La Circulation du sang/Deux dissertations anatomiques adressées à Jean Riolan/Seconde dissertation

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Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 203-245).

SECONDE DISSERTATION

OÙ L’AUTEUR RÉFUTE BEAUCOUP D’OBJECTIONS FAITES À LA CIRCULATION DU SANG.

Il y a déjà bien des années, savant Riolan, que j’ai publié la première partie de mon travail. Et depuis que la circulation du sang a paru, il n’y a presque pas eu de jour, il n’y a presque pas eu de moment où je n’aie entendu parler soit en bien soit en mal de cette circulation que j’ai découverte. Les uns regardent mon ouvrage comme un enfant tout jeune qu’il faut accabler d’injures, étant indigne de voir le jour. Les autres croyant qu’il faut le nourrir et l’élever sont favorables et bienveillants pour mes œuvres. Les uns m’accablent de leur haine, les autres me couvrent d’applaudissements ; les uns disent que j’ai complètement démontré la circulation du sang contre les arguments de toutes sortes par mes expériences, mes observations, mes dissections ; les autres croient que je n’ai pas élucidé la question et que je ne l’ai pas assez défendue contre mes adversaires. Il y en a qui me reprochent d’avoir affecté une vaine gloriole de vivisections, d’avoir mis en scène des grenouilles, des serpents, des mouches et d’autres vils animaux, et m’accusant alors d’une légèreté puérile, ils me couvrent d’injures. Pour moi, je trouve que répondre à des injures par des injures est une action indigne d’un philosophe qui cherche la vérité, et qu’il vaut mieux confondre ces méchants par la lumière de l’observation et de la vérité.

On ne peut empêcher les chiens d’aboyer ou vomir leur crapule. Parmi les philosophes, il doit y avoir des cyniques : mais on doit se mettre en garde contre leurs morsures et empêcher que leur rage malsaine et leurs dents venimeuses ne détruisent les fondements de la vérité.

Tous ces contempteurs, ces pitres dont les écrits sordides pullulent d’outrages, je ne les ai jamais lus, car on ne peut rien trouver de solide dans leurs écrits, que des injures, et naturellement je ne crois pas nécessaire de leur répondre : je les abandonne à leur mauvais génie ; ils ne rencontreront pas de lecteurs, car Dieu qui est juste ne fait pas aux méchants le don précieux et incomparable de la sagesse. Qu’ils continuent leurs injures jusqu’à ce que, sinon la honte, au moins la lassitude les prenne.

Si vous voulez, comme Héraclite cité par Aristote, procéder à l’étude des animaux inférieurs, entrez dans la boutique d’un boulanger : car les dieux immortels y sont aussi présents ; et le Créateur est grand surtout dans les petites choses et se révèle le mieux dans les œuvres les plus infimes.

Dans mon livre qui traite des mouvements du cœur et du sang chez les animaux, je n’ai rapporté, parmi toutes les observations que j’avais faites, que celles qui pouvaient renverser l’erreur et établir la vérité et j’ai abandonné comme inutiles bien des faits que mes dissections m’avaient révélés. Aujourd’hui, je vais exposer ces faits en peu de mots, puisqu’il y a des savants qui s’intéressent à ces recherches et qui m’en demandent le détail.

La grande autorité de Galien est si puissante aux yeux de tous que je vois beaucoup de gens hésiter au sujet d’une de ses expériences. Il lie une artère sur un tube creux introduit dans la cavité de ce vaisseau, afin de démontrer que le pouls artériel vient d’une puissance transmise par le cœur aux tuniques artérielles, et non du flot de sang lancé dans la cavité de l’artère : par conséquent, dit-il, les artères se dilatent comme des soufflets, non comme des outres.

Cette expérience est rapportée par Vésale, très habile anatomiste ; mais ni Galien, ni Vésale ne disent avoir fait l’expérience comme je l’ai faite moi-même. Vésale l’indique seulement et Galien la conseille à ceux qui recherchent la vérité, afin de confirmer leur théorie par une certitude, sans songer à la difficulté de l’expérience et à son inutilité si elle réussit. En effet, quelle que soit l’habileté qu’on y emploie, cette expérience ne peut pas confirmer l’opinion que les tuniques artérielles sont la cause du pouls ; au contraire elles montrent bien que le pouls est produit par l’impulsion du sang. En effet, liez une artère avec un fil au-dessus d’une tige creuse, l’artère se dilatera aussitôt au-dessus de la ligature, grâce à l’impulsion du sang qui s’accumule au-dessus du rebord de la tige, ce qui diminue le jet de sang et brise son impulsion. Aussi la portion de l’artère placée au dessous de la ligature a de très faibles battements, n’ayant plus le jet impétueux du sang, qui est venu plus haut se briser contre la ligature. Si l’artère a été coupée au-dessous de la ligature, on verra que le sang qui a traversé le tube lance un jet qui n’est rien moins qu’impétueux.

Il en est souvent de même, ainsi que je l’ai noté dans mon livre sur la circulation du sang, pour les anévrysmes, provenant de la lésion des tuniques d’une artère. Le sang est contenu dans des membranes et ces membranes ne sont pas les tuniques artérielles dilatées ; mais les tissus environnants ont fait une cavité artificielle contenant du sang. Au-dessous de cet anévrysme, les artères ont de très faibles battements, tandis que plus haut et surtout dans l’anévrysme lui-même, les battements sont très accusés et très forts. Dans ce cas, nous ne pouvons pas supposer que les battements et les dilatations résultent d’une faculté communiquée aux tu niques artérielles ou à la poche anévrysmale : ils résultent nécessairement de l’impulsion du sang.

Mais pour rendre plus évidentes l’erreur et l’inexpérience de Vésale et de ceux qui affirment que la portion placée au-dessous de la tige creuse cesse de battre quand on l’a liée sur un fil ; je dis, ayant fait moi-même l’expérience, que cette portion de l’artère continuera à battre, si on opère bien. Même quand on ôtera le fil, au moment où, selon ces auteurs, l’artère recommencerait ses pulsations au-dessous de la ligature, je dis qu’elle battra moins bien quand le fil est enlevé que quand il est serré.

Toutefois le sang qui sort de la plaie trouble tout en jaillissant, et rend inutile et vaine cette expérience, en sorte que l’on ne peut rien démontrer de certain. Mais, comme je m’en suis assuré moi-même, si on met l’artère à nu, et si l’on tient le doigt appliqué à la partie coupée, on pourra faire beaucoup d’expériences pour se rendre un compte exact de ce qui se passe. D’abord on sentira, à chaque pulsation, l’impulsion du sang qui arrive dans l’artère et on verra l’artère se dilater par cette impulsion. On pourra ensuite, si l’on veut laisser jaillir le sang, laisser libre l’orifice du vaisseau : à chaque pulsation le sang jaillit. Comme nous l’avons vu, en coupant une artère ou en perforant le cœur, ceux qui examinent avec soin verront que le sang est lancé dans l’artère par chacune des contractions du cœur, et dilate l’artère.

Laissez le sang s’écouler sans interruption, soit par le conduit que nous avons mis dans l’artère, soit par l’orifice de l’artère ouverte, vous retrouverez dans ce jet de sang aussi bien par la vue que par le toucher, si vous y mettez la main, tous les battements du cœur, leur rythme, leur force, leurs intermittences, absolument comme si on mettait la main au-devant d’un tuyau lançant de l’eau. De même qu’on distinguerait les différences de la force avec laquelle l’eau est lancée, de même on peut sentir les degrés de force du sang qui jaillit. Quelquefois il a une telle puissance, ainsi que je l’ai vu en ouvrant une fois l’artère jugulaire, qu’en le recevant sur la main, il a été rejeté et repoussé en arrière à une distance de quatre à cinq pieds.

Pour rendre plus clair ce qui peut paraître encore douteux, à savoir que la force d’impulsion du sang vient du cœur et non des tuniques artérielles, j’ai vu, sur le cadavre d’un homme de haute naissance, une portion de l’aorte descendante, avec les deux artères crurales, convertie en un os creux ayant une palme de longueur. Pendant la vie, le sang artériel descendait par ce canal jusqu’aux pieds, et on sentait battre les artères inférieures. Cependant l’artère était absolument comme si elle avait été au-dessus d’une tige creuse, selon l’expression de Galien, et elle ne pouvait ni se dilater, ni se rétrécir comme un soufflet, ni transmettre du cœur la force pulsatile aux artères placées au-dessous, la rigidité osseuse leur ayant enlevé cette puissance pulsatile. Néanmoins je me souviens parfaitement que j’ai observé chez cet homme, lorsqu’il vivait, le mouvement du pouls dans ses jambes et dans ses pieds au-dessous de l’ossification artérielle, car je lui faisais, comme médecin, de fréquentes visites, et j’étais son ami intime. Donc, chez cet homme illustre, les artères des membres inférieurs se dilataient par l’impulsion du sang comme des outres, et non par la dilatation des tuniques artérielles, comme des soufflets. Le même obstacle devrait s’opposer à cette faculté pulsatile, soit que les tuniques artérielles aient été transformées en une tige osseuse, soit qu’on ait placé à leur partie supérieure une tige osseuse. Dans l’un et l’autre cas, les artères placées au-dessous devraient cesser de battre.

Chez un autre individu d’une haute naissance et d’une grande force musculaire, je sais qu’une partie de la grande artère aorte près du cœur était convertie en un os circulaire. Ainsi l’expérience de Galien, ou du moins une disposition analogue due au hasard, et non instituée par l’expérimentation, nous démontre que le pouls des artères n’est pas empêché par la compression ou la ligature des tuniques artérielles, et que les artères qui sont au-dessous continuent à battre. Et si, selon la recommandation de Galien, on veut faire cette expérience, on verra que Vésale avait tort de la regarder comme confirmative de l’opinion de Galien.

Nous ne refusons pas pour cela tout mouvement aux tuniques artérielles, mais nous disons d’elles ce que nous avons dit du cœur ; que ni leur contraction, ni leur systole, ni leur retour à l’état naturel, après la distension, ne sont dus aux tuniques artérielles mêmes. Et notons qu’elles ne sont pas dilatées et resserrées par les mêmes causes, mais par des causes et des agents distincts, ainsi qu’on peut le voir dans le mouvement de toutes les parties et dans le cœur lui-même, qui, distendu par le sang que lance l’oreillette, se contracte par sa propre puissance. De même les artères distendues par le sang que lance le cœur reviennent sur elles-mêmes par leur propre puissance.

Vous pourrez en même temps faire une autre expérience. Si vous remplissez deux vases de même dimension, l’un de sang artériel jaillissant, l’autre de sang veineux extrait de la veine du même animal, vous pourrez vous rendre compte, lorsque tous les deux se seront refroidis et coagulés, qu’il n’existe pas de différence entre eux. Cependant il est des gens qui croient qu’il y a dans les artères un autre sang que dans les veines, que le sang artériel est plus bouillant et, je ne sais comment, agité par des esprits abondants et tumultueux, et remplissant un plus grand espace comme le lait ou le miel bouillonnent et entrent en effervescence lorsqu’on les met sur le feu.

Si le sang, lancé dans les artères par le ventricule gauche du cœur, était en bouillonnement et en effervescence, de sorte qu’une ou deux gouttes de sang suffiraient à remplir toute la cavité de l’aorte, il devrait, lorsque toute cette fermentation aurait cessé, se réduire à quelques gouttes (c’est ce qu’on allègue quelquefois pour expliquer comment les artères sont vides de sang après la mort), et nous verrions le même fait se produire dans le vase plein de sang artériel. C’est en effet ce que nous voyons quand le lait ou le miel chauffés se refroidissent. Mais si, dans les deux vases, le sang garde la même cou leur, si le caillot a à peu près la même consistance et exprime de la même manière son sérum, s’il occupe le même espace à chaud qu’à froid, je pense que tout le monde trouvera là des raisons suffisantes pour rejeter les rêves de ces auteurs, et pour penser que le sang du ventricule droit et le sang du ventricule gauche du cœur sont semblables (comme nos sens et le raisonnement le démontrent). Ou bien il faudrait affirmer que l’artère pulmonaire est dilatée par quelques gouttes de sang spumeux, et que le sang est aussi tumultueux et effervescent dans le ventricule droit que dans le ventricule gauche, puisque celui qui entre dans l’artère pulmonaire et celui qui sort de l’aorte ont la même apparence et occupent le même volume.

Il y a trois principales raisons pour admettre cette opinion de la diversité du sang : 1o en ouvrant les artères, on voit s’écouler un sang plus vermeil ; 2o dans les dissections de cadavres, on trouve le ventricule gauche du cœur et toutes les artères complètement vides ; 3o on regarde le sang artériel comme plus animé et plus rempli d’esprits : on pense donc qu’il occupe beaucoup plus d’espace. Un examen attentif montre les causes et les raisons de tous ces faits.

D’abord, pour ce qui concerne la couleur, toutes les fois que le sang sort par une étroite ouverture, il est comme filtré et plus ténu ; et c’est la partie la plus légère, celle qui surnage et qui est plus subtile, qui sort de la plaie. Ainsi, dans la phlébotomie, le sang qui jaillit au loin, par un large orifice, en abondance et avec force, est plus épais, plus dense et plus foncé. Mais, s’il s’écoule au contraire goutte à goutte, par une ouverture mince et étroite, comme lorsqu’il sort des veines quand la bande de compression est enlevée, il est vermeil et comme filtré ; c’est la partie subtile et ténue qui sort seule, comme dans les hémorrhagies nasales, ou lors qu’on l’extrait par des sangsues, des ventouses, ou lors qu’il sort par diapédèse. C’est que l’épaisseur et la consistance des tuniques artérielles augmentent, et l’ouverture devient plus étroite et plus difficile, pour le sang qui cherche à trouver une issue. Le même fait arrive chez les gens obèses. La graisse qui est sous la peau comprimant l’orifice de la veine, le sang paraît plus ténu, plus vermeil et presque artériel. Si, au contraire, on ouvre largement une artère, le sang reçu dans un vase aura l’apparence du sang veineux. Le sang des poumons semble bien plus vermeil lorsqu’on l’en exprime que celui qu’on trouve dans les artères.

Si les artères sont vides sur le cadavre (ce qui a peut être induit en erreur Érasistrate qui pensait que les artères ne contenaient que des esprits aériens), c’est que, lorsque les poumons cessent de se mouvoir et ferment leurs pores, la respiration s’arrête ; et alors le sang ne peut plus circuler librement à travers leur tissu, tandis que le cœur continue pendant ce temps à lancer le sang dans les artères. Aussi l’oreillette, le ventricule gauche et toutes les artères se vident et, n’étant plus remplies par l’abord continuel du sang, en restent privées. Mais, si le cœur cesse de battre en même temps que les poumons cessent d’être perméables au sang, comme chez les noyés et ceux qui meurent subitement de syncope, on trouve les artères et les veines également remplies de sang.

En troisième lieu, pour ce qui concerne les esprits, leur nature, leur corps, leur consistance, leur union ou leur séparation avec le sang et les parties solides, il y a tant d’opinions, et elles sont si variées, qu’il ne faut pas s’étonner que, par un subterfuge de commune ignorance, on explique tout par les esprits dont on ne connaît nullement la nature. En effet les ignorants, lorsqu’ils ne savent pas expliquer un phénomène, disent aussitôt qu’il est produit par les esprits et introduisent partout les esprits comme agents universels. Ils font comme les mauvais poètes qui, pour le dénouement et la catastrophe finale de leurs pièces, font venir en scène le Deus ex machinâ.

Fernel avec d’autres auteurs suppose des esprits aériens et des substances invisibles. Il prouve que les esprits animaux, qu’Érasistrate admet dans les artères, existent dans le cerveau, car il y a des espaces cellulaires dans le cerveau qui pendant la vie doivent être remplis par les esprits, puisque le vide n’existe pas. Cependant toute l’école des médecins établit qu’il existe trois espèces d’esprits, naturels pour les veines, vitaux pour les artères, animaux pour les nerfs ; d’où les médecins admettent avec Galien que tantôt les parties du cerveau qu’ne peuvent agir seules agissent simultanément avec l’essence, c’est-à-dire l’esprit, tantôt hors de l’essence. Bien plus, ils semblent, outre l’action de ces trois ordres d’esprits, en admettre d’autres qui viennent ajouter leur action. Quant à nous, malgré nos dissections et nos observations, nous n’avons rencontré ces esprits ni dans les veines, ni dans les artères, ni dans aucune autre partie. Les uns disent que ces esprits sont corporels, les autres non corporels. Les premiers soutiennent tantôt que le sang ou les parties les plus subtiles du sang sont une partie de l’âme, tantôt qu’elles sont contenues dans le sang, comme la flamme dans la lumière, et qu’elles vivent par l’agitation continuelle du sang, tantôt qu’elles en sont bien distinctes. Les autres affirment que les esprits n’ont pas de siège spécial ; mais, partout où il y a action, ils voient des esprits, digestifs, chylificateurs, procréateurs : en un mot, il y a pour eux autant d’esprits que de fonctions et d’organes.

Les scoliastes énumèrent les esprits de courage, de prudence, de patience et de toutes les vertus et l’esprit suprême de la sagesse ; ils disent que tout est un don divin, et ils inclinent à croire qu’il y a de bons et de mauvais esprits qui agitent le corps, qui tantôt le possèdent et tantôt l’abandonnent, errant de toutes parts. Selon eux, les maladies comme la cacochymie sont produites par des démons malfaisants. En somme, il n’y a rien de plus incertain ni de plus obscur que les opinions reçues sur les esprits. Cependant, avec Hippocrate qui a voulu que notre corps fût composé de trois parties, celles qui contiennent, celles qui sont contenues et celles qui donnent le mouvement, tous les médecins appellent esprit ce qui donne le mouvement. Et s’il faut entendre par esprit ce qui donne le mouvement, tout ce qui, dans les êtres vivants, a la force d’impulsion, doit être appelé esprit. Aussi tous les esprits ne sont-ils pas des êtres éthérés, ou des puissances, ou des modalités, ou des manières d’êtres, ou des substances incorporelles.

Mais, pour ce qui se rapporte principalement à notre dessein, laissons de côté toutes les significations vaines. Les esprits qui se répandent dans les artères et dans les veines ne se distinguent pas du sang plus que la flamme ne se distingue de l’éclat brûlant qui l’entoure. Le sang et les esprits du sang signifient la même chose, comme le vin généreux et ses esprits ; car le vin n’est plus du vin quand il a perdu ses esprits, mais du liquide ou du vinaigre : de même le sang sans esprits n’est plus du sang, mais, si vous voulez, du cruor. Comme une main de pierre ou de cadavre n’est plus une main, de même le sang sans esprits n’est plus du sang ; mais il est altéré et corrompu dès qu’il a perdu ses esprits. Ainsi les esprits qui se trouvent principalement dans les artères et le sang artériel peuvent être regardés comme la puissance qui fait agir le sang, comme l’esprit-de-vin et l’eau-de-vie dans le vin. On peut dire encore qu’il vit en se nourrissant de sa propre substance, comme la flamme vit de l’esprit-de-vin qui brûle.

Donc le sang, même lorsqu’il est le plus animé par les esprits, ne se gonfle pas, ne fermente pas et ne bouillonne pas, de manière à occuper un grand espace (ainsi que le montre clairement l’expérience faite en le mesurant dans des vases) ; mais il est comme le vin : il a, grâce aux esprits, une plus grande puissance : il peut agir et se mouvoir. Voilà comment il faut comprendre l’opinion d’Hippocrate.

Ainsi le sang des artères est le même que celui des veines, quoique plus animé par les esprits et doué d’une force vitale plus grande ; mais ne dites pas qu’il se convertit en une substance éthérée et qu’il devient plus volatil, comme s’il n’y avait que des esprits éthérés et que les corps gazeux seuls pouvaient donner le mouvement. Les esprits, animaux, naturels, vitaux, qui animent les parties solides, à savoir les ligaments et les nerfs de toute espèce, et qui sont contenus dans les replis les plus cachés du corps humain, ne doivent pas être regardés comme des esprits éthérés et des vapeurs de diverses formes.

Quant à ceux qui reconnaissent que les esprits des êtres vivants sont corporels ou d’une consistance éthérée, vaporeuse ou semblable à la flamme, croient-ils que les esprits peuvent aller çà et là et errer comme des êtres distincts sans accompagner le sang ? L’accompagnent-ils dans ses mouvements ? Sont-ils liés intimement à lui ? Peuvent ils abandonner le sang et vivre indépendants de lui ?

Si les esprits sont exhalés du sang, comme les vapeurs se dégagent de l’eau chaude, continuellement et sans cesse, il faut nécessairement qu’ils soient nourris par le sang et qu’ils ne restent pas éloignés de ce qui les nourrit. Émanant sans cesse de lui, ils ne peuvent affluer ou refluer, passer ou rester en un endroit, sans que le sang, en même temps qu’eux, afflue, reflue ou passe, soit qu’il leur soit soumis, soit qu’il les transporte, soit qu’il les nourrisse.

Ceux qui enseignent que les esprits se font dans le cœur, qu’ils sont des exhalations et des vapeurs sanguines qui, mises en mouvement par la chaleur et les contractions du cœur se mélangent à l’air inspiré, pensent-ils, je voudrais le savoir, que ces esprits sont beaucoup plus froids que le sang ? En effet, les deux parties : la vapeur et l’air qui le composent sont plus froides, car la vapeur de l’eau bouillante est bien mieux supportée que l’eau bouillante elle-même. La flamme brûle moins que le charbon, et le charbon de bois moins que le fer ou l’airain incandescent.

Ainsi les esprits reçoivent leur chaleur du sang plutôt que le sang ne reçoit la chaleur des esprits. Ce sont bien plutôt des fumées et les effluves excrémentitielles du sang et du corps (les odeurs, par exemple) que des agents naturels. Et surtout ils perdent si vite leur puissance (s’ils en ont reçu une du sang, qui est leur origine), qu’ils sont en vérité bien fragiles et prompts à disparaître.

Il est aussi probable que l’expiration des poumons sert à ventiler et à purifier le sang par le dégagement de ces vapeurs. L’inspiration fait que le sang, en allant d’un ventricule du cœur à l’autre, est tempéré par le froid qui l’entoure ; car, s’il était brûlant et s’il se gonflait et bouillonnait par une effervescence semblable à celle du miel et du lait, il dilaterait le poumon au point de suffoquer l’animal, ainsi que nous l’avons vu dans l’asthme grave et ainsi que l’explique Galien lorsqu’il y a obstruction des petites artères, c’est-à-dire des capillaires veineux et artériels. D’après mon expérience, lors qu’on a reconnu une suffocation asthmatique, en faisant poser des ventouses et en aspergeant subitement la poitrine d’eau glacée, on peut soulager beaucoup de malades. Peut-être en est-ce assez et même trop ici sur les esprits. Pour les définir et montrer leur nature et leurs attributs, il faudrait tout un traité physiologique. Je n’ajouterai que ceci.

Ceux qui admettent la chaleur innée comme instrument général et universel de la nature et ceux qui professent la nécessité d’une chaleur répandue dans le corps pour réchauffer toutes les parties et leur conserver la vie trouvent, et non sans raison, que les substances corporelles ne sont pas assez mobiles pour expliquer la rapidité du cours du sang, surtout dans les émotions de l’âme. Aussi, pour les mouvements de cette chaleur, font-ils intervenir les esprits comme des corps très subtils et essentiellement pénétrants et mobiles. Ils admettent que les admirables et divins phénomènes naturels proviennent de cette cause universelle, la chaleur innée. Ils regardent les esprits comme lucides, éthérés, d’une nature céleste, divine, comme les chaînes de l’âme, ainsi que la foule ignorante qui, ne comprenant pas les raisons des faits, regarde les dieux comme leur cause immédiate.

C’est pourquoi ils prétendent que c’est la chaleur naturelle qui se répand dans chaque partie du corps en passant par les artères, comme si le sang ne pouvait pas se mouvoir aussi rapidement, être aussi pénétrant et réchauffer autant qu’eux ; et cette croyance les a menés à nier qu’il y a du sang dans les artères.

Et ils tâchent, en s’appuyant sur les arguments les plus insignifiants, d’établir que le sang des artères est tout à fait différent du sang, ou que les artères sont remplies par des esprits aériens et non par du sang, malgré toutes les expériences et les raisons que Galien a opposées à Érasistrate.

Mais l’expérience précédente a suffisamment démontré que le sang artériel n’est pas aussi différent du sang veineux, et que, dans le cours du sang, les esprits ne s’en séparent pas, mais qu’ils font corps avec le sang et circulent avec lui dans les artères, comme nos sens peuvent nous le démontrer.

Toutes les fois que les extrémités des mains, des pieds et des oreilles, après avoir été rigides et froides, reprennent de nouveau leur chaleur, on peut observer que la couleur et la chaleur reviennent avec le sang ; que les veines, auparavant resserrées et oblitérées, se gonflent manifestement : en même temps que la chaleur revient, ces parties deviennent douloureuses : d’où on peut conclure que ce qui leur amène la chaleur est aussi ce qui les remplit et les colore. Or ce ne peut être que le sang, ainsi que nous l’avons précédemment démontré.

Si l’on coupe une artère un peu considérable et la veine qui l’accompagne, on peut bien voir que la partie de la veine qui est voisine du cœur ne donne pas de sang, tandis que par l’autre partie il s’écoule beaucoup de sang, et du sang seulement (comme je l’ai démontré plus haut en rapportant des expériences faites sur les artères jugulaires). Au contraire, pour l’artère, il s’écoule peu de sang de la partie périphérique, tandis que de l’autre côté, comme d’un siphon, jaillit un jet impétueux de sang pur.

Cette expérience montre d’où vient et où va le sang quand il circule dans les parties. Nous voyons en outre qu’il s’écoule avec rapidité, qu’il est animé d’un mouvement impétueux et qu’il ne coule pas lentement et goutte à goutte. Qu’on n’aille pas chercher un subterfuge en disant que les esprits sont invisibles. Mettons l’orifice du vaisseau dans de l’eau ou dans de l’huile : s’il y avait de l’air, on le verrait monter sous forme de bulles. En effet les mouches, les guêpes et les insectes analogues, plongés et étouffés dans l’huile, émettent en mourant des bulles d’air de leur queue, et il est probable qu’ils respirent par là pendant leur vie.

Tous les animaux plongés et étouffés dans l’eau après y être restés quelque temps rendent, en mourant, des bulles d’air par la bouche et les poumons.

La même expérience montre que, dans les veines, les valvules sont exactement fermées, en sorte que l’air ne peut aller au delà, et le sang bien moins encore. Il est donc évident que le sang ne peut revenir du cœur par les veines, ni en abondance, ni peu à peu et goutte à goutte.

Qu’on n’aille point chercher un argument en disant que, dans ces expériences, la nature est troublée et qu’on agit en dehors des lois naturelles, tandis que les effets seraient différents si le corps était livré à lui même : en effet, quand l’organisme se trouve malade et dans un état anormal, on voit se passer les mêmes phénomènes qu’à l’état de santé. On ne peut donc ni dire ni croire que tant de sang s’écoule de la partie périphérique de la veine par un phénomène anormal et une exception aux lois de la nature : car la dissection n’empêche en rien le sang de sortir ou d’être exprimé du bout central de la veine ; et il importe peu que la nature soit troublée ou non.

Pareillement d’autres auteurs prétendent que si, lors qu’une artère est coupée près du cœur, le sang jaillit aussitôt avec force à chaque pulsation, ce n’est pas une raison pour que, le cœur étant intact et l’artère aussi, le sang jaillisse à chaque pulsation. Cependant il est probable que les mouvements du pouls mettent quelque chose en mouvement, et qu’il ne peut y avoir mouvement du contenant sans mouvement du contenu. Il y a des écrivains qui, pour se refuser et échapper à la circulation, ne craignent pas d’affirmer et de proclamer que les artères sont, sur les animaux qui vivent et qui sont dans leur état normal, tellement pleines qu’elles ne peuvent admettre un seul grain de sang en plus et qu’il en est de même pour les ventricules du cœur. Mais il est hors de doute, puisque nous avons reconnu aux artères comme aux ventricules la faculté de se dilater et de se contracter, qu’elles peuvent recevoir le sang qui y est poussé, et qu’elles doivent en recevoir beaucoup plus que quelques grains. En effet, comme nous l’avons vu dans nos vivisections, si les ventricules sont distendus au point de ne pouvoir plus recevoir de sang, le cœur cesse de battre, demeure distendu et gonflé, et amène la mort par suffocation.

Nous avons suffisamment examiné dans notre ouvrage sur les mouvements du cœur et du sang comment le sang est en mouvement, s’il est attiré ou rejeté, ou s’il se meut par une force innée.

Nous avons suffisamment parlé de l’action, des fonctions, de la dilatation et de la contraction du cœur, et de la diastole des artères, pour que ceux qui nous contredisent paraissent ou bien ne pas comprendre ce que nous avons dit, ou bien ne pas vouloir se rendre compte par leurs propres yeux de ces phénomènes.

On peut démontrer, je pense, qu’il n’entre dans le corps que des substances alimentaires, qui suppléent successivement aux tissus qui ont dépéri, comme l’huile pour la flamme d’une lampe.

Donc les éléments qui ont la nature de nerfs, de fibres ou de muscles sont les organes qui produisent toutes les attractions et tous les mouvements sensibles ; car ce qui est contractile, c’est ce qui en se contractant peut diminuer de longueur, se tendre, ramener ou repousser d’autres parties. Mais nous montrerons ces faits ailleurs avec plus d’abondance et de détails, en traitant des organes moteurs des animaux.

Pour ceux qui rejettent la circulation parce qu’ils n’en voient ni la cause efficiente, ni la cause finale, il reste à démontrer à quoi elle sert : car je n’en ai point encore parlé. On avouera cependant qu’il fallait chercher d’abord si la circulation existe avant de chercher à quoi elle sert.

Examinons donc l’usage et les avantages des vérités qui dérivent de la circulation. On admet en physiologie, en pathologie et en thérapeutique bien des choses dont nous ne connaissons pas les usages, et dont pourtant personne ne doute, comme les fièvres putrides, les révulsions, les purgations. Eh bien, tous ces faits s’expliquent parfaitement par la circulation.

Il y a des auteurs qui attaquent la circulation, parce qu’ils ne peuvent résoudre par là certains problèmes médicaux, ou grouper les conséquences qu’elle entraîne pour la guérison des maladies et l’emploi des médicaments, ou parce qu’ils trouvent inexactes les causes indiquées par les maîtres, ou parce qu’ils jugent criminel d’abandonner les opinions reçues et considèrent comme un sacrilège de douter d’une doctrine admise depuis tant de siècles, et de mettre en doute l’autorité des anciens.

Eh bien, je leur réponds à tous que les œuvres de la nature se montrent en toute évidence, et que ni les opinions, ni l’antiquité ne peuvent les entraver ; car il n’y a rien de plus antique que la nature, et personne ne peut avoir plus d’autorité qu’elle.

À cela ils opposent des problèmes tirés d’observations médicales qui, selon eux, ne peuvent se résoudre et qui leur paraissent être contraires à la circulation du sang et démontrer sa fausseté. Avec la circulation, disent-ils, la phlébotomie ne peut faire une révulsion, puisque le sang revient en aussi grande abondance dans la partie malade. Dans le cœur, le viscère le plus important et l’organe principal, le passage des humeurs corrompues et excrémentitielles n’est-il pas à craindre ? Dans la diarrhée et dans les coliques, ne voit-on pas sortir un sang détestable et corrompu dans le même corps à des parties différentes, et au même endroit et au même moment ? Si le sang était animé d’un mouvement continuel, tout devrait se confondre et se mêler, en passant par le cœur. Voici ce que disent, avec bien d’autres choses encore, les médecins qui nient la circulation : car on semble avoir de la répugnance à l’admettre, et on ne trouve pas que ce soit suffisant, comme en astronomie, de créer de nouveaux systèmes. Il faut encore que ces systèmes puissent donner la raison de tous les phénomènes.

Je ne veux ici répondre qu’une chose. C’est que la circulation n’est pas identique partout et toujours. Mais il y a bien des conditions qui déterminent la rapidité ou la lenteur du cours du sang ; ce sont la force ou la faiblesse de l’impulsion du cœur, l’abondance du sang, ses propriétés, sa nature, sa densité, les obstacles qui l’arrêtent, etc. Le sang, lorsqu’il est épais, passe difficilement par des ouvertures étroites, et il est mieux filtré en passant dans le tissu du foie que dans celui des poumons.

Le cours du sang n’est pas le même quand il passe dans les chairs et les parenchymes à texture lâche, ou dans les parties nerveuses, à consistance épaisse. La partie la plus ténue, la plus pure, la plus éthérée, passe rapidement : au contraire, ce qui est épais, terrestre et cacochymique, reste plus longtemps et est rejeté. La partie nutritive qui résulte de la transformation dernière des aliments est comme la rosée ou la sève des plantes, et pénètre partout, puisqu’il faut admettre qu’elle nourrit les cornes, les plumes, les ongles, les poils, et qu’elle alimente toutes les parties proportionnellement à leurs dimensions. C’est pourquoi en certaines parties les excrétions se forment et se séparent du sang. Pour moi, je ne vois pas la nécessité que les excréments ou les humeurs corrompues, ou les sécrétions comme le lait, la pituite, le sperme, le chyle ou la lymphe, soient entraînées avec le sang ; mais il faut que ce qui les nourrit soit incorporé au sang pour former une masse homogène. Il faut déterminer et démontrer ces faits et beaucoup d’autres, en leurs lieux et places, c’est-à-dire dans des traités de physiologie ou des autres sciences médicales, et il ne convient pas de discuter les conséquences, les inconvénients ou les avantages de la circulation du sang, avant que la circulation ne soit démontrée et admise comme véritable.

Ne suivons pas l’exemple de l’astronomie où les apparences et les raisons d’être font connaître les causes, c’est-à-dire cela même qui devrait être le point de départ des investigations. En effet, si quelqu’un voulant connaître la cause des éclipses se trouvait dans la lune même et pouvait voir de ses propres yeux la cause du phénomène, il ne ferait pas des raisonnements sur les choses qu’il peut connaître à l’aide de ses sens. De même il n’y a pas de démonstration plus certaine pour amener l’évidence que nos sens et les dissections.

Je désire aussi montrer à tous ceux qui sont désireux de connaître la vérité une expérience remarquable, qui prouve d’une manière éclatante que le pouls des artères est produit par l’impulsion du sang.

Prenons une portion quelconque des intestins d’un chien, d’un loup ou d’un autre animal, gonflés et desséchés (comme nous voyons chez les pharmaciens), et lions les deux bouts après les avoir remplis d’eau, de manière à avoir comme une saucisse. Frappons un léger coup avec le doigt en un point de la membrane ; nous pourrons sentir en mettant les doigts sur un autre endroit (comme nous tâtons le pouls à l’artère du carpe) tous les mouvements et apprécier distinctement leurs différences. Eh bien, sur les vaisseaux de notre corps qui, soit pendant la vie, soit après la mort, sont pleins de sang, le médecin le plus inexpérimenté pourra, en tâtant le pouls, indiquer et comparer les différences des pulsations, en grandeur, en fréquence, en force, en rythme. Comme dans une longue vessie ou une grande cornemuse remplie d’eau, on perçoit en un point tous les coups qu’on frappe à l’autre extrémité. Il en est de même à dans l’hydropisie abdominale (ascite), et dans tous les abcès pleins de liquide. Nous distinguons ainsi l’anévrysme de la tympanite : si chaque impulsion, chaque vibration qu’on imprime à un côté est clairement sentie en un autre point, c’est une tympanite. Ce n’est pas, comme on le croit à tort, parce qu’elle donne le son tympanique et indique la présence de l’air (ce qui n’arrive jamais), mais c’est parce que, comme dans un tympan, les vibrations même les plus légères parcourent et traversent toute la masse, et indiquent qu’il y a une substance séreuse et liquide comme l’urine ; non une masse épaisse et gluante qui conserve le choc et les battements qu’on lui imprime, et ne les transmet pas. En rapportant cette expérience, je donne la plus puissante objection qu’on puisse faire à la circulation du sang, et que cependant aucun de ceux qui ont controversé avec moi n’a su observer et m’opposer.

En effet nous voyons dans cette expérience que le pouls de la systole et de la diastole peut avoir lieu sans sortie de liquide. On peut donc supposer qu’il en est de même pour le pouls artériel et les battements du cœur, qu’il n’y a pas besoin de circulation pour les expliquer, et que le sang est, comme l’Euripe, animé d’un flux et reflux continuels. Mais nous avons ailleurs suffisamment réfuté cette objection, et maintenant encore nous répondons que les choses ne se passent pas de la même manière pour le sang ; car l’oreillette droite du cœur emplit constamment de sang le ventricule, et les valvules tricuspides empêchent le sang de revenir en arrière. En même temps l’oreillette gauche emplit le ventricule gauche, et chaque ventricule en se contractant lance le sang au loin pendant que les valvules sigmoïdes l’empêchent de retourner au cœur. Le sang doit donc constamment être rejeté hors des poumons et aussi hors des artères. S’il restait au même endroit, ou il romprait les vaisseaux qui le contiennent, ou il distendrait le cœur et suffoquerait l’animal, comme nous l’avons vu nous-mêmes en opérant sur une anguille, expérience rapportée dans notre traité sur les mouvements du sang. Pour éclaircir encore ce point obscur, je rappellerai deux expériences, parmi toutes celles dont j’ai parlé précédemment, qui démontrent que le sang va des veines au cœur, emporté par un mouvement continu et très puissant.

En présence de beaucoup de grands seigneurs et du roi, mon très gracieux maître, ayant dénudé la veine jugulaire interne d’une biche vivante, l’ayant divisée et séparée par le milieu, c’est à peine si nous vîmes sortir quelques gouttes de sang du bout inférieur, qui dépassait la clavicule, tandis que par l’autre orifice de la veine, le sang s’élançait avec force et jaillissait hors du cou par un jet continu. On peut voir le même fait dans la phlébotomie. Si on comprime un peu la veine avec le doigt au-dessous de l’orifice, aussitôt le sang s’arrête ; et, dès qu’on a cessé de comprimer, il s’écoule avec la même abondance qu’auparavant.

Sur une grosse veine quelconque de l’avant-bras, on peut voir un fait analogue : si on porte la main en haut, et si on exprime autant que possible tout le sang qui en vient, la veine s’affaisse et semble n’être plus qu’un sillon de la peau ; mais si l’on en comprime un point quelconque avec le bout du doigt, on verra aussitôt la partie tournée du côté de la main se gonfler et se remplir du sang qui vient de la main. C’est pourquoi, lorsqu’on retient son souffle et qu’on comprime les poumons en y accumulant beaucoup d’air, les vaisseaux thoraciques sont comprimés, et le sang s’amasse dans les vaisseaux de la figure et des yeux qui deviennent très rouges.

C’est pourquoi (comme l’a remarqué Aristote dans ses Problèmes), lorsqu’on veut faire un acte de force et de vigueur, on retient sa respiration, au lieu de la laisser aller. De même le sang jaillit avec plus d’abondance des veines du front et de la langue, quand on comprime le cou, ou quand on retient son souffle.

Il m’est arrivé quelquefois d’ouvrir la poitrine et le péricarde d’un homme qu’on venait d’étrangler, deux heures après l’exécution, avant que la rougeur de la face ait disparu : je montrais aux nombreux assistants l’oreillette droite du cœur et les poumons énormément distendus et remplis de sang. Mais surtout l’oreillette, grosse comme le poing d’un homme vigoureux, était tellement gonflée qu’elle semblait devoir se rompre. Le jour suivant, le corps étant complètement refroidi, cette masse de sang s’était répandue dans les vaisseaux : le gonflement de l’oreillette avait disparu.

Ainsi, par cette expérience comme par les autres, il est suffisamment prouvé que le sang arrive à la base du cœur par toutes les veines : s’il ne trouvait pas un passage, il s’amasserait en d’autres points ou étoufferait le cœur : réciproquement, s’il ne pouvait passer par les artères et s’il allait s’amasser dans le cœur, le cœur serait violemment comprimé.

J’ajouterai une autre observation : un grand seigneur, chevalier de la Toison-d’Or, Robert Darcy, gendre d’un de mes grands amis, très savant et très illustre médecin, le docteur Argent, se plaignait souvent, à mesure qu’il avançait en âge, d’une oppression de poitrine très douloureuse, surtout la nuit. Aussi, craignant une lipothymie et une suffocation par paroxysme, menait-il une vie inquiète et pleine d’angoisses. Il tenta en vain beaucoup de remèdes, demandant des conseils à tous les médecins. Enfin, la maladie s’aggravant, il devint cachectique, hydropique, et, finalement, suffoqué par un violent accès, il succomba. En présence du docteur Argent, qui était alors président du collège des médecins, et du docteur Gorge, théologien et prédicateur excellent, qui était le pasteur de cette paroisse, j’ouvris le cadavre. Le sang ne pouvant s’écouler du ventricule gauche dans les artères, avait brisé et perforé la paroi même du ventricule gauche, qui est cependant, comme nous l’avons vu, assez forte et assez épaisse, et qui laissait alors le sang s’échapper largement : en effet il y avait un trou assez grand pour que j’y pusse facilement mettre un de mes doigts.

J’ai connu un autre individu, qui, ayant reçu une injure et essuyé un affront d’un homme plus puissant que lui, était agité d’une colère et d’une indignation extrêmes : comme sa haine et le désir de se venger croissaient tous les jours et qu’il ne dévoilait à personne la violente passion qui le dévorait, il fut saisi d’un genre de maladie étrange : il avait de cruelles angoisses de poitrine, une oppression considérable et des douleurs dans le cœur. Aucun des remèdes que les plus habiles médecins lui indiquèrent ne réussissant, il finit par contracter, au bout de quelques années, une cachexie scorbutique, dépérit et mourut.

Une seule chose apportait quelque soulagement à son mal : c’était de comprimer vigoureusement tout le thorax, de le presser ou de le faire masser par un homme vigoureux, comme un boulanger pétrit le pain. Ses amis le croyaient atteint d’une affection malfaisante et obsédé par l’esprit malin.

Les artères jugulaires (carotides) étaient dilatées et aussi grandes que le pouce : chacune d’elles paraissait aussi considérable que l’aorte ou la grande artère descendante (aorte abdominale) ; elles étaient animées de battements forts et violents, et avaient l’apparence de deux anévrysmes allongés. Aussi avions-nous tenté l’artériotomie aux tempes, mais sans apporter aucun soulagement. Sur le cadavre, j’ai trouvé le cœur et l’aorte tellement distendus et remplis de sang que la masse du cœur et les cavités ventriculaires étaient aussi considérables que le cœur et les ventricules d’un bœuf. Voilà ce que peuvent faire la puissance et la force du sang retenu et arrêté dans son mouvement.

Donc, quoique d’après l’expérience précédente il puisse y avoir dans un boyau pulsation sans issue du liquide, uniquement par le choc imprimé à ce liquide, cela ne peut avoir lieu pour le sang, dans les vaisseaux des êtres vivants, sans les plus grands inconvénients et les plus grands dangers.

Il est clair cependant que le sang ne circule pas partout avec la même vitesse, la même rapidité et la même force, dans tous les vaisseaux et à tous les moments ; mais il y a de grandes différences selon l’âge, le sexe, la température, la constitution et beaucoup de circonstances ou de causes internes ou externes, naturelles ou surnaturelles.

En effet le sang ne passe pas dans des vaisseaux fermés, obstrués ou bouchés par des obstacles avec la même rapidité que dans des vaisseaux béants et ouverts largement : il ne traverse pas les substances denses, resserrées et épaisses, comme des parties lâches, ténues et transparentes : son cours n’est pas aussi rapide, quand il a reçu une impulsion faible et molle, que lorsqu’il est lancé avec force et qu’il jaillit en abondance.

De même le sang épaissi, alourdi, grossier, ne pénètre pas les parties aussi bien que lorsqu’il est séreux, subtil, fluide.

Donc il est rationnel de penser que le sang, dans le circuit qu’il fait, passe plus lentement dans les reins que dans la substance du cœur, et qu’il traverse avec plus de facilité le foie que les reins, la rate que le foie, les poumons que les muscles ou autres viscères du corps de même consistance.

De même on peut en tenant compte de l’âge, du sexe, de la température, de l’état de mollesse ou de dureté du corps, du froid de l’air ambiant qui condense les parties, expliquer comment tantôt on voit à peine les veines des membres, tantôt on y aperçoit la couleur et la chaleur du sang rendu plus liquide par les aliments ingérés. C’est aussi pourquoi, dans la phlébotomie, le sang jaillit des veines avec plus de force quand le corps est échauffé que quand il est froid. Nous voyons en effet que, dans la phlébotomie, les sentiments de l’âme produisent des syncopes chez les gens craintifs. Le sang s’arrête dans son cours : une pâleur livide se répand sur toute la surface du corps qui est exsangue : les membres deviennent rigides : on entend des sifflements d’oreille : les yeux se voilent et se convulsent. Je trouve là une ample matière à de vastes considérations. Mais la lumière de la vérité éclaire tant de phénomènes, tant de problèmes pourront être résolus, tant de choses douteuses seront comprises, on pourra si bien rechercher les causes des maladies et les moyens de les guérir, qu’il semble nécessaire de traiter à part toutes ces questions, et, dans mes observations médicales, je rapporterai tout ce qui me semblera digne de remarque.

Et qu’est-ce qui mérite plus d’être admiré que les différentes passions, affections, désirs, craintes, espérances, qui affectent notre corps de différentes manières et se traduisent sur le visage par l’afflux ou le départ du sang ? Dans la colère, les yeux s’injectent ; les pupilles se resserrent ; dans la pudeur, les joues se couvrent de rougeur, tandis que dans l’effroi, la honte, la crainte, le visage pâlit, les oreilles rougissent comme si elles redoutaient ce qu’elles vont entendre. Avec quelle rapidité, chez les jeunes gens amoureux, le gland se remplit de sang, se gonfle et s’érige ! Il est une observation très importante et très utile à savoir pour les médecins, c’est que les émissions sanguines par des ventouses, ou la compression de l’artère qui apporte le sang, calment et dissipent la douleur comme par enchantement. Tels sont les faits qu’il faut chercher dans mes observations pour trouver quelque éclaircissement sur ces divers points.

Des hommes ineptes et inexpérimentés s’efforcent de détruire ou d’affirmer ce qu’il faut connaître par des expériences et juger par des autopsies, à l’aide d’arguments de dialectique venus de très loin. Dès qu’on peut voir et toucher la vérité, il faut que tous ceux qui la recherchent prennent pour guides la vue et l’expérience. Nul enseignement, nulle démonstration n’auront autant d’évidence que le témoignage de nos sens.

Qui pourra persuader que le vin est agréable et meilleur que l’eau pure à ceux qui n’en ont jamais goûté ? Par quels arguments démontrerez-vous aux aveugles-nés que le soleil est lumineux et plus éclatant que toutes les étoiles ? C’est pourtant ainsi que tous mes adversaires ont traité la circulation du sang démontrée par nous depuis tant d’années, avec des expériences positives et des autopsies. Personne ne s’est trouvé qui ait réfuté un fait sensible, comme le mouvement de flux et de reflux du sang, par des observations également sensibles : personne n’a détruit par des arguments sérieux l’expérience que j’ai faite ; bien plus, personne n’a essayé de soutenir une thèse contraire à la mienne par des dissections.

Cependant un grand nombre d’auteurs que leur inexpérience et leur profonde ignorance en anatomie empêchaient de trouver un seul fait positif pour soutenir les objections qu’ils alléguaient, s’appuyant sur l’autorité des règles et sur les assertions reçues, se sont livrés à des fictions vaines, à des suppositions invraisemblables et à des arguments captieux et vides, y mêlant des paroles indignes et grossières, des injures et des insultes. Ils n’ont réussi à montrer que leur vanité, leur ineptie, leur insolence et la pauvreté de leurs raisonnements, raisonnements qui auraient dû s’appuyer sur des faits, en sorte que leur argumentation sophistique est en lutte avec la raison même. Ainsi que les flots de la mer de Sicile, excités par les vents, se brisent en écumant contre les rochers de Charybde et sont repoussés par le roc, de même ces hommes argumentent vainement contre le bon sens.

Si nous ne devions rien admettre par nos sens, sans le témoignage de la raison, s’il ne fallait jamais contre dire les anciennes démonstrations, il n’y aurait plus de problèmes à résoudre. Si nos sens ne nous donnaient pas des connaissances certaines, confirmées par le raisonnement (comme il en est des constructions géométriques), certes, il ne faudrait plus admettre aucune science : car la géométrie est une démonstration logique à l’aide d’objets sensibles s’appliquant à des objets sensibles. C’est ainsi que des vérités ardues, et dont nous n’aurions pas d’idée, deviennent évidentes grâce à des vérités sensibles plus apparentes et plus faciles à voir. C’est ce qu’Aristote nous dit avec raison (De Generat. animalium, livre III, chap. x) quand il parle de la génération des abeilles. Il faut en croire la raison, dit-il, quand les choses qu’elle démontre s’accordent avec le témoignage de nos sens, et pour les bien connaître accordons plus de créance à nos sens qu’à la raison. Aussi ne devons-nous approuver ou désapprouver toutes les assertions scientifiques qu’après en avoir fait un examen minutieux : il faut examiner par l’expérience si elles sont justes ou fausses, les rapporter à nos sens et confirmer nos sensations par le jugement qui nous montre ce qui est faux. Aussi Platon a-t-il affirmé dans Critias qu’il n’est pas difficile d’expliquer les choses qu’on peut expérimenter, et que les auditeurs qui n’ont aucune expérience ne sont pas mûrs pour la science.

Il est aussi pénible, aussi difficile d’apprendre à des auditeurs inexpérimentés les choses que leurs sens ne leur ont jamais montrées ; ils sont aussi rebelles, aussi peu aptes à recevoir la vraie science, que les aveugles à porter un jugement sur les couleurs et les sourds sur les sons. Qui pourra apprendre le flux et le reflux de la mer, et la valeur des angles ou les propriétés des côtés d’un trapèze géométrique à des aveugles ou à des gens n’ayant jamais vu ni la mer ni un trapèze ? Et quand on n’a pas vu soi-même, quand on ne se fait pas une idée de la chose, on est aussi ignorant en anatomie, qu’un aveugle en géométrie ; on ne peut connaître ni les sujets dont parlent les anatomistes, ni les raisons allé guées par eux et qui dépendent de la nature des choses : on ignore tout également, aussi bien les conclusions que les motifs de ces conclusions. Il n’y a pas de connaissance possible sans une connaissance préalable donnée par nos sens. C’est ce qui fait que la connaissance que nous avons des corps célestes est si incertaine et pleine de tant de conjectures. S’il en est qui déclarent connaître les causes et les raisons d’être de toutes choses, je voudrais qu’on me dît pourquoi les deux yeux accomplissent leurs mouvements en tous sens, simultanément, au lieu de les accomplir séparément, chaque œil se tournant tantôt à droite, tantôt à gauche, pourquoi les oreillettes du cœur se contractent en même temps, etc.

Parce qu’ils ne connaissent pas les causes des fièvres, ou de la peste, et la raison des propriétés merveilleuses de certains médicaments, vont-ils pour cela nier qu’elles existent ?

Comment le fœtus, qui ne respire pas d’air dans l’utérus jusqu’au dixième mois, n’est-il pas suffoqué par le manque d’air ? Comment, s’il vient au monde au septième ou au huitième mois, dès qu’il a commencé à respirer, est-il suffoqué si l’air vient ensuite à lui manquer ? Pourquoi, lorsqu’il est dans l’utérus, pourra-t-il vivre sans respirer tant qu’il ne sera pas sorti des membranes ? tandis que, dès qu’il est en rapport avec l’air extérieur, il ne peut vivre que s’il respire ?

Comme je vois beaucoup de gens avoir des doutes et des hésitations au sujet de la circulation du sang, tandis que d’autres combattent les idées que j’ai énoncées et qu’ils n’ont pas bien comprises, je vais pour eux récapituler brièvement ce que j’ai voulu dire dans mon livre sur les mouvements du cœur et du sang. Le sang est contenu dans les veines comme dans son principal réceptacle. C’est dans la veine cave surtout qu’il est le plus abondant, près de la base du cœur et de l’oreillette droite. Peu à peu il s’échauffe par sa chaleur intime, se dilate, se gonfle et monte comme les substances qui fermentent. Alors l’oreillette droite se remplit, et, se contractant, par sa puissance contractile le chasse rapidement dans le ventricule droit du cœur. Celui-ci s’emplit, et par sa systole chasse le sang qui a été lancé dans sa cavité. Comme les valvules tricuspides empêchent le sang de revenir dans l’oreillette, le ventricule envoie le sang dans la veine artérieuse qui n’offre aucun obstacle et qui se dilate sous l’effort du sang. Une fois dans ce vaisseau, le sang ne peut plus revenir au cœur à cause des valvules sigmoïdes ; mais, comme les poumons dans l’inspiration et l’expiration se distendent, se dilatent et se resserrent tour à tour, comme ils n’ont d’ailleurs qu’une sorte de vaisseaux, le sang doit passer dans l’artère veineuse, de là dans l’oreillette gauche qui, ayant le même mouvement, le même rythme que l’oreillette droite, fonctionne de la même manière et envoie le sang dans le ventricule gauche. Celui-ci agit de la même manière et en même temps que le ventricule droit : le sang ne pouvant retourner dans l’oreillette à cause de l’obstacle que lui opposent les valvules bicuspides, est chassé dans l’aorte et par suite dans toutes les branches de cette artère. Remplies par cette impulsion subite et ne pouvant pas rejeter ce sang tout d’un coup, les parois des artères sont repoussées, se dilatent et subissent la diastole.

Donc, comme ces mouvements se répètent continuellement et sans interruption, les artères, tant dans les poumons que dans tout le corps, devraient être, par toutes ces contractions et impulsions du cœur, pleines de tant de sang que toute impulsion cesserait, ou qu’elles se rompraient et se dilateraient au point de recevoir toute la masse contenue dans les veines s’il n’y avait pas une issue au sang.

Le même raisonnement s’applique aussi aux ventricules du cœur et aux oreillettes pleines de sang : si ces cavités ne se vidaient pas comme les artères, elles finiraient par être tellement dilatées par le sang qu’elles resteraient immobiles et privées de tout mouvement. Toute la démonstration de la circulation est vraie et nécessaire si les prémisses sont vraies. Or ce sont nos sens et non les théories admises, la dissection et non les rêves de l’imagination qui doivent nous apprendre si elles sont vraies ou fausses.

De plus j’affirme que dans les veines, partout et toujours, le sang va des petites veines dans les grandes, et que constamment il se dirige vers le cœur : d’où je conclus que la masse de sang introduite sans cesse dans le cœur par les veines passe dans les artères et de là revient dans les veines pour retourner dans les artères, et qu’ainsi le sang se meut dans un mouvement circulaire continuel de flux et de reflux. L’impulsion du cœur l’en voie dans toutes les ramifications artérielles. Il continue son cours, est repris par les veines et revient au cœur. Voilà ce que nos sens nous démontrent, et la démonstration logique fondée sur ces faits d’expérimentation enlève toute raison de douter.

Voilà ce que je m’efforçais d’expliquer et de prouver par des observations et des expériences ; voilà ce que j’ai voulu démontrer non par la recherche des causes et des principes, mais par les sens et par l’expérience, à la manière des anatomistes, ce qui a bien plus d’autorité.

Entre autres faits, remarquons la force, la puissance, la violence du choc du cœur et des grandes artères, choc que nous pouvons à la fois toucher et voir. Je ne dis pas que, chez les grands animaux à sang chaud, le pouls, la systole et la diastole sont identiques pour tous les vaisseaux remplis de sang et chez tous les animaux qui ont du sang ; mais chez tous, le sang s’échappe rapidement du cœur et est contraint de pénétrer dans les petites artères, dans les pores des tissus et dans les ramuscules veineux : chez tous par conséquent il y a circulation.

Ni les petites artères, ni les veines n’ont de pulsations. Il n’y a que les grandes artères et celles qui sont près du cœur, parce qu’elles ne peuvent pas rejeter tout d’un coup tout le sang qui y est lancé. Si on ouvre une artère et si on laisse librement jaillir le sang au dehors, on peut voir qu’elle n’a presque plus de pouls, le sang s’écoulant facilement et ne distendant pas les parois du vaisseau. Chez les poissons, les serpents et les animaux à sang froid, le cœur bat lentement et faiblement. À peine peut-on sentir le pouls dans les artères, car le sang y coule avec une extrême lenteur. Aussi chez eux, comme dans les petits rameaux artériels chez l’homme, les parois de l’artère ne sont pas distendues par le sang, ni repoussées par l’impulsion du sang.

Quand une artère est coupée et ouverte, le sang, ainsi que je l’ai dit, ne la fait pas battre et de lui donne pas de pouls ; d’où on voit clairement que les artères n’ont pas de faculté contractile soit propre à elles, soit transmise par le cœur, mais que, si elles ont une diastole, c’est uniquement à cause de l’impulsion du sang. En effet, quand elles se remplissent, la secousse se transmet au loin et on peut sentir avec le doigt une sorte de systole et de diastole, ainsi que je l’ai dit. On reconnaît par là fidèlement toutes les différences de pulsation du cœur, leur rythme, leur ordre, leur force ou leur intermittence, comme un homme reconnaît son image dans un miroir. Si avec un piston, on lance de l’eau en l’air par des tuyaux de plomb, on peut reconnaître par le jet de liquide qui diffère quelquefois de plusieurs stades, à la fois le degré de la compression, le rythme, le commencement, la fin, la force de chaque coup de piston : de même on peut par l’orifice d’une artère ou verte et donnant du sang, juger des contractions du cœur. Remarquons que l’écoulement est continuel, comme dans l’exemple de l’eau. Quoique le sang jaillisse plus ou moins loin, quoique le choc, la vibration et l’impulsion du sang ne se fassent pas toujours également, cependant le cours du sang est continu et son mouvement ne s’arrête pas, si bien qu’il revient dans l’oreillette droite, son point de départ.

On pourra reconnaître la vérité de ce que je dis en coupant une artère un peu longue, comme la jugulaire. Si on la saisit alors entre les doigts et qu’on modère la sortie du sang, on peut à volonté lui donner des pulsations plus ou moins fortes, lui faire perdre ou retrouver ses battements. Cela se voit manifestement quand la poitrine est intacte. Mais on peut aussi faire cette expérience quand la poitrine a été ouverte rapidement, et que, les poumons s’étant rétractés, il n’y a plus de mouvements respiratoires : l’oreillette gauche se contracte, se vide, blanchit et enfin cesse toute pulsation, ainsi que le ventricule gauche. En même temps, par l’ouverture de l’artère ouverte, le sang s’écoule de moins en moins abondant, le jet est de plus en plus petit, le pouls de plus en plus faible, jusqu’à ce qu’enfin, le sang faisant tout à fait défaut et le ventricule gauche cessant ses contractions, il ne s’écoule plus de sang par l’artère.

Vous pourrez faire la même expérience en liant la veine artérieuse ; vous pourrez ainsi faire cesser les contractions de l’oreillette gauche, ou les lui rendre, en ôtant la ligature de la veine. Cette expérience nous dévoile ce qui se passe chez les moribonds. Le ventricule gauche cesse le premier ses mouvements de contraction : c’est ensuite l’oreillette gauche, puis le ventricule droit, enfin l’oreillette droite. C’est par elle que commencent la vie et le premier mouvement ; c’est elle aussi que l’existence abandonne en dernier.

Ainsi, d’après le témoignage de nos sens, il est clair que le sang ne passe pas par la cloison du cœur, mais uniquement par les poumons, non pas quand ils sont inertes et immobiles, mais lorsqu’ils sont mus par la respiration. C’est probablement pour cela que, chez l’embryon qui ne respire pas encore, la nature a créé le trou ovale. C’est pour que le sang puisse passer dans l’artère veineuse et nourrir le ventricule et l’oreillette gauches, tandis qu’elle a fermé cet orifice chez les adolescents qui respirent librement.

Nous voyons aussi pourquoi c’est un signe mortel que les vaisseaux pulmonaires soient oppressés ou gorgés par le sang : et quand la respiration est entravée par une maladie grave les malades courent alors de grands dangers.

Nous voyons encore pourquoi le sang des poumons est rutilant et subtil : c’est pour pouvoir les traverser facilement. Faisons-le remarquer, ainsi que nous l’avons déjà dit dans notre préface, à ceux qui, cherchant la cause qui fait circuler le sang, ne croient pas que la force du cœur peut tout faire, et pensent, avec Aristote, que le sang est l’auteur de la transmission et de la production du pouls. C’est le cœur, disent-ils, qui crée les esprits et répand la chaleur vitale. La chaleur est innée dans le cœur qui est l’organe immédiat de l’âme, le lien qui réunit toutes les parties du corps, et l’agent essentiel de toutes les fonctions vitales. C’est le cœur qui est l’origine des mouvements du sang et des esprits, par sa perfection, sa chaleur et toutes ses propriétés qu’Aristote dit être analogues à celles de l’eau chaude ou de la poix bouillante. Pour eux le cœur est la cause première des pulsations et de la vie. À dire vrai, je ne crois pas que les choses se passent comme le vulgaire le croit, et je ferai observer dans le traité de la génération bien des faits qui me font être contraire à cette opinion. Mais il ne convient pas d’en parler ici : peut-être un jour publierai-je des faits plus étranges, apportant une grande lumière à la philosophie naturelle.

Cependant, avec la permission des savants et le respect de l’antiquité, je ne ferai qu’énoncer et proposer sans démonstration cette vérité que le cœur, en tant que principe créateur et origine de toutes les parties de notre corps, doit comprendre aussi les veines, toutes les artères et le sang qui y est contenu : de même en considérant le cerveau en tant qu’organe des sens, nous comprenons tous ses nerfs, ses appareils sensitifs, ses organes et la moelle épinière. Mais, si par le mot cœur on ne comprend que la substance du cœur, ventricules et oreillettes, je ne pense pas qu’il faille considérer le cœur comme générateur du sang, et dire que le sang, la force, la vertu, la raison, le mouvement et la chaleur sont des dons du cœur. Enfin, pour moi, la cause de la diastole ou dilatation n’est pas la même que celle de la systole ou contraction, soit dans les artères, soit dans les oreillettes, soit dans les ventricules. Le mouvement du pouls, qu’on appelle diastole, a une cause autre que la systole et doit toujours précéder la systole. La cause primordiale de la dilatation est la chaleur, et la dilatation commence dans le sang lui-même qui peu à peu se gonfle et devient plus subtil, comme les substances qui fermentent. C’est par le sang aussi que cesse la dilatation. Ainsi que l’a dit Aristote pour le gruau et le lait mis sur le feu, cette turgescence ou cette dépression du sang ne viennent pas de vapeurs ou d’exhalations ou d’esprits qui prennent une forme vaporeuse ou aérienne ; elle n’est pas produite par un agent extérieur, mais par un principe intime réglé par la nature.

Et le cœur, comme quelques-uns le croient, n’est pas la source de la chaleur et du sang, comme un charbon ou un foyer ardent, mais comme une chaudière. Le sang, qui de toutes les parties du corps est la plus chaude, donne, bien plutôt qu’il n’en reçoit, de la chaleur au cœur, comme du reste aux autres organes. Aussi y a-t-il pour le cœur des artères et des veines dites coronaires, qui remplissent les mêmes fonctions que les artères et les veines des autres parties : elles donnent au cœur la chaleur, le réchauffent et le nourrissent. Aussi, plus un organe est sanguin, plus il est chaud, plus le sang y abonde, plus il peut devenir chaud. Nous devons regarder le cœur avec ses remarquables cavités comme une officine, une source et un foyer perpétuel de chaleur, non par sa substance même, mais par le sang qu’il renferme : il est comme un vase plein d’eau chaude. De même si le foie, la rate, les poumons sont considérés comme très chauds, c’est qu’ils ont beaucoup de veines ou de vaisseaux contenant du sang.

Aussi je crois que la chaleur innée est l’agent général de toutes nos fonctions, et qu’elle est la cause première du pouls. Je ne l’affirme pas d’une manière absolue, mais je le propose comme une hypothèse. Si les hommes savants et honnêtes voulaient bien faire à cette théorie des objections sans opprobres et sans injures grossières, j’en serais bien aise et je les recevrais avec reconnaissance.

Voici donc les parties que le sang parcourt dans son mouvement circulaire. Il passe rapidement de l’oreillette droite au ventricule droit, puis aux poumons, puis à l’oreillette gauche, puis au ventricule gauche, puis à l’aorte et dans toutes les artères, par l’impulsion du cœur, puis dans les pores des tissus, de là dans les veines, et par les veines à la base du cœur.

Une seule expérience faite sur les veines pourra le démontrer. Comprimez modérément le bras par une bande et remuez-le ainsi, jusqu’à ce que les veines soient très gonflées, et que toute la peau qui est au-dessous de la compression soit très rouge. Plongez alors la main dans de l’eau très froide ou de la neige, jusqu’à ce que le sang amassé au-dessous de la compression soit très refroidi, puis déliez la bande tout d’un coup : vous sentirez alors passer comme un courant de sang froid, et vous comprendrez avec quelle rapidité il revient vers le cœur et quels désordres il peut y amener : il n’est donc pas étonnant que l’enlèvement brusque de la bande de compression produise après la saignée des lipothymies. Cette expérience montre aussi que, si les veines se gonflent au-dessous de la ligature, ce n’est pas par un sang subtilisé ou un dégagement d’esprits et de vapeurs (en plongeant le bras dans l’eau froide on eût arrêté cette effervescence). En réalité il n’y a que du sang, et ce sang ne peut revenir dans les artères par des anastomoses ou des détours cachés. Cette expérience nous apprend encore comment les voyageurs dans les hautes montagnes couvertes de neige peuvent être frappés de mort subite, et elle explique beaucoup d’autres faits de même genre.

Pour qu’on admette que le sang peut passer par toutes les porosités des tissus et se rendre dans toutes les parties, je n’ajouterai qu’une seule expérience. La corde fait, au cou des hommes étranglés ou pendus, ce que la compression fait au bras. La face, les yeux, les lèvres, la langue, toutes les parties superficielles de la tête sont gorgées de sang, sont couvertes d’une vive rougeur et se gonflent extrêmement. Si après avoir enlevé le lacet nous plaçons un tel cadavre dans une position quelconque, en peu d’heures vous verrez tout le sang abandonner le visage et la tête pour aller des parties élevées aux parties basses, en passant par les pores de la peau, de la chair et des autres parties. Le sang semble tomber, conduit par son propre poids, et il colore d’une bouillie noirâtre les parties inférieures, et surtout la peau qu’il remplit. Combien le sang vivant et animé par les esprits d’un animal vivant, doit mieux pénétrer par les pores ouverts, que le sang mort et coagulé, condensé par le froid de la mort dans chaque partie, alors que les vaisseaux se sont resserrés et comprimés ! Combien, chez les vivants, le passage du sang est plus facile et plus rapide dans les organes !

Un homme remarquable par son brillant génie, René Descartes, que je remercie de la mention élogieuse qu’il a faite de moi, ayant, avec d’autres expérimentateurs, enlevé le cœur d’un poisson, l’a mis sur une table et a observé ses pulsations. Il pense que le cœur, en se contractant, se relevant, se redressant et devenant plus rigide, ouvre, développe et agrandit ses ventricules. Selon moi, cela n’est pas exact, car il est certain que, quand le cœur est contracté, les ventricules doivent être plus resserrés et être en systole, non en diastole. Alors que le cœur, comme épuisé, retombe et se relâche, il est en dilatation et en diastole, et la cavité des ventricules est plus grande. Ainsi sur un cadavre nous ne disons pas que le cœur est en diastole, quoiqu’il ne soit pas en systole, mais qu’il est relâché, flasque, immobile et sans mouvement. Cependant il n’est pas distendu ; en effet il n’est distendu et, à proprement parler, en diastole, que lorsqu’il est rempli par l’impulsion du sang chassé par les oreillettes. C’est ce que montrent aussi avec toute évidence les vivisections.

Ainsi ces savants n’ont pas vu la différence qui existe entre le relâchement du cœur et des artères et la dis tension ou diastole ; ils n’ont pas compris que la cause de la distension et du relâchement n’est pas la même que celle de la contraction, mais que, les effets étant contraires, les mouvements étant différents, la systole et la diastole n’ont pas une même cause.

Tous les anatomistes savent bien que dans chaque membre, pour l’extension et l’adduction, il y a des muscles antagonistes. Ainsi la nature a, pour des mouvements distincts et contraires, dû nécessairement créer des organes distincts et contraires.

Je ne crois pas non plus que la cause efficiente du pouls qu’il admet, avec Aristote, être la même pour la systole que pour la diastole, soit l’effervescence et comme l’ébullition du sang. En effet les mouvements du cœur sont des coups subits et des ébranlements instantanés, tandis que dans la fermentation ou l’ébullition, il n’y a rien qui s’élève et surgisse en un clin d’œil : elle monte lentement et se déprime peu à peu. Enfin dans les vivisections on peut voir que les ventricules du cœur sont distendus et remplis par la contraction des oreillettes, et augmentent selon qu’ils se remplissent plus ou moins de sang. La distension du cœur est un choc violent produit par une impulsion, non par une attraction de liquide.

De même certains auteurs pensent que, pour nourrir les plantes, l’aliment n’a pas besoin d’impulsion, mais est attiré dans toutes les parties qui ont besoin de nourriture, que par conséquent chez les animaux l’impulsion n’est pas nécessaire, puisque la vie végétative semble remplir les mêmes fonctions chez les uns et chez les autres. Mais il y a une différence néanmoins. Chez les animaux il faut une chaleur continuelle pour réchauffer leurs membres, conserver la chaleur vitale, et les défendre, les protéger contre les injures extérieures.

Telle est la circulation ; si elle est empêchée, ou altérée, ou surexcitée, beaucoup de maladies graves, avec des symptômes étranges, en sont la conséquence ; soit pour les veines des varices, des abcès, des douleurs, des hémorrhoïdes, des hémorrhagies ; soit pour les artères, des tumeurs, des phlegmons, des douleurs internes et lancinantes, des anévrysmes, des fluxions, des suffocations subites, l’asthme, les apoplexies et d’autres maladies innombrables. Ce n’est pas ici le lieu de dire comment certaines maladies réputées inguérissables sont quelquefois enlevées et guéries comme par enchantement.

En fait d’observations de médecine et de pathologie, je pourrai rapporter des faits que je ne sache pas avoir été observés avant moi.

Enfin je terminerai, savant Riolan, en répondant entièrement à ton objection, que dans les veines mésentériques, il n’y a pas de circulation. En liant sur un animal vivant, ce qui est très facile, la veine porte près du hile du foie, tu verras le gonflement des veines placées au-dessous de la ligature, comme, dans la phlébotomie, au-dessous du bras qu’on a lié. C’est que le sang ne peut plus traverser les veines.

Et à ceux qui prétendent que par des anastomoses le sang peut passer des veines dans les artères, je réponds par cette expérience : liez sur un animal vivant la grande veine descendante au moment où elle se divise en deux branches crurales ; comme vous avez ouvert l’artère auparavant, toute la masse du sang s’est écoulée en peu de temps de toutes les veines, même de la veine cave ascendante par les contractions du cœur. Cependant, au delà de la ligature, les veines crurales et leurs divisions inférieures sont gorgées de sang, ce qui n’aurait pu avoir lieu, si le sang avait pu passer dans les artères par des anastomoses.