La Circulation du sang/Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux/Chapitre VII

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Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 99-106).

CHAPITRE SEPTIÈME

LE SANG PASSE DU VENTRICULE DROIT DANS LES POUMONS ET DE LÀ DANS LA VEINE PULMONAIRE ET LE VENTRICULE GAUCHE.

Il est clair d’abord que cela peut se faire et que rien ne s’y oppose, comme l’eau traversant les terrains peut donner naissance aux ruisseaux et aux fontaines, comme la sueur peut passer à travers la peau, et l’urine à travers le parenchyme rénal. Remarquons aussi que ces individus qui prennent les eaux de Spa ou de la Madone, comme on dit, dans la plaine de Padoue, qui boivent des eaux acidulées ou sulfureuses, ou qui prennent des boissons gazeuses, les ont rendues tout entières au bout d’une ou deux heures dans leurs urines. Cette masse de substance doit mettre un certain temps à être digérée ; il faut qu’elle passe par le foie, lequel deux fois dans la journée prend le suc des aliments dont nous faisons notre nourriture : de là, elle va dans les veines, dans le parenchyme rénal et dans les uretères, pour arriver à la vessie.

Certains auteurs pensent que le sang, ou plutôt toute la masse sanguine, ne peut absolument pas passer à travers les poumons, comme le suc alimentaire à travers le foie. Ces gens, je parle avec le poète, dès qu’une chose leur plaît, l’acceptent tout de suite comme vraie ; leur déplaît-elle, elle n’est vraie à aucun prix : craignant d’affirmer lorsqu’il faudrait le faire, ils ne craignent pas d’affirmer lors qu’il faudrait nier.

Le tissu du foie et celui du rein sont beaucoup plus durs et d’une texture bien plus compacte que celui du poumon. Mais accordons aux reins et au foie une texture spongieuse ; pour le foie, il n’y a aucune impulsion, aucune puissance qui le force à être traversé par le sang, tandis que le sang est chassé avec force dans les poumons par la contraction du ventricule droit, qui doit dilater les vaisseaux et faire pénétrer le sang dans les porosités des poumons. En outre, dans la respiration, les poumons s’élèvent et s’abaissent. Nécessairement ce mouvement doit ouvrir et fermer les porosités et les vaisseaux comme une éponge : les organes ayant une constitution spongieuse se resserrent et se dilatent alternativement, tandis que le foie est immobile, et qu’on n’y a jamais vu ces alternatives de dilatation et de resserrement.

Enfin personne ne peut nier que le suc des aliments ingérés passe par le foie dans la veine cave, chez l’homme, chez le bouf et chez les grands animaux. Pour que la nutrition s’opère, il faut que les aliments pénètrent dans les veines et de là dans le foie. On est forcé de l’admettre, car ils ne peuvent passer ailleurs. Pourquoi n’admettrait-on pas avec autant de raison que chez ces mêmes animaux adultes le sang passe par le poumon ? Pourquoi ne pas conclure avec Colombo, savant et habile anatomiste, que par suite de l’amplitude et de la disposition des vaisseaux pulmonaires, par suite de la présence dans ces vaisseaux du même sang que dans la veine pulmonaire et dans le ventricule gauche, le sang a dû y venir par les veines, et qu’il n’a pas d’autre voie, pour arriver dans le ventricule gauche, que la voie des poumons, ainsi que nous l’avons pu démontrer, comme cet auteur, par des preuves anatomiques et autres, précédemment exposées.

Mais, puisqu’il y a des gens qui n’admettent que l’autorité des auteurs, disons-leur que les paroles de Galien lui-même confirment cette vérité, à savoir que non seulement le sang peut passer de l’artère pulmonaire dans la veine pulmonaire et de là dans le ventricule gauche du cœur et dans les artères, mais que ce mouvement est dû aux contractions continuelles du cœur et aux mouvements respiratoires des poumons.

À l’orifice de l’artère pulmonaire, il y a trois valvules sigmoïdes ou semi-lunaires, qui ne laissent pas venir au cœur le sang qui a une fois pénétré dans cette artère. C’est là un fait bien connu, et Galien explique ainsi les fonctions et les usages de ces valvules[1].

« Dans tout le corps, dit-il, les artères s’abouchent avec les veines et échangent entre elles l’air et le sang au moyen d’ouvertures invisibles et extrêmement fines. Si le grand orifice de la veine artérieuse eût été toujours également ouvert, et que la nature n’eût pas trouvé un moyen pour le fermer et l’ouvrir tour à tour dans le temps convenable, jamais le sang par les ouvertures invisibles et étroites n’eût pénétré dans les artères quand le thorax se contracte. Toutes choses n’ont pas la même propension à être attirées ou rejetées par toute espèce de corps. Si une substance légère, plus facilement qu’une lourde, est attirée par la dilatation des organes et rejetée par leur contraction, ce qui marche dans un conduit large est plus facilement renvoyé que ce qui chemine dans un conduit étroit. Quand le thorax se contracte, les artères du poumon à tunique de veine (veines pulmonaires), intérieurement repoussées et refoulées avec force de toutes parts, expriment à l’instant le pneuma qu’elles renferment, et en échange s’imprègnent par ces étroits conduits de particules de sang, ce qui n’eût pas été possible si le sang eût pu rebrousser chemin par le grand orifice (auriculo-ventriculaire droit) qui existe à cette veine du côté du cœur. Quand le sang est comprimé de toutes parts, trouvant le passage fermé à travers le grand orifice, il pénètre en gouttes fines dans les artères par ces étroits conduits. »

Et dans le chapitre qui suit : « Plus le thorax se contracte pour chasser le sang, plus ces membranes (c’est-à-dire les valvules sigmoïdes) en ferment exactement l’entrée et ne laissent rien revenir. » Et dans ce même chapitre x il avait dit : « S’il n’y avait pas de valvules, il en serait résulté un triple inconvénient. D’abord le sang exécuterait inutilement et sans fin un double voyage ; au moment de la dilatation du poumon, le sang en remplirait toutes les veines, et au moment de la contraction du poumon, il s’opérerait comme un reflux incessant, ainsi que pour les flots de l’Euripe, reflux donnant au sang un mouvement de va-et-vient qui ne lui est nullement propice. Ce désagrément est peut-être léger en lui-même, mais la gêne qui en résulterait pour l’utilité de la respiration ne serait pas un inconvénient médiocre, etc. » Et un peu plus loin il ajoute : « Un troisième inconvénient eût accompagné le retour en arrière du sang dans l’expiration, si notre créateur n’eût imaginé les épiphyses membraneuses. » D’où il conclut au chapitre xi : « Il y a pour toutes les valvules une utilité commune, qui consiste à s’opposer au retour des matières, et pour chacune une utilité spéciale ; les unes font sortir les matières du cœur, de manière qu’elles n’y rentrent pas ; les autres l’y introduisent de façon qu’elles n’en puissent sortir. La nature ne voulait pas imposer au cœur un travail inutile, en le condamnant à envoyer le sang à une partie d’où il était préférable de le tirer, et au contraire à le tirer souvent d’un endroit où il fallait l’envoyer. »

Et un peu après : « Il y a, dit-il, deux vaisseaux qui se rendent au cœur, l’un qui y va et qui a une seule tunique, l’autre qui en sort et qui a une double tunique. Il semblait donc nécessaire qu’ils eussent un diverticulum commun, soit le ventricule droit. (Galien entend le ventricule droit ; mais pour la même raison, j’entends aussi le ventricule gauche du cœur.) C’est en ce point qu’ils convergent tous les deux ; par l’un arrive le sang ; par l’autre il s’éloigne. »

Le même raisonnement que faisait Galien pour le passage du sang de la veine cave dans les poumons à travers le ventricule droit s’applique aussi, avec plus de raison encore, au passage du sang des veines dans les artères à travers le cœur. Les paroles de Galien, ce père divin de la médecine, nous apprennent clairement que le sang passe par les poumons de la veine artérieuse dans les ramuscules de l’artère veineuse, tant par les contractions du cœur que par les mouvements des poumons et du thorax. Les ventricules du cœur, comme un réservoir, reçoivent le sang pour le projeter ensuite dans tout le corps ; et pour cet usage il y a quatre valvules, deux pour recevoir le sang, et deux pour le projeter. Si l’on n’admet pas ce fait, il faut admettre que le sang s’agite sans raison, comme les flots de l’Euripe, qu’il va çà et là, qu’il retourne en arrière quand il aurait dû avancer, et qu’il abandonne les parties où il aurait dû aller[2], en sorte que le cœur s’épuiserait dans un vain travail et empêcherait la respiration des poumons.

Enfin notre théorie est justifiée, que le sang passe continuellement et totalement à travers les porosités pulmonaires du ventricule droit dans le ventricule gauche, et de la veine cave dans l’artère aorte. En effet, comme le sang passe constamment du ventricule droit dans les poumons par la veine artérieuse, et comme, lorsqu’il est dans les poumons, il est attiré par le ventricule gauche, ainsi que le démontre la disposition des valvules, il est nécessaire que ce trajet se fasse d’une manière continue. Et de même, comme le sang entre continuellement dans le ventricule droit du cœur et sort continuellement du ventricule gauche, ce que les raisonnements démontrent, il est impossible qu’il n’y ait pas un courant continu du sang, de la veine cave à l’artère aorte.

Ainsi donc l’anatomie nous montre, chez la plus grande partie des animaux et chez tous après les premiers âges de la vie, que la circulation se fait par les larges voies des vaisseaux, les pores invisibles des poumons, et les anastomoses des artères et des veines du poumon, ainsi que l’indique Galien, et ainsi que le démontrent les preuves données par nous-mêmes plus haut. Quoiqu’un seul ventricule, le ventricule gauche, eût suffi à envoyer le sang dans tout le corps et à le conduire hors de la veine cave, comme cela a lieu chez les animaux qui manquent de poumons, cependant la nature, voulant que le sang passât à travers les poumons, a dû ajouter le ventricule droit, qui, par ses contractions, remplaçant le ventricule gauche, envoie dans les poumons le sang de la reine cave : c’est pourquoi le ventricule droit sert au passage du sang par le poumon, mais non à la nutrition du poumon. Aussi bien serait-il absurde de dire que les poumons ont besoin d’une nourriture très abondante et d’un sang très pur et très riche en esprits, sortant directement des ventricules, plutôt que la substance nerveuse, si parfaite, plutôt que le globe oculaire, si admirablement constitué, plutôt que la substance même du cœur, lequel est nourri par l’artère coronaire.


  1. De usu part., lib. VI, cap. x.
  2. Voyez le savant commentaire d’Hoffman sur Galien. De usu part., lib. VI. Je n’ai connu ce livre qu’après avoir écrit les pages qu’on lit ici. (N. de Harvey.)