des chansonniers, il a prétendu qu’une dictature essentiellement temporaire préparait dans sa pensée l’éclatant réveil de toutes les libertés suspendues et de toutes les nationalités outragées : vaines affirmations dont le grand homme calculait la portée populaire sans s’abuser lui-même, commentaires ingénieux qui ont dû le faire plus d’une fois sourire dans les amères tristesses de l’exil ! A moins d’admettre que les peuples étrangers ne fissent aucun effort pour défendre leur propre vie contre une agression qu’aucun conquérant n’avait encore osée, il faut bien reconnaître que toutes ces résistances étaient inévitables ; il faut voir surtout qu’elles devaient s’organiser et s’étendre tant que l’Angleterre, dans la plénitude de sa puissance, continuerait le combat engagé pour la délivrance du monde, tant qu’elle demeurerait assez riche pour en subventionner le désespoir.

On aimerait à entendre l’illustre historien le déclarer aussi nettement qu’il le croit : la pensée la plus antipathique à l’empereur Napoléon fut toujours ce droit suprême des nationalités qu’un prince de son sang, qui semble répudier la tradition impériale pour se rattacher à la tradition consulaire, entreprend de donner aujourd’hui pour base au nouveau droit public de l’Europe. L’empereur avait délivré l’Italie de ses dominateurs étrangers, et connaissait mieux que personne les longues aspirations de ce pays vers l’indépendance ; mais au lieu de le préparer pour un tel avenir, il y tailla à sa fantaisie des royaumes, des duchés et des départemens, et comme pour insulter la nationalité italienne dans son symbole le plus auguste, il alla bientôt jusqu’à remplacer à Rome le pape par un préfet français ! Deux fois il avait pu, pour répondre à l’espérance la plus obstinément persistante qu’un peuple ait placée dans un homme, relever la Pologne et acquitter le prix d’un concours héroïque par la réparation d’une odieuse iniquité ; deux fois il échappa à ce devoir de la reconnaissance, dont l’accomplissement aurait peut-être sauvé l’empire par la puissance réparatrice qu’exerce toute œuvre sainte. L’homme qui avait détruit la Prusse, anéanti l’empire germanique, arraché à l’Autriche un tiers de ses possessions ; celui qui, pour punir quelque hésitation dans l’accomplissement des mesures fiscales décrétées par lui contre l’Angleterre, se préparait à rejeter la Russie dans ses steppes et dans ses déserts, sitôt qu’il s’agissait de la Pologne, n’entrevoyait plus que difficultés, ne parlait plus que de ménagemens pour les cabinets copartageans, de respect pour les traités européens ! Au fond, Napoléon ne voyait peut-être dans les nationalités que l’idéologie du droit public. Devant ce terrible joueur, incessamment penché sur l’échiquier des batailles, un peuple n’existait que par son armée et ne comptait que par elle ; les forces morales n’avaient à ses yeux d’importance qu’autant qu’elles servaient à la discipline sociale. Pour lui, la stratégie était donc le dernier mot de la politique, et chaque fois que l’empereur couchait sur un champ de victoire, il croyait avoir creusé le sépulcre d’une nation.

En appréciant les parties antérieurement publiées de l’œuvre de M. Thiers, j’ai essayé d’exposer la filiation des idées et des faits qui, des murs de Vienne, allaient conduire l’empereur Napoléon à Rome, à Madrid et à Moscou. La Prusse, écrasée la première à Iéna, ne parvint pas à rétablir par le sort des armes son honneur compromis dans une négociation cynique ; contraint à l’ambition par la terreur, son malheureux roi, qui du pillage du monde avait espéré retirer au moins le Hanovre, y perdit d’un seul coup la moitié de ses états. Un trône de famille fut érigé en Westphalie pour consommer la dénationalisation germanique, et Napoléon crut sa domination consolidée en Allemagne parce qu’il n’y comptait plus que des vassaux couronnés par sa main ou des ennemis anéantis par ses armes. Déjà gravement atteinte à Austerlitz, la Russie subit à Friedland le même sort que ses alliés, et ne dut un reste de prestige qu’à la générosité fort calculée du vainqueur.

Tilsitt marque le point culminant de l’ère napoléonienne ; cette paix, complément de celle de Presbourg, fut à l’empire ce que celle de Lunéville avait été au consulat. Sanctionnant toutes les acquisitions consommées, ratifiant d’avance toutes les spoliations déjà méditées en Espagne et en Portugal, ce traité attribuait en fait l’empire du monde à Napoléon depuis le Tage jusqu’au Niémen, et la Russie recevait en échange la vague permission de caresser le rêve de Catherine, dont son nouvel allié était d’ailleurs fort résolu à ne jamais souffrir l’accomplissement, même partiel. Le droit d’aller en Finlande conquérir des rochers héroïquement disputés fut pour l’empereur Alexandre le seul résultat effectif de cette éclatante entrevue avec le grand homme dont il se croyait l’ami et dont il était la dupe.

Si, dans ce jour décisif, Napoléon avait été aussi maître de lui-même qu’il l’était de l’univers, peut-être aurait-il donné un autre cours aux événemens. S’il avait eu, en dehors du soin de sa propre grandeur, le généreux instinct des grandes choses, il aurait pu relever la Pologne, secouer le sommeil des Grecs et des Slaves en hâtant les renaissances auxquelles touche aujourd’hui le monde ; mais pour atteindre un pareil but, il aurait fallu consentir sans arrière-pensée à l’extension territoriale ardemment souhaitée par la Russie, et se résigner à reconnaître quelque puissance hors de la sienne. En permettant à son jeune émule de régner un jour à Constantinople, lorsqu’il se préparait lui-même à déclarer Rome la seconde capitale de l’empire français, Napoléon aurait du moins jeté une ancre dans la mer sans fond où s’abîma sa destinée. Sans méconnaître les périls lointains d’une pareille combinaison, il n’est pas interdit de penser que la rivalité des forces lui aurait été moins funeste que l’isolement qui fit sa perte. L’empire d’Orient était le seul contrepoids que pût recevoir l’empire d’Occident, si le monde était condamné au malheur de le subir ; mais, pas plus à Tilsitt qu’à Erfurt, Napoléon n’avait voulu fortifier son allié, car une telle pensée lui répugnait toujours instinctivement. Il s’était proposé, sur le radeau du Niémen, de donner un magnifique spectacle qui servît à couvrir, jusqu’à la consommation de l’attentat de Bayonne, les ténèbres de ses desseins. Le jour où Alexandre, pris au piège malgré une sagacité peu commune, réclama le prix de ses complaisances, pour ne pas dire de sa complicité, Napoléon se cuirassa donc de son égoïsme, et l’on put prévoir avec une sorte de certitude l’heure prochaine où la guerre sortirait des déceptions qui suivent toujours les alliances léonines.

La véritable pensée de Tilsitt, celle qu’y suscitèrent nos conquêtes, contre-balancées par les progrès maritimes de l’Angleterre, ce fut le système continental, tentative encore plus impossible que gigantesque, mais à laquelle la force des choses avait acculé l’empire. L’Angleterre avait obtenu à Trafalgar sa victoire d’Austerlitz, et cette journée lui avait garanti pour jamais l’inviolabilité de son territoire. Obligé de jouer le personnage de Charlemagne sans avoir accompli celui de Guillaume le Conquérant, et trouvant en face de lui un peuple dont la richesse était aussi inépuisable que la haine, l’empereur n’avait qu’un parti à prendre : c’était de priver d’air vital son ennemi en l’atteignant dans son commerce extérieur, puisqu’il lui était désormais interdit de le frapper sur un sol où il était inexpugnable. Vaincre la mer par la terre, telle fut la formule rigoureuse dans laquelle étaient venues se condenser les dernières conséquences de la théorie impériale. À ce compte, on armait, il est vrai, contre soi tous les intérêts de la vie domestique : il fallait, depuis Lisbonne jusqu’à Archangel, déclarer en état de trahison contre le grand empire quiconque consommerait du sucre de canne ou se vêtirait de coton ; mais cet audacieux défi à toutes les habitudes et à toutes les bourses était le dernier mot du système. Cette extrême limite de la toute-puissance en délire fut atteinte sans doute afin de laisser comprendre aux hommes que le plus grand fléau infligé à la terre, c’est le génie hors de la vérité et la force séparée du droit.

Par des mesures dont M. Thiers a exposé l’ingénieux mécanisme, l’empereur Napoléon atténuait singulièrement pour lui-même les prescriptions qu’il entendait imposer aux peuples vassaux dans leur impitoyable rigueur. La Russie, qui avait accepté le principe des prohibitions françaises, s’efforçait, en s’y conformant, de ménager du moins les intérêts vitaux d’un grand empire agricole. Trompée par les déférences qui, à Erfurt, lui avaient voilé sa situation véritable, elle prétendait demeurer dans l’alliance sur un pied d’égalité dont l’empereur Napoléon ne supportait pas la pensée. Le spectacle d’une politique indépendante lui apparaissait à la fois comme un péril pour son empire et comme une sorte d’attentat contre le droit divin de son génie. La guerre de 1812 ne sortit point du débat commercial qui lui servit de prétexte ; Napoléon estima cette lutte nécessaire pour raffermir l’opinion ébranlée de l’Europe, en prenant contre la Russie une éclatante revanche de l’insurrection espagnole. Fasciner les uns par la terreur, les autres par l’admiration : tel fut le double mobile d’une politique qui ne s’inquiétait plus de frapper juste, pourvu qu’elle frappât fort. Il fallait que la course fatale se continuât jusqu’aux frontières de l’Asie ; il fallait que le conquérant pénétrât dans Moscou, après quoi, si Dieu ne l’y avait arrêté court, il serait allé jusqu’à Calcutta, faute de pouvoir arriver à Londres. Il partit donc, traînant à sa suite un million d’hommes, parmi lesquels figuraient les contingens de tous les peuples vaincus, étranges alliés qui n’avaient entre eux d’autre lien qu’une haine commune contre leur vainqueur. Déjà cependant le grand drame touchait à sa fin, et les pieds d’argile de la statue allaient heurter contre un caillou. Quelques moujiks armés d’allumettes abattirent dans une nuit la puissance devant laquelle se taisait le monde ; le rêve se dissipa à la fumée d’un incendie, et l’Europe s’arma pour sa délivrance, pendant que son maître foudroyé s’agitait, comme l’archange de Milton, entre une mer de glace et un enfer de feu.


II

Quelques mois suffirent pour faire disparaître l’empire, qui avait mis dix ans à s’élever. En cessant de paraître invincible, il perdait sa raison d’être, car à la force abusant d’elle-même il faut la complicité constante de la fortune. Peintre étincelant de nos victoires, M. Thiers s’est surpassé dans le tableau des désastres qui remplissent ses trois derniers volumes. Ces pages, où s’étalent tant de tortures dans une vérité sans confusion, demeureront à jamais comme la condamnation de l’œuvre impossible à laquelle furent immolées de sang-froid et la destinée d’un grand pays et celle d’un grand homme, condamnation d’autant plus irrévocable que, dans le cours de ce récit funèbre et jusqu’à l’heure du dénoûment, l’historien semble partagé entre son horreur pour tant de scènes sinistres et sa sympathie pour l’être prodigieux dont il blâme sévèrement toutes les fautes, en cherchant dans les entraînemens de son génie des excuses que je ne saurais admettre, et que j’ai parfois peine à comprendre.

Comme l’établit M. Thiers, l’empereur Napoléon ne trouva jamais plus de ressources dans sa puissance de calcul et sa lucide impassibilité que durant cette lutte d’une année contre le malheur, le seul adversaire dont il n’eût pas encore triomphé ; mais dès le début de cette épreuve on voit à nu tous les rouages de la grande machine, et l’on pénètre jusque dans les dernières profondeurs de la catastrophe finale qui se prépare. En se montrant calme et comme supérieur au coup qui l’a frappé, l’empereur ne fait oublier à personne qu’il a cherché sa ruine et qu’il en est seul responsable. Il trouve en France l’isolement, qui a été la loi fatale de l’empire, et qui a causé sa perte en Europe.

En comptant sur l’héroïsme de l’adolescence pour suppléer à la vigueur de l’âge, Napoléon fait sortir sans doute une nouvelle armée de la terre dont il aspire depuis si longtemps la substance. À la tête d’enfans magnétisés par l’éclair de son regard, il retrouve en Saxe les fécondes inspirations de ses meilleures journées, et dans cette campagne de 1813, où il lutte à un contre quatre en présence de défections accomplies et sous le coup d’autres défections imminentes, l’empereur peut encore balancer la fortune. Enfin le succès est pour les ennemis de Napoléon chose si nouvelle et si imprévue, que si l’infatuation de cette puissante intelligence n’avait pris le caractère d’une sorte de monomanie, il aurait été en mesure, en consentant à des concessions secondaires, de conserver à Prague le cadre presque complet du grand empire, de telle sorte qu’après un désastre sans égal, il eût laissé la France quatre fois plus puissante encore que sous Louis XIV, selon le mot du grand ministre autrichien qui s’efforça vainement d’arracher Napoléon à l’obsession de sa déplorable pensée.

Mais les ressources militaires par lesquelles l’empereur releva pour quelques momens sa fortune ne sortaient plus spontanément des entrailles du pays : c’était le fruit précoce et forcé de la serre administrative, le résultat du mécanisme qui, depuis quelques années, formait l’objet presque exclusif des préoccupations impériales à l’intérieur. Levés par les préfets, les conscrits étaient talonnés par les gendarmes, et marchaient à la mort avec la conviction que leur sang ne coulerait pas pour les véritables intérêts de la patrie. La France tout entière avait pénétré la fausseté du plan politique pour lequel on épuisait depuis dix ans les sources mêmes de sa vie, et l’ambition carlovingienne de l’empereur ne touchait aucunement la génération de 1789. Missionnaire de la justice et du droit, le pays qui depuis la Massoure jusqu’à Solferino a toujours prétendu combattre pour une idée était vainement provoqué par le pouvoir à s’indigner contre des défections qu’il savait inspirées par le patriotisme germanique et consacrées par l’honneur. La force morale avait donc passé à la coalition, car Napoléon, qui jusqu’alors n’avait eu devant lui que des armées, trouvait enfin debout dans toute sa puissance le redoutable principe dont il n’avait jamais estimé nécessaire de tenir compte. M. Thiers a nommé avec l’Allemagne la journée de Leipzig la bataille des nations, et il a résumé dans ce mot tout l’esprit de la campagne de 1813. La France a été vaincue par les peuples ; c’est pour cela que le résultat de la lutte était écrit à l’avance, quelques prodiges que pussent enfanter encore les talens militaires de Napoléon.

Sous la tempête qui ébranlait la terre allemande depuis Stuttgart jusqu’à Memel, l’empire français avait disparu comme un château de cartes ; les rois vassaux ne songeaient qu’à faire oublier aux peuples, à force de zèle pour la cause commune, l’origine de leur récente royauté, et les princes tombés des trônes de famille avaient dû descendre au rang de généraux à la suite. Avant même que les armées coalisées eussent passé le Rhin, l’on avait pu mesurer la solidité de l’établissement à celle de ses étais. En Hollande, où un prince honnête s’était ménagé un plus durable souvenir par son abdication que par sa royauté passagère, les populations, soulevées à l’approche d’un faible corps détaché de l’armée de Bernadotte, avaient arboré le drapeau de la maison d’Orange, et la Belgique menaçait de préparer elle-même, par sa scission spontanée, un spécieux argument pour les mesures déjà méditées contre la France. À l’autre extrémité de l’empire, la fidélité modeste du prince Eugène contenait à peine l’Italie, et le sang de l’un de ses ministres coulait dans une émeute aux cris de « mort aux Français ! » Enivré par la coupe du pouvoir, le brillant roi de Naples cherchait dans ses devoirs envers ses sujets quelques motifs plausibles pour colorer la trahison qui allait flétrir son honneur sans profiter à sa puissance. Cent mille Anglo-Espagnols, après avoir d’étape en étape poursuivi nos soldats sur la terre fatale qui les avait dévorés, paraissaient menacer nos cités méridionales de vengeances que la conscience publique aurait eu quelque peine à ne pas trouver légitimes. Enfin, pour mettre le comble aux démentis infligés par la Providence et par la nature aux attentats de la force et aux machinations de la ruse, Napoléon était réduit à préparer secrètement la restauration espagnole en négociant avec son captif royal de Valençay, en même temps qu’il renvoyait lui-même Pie VII à Rome, heureux si, au prix de cette double expiation, il avait pu effacer un double souvenir !

Avec les royautés vassales avaient disparu, les dotations, les duchés, les fiefs et tout le mobilier féodal dont l’héritier des césars avait prétendu garnir son fantastique empire de tout cela, une seule chose était demeurée : c’était une soif inextinguible de fortune et de bien-être, c’était chez les lieutenans de Napoléon une vive irritation contre le chef qui, après avoir suscité de tels désirs, les faisait suivre d’aussi cruelles déceptions ; c’était enfin une disposition de plus en plus sensible à sacrifier le bienfaiteur pour conserver au moins une partie des bienfaits. Comme Louis XIV aux jours de sa décadence, Napoléon avait alors à répondre devant la postérité de la génération formée par lui-même : épreuve suprême qui ne tourne pas toujours contre les gouvernemens modestes et qui écrase parfois les pouvoirs les plus glorieux !

Depuis dix ans, l’empire avait pris autant de soin pour étouffer les forces intellectuelles que le consulat en avait paru prendre pour les susciter. Le chef de l’église était captif du prince qu’il avait sacré, et le redoutable nom de roi de Rome avait été infligé à l’héritier du trône. Contristé, mais timide, et n’étant pas plus un appui qu’un obstacle, l’épiscopat français, sous la main-mise de l’état et malgré d’héroïques exceptions, se voyait incessamment provoqué à prendre l’attitude de bonhomie vulgaire qui s’est révélée par une évocation récente. La pensée était suspecte sous toutes ses formes, la parole interdite dans l’état et surveillée dans la famille. Depuis longtemps, aucun contact légal n’existait plus entre la nation et son gouvernement, et, au grand péril du maître, ses serviteurs étaient presque tous trop abaissés pour ne pas chercher à se grandir par la trahison. La France était encore plus lasse qu’épuisée, plus fatiguée de son joug qu’attristée de sa fortune, symptôme mortel parce qu’il était tout spontané, et qu’il ne pouvait être imputé à aucune manœuvre des factions. En retraçant dans un tableau d’une vérité incomparable l’état intérieur de la France au moment de l’invasion, M. Thiers fait ressortir, de manière à lever tous les doutes jusque dans les esprits les plus prévenus, l’abandon universel sous lequel s’affaissait l’établissement européen dont le sort avait toujours trouvé la France indifférente. Pendant qu’il s’attache à mettre en relief ce qui pouvait rester encore de ressources militaires à Napoléon, l’historien démontre que le sentiment public avait déjà condamné l’empire ; il prouve que, sans s’inquiéter du lendemain, et sans songer surtout à complaire à des partis alors parfaitement oubliés, la France aspirait à un changement de système qui, sous quelque drapeau qu’il s’opérât, prendrait le caractère d’une délivrance. Cette irrésistible démonstration, qui demeure comme la note dominante et la moralité même de son récit, paralyse singulièrement l’importance que M. Thiers paraît attribuer à des accidens stratégiques et à des combinaisons dont le succès n’aurait à coup sûr changé ni le cours de la pensée publique, ni l’issue, des événemens dans la crise où la France rencontrait en face d’elle la puissance des gros bataillons, fortifiée par celle du bon droit.

La coalition avait promptement passé de l’œuvre de la délivrance commune à celle de ses vengeances. L’instant où Napoléon aurait pu négocier à Francfort sur la base des frontières naturelles avait été court, pour ne pas dire fugitif. La modération calculée de l’Autriche, la lassitude de la Russie après une poursuite qui avait conduit tout d’un trait ses armées de Smolensk à Mayence, avaient bientôt cédé aux fureurs patriotiques de la Prusse et de l’Allemagne, et toutes les chances de paix s’étaient évanouies devant l’espérance que commençait à entretenir l’Angleterre d’arracher Anvers et les provinces belgiques à la France. Arrivé en vue du Rhin, l’on avait un moment hésité à franchir le fleuve, barrière alors universellement reconnue de l’empire ; une sorte de vague terreur avait saisi ces rois si souvent vaincus à la pensée des chances nouvelles qu’une telle guerre allait présenter. « L’idée d’affronter chez elle, observe M. Thiers, cette nation qui avait inondé l’Europe de ses armées victorieuses, chez laquelle il n’y avait presque pas un homme qui n’eût porté les armes, cette idée-là troublait, intimidait les plus sages des généraux et des ministres de la coalition. »

Il n’existe dans aucune histoire de tableau plus pittoresque, dans aucun traité spécial d’exposé plus admirable que ceux de l’immortelle campagne commencée aux bords du Rhin pour finir après trois mois aux buttes Montmartre. Le lecteur est conduit par la magie du talent à entretenir parfois sur l’issue possible de la lutte des illusions que l’écrivain provoque certainement sans les partager, car, s’il tient pour inépuisables chez Napoléon les ressources de l’inspiration et du calcul, il croit aussi d’une foi ferme au désespoir de la France, et personne n’avait exposé d’une manière aussi saisissante le divorce survenu entre la nation et son chef. « L’état moral du pays était plus désolant encore, s’il est possible, que son état matériel. L’armée, convaincue de la folie de la politique pour laquelle on versait son sang, murmurait hautement, quoiqu’elle fût toujours prête, en présence de l’ennemi, à soutenir l’honneur des armes. La nation, profondément irritée de ce qu’on n’avait pas profité des victoires de Lutzen et de Bautzen pour conclure la paix, se regardant comme sacrifiée à une ambition insensée, connaissait maintenant, par l’horreur des résultats, les inconvéniens d’un gouvernement sans contrôle. Désenchantée du génie de Napoléon, n’ayant jamais cru à sa prudence, mais ayant toujours cru à son invincibilité, elle était à la fois dégoûtée de son gouvernement, peu rassurée par ses talens militaires, épouvantée de l’immensité des masses ennemies qui s’approchaient, moralement brisée, en un mot, au moment même où elle aurait eu besoin, pour se sauver, de tout l’enthousiasme patriotique qui l’avait animée en 1792, ou de toute l’admiration confiante que lui inspirait en 1800 le premier consul ! Jamais enfin plus grand abattement ne s’était rencontré en face d’un plus affreux péril[5] ! »

L’irritation contre ce pouvoir sans prévoyance était assurément trop justifiée, lorsqu’on mettait en regard des dangers qui menaçaient le pays au mois de janvier 1814 les ressources avec lesquelles on lui demandait d’y faire face. Voici quel en était le bilan d’après M. Thiers.

Sur le Rhin, 50,000 bons soldats, suivis de 50,000 traînards ou malades, devaient faire face aux 300,000 hommes de la coalition, derrière lesquels s’avançait au nord l’armée de Bernadotte. En Italie, 36,000 combattans, conscrits pour la plupart, se trouvaient aux prises avec 60,000 Autrichiens, dans un pays à moitié soulevé déjà, et lorsque Murat traitait secrètement à Naples avec les émissaires des alliés. Sur les Pyrénées, 75,000 vieux soldats, débris héroïques des grandes batailles, conduits à tous les désordres par un long désespoir, défendaient les marches méridionales de la France, depuis Bayonne jusqu’à Perpignan, contre lord Wellington, à la tête de deux armées victorieuses représentant une force de plus de 170,000 combattans, grassement soldés par l’Angleterre et exaltés par le succès. La politique téméraire qui avait exclu jusqu’à la possibilité d’un échec des chances de l’avenir avait, à cette heure décisive, enchaîné aux extrémités du continent les bras de 140,000 Français, les meilleurs soldats que comptât notre armée, et ces soldats tenaient alors garnison dans les plus lointaines places de guerre du grand empire dont Napoléon s’était refusé jusqu’à la dernière extrémité à désorganiser le cadre fatal. Prisonniers dans leurs anciennes conquêtes, ces tristes otages contenaient à peine les populations soulevées autour d’eux. Les deux lignes de places fortes construites par nos pères pour protéger la France de l’histoire et celle de l’avenir étaient dégarnies par l’envoi d’un matériel immense hors de nos frontières. Rien à Strasbourg, ni à Metz, ni à Lille, mais en revanche des milliers de canons et des approvisionnemens gigantesques à Magdebourg, à Hambourg, à Alexandrie, à Mantoue, à Venise ; rien aux mains de la France pour se défendre, tout aux mains de l’ennemi pour l’attaquer ! L’on manquait de fusils pour armer les nouvelles levées et les gardes nationales. Sur un million environ de fusils fabriqués durant l’empire, cinq cent mille étaient enfouis dans les neiges de la Russie, et trois cent mille s’étaient perdus dans la déroute, des bords de l’Elbe à ceux du Rhin. Les autres se trouvaient pour la plus grande partie aux arsenaux des places dont l’accès nous était interdit. M. Thiers constate également qu’au jour de l’invasion, le personnel du génie presque tout entier était dispersé dans plus de cent cités étrangères dont nous séparaient désormais quatre cents lieues et quatre cent mille hommes. Il prouve qu’il ne restait en France que des dépôts ruinés, chargés de la tâche ingrate de dresser en quelques semaines de jeunes conscrits pour la mort plutôt que pour le combat. « Ainsi, pour conquérir le monde, la France était demeurée sans défense. »

Ce mot résume les annales d’un règne durant lequel le prince, tout entier à son rôle extérieur, n’avait eu d’un roi de France ni les perspectives nettes et sensées ni les paternelles sollicitudes. Devant les périls accumulés par une imprévoyance fabuleuse et les doutes qui paralysaient à sa source l’entraînement national, Napoléon n’avait plus à opposer au sort que le mot de Médée. Il allait seul en effet, et l’on sait avec quel éclat, lutter contre l’univers conjuré, et dans ce duel à mort provoqué par une pensée chimérique, la France, dont il prétendait faire son second, entendait n’être plus que son témoin en quelque sorte, car, autant par instinct de la justice que par défiance de la fortune, elle cherchait à décliner la solidarité qu’il s’efforçait de rendre chaque jour plus étroite entre sa cause personnelle et celle de la nation. Découragée de toute espérance, celle-ci laissait donc s’accomplir la catastrophe au sein de laquelle allait disparaître un pouvoir que Dieu et les hommes semblaient avoir doté à l’envi de toutes les conditions de la durée comme de la gloire. Demeuré fidèle à la pensée toute nationale et fort sensée qui l’avait porté sur le trône, l’empereur Napoléon aurait pu assurer l’avenir de sa dynastie comme celui de la France. Qu’il eût préparé les générations nouvelles pour la paix et pour la liberté au lieu de les façonner pour la dictature et l’asservissement du monde, et l’empire aurait probablement traversé sans péril la plus redoutable des épreuves, celle de perdre l’empereur. Ce pouvoir, sorti de l’élan de la volonté nationale, ne rencontrait alors devant lui ni des partis organisés, ni des besoins auxquels il lui fût interdit de satisfaire : il n’avait détrôné que l’anarchie ; sa victoire ne froissait aucune idée puissante, elle n’humiliait personne, et le pays ne lui avait demandé qu’une chose, demeurer fidèle à la tradition française et ne pas chercher pour lui-même une autre grandeur que celle de la nation. La France voulait être l’objet unique de ses sollicitudes souveraines, et Napoléon avait fait de son vaste empire une sorte de cercle immense dont le centre était partout et la circonférence nulle part !


III

L’empereur et le pays avaient donc cessé de penser ensemble, et un désaccord de plus en plus profond se manifestait sur la manière de comprendre leurs devoirs vis-à-vis l’un de l’autre. Napoléon avait un coup d’œil trop pénétrant pour ne pas deviner des souffrances devenues intolérables, et pour ignorer les violences quotidiennes d’une administration qui depuis si longtemps n’avait à compter avec personne ; mais il ne reconnaissait pas le droit de se plaindre en présence de l’ennemi, et ces plaintes inopportunes, qu’on lui avait épargnées durant le cours de ses prospérités, revêtaient alors à ses yeux le caractère d’une sorte de trahison.

Depuis le passage du Rhin, les soulèvemens de la Hollande et les agitations chaque jour croissantes de l’Italie, le fantôme du grand empire s’était évanoui, et Napoléon respirait enfin, délivré de ce cauchemar mortel. Il souhaitait donc la paix avec une résignation douloureuse, mais en ce moment très sincère, et c’était parfois en termes magnifiques qu’il faisait la confession de ses illusions et de ses fautes[6] ; mais il en était en 1814 de l’empereur vaincu comme des hommes corrigés dans leur vieillesse, dont on admet moins le repentir que l’impuissance. On doutait d’ailleurs, malgré des protestations réitérées, de ses volontés pacifiques, et les hommes les mieux renseignés pensaient, ce qui était vrai aussi, qu’il était résolu à ne négocier sérieusement qu’autant qu’il obtiendrait de ses ennemis des conditions devenues alors impossibles. L’empereur demandait au pays de s’identifier avec lui et de n’articuler aucun grief avant d’avoir refoulé l’étranger au-delà du Rhin ; le pays avait-il tort de croire de son côté que l’unique chance qu’il eût de faire accueillir ses plaintes était de profiter de la faiblesse du pouvoir, afin de lui faire entendre des paroles de vérité ? Enfin l’empereur prétendait faire sortir de l’extrémité même du péril une dictature encore plus absolue, tandis que la France entrevoyait à travers ces chances redoutables une première lueur de liberté. Deux points de départ aussi opposés ne pouvaient manquer de rendre d’heure en heure le désaccord plus profond et la séparation plus imminente.

Ce n’est pas tout : en 1814, l’empereur voulait certainement la paix, mais il ne la voulait qu’aux seules conditions où elle fût vraiment acceptable pour lui-même. Lorsque dans la solennité de son sacre il avait juré sur l’épée de Marengo de ne pas laisser amoindrir entre ses mains la France arrachée par lui-même aux mains du directoire, lorsqu’afin de l’agrandir encore il avait depuis dix ans versé à flot le sang français depuis Moscou jusqu’à Cadix, la laisser moins grande qu’il ne l’avait prise en 1800 était à la fois pour un soldat couronné une impossibilité d’honneur, pour le chef d’un gouvernement absolu une impossibilité politique. M. Thiers l’a démontré de manière à forcer sur ce point les convictions les plus rebelles : Napoléon ne pouvait régner sur la France ramenée par l’Europe victorieuse à ses limites antérieures à la révolution, car un tel changement n’était honorablement acceptable pour le pays qu’au prix d’une transformation complète de ses institutions et du principe même de son gouvernement. Aux yeux de l’Europe, une pareille paix n’aurait jamais revêtu d’ailleurs du vivant de Napoléon que le caractère d’une pure suspension d’armes. Mais ce qui était inadmissible pour l’empereur ne l’était plus pour la nation. Tout en tenant très justement à cette limite du Rhin, que protégeait alors l’équilibre même de l’Europe, puisque tous les états de premier ordre allaient s’agrandir démesurément à la paix, la France ne voyait ni son honneur ni son avenir compromis dans les combinaisons diplomatiques dont l’empereur, sous la pressante influence de sa situation personnelle, refusait obstinément d’admettre le principe au congrès de Châtillon.

Pendant que la nation aspirait à des garanties nouvelles et que l’empereur de son côté resserrait, pour faire face à la crise, les ressorts de sa toute-puissance, l’on se trouvait donc, avec un désir égal de la paix, comprendre d’une manière toute différente la question diplomatique aussi bien que la question intérieure. Le mot de négociation n’avait le même sens ni pour la France ni pour l’empereur, car pendant que celle-là paraissait résignée d’avance à rentrer au besoin dans ses anciennes limites, celui-ci, regardant avec quelque raison un tel arrêt comme celui de sa déchéance, protestait qu’il ne le subirait jamais, et s’efforçait d’arracher à la nation le dernier souille de sa vie pour une cause qui ne pouvait plus guère la toucher. La force des choses avait conduit le corps législatif à se faire l’interprète respectueux, mais résolu du sentiment public. Composé d’esprits honnêtes, beaucoup plus timides que hardis, ce corps ne pouvait être suspect à la dynastie impériale, qui, au début de la session, n’y comptait pas même un ennemi ; mais pour la politique du dedans comme pour celle du dehors, sa pensée était très différente de celle de l’empereur, et celui-ci jugea moins dangereux, dans sa situation terrible, de prendre aux yeux du monde les formes de la tyrannie que de laisser croire un moment à un affaiblissement de son pouvoir. Il le brisa donc avec éclat après l’une de ces scènes calculées qui, lorsque l’effet en est manqué, compromettent les acteurs les plus habiles. Au moment où six cent mille hommes se dirigeaient sur Paris par la Champagne et par la Gascogne, où Bordeaux, occupé par les Anglais, proclamait les Bourbons, Napoléon, seul pour ainsi dire en France comme dans l’univers, n’avait plus autour de lui que son sénat, que M. Thiers, retrouvant la plume de Tacite pour peindre ces contemporains de Tibère, nous représente comme « placé entre deux peurs, celle du maître et celle de l’ennemi. »

Le point de vue de la France était à coup sûr beaucoup plus juste que celui de Napoléon, et en appréciant les éventualités probables et prochaines, la nation avait malheureusement raison contre lui. La paix glorieuse qu’il poursuivait avec la limite du Rhin était alors une pure illusion. Lorsque l’ennemi marchait vers Paris entre la Marne et la Seine, ni les combinaisons les plus merveilleuses de la stratégie, ni les retours les plus imprévus de la fortune, ne pouvaient compenser désormais pour Napoléon l’accablante infériorité des forces ; c’était donc très vainement qu’il paraissait se flatter de voir encore la question des frontières naturelles devenir la base des négociations ouvertes entre M. de Caulaincourt et les ministres de la coalition triomphante. Quand il luttait avec cinquante mille hommes contre une armée de trois cent mille ennemis, armée dont le chiffre aurait été doublé en peu de mois, Napoléon touchait manifestement au terme de sa destinée. Pour soutenir au-delà de quelques semaines un pareil effort, pour le faire aboutir à la libération d’un territoire envahi sur la ligne des Pyrénées comme sur celle du Rhin, il, aurait fallu que la nation se levât en masse dans un de ces accès de délire populaire dont l’empire avait tari les sources : du moment que la lutte conservait un caractère purement militaire, l’issue pouvait en être pressentie par tout le monde, et l’empereur était perdu dès qu’il n’avait que des soldats à opposer à des soldats. Cette conclusion inévitable et trop prévue d’une campagne aussi héroïque que vaine enlève une grande partie de son intérêt au dramatique récit des prodiges accumulés dans l’espace de quelques semaines.

Rien n’est plus admirable dans l’histoire militaire que la courte campagne durant laquelle un général vaincu détruit avec une poignée d’hommes toute une armée, menace d’en écraser une autre, et, comme un sanglier frappé à mort, guette et rencontre avant d’expirer l’occasion de faire de larges entailles aux chasseurs dont il a trompé la vigilance et déjoué les calculs. Champaubert et Montmirail égalent, s’ils ne le surpassent, l’éclat des plus grandes journées de l’empire ; mais que pouvait désormais la gloire de Napoléon pour sa fortune, et quel intérêt français servait en définitive cette agonie savamment prolongée par l’égoïsme du génie ? Les conditions de la paix future et du nouvel état territorial du continent s’étaient trouvées fixées le jour où l’Angleterre, enfin résolue à nous enlever l’Escaut, avait fait agréer aux souverains la perspective de l’établissement de la maison d’Orange en Belgique. Cette pensée, portée au quartier-général des alliés par lord Castlereagh aux derniers jours de janvier 1814, était devenue, sans être encore formulée, l’idée-mère des conférences de Châtillon ; elle forma le lien du pacte de Chaumont, par lequel la coalition associait l’avenir à ses vengeances, et c’est parce qu’il savait les résolutions des cabinets irrévocables que M. de Caulaincourt, la honte et la douleur dans l’âme, insistait si vivement pour que l’empereur ne repoussât pas, si dure qu’elle fût, la condition des limites de 1790. Comme le dit fort bien M. Thiers, « cette question signifiait au fond qu’on ne voulait plus avoir affaire à Napoléon, et qu’on était résolu à le détrôner pour substituer une autre dynastie à la sienne. » Telle était en effet la conséquence, visible à tous les regards, de propositions qu’en France seul Napoléon se trouvait dans l’impossibilité personnelle d’accepter. Celui-ci le savait encore mieux que l’Europe : il était donc naturel qu’il opposât à de telles perspectives des résistances désespérées ; il était fort simple que l’empereur s’efforçât de compromettre le pays dans une question qui impliquait celle de sa propre déchéance. Je ne sais rien de plus triste à suivre que la lutte sans espérance engagée par un pouvoir solitaire qui met le salut du pays au prix d’un élan national qu’il a tout fait lui-même depuis dix ans pour rendre impossible. D’auxiliaires, l’empereur n’en eut jamais ; de point d’appui, il n’en veut pas, lors même qu’il en éprouve le plus pressant besoin, car, en renvoyant les membres du corps législatif, il leur a adressé ces paroles : « Moi seul je représente la nation, qui ne vous connaît pas ; la France, c’est un homme, et cet homme, c’est moi, avec ma volonté, mon caractère et ma renommée[7]. »

Dans l’absence de toutes les forces morales systématiquement anéanties, afin qu’elles ne devinssent pas des obstacles, il faut donc marcher seul ; il faut aller à l’abîme entre des créatures telles que Murat, trop accoutumé au trône pour en descendre, et des serviteurs tels que M. de Talleyrand, trop dédaigné pour n’être pas irréconciliable, et demeuré trop puissant pour n’être pas dangereux. Mais quel moyen de marcher lorsque les victoires ne sont guère moins funestes que les revers, et quand vos meilleures intentions, par un trop juste arrêt de l’opinion publique, sont ou réputées suspectes, ou trouvées tardives ?

Du 7 au 15 février, depuis le combat de Champaubert jusqu’à celui de Vauchamp, Napoléon écrase l’armée de Silésie ; il lui tue dix mille hommes et lui fait vingt mille prisonniers, et cependant, le volume de M. Thiers à la main, il est facile de constater que quinze jours après il se trouve à Craonne dans une situation plus désespérée qu’avant ces succès. L’empereur ne perd pas seulement ses faibles chances en épuisant par la victoire le reste du sang de ses soldats, il en est à voir l’opinion méconnaître jusqu’à ses triomphes les plus éclatans. Afin de remonter le moral des Parisiens, il imagine de faire donner en spectacle sur les boulevards l’entrée des prisonniers prussiens recueillis aux plaines de la Champagne, et la crédulité publique ne voit dans ces longues colonnes d’étrangers que des comparses de théâtre que l’on fait entrer et sortir successivement par deux barrières afin de prolonger le défilé ! Enfin, chose plus triste à dire, ces victoires elles-mêmes alarment plus qu’elles ne rassurent, car l’on y entrevoit un obstacle de plus pour cette paix, le seul bien dont on soit désormais affamé !

Les négociations réussissent plus mal encore à l’empereur que les opérations militaires. Il voudrait traiter avec les cortès d’Espagne, et ses porteurs de paroles courraient risque de la vie, s’ils osaient seulement avouer leur mission. Il fait adresser par l’impératrice des appels réitérés au cœur de son père, et l’Autriche, si bienveillante à Prague, si modérée même à Francfort, se montre à Châtillon plus résolue qu’aucun des cabinets à ne traiter de la paix que sous des conditions inacceptables pour Napoléon. Les affections domestiques que ses alliés soupçonnent chez François Il deviennent pour ses ministres un motif de plus d’aller jusqu’aux dernières extrémités, afin de n’être pas suspects à l’Europe. Convaincue que Napoléon ne se laissera pas mettre sur le lit de Procuste qu’on lui prépare, persuadée que la régence exercée par l’impératrice au nom d’un prince de trois ans aurait le double effet de masquer la main de l’empereur et de compromettre gravement le cabinet de Vienne, l’Autriche, aux derniers jours de février, adhère donc avec éclat au traité de Chaumont, acte décisif qui constitue pour vingt ans l’armement permanent de l’Europe contre la France. C’est ainsi que dans la folle partie engagée contre les peuples tout finit par tourner contre Napoléon, jusque et y compris les faveurs les plus inespérées de sa fortune. À Presbourg, il a prétendu briser l’Europe, et par une réaction naturelle celle-ci reconstitue pour un demi-siècle à Chaumont son unité politique contre l’empire et contre la France.

De toutes parts, les difficultés s’accumulent, de telle sorte que Napoléon n’a plus à demander à la nation comme à l’armée que des choses impossibles. « Enfans, dit-il à des recrues imberbes, imitez la vieille garde, et vous ferez ce qu’elle a fait elle-même. » « Rajeunissez de vingt ans, écrit-il à Augereau, reprenez vos bottes de 93, et en vous exposant aux premiers coups vous entraînerez votre armée. » C’est ainsi qu’aux adolescens l’empereur demande la maturité, aux vieillards l’entraînement du premier âge et celui des passions qui ne sont plus. D’égoïstes repus, il attend une fidélité inviolable ; il réclame d’une population sceptique, d’une capitale riche et amollie les efforts surhumains du patriotisme et de la foi. De tous, il exige ce que personne ne veut, ni, à vrai dire, ne peut plus lui donner. Autour de Napoléon, la solitude se fait donc immense comme sa faute, et bientôt dans les cours désertes de Fontainebleau, traversées par les pas de quelques derniers serviteurs, on apprend que tout a échappé à l’ancien maître du monde, tout, jusqu’au poison et jusqu’à la mort.

Ce n’est donc pas par un coup de tonnerre que le songe impérial a fini. Si quelques gouvernemens sont tombés par surprise, d’autres par faiblesse, le nouveau Charlemagne a succombé par l’effet d’un principe faux auquel la France aurait résisté non moins énergiquement que l’univers, si on lui en avait laissé les moyens, et cette résistance aurait probablement sauvé Napoléon en la préservant elle-même. Instrument de ses desseins, elle n’en recevait pas la confidence ; encore moins fut-elle admise au droit de les discuter, lorsqu’elle était condamnée à mourir pour les accomplir.

Aussi, dans cette crise suprême, la nation posait-elle le problème de son avenir en d’autres termes que l’empereur, et déclinait-elle plus résolument chaque jour la solidarité que son chef s’attachait à établir entre deux intérêts que tant de fautes avaient rendus distincts. En mars 1814, elle croyait d’ailleurs à l’arrêt du sort contre Napoléon, et les peuples se soumettent à la fortune encore plus vite que les particuliers. Lorsqu’on prétendait lui ouvrir les veines pour exprimer les dernières gouttes de son sang, elle résistait à ces immolations bien moins encore parce qu’elles étaient cruelles que parce qu’elles lui semblaient inutiles. En entendant l’empereur soutenir qu’il aurait changé la face des choses et l’issue de la guerre, si la capitulation de Soissons n’avait pas livré à Blücher le passage de l’Aisne, en le voyant quelques semaines après dévouer à toutes les malédictions de la postérité le malheureux général qui, après la capitulation de Paris, avait cessé une résistance manifestement impossible, la France se disait que, pour tromper le monde et s’abuser lui-même, le grand homme aux abois en imposait à l’histoire ; elle pensait avec toute raison que d’aussi petites causes ne pouvaient entraîner d’aussi grands effets ; elle persistait donc à faire peser sur Napoléon seul la responsabilité d’une catastrophe provoquée par une politique à laquelle la nation était demeurée parfaitement étrangère, et dont elle avait dès lors tout droit de se laver les mains.

Aussi l’abîme qui séparait l’empereur de la France s’élargissait-il en quelque sorte à vue d’œil. Au sein du pays qu’il conviait chaque jour à un patriotique martyre, les éclats de sa voix se perdaient en quelque sorte dans le vide ; l’écho ne lui en était plus renvoyé que par quelques sénateurs plus inquiets de leur sort que du sien ; il ne le retrouvait que dans les proclamations des préfets et les mandemens de quelques rares évêques attardés dans la soumission et la reconnaissance. Le sénat décrétait des levées, et sur tous les points du territoire les conscrits échappaient aux mains des recruteurs ; des sanglans champs de bataille de la Rothière et d’Arcis-sur-Aube, l’empereur proposait en exemple à la capitale de son empire le siège de Saragosse, et Paris lui répondait en ouvrant avidement son oreille à toutes les insinuations des partis, auxquels la crise avait rendu tout à coup une puissance très imprévue. Cette ville, au lieu d’enfanter son Palafox, allait avoir son Talleyrand. Qu’aurait-elle pu faire d’ailleurs, alors même qu’elle eût voulu, ce qui était loin de sa pensée, prolonger par des moyens extrêmes une résistance qu’elle estimait impossible, et sur laquelle l’empereur avait fondé pourtant toute l’économie de son plan de campagne ? Pour commandant militaire Paris avait le roi Joseph, pour défense le mur d’octroi, pour défenseurs des gardes nationaux et des ouvriers, dont les trois quarts restaient désarmés faute de fusils ; afin de remonter le moral d’une grande population à laquelle on recommandait la guerre des rues et la résistance avec des piques, l’empereur ordonnait secrètement à l’impératrice de partir avec son fils, et faisait transporter au-delà de la Loire le siège de son gouvernement. Enfin, à la dernière heure de ce drame sinistre, il prenait la résolution étrange tout au moins de se diriger de sa personne vers la frontière pour y rallier les cent mille hommes oubliés dans les places fortes, et revenir bientôt à leur tête soit assister les Parisiens derrière leurs barricades, soit les venger dans leur tombe !

Rien de tout cela n’était sérieux, car la base de ces divers projets reposait sur une hypothèse inadmissible, celle d’une lutte prolongée dans les rues de Paris, et le sens public pénétrait fort bien l’inanité de combinaisons qui, en échange de désastres trop certains, ne présentaient aucune chance solide de succès. En m’efforçant de comprendre les manœuvres multipliées conçues par Napoléon dans la fièvre féconde de son désespoir, combinaisons savantes que son historien nous déroule jusque dans leurs plus lointaines profondeurs, j’ai souvent été tenté de croire qu’au fond Napoléon pouvait bien avoir pensé sur toutes ces choses-là à peu près comme la France, et qu’au mois de mars il ne croyait guère plus que le pays à la possibilité d’une résistance efficace. La campagne de France fut peut-être le prologue héroïque du drame populaire de Sainte-Hélène, prologue moins préparé pour sauver l’empire que pour déifier l’empereur.

Comme un fruit mûr, quoique inattendu, la restauration sortit d’elle-même du mouvement de l’esprit public, qui, s’il n’avait pas renversé l’empire, l’avait du moins laissé tomber. Les Bourbons en effet pouvaient accepter avec honneur la seule paix que la nation eût alors à attendre, car la France qu’on nous laissait était celle que leurs ancêtres avaient léguée aux nôtres ; au dehors, ils intervenaient comme des médiateurs naturels entre leur patrie et l’Europe ; au dedans, ils pouvaient, sans blesser aucun des principes dont leur maison était l’expression glorieuse, substituer les bienfaits de la liberté au prestige évanoui de nos armes, et renouer la chaîne des temps brisée dans la tempête. Jamais révolution ne fut plus naturelle et plus réfléchie dans ses causes, en même temps qu’accueillie avec une adhésion plus manifeste. « La sage bourgeoisie de Paris, expression toujours juste du sentiment public, longtemps attachée à Napoléon, qui lui avait procuré le repos avec la gloire, et détachée de lui uniquement par ses fautes, avait compris que, Napoléon renversé, les Bourbons devenaient ses successeurs nécessaires et désirables, que le respect qui entourait leur titre au trône, que la paix dont ils apportaient la certitude, que la liberté qui pouvait se concilier si bien avec leur antique autorité étaient pour la France des gages d’un bonheur paisible et durable. Cette bourgeoisie était donc animée des meilleurs sentimens pour les Bourbons, et prête à se jeter dans leurs bras, s’ils lui montraient un peu de bonne volonté et de bon sens[8]. »

Personne n’a mieux défini que M. Thiers le caractère de la restauration. Dans sa bouche, un pareil jugement est un arrêt dont on ne sera plus tenté d’appeler. C’est une noble chose qu’un tel hommage à une cause vaincue rendu par l’auteur de l’Histoire de la Révolution française écrivant sous le second empire. Tout n’a point été perdu dans nos douloureuses vicissitudes politiques, puisque nous y avons contracté du moins l’habitude de la justice. Aussi les anciens partis voient-ils aujourd’hui avec une égale confiance l’illustre historien, poursuivant sa tâche, se préparer à pénétrer sur un terrain plus brûlant, pour nous peindre, avec la vérité sévère de son dessin et l’inépuisable variété de ses couleurs, l’époque sinistre où s’ouvrirent tant de plaies dont les cicatrices n’ont pas encore disparu. J’éprouve d’ailleurs, pour mon compte, la curiosité bien naturelle de savoir quelle impression pourra recevoir M. Thiers en voyant Napoléon demeurer aux cent-jours si fort au-dessous des périls, résultats certains de son audacieuse tentative, et n’ayant pas même à présenter à la France une chance de conjurer tant de malheurs gratuitement provoqués.

Pendant ces trois mois de funeste mémoire, l’empereur agit sous une contrainte visible, qu’il ne subit que soutenu par l’espérance de s’en délivrer. Tout a changé autour de Napoléon, et il est demeuré le même. Il entend un langage qu’il croyait oublié, voit se produire des idées qu’il hait ou qu’il dédaigne, et se trouve obligé d’en caresser les représentans en affectant de compter avec eux. Il n’est pas de pire supplice que celui des esprits violens condamnés à l’hypocrisie. Sur l’estrade du champ de mai, le lion revêtu d’une peau de renard semble toujours sur le point de la rejeter pour s’élancer sur le parterre et déchirer les sots qui l’applaudissent. Plus que jamais il a besoin d’hommes et d’argent, et il faut élaborer une constitution libérale ; plus que jamais la dictature lui est nécessaire, et il doit décréter la liberté de la presse ! Dans ses élucubrations constitutionnelles aux Tuileries, dans ses incertitudes et ses perplexités à l’Elysée, l’empereur, rappelé et soutenu par l’armée, survivant à la pensée nationale qui fit sa force et ne représentant point la pensée politique qui vient de naître, ne peut s’appuyer ni sur le passé ni sur l’avenir. La monarchie constitutionnelle est vengée en voyant le despotisme militaire balbutier son langage et s’affubler de son manteau.

L’empereur Napoléon aux prises avec les idées dont son historien a eu l’honneur de demeurer toute sa vie l’un des plus illustres représentans, un tel spectacle redoublera encore, s’il est possible, l’intérêt ardent avec lequel le public poursuit la lecture de ce livre. Des cent-jours sortent toutes nos humiliations devant l’Europe, toutes les difficultés de notre politique extérieure pendant quarante ans, tous les obstacles sous lesquels a succombé le gouvernement représentatif. M. Thiers le constatera certainement avec cette puissance de démonstration dont il possède le secret : en présence d’un tel malheur pour le droit et pour la liberté, devant les vengeances de l’étranger devenues presque légitimes et les réactions intérieures rendues inévitables, l’équilibre ne sera plus possible entre l’admiration pour le génie et la sévérité pour les fautes. C’est donc un bonheur pour l’équité historique que M. Thiers se soit résolu à poursuivre son œuvre jusqu’à la seconde abdication ; mais je n’hésite point à penser qu’il n’en sera pas ainsi pour la mémoire de Napoléon. Nous le montrât-il aussi merveilleux de prévoyance et de sang-froid sur le champ de bataille de Waterloo que sur celui d’Austerlitz, dût-il venger son héros, au point de vue militaire, de toutes les imputations des partis, cette réhabilitation technique profiterait fort peu en définitive à la grandeur de l’empereur dans l’histoire. Qu’un général ait commis certaines fautes, ou qu’il ait perdu une bataille conformément à toutes les règles, ce sont là des questions spéciales qui ont assurément une importance fort naturelle pour les écoles d’état-major, mais qui en ont assez peu devant la postérité. Celle-ci ne juge pas comme un conseil de guerre : elle ne sépare jamais, grâce à Dieu, le général de sa cause ; celui-ci portât-il dans l’exercice de son art la profondeur de Newton, y déployât-il à la fois l’impétuosité de Condé et la prudence de Turenne, elle ne s’intéresse guère plus à ses succès qu’à ses revers, si, lorsqu’il joue au jeu terrible des batailles, il demeure étranger à toutes les idées qui font à la fois et notre honneur et notre torture. Depuis Rivoli jusqu’à Marengo, Napoléon représenta la France de la révolution se réhabilitant par la gloire. Depuis Austerlitz jusqu’à Friedland, on le voit mettant le monde en coupe réglée pour accomplir une œuvre dont une tragique expiation ne peut faire oublier les désastreuses conséquences. C’est ainsi que cette carrière, où les malheurs finirent par dépasser les fautes, se présentera sous deux aspects divers à mesure que la vérité se dégagera du mythe, de telle sorte que l’on peut parfois se demander si la postérité, à qui seule appartiennent les grandes justices, en plaçant le vainqueur de l’Italie et de l’Égypte, l’auteur des codes et du concordat, entre Charlemagne et César, ne ballottera pas entre Charles XII et Pyrrhus l’homme de Bayonne et de Moscou.


Louis DE CARNE.

  1. Le Consulat et l’Empire, livraisons des 1er janvier 1851, 15 février, 1er  et 15 mars, 1er octobre 1854.
  2. « M. de Talleyrand, le plus ingénieux des inventeurs quand il s’agissait de satisfaire les ambitions, avait imaginé d’emprunter à l’empire germanique quelques-unes de ses grandes dignités. Chacun des sept électeurs était, dans ce vieil empire, l’un ministre, l’autre échanson, celui-ci trésorier, celui-là chancelier des Gaules ou d’Italie, etc. Dans la pensée vague encore de rétablir peut-être un jour l’empire d’Occident au profit de la France, c’était en préparer les élémens que d’entourer l’empereur de grands dignitaires choisis dans le moment parmi les princes français ou les grands personnages de la république, mais destinés plus tard à devenir rois eux-mêmes et à former un cortège de monarques vassaux autour du trône du moderne Charlemagne. » Histoire du Consulat et de l’Empire, tome V, page 102.
  3. M. Thiers, tome VI, p. 464.
  4. Tome V, page 465.
  5. M. Thiers, tome XVII, page 21.
  6. « J’avais formé d’immenses projets ; je voulais assurer à la France l’empire du monde ! Je me trompais : ces projets n’étaient pas proportionnés à la force numérique de notre population. Il aurait fallu l’appeler tout entière aux armes, et, je le reconnais, les progrès de l’état social, l’adoucissement même des mœurs, ne permettent pas de convertir toute une nation en un peuple de soldats. Je dois expier le tort d’avoir trop compté sur ma fortune, et je l’expierai. Je ferai la paix, je la ferai telle que la commandent les circonstances, et cette paix ne sera mortifiante que pour moi. C’est à moi qui me suis trompé, c’est à moi à souffrir, ce n’est point à la France… Qu’elle ait donc la gloire de mon entreprise, qu’elle l’ait tout entière, je la lui laisse. Quant à moi, je ne me réserve que l’honneur de montrer un courage bien difficile, celui de renoncer à la plus grande ambition qui fut jamais, et de sacrifier au bonheur de mon peuple des vues de grandeur qui ne pourraient s’accomplir que par des efforts que je ne veux plus demander… Je demande uniquement le moyen de rejeter l’ennemi hors du territoire. Je veux traiter, mais sur la frontière et non au sein de nos provinces désolées par un essaim de barbares. » Discours de l’empereur aux sénateurs envoyés en mission dans les départemens, janvier 1814. M. Thiers, t. XVII, p. 183.
  7. M. Thiers, tome XVII, p. 189.
  8. M. Thiers, tome XVII, page 816.