La Circulation fiduciaire et la Crise actuelle

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La Circulation fiduciaire et la Crise actuelle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 668-692).
LA
CIRCULATION FIDUCIAIRE
ET LA
CRISE ACTUELLE

L’attention a été appelée de nouveau sur les banques d’émission à propos de l’autorisation qui vient d’être accordée à la Banque de France de porter sa circulation fiduciaire à 3 milliards et demi. On s’est demandé si cette autorisation était bien nécessaire. Du moment que nous ne sommes plus sous le régime du cours forcé et que la banque a repris ses paiemens en espèces; il semble que c’est au public de fixer la limite jusqu’à laquelle peuvent s’étendre les billets au porteur. S’il croit qu’il n’en a pas assez, il en demande, et s’il juge qu’il en a trop ou que ceux qui sont en circulation ne sont pas suffisamment garantis, il les présente au remboursement et la circulation rentre ainsi dans des conditions normales sans que l’état ait besoin d’intervenir. Pourtant, il faut le dire, on ne s’est pas trop étonné de cette intervention de l’état. Si la Banque de France a repris ses paiemens, elle n’a pas été rendue, par cela même, à sa pleine liberté, elle reste toujours soumise à la partie de la loi qui l’oblige à demander l’autorisation pour l’extension de sa circulation ; et comme la limite posée précédemment était de 3 milliards 200 millions, il fallait pour l’augmenter une autorisation nouvelle. Tout le monde savait d’ailleurs que cette augmentation avait pour but de satisfaire moins les intérêts du commerce que ceux du trésor, et on sentait la nécessité de mettre un frein à l’empiétement de celui-ci. Le public livré à lui-même ne s’en serait point inquiété. N’était-il pas rassuré par une encaisse de près de 2 milliards contre 3 milliards 100 ou 200 millions de billets? C’est beaucoup plus que le minimum classique du tiers, qui, dit-on, doit exister entre le numéraire et la circulation fiduciaire, et n’avait-on pas vu ces mêmes billets circuler librement sans dépréciation aucune pendant la guerre et la commune, alors que l’encaisse n’atteignait pas le quart et même le cinquième de l’émission et que tout était troublé dans notre pays? Il n’y avait donc point, je le répète, à compter beaucoup sur le public pour mettre une limite à la circulation fiduciaire.

Quelques esprits pourtant se sont préoccupés de la situation : ce chiffre de 3 milliards 500 millions de billets pouvant circuler avec une garantie en numéraire même de près de 2 milliards ne les rassurait pas complètement; ils voyaient, après tout, un découvert possible de 1,500 millions pour les billets. Et comme une partie de ce découvert répondait à des besoins qui ne sont pas ceux pour lesquels la banque a été créée et devait venir en aide au gouvernement, ils en concluaient qu’il pouvait y avoir un double danger à un certain moment : danger pour le trésor, qui abuserait des ressources qu’il trouverait auprès de la banque, et danger pour la sécurité même de la circulation fiduciaire, qui pourrait se trouver non suffisamment garantie. Alors on a agité de nouveau la question de la liberté des banques d’émission, opposée au monopole, et on s’est demandé si avec cette liberté on n’aurait pas plus d’avantages et moins d’inconvéniens. Cette question a été surtout discutée dans une des dernières réunions de la Société d’économie politique à Paris. On a parlé de tous les pays où la liberté d’émission existe : ce sont, en Europe, de petits états; c’est la Suisse, l’Ecosse, la Suède, etc. Il résulte de ce qu’on a dit que, s’il n’y a pas de monopole dans ces états pour l’émission des billets au porteur, la liberté qui est laissée d’en créer autant qu’on veut est de telle nature, entourée de telles restrictions, que les banques n’ont pas grand intérêt à en user et la circulation fiduciaire est très peu étendue. En Suisse, toute banque qui veut émettre des billets au porteur est tenue d’abord d’en demander l’autorisation au pouvoir fédéral, elle doit ensuite avoir en espèces métalliques ko pour 100 de la circulation; il faut, en outre, qu’elle dépose dans les caisses de l’état une proportion assez considérable de papier du gouvernement. Enfin, toutes les banques qui émettent des billets sont soumises à une surveillance réciproque et obligées d’échanger le papier les unes des autres. Ces restrictions sont très gênantes, et les banques qui émettent des billets en Suisse n’apprécient pas beaucoup la situation qui leur est faite. En Écosse, les banques d’émission sont régies, comme en Angleterre, par le fameux act de 1844 de Robert Peel, qui n’autorise l’émission que pour un certain chiffre répondant à des valeurs d’état que possèdent les banques : au-delà, tout billet doit être couvert par une représentation équivalente en espèces métalliques. De plus, en Écosse, toute banque qui émet des billets au porteur est soumise à la responsabilité illimitée, c’est-à-dire que les actionnaires sont responsables solidairement et sur toute leur fortune des accidens qui pourraient survenir. Enfin, on ne peut pas considérer les banques d’Écosse en elles-mêmes, elles n’ont pas pour ainsi dire d’existence propre, elles s’appuient toutes sur la Banque d’Angleterre, c’est là qu’elles possèdent leurs réserves et leur encaisse, c’est à cet établissement qu’elles s’adressent dans les momens de crise, et on ne sait pas ce qu’elles deviendraient si cet appui, qui leur est indispensable, venait à leur manquer.

En Suède, il y a une banque d’état dont les billets seuls ont le privilège d’être des legal tender; elle est placée sous le contrôle et la surveillance du gouvernement. Elle peut émettre des billets jusqu’à concurrence de son capital social versé, augmenté de son encaisse métallique. La circulation actuelle de cet établissement est de 50 millions de francs. A côté d’elle sont placées d’autres banques, dites enskilda banks, qui émettent aussi des billets au porteur avec autorisation de l’état, et qui les gagent soit par des fonds publics, soit par des affectations hypothécaires et par une encaisse plus ou moins considérable. Ces billets ne jouissent pas du privilège des legal tender, on peut les accepter ou les refuser, et les actionnaires des établissemens qui les émettent sont, comme en Écosse, responsables solidairement. La circulation fiduciaire des enskilda banks est de 78 millions; elle est parfaitement assurée, très solide. Il n’y a jamais eu de perte, a dit un homme fort compétent, M. 0. Wallenberg, directeur Lui-même d’une de ces banques, celle de Stockholm, et qui a bien voulu communiquer des renseignemens très intéressans sur la question à la Société des économistes. Mais est-ce bien là la liberté d’émission telle que l’entendent ses partisans, et la circulation fiduciaire ainsi établie répond-elle au but qu’on se propose ?

On parle aussi de la liberté aux États-Unis; dans ce grand état, car il s’agit là d’un grand état, on a constitué, au moment de la guerre de sécession, un grand nombre de banques, dites nationales, qui peuvent émettre des billets au porteur. Elles sont tenues, elles aussi, de déposer dans les caisses du trésor, jusqu’à concurrence de 90 pour 100 de leur émission, des valeurs d’un titre déterminé. Ce sont généralement des obligations fédérales, et, comme ces obligations sont remboursées successivement par voie de conversion, le nombre en diminue beaucoup, et les banques ont de la peine: à s’en procurer; de plus, ces titres jouissant d’une prime, les banques trouvent à les réaliser et à faire valoir l’argent qui en provient un intérêt presque égal et même quelquefois supérieur à celui que rapportent les obligations avec le droit d’émission; aussi sont-elles peu empressées d’étendre leur circulation, elles la restreignent plutôt, et il y a en ce moment, aux États-Unis, le contraire de ce qui existe dans beaucoup d’états européens, une contraction des billets au porteur; on n’en trouve plus assez pour les besoins et cela constitue un embarras dont on se préoccupe sérieusement. Le président des États-Unis en parlait dans son dernier message et cherchait les moyens par lesquels on pourrait remédier à cette situation. Tout n’est donc pas non plus parfait dans le système des banques au-delà de l’Atlantique.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la liberté d’émission n’existe dans aucun grand état de l’Europe; partout il y a le monopole avec des restrictions plus ou moins grandes et une surveillance plus ou moins sévère de la part de l’état. Pourquoi le monopole ? Parce que ce qui est possible dans un petit pays ne l’est pas dans un grand ; dans le petit, on se connaît davantage, on peut mieux apprécier la solvabilité des banques qui émettent des billets au porteur, et l’abus est plus difficile. Dans un grand état, au contraire, où l’on se connaît moins, la surveillance réciproque n’est pas possible, et le gouvernement aurait beau prendre les plus grandes précautions, toutes les banques d’émission répandues sur le territoire n’inspireraient pas la même confiance; on accepterait les billets des unes et on suspecterait ceux des autres; et si, pour plus de garantie, on voulait établir entre elles une espace de solidarité, comme celle qui existe à peu près en Suisse, beaucoup de ces banques préféreraient renoncer à l’émission plutôt que d’encourir cette solidarité : on n’aurait plus alors la circulation fiduciaire qui est nécessaire aux besoins; tandis qu’avec une banque jouissant d’un monopole et ayant des succursales partout, les billets circulent aisément et rendent les services qu’on peut en attendre-. Maintenant, quels sont ces services?

Quand un fabricant a créé une marchandise et l’a vendue à un négociant qui se chargera par lui-même ou par un autre intermédiaire encore de la faire parvenir au consommateur, il y a un délai pendant lequel la marchandise créée reposera sur le crédit, et cela est nécessaire ; car, s’il fallait que le fabricant, pour continuer ses opérations, attendît que la marchandise fût entre les mains du destinataire définitif, il y aurait un temps d’arrêt très préjudiciable au mouvement des affaires, les approvisionnemens manqueraient et tout se paierait beaucoup plus cher. Le billet au porteur intervient alors pour permettre d’escompter l’avenir et d’attendre que la marchandise soit réalisée; c’est de l’huile dans les roues pour que le mouvement commercial s’accomplisse plus régulièrement et plus vite. Supposez qu’il n’y ait pas de billets au porteur et que le fabricant, le négociant et les autres intermédiaires s’arrangent entre eux au moyen de billets ordinaires, payables à une échéance déterminée, c’est-à-dire une échéance calculée sur la probabilité que la marchandise aura trouvé son placement définitif : il faudra encore que les billets soient escomptés, car le fabricant et le négociant ne peuvent continuer leurs affaires avec des valeurs en portefeuille; ils auront à payer les salaires de leurs ouvriers, les appointemens de leurs employés, et, pour cela, il leur faut l’instrument d’échange qui est accepté par tout le monde, c’est-à-dire la monnaie métallique ; les maisons d’escompte ou les banquiers auxquels ils s’adresseront n’auront pas toujours cette monnaie en suffisante quantité et ils la feront payer cher, d’autant plus cher qu’ils auront moins de moyens de renouveler leurs provisions. En un mot, les affaires seront plus lentes, moins faciles et grevées de plus de frais. Les billets échangés entre négocians et fabricans pourraient bien encore, à la rigueur, circuler et être acceptés comme argent comptant, mais ce serait dans un monde assez restreint, dans celui où l’on connaîtrait la solvabilité des signataires ; ils n’auraient pas accès dans le grand public, tout le monde ne les prendrait pas, et, jusqu’à l’échéance, le crédit serait limité et ne pourrait pas s’étendre. Au lieu de cela, qu’a-t-on imaginé? On a organisé de grands établissemens de crédit pourvus d’un capital plus ou moins considérable, ayant certains privilèges et bien connus du public; on leur a donné la faculté d’émettre des billets au porteur en échange des engagemens pris entre fabricans et commerçans ; ces billets sont acceptés comme de la monnaie quand on a l’assurance que l’établissement qui les a émis repose sur des bases solides. Sans doute, dans la plupart des cas, ce sont des billets à découvert, c’est de l’or supposé, comme l’a très bien dit M. Cernuschi dans un livre sur la mécanique de l’échange ; mais c’est de l’or qui deviendra parfaitement réel si l’émission a été faite avec prudence, si l’opération commerciale qui y a donné lieu est sérieuse et repose sur une marchandise d’un placement certain. De plus, on a mis entre les mains du public un instrument d’échange commode, léger à porter, facile à compter, et enfin, comme cet instrument ne coûte généralement rien à l’établissement qui l’émet, celui-ci peut le donner à meilleur marché que l’argent qu’on trouverait ailleurs. Voilà le mécanisme et l’utilité du billet au porteur; et, en fait, on peut constater que, là où il existe, le taux de l’escompte et de l’intérêt, en général, a considérablement baissé. Il rend les mêmes services que les chemins de fer comparés aux anciens modes de transport. Les transports, autrefois, avaient pour limite les moyens dont on disposait, et comme ces moyens étaient peu nombreux et très chers, le déplacement de toute marchandise devenait très onéreux, le commerce en souffrait, et il n’a pris un grand développement que depuis que les chemins de fer ont été créés. Le billet au porteur, je le répète, rend les mêmes services; mais, pour cela, il faut qu’il soit parfaitement assuré, que le public le prenne avec confiance et que les établissemens dont il émane aient intérêt à le mettre en circulation dans la mesure nécessaire. Avec la liberté des banques, on est obligé d’entourer l’émission de telles précautions, si l’on veut qu’elle présente des garanties, que l’exercice du droit devient difficile ; on arrive presque, dans la pratique, à le supprimer. Est-ce là l’idéal qu’on rêve? En ce cas, il faudrait en revenir purement et simplement aux banques de dépôt, comme celle de Hambourg, qui ne peuvent émettre de billets au porteur qu’en représentation exacte du numéraire qu’elles possèdent dans leurs caisses.

Dans ces conditions, les avantages de la circulation fiduciaire se trouvent bien diminués ; le billet au porteur n’est plus qu’un instrument d’échange plus commode, plus facile à manier que le métal, mais il n’ajoute rien aux facilités de crédit dont peut disposer le commerce : donc, pour avoir une circulation fiduciaire suffisante et parfaitement assurée il faut le monopole ; cela est tellement vrai, que tout le monde y arrive. En Allemagne, avant l’établissement de l’empire, il y avait un certain nombre de banques qui avaient le droit d’émettre des billets au porteur ; ces billets ne rendaient pas de grands services et ne franchissaient guère la frontière de l’état où ils avaient été créés. Après l’établissement de l’empire, on a constitué une banque privilégiée dont le siège est à Berlin et qui rayonne sur toute l’Allemagne; elle a 230 succursales, et elle a pris une telle importance qu’elle escompte à elle seule 84 pour 100 de tout le papier en circulation ; les autres banques, qui ont gardé le droit d’émission, par respect pour le passé, n’en escomptent que pour 16 pour 100. Nous n’entrerons pas dans l’énumération des services qu’a rendus cette banque privilégiée, nous nous contenterons de dire que, si l’Allemagne a aujourd’hui une grande puissance économique et financière, c’est en grande partie à sa banque principale qu’elle le doit. En Russie, en Autriche, c’est le monopole qui règne aussi avec adjonction de billets émis par l’état lui-même. Nous n’en parlons pas parce que, dans ces deux états, malheureusement, existe encore le cours forcé, ce qui empêche d’apprécier à sa juste valeur la circulation fiduciaire. Seulement, ce qu’on peut déclarer avec assurance, c’est que, sans le monopole, les billets au porteur ne trouveraient guère de preneurs et seraient encore beaucoup plus dépréciés qu’ils ne le sont. En Italie, depuis l’unité, quatre banques d’émission se sont trouvées réunies dans une espèce de consortium, c’est un reste du passé. Mais une seule a pris une importance particulière, c’est celle qui a été établie à Rome et qu’on appelle Banque nationale ; la tendance aujourd’hui est même de n’en plus garder que deux, cette Banque nationale et le Banco de Naples. Les banques d’émission sont également à l’état de monopole en Belgique et en Hollande, et ces deux pays s’en trouvent bien. Enfin, en Angleterre, il y a une banque principale qui a seule le droit d’émettre des billets dans un rayon de 65 milles de Londres ; et, en dehors de ces 65 milles, la circulation fiduciaire n’a pas grande importance ; encore se relie-t-elle étroitement à la Banque d’Angleterre. Nous n’avons pas besoin de dire ce qui se passe en France : notre principal établissement financier jouit également d’un monopole et il a rendu de tels services sous cette forme, au moment de la guerre et dans d’autres circonstances, que le monopole est inattaquable. Il ne viendrait à personne aujourd’hui l’idée de demander le rétablissement des banques régionales qui existaient autrefois, ou quelque chose d’analogue. Seulement, comme il y a un revers à tout, le revers, chez nous, est que la circulation fiduciaire a pris trop de développement.

En 1869, pour ne pas remonter plus haut, la circulation fiduciaire de la Banque de France était de 1,356 millions, et l’encaisse de 1,259 : le découvert des billets était donc d’une centaine de millions. Aujourd’hui la circulation dépasse 3 milliards et l’encaisse oscille autour de 1,950 millions ; le découvert monte à 1 milliard 50 millions. Le nombre des billets au porteur s’accroît d’année en année. Mais, dira-t-on, du moment que ces billets circulent aisément, qu’ils sont acceptés comme monnaie courante par tout le monde et qu’ils seront certainement remboursés un jour, on ne doit pas s’inquiéter et il n’y a qu’à laisser faire. Malheureusement les choses ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent. Il y a dans l’extension de la circulation fiduciaire, même bien garantie au fond, des inconvéniens qu’on n’aperçoit point et qui n’en sont pas moins réels.

I.

On est frappé particulièrement en France de la cherté qui a eu lieu sur les marchandises depuis un certain nombre d’années et on la considère comme quelque peu anormale. Bien des choses ont été écrites à ce sujet et nous n’avons pas la prétention d’en refaire une étude complète. Nous dirons seulement en constatant cette cherté qu’elle a des causes naturelles et des causes artificielles : les causes naturelles, on les trouve dans le progrès incessant de la richesse publique. Il y a aujourd’hui beaucoup plus de gens qui peuvent se procurer les choses nécessaires à la vie, même les choses de luxe, et il en résulte un renchérissement. Ce renchérissement se manifeste particulièrement sur les marchandises dont la production est en quelque sorte limitée, ou tout au moins qui ne peuvent pas se développer aussi vite que les besoins : ainsi, sur les denrées alimentaires. Il est certain que le prix de la viande, du poisson, du beurre, des légumes, des fruits est tout autre que ce qu’il était il y a quarante ans, et il tend sans cesse à augmenter; il en est de même des logemens dans les grands centres de population : on tient à être mieux logé avec plus de confortable, dans des maisons mieux appropriées à nos besoins. Les prix n’ont pas augmenté pour les céréales, parce que la production a pu se maintenir à peu près au niveau de la demande. Si on consomme davantage de blé, la production n’en est plus limitée au seul pays qu’on habite, comme autrefois, lorsqu’on vivait sous le régime de la protection ; on a le monde entier pour tributaire, et quelles que soient les saisons, quels que soient les besoins, les prix de cette précieuse denrée restent à peu près les mêmes. Quand la production manque dans un pays, elle est abondante dans un autre, grâce à la variété des climats; et comme on a des moyens de transport rapides et économiques, on la met aisément sur tous les marchés du monde à la disposition de ceux qui en ont besoin. Il y a donc une sorte de stabilité dans le prix des céréales et il faut s’en féliciter, car elles sont la base de l’alimentation publique. Quand le blé devient cher, ce sont de grandes souffrances qui en résultent et un trouble profond apporté dans les relations économiques. Ce qui n’a pas haussé non plus et qui a plutôt baissé de prix, c’est tout ce qui concerne l’habillement. Il en coûte moins cher aujourd’hui pour se vêtir qu’il y a quarante ou cinquante ans, cela tient à ce que la production a pu marcher de pair avec la consommation ; non-seulement elle a marché de pair, mais, par les découvertes de la science et l’application des procédés économiques, on a pu produire à la fois en plus grande quantité et à meilleur marché. On dira peut-être que les étoffes d’aujourd’hui sont moins solides et durent moins que celles d’autrefois, c’est possible, mais on a plus de moyens de les renouveler, et comme ce renouvellement favorise un des goûts de la société moderne, qui est le changement, tout est pour le mieux. Ce qui a augmenté encore de prix et ce n’est pas un des symptômes le moins caractéristiques du progrès de la richesse, ce sont les jouissances de luxe ; il faut payer davantage aujourd’hui pour aller au théâtre, pour acheter des objets d’art, pour avoir une voiture et des chevaux, pour entretenir un nombreux domestique ; cela tient à ce qu’il y a plus de gens pouvant se procurer ces jouissances exceptionnelles. On peut en médire, à certains points de vue, à celui de la morale sévère, par exemple, et de la simplicité d’autrefois, mais c’est bien un effet de la richesse publique, et si les jouissances de luxe ont des inconvéniens, elles ont aussi leurs avantages. Le revenu général de la société sur lequel nous vivons tous, qui était, après les guerres du premier empire, en 1815, d’une quinzaine de milliards au plus, est aujourd’hui au moins de 30 milliards. On l’a même porté à 37, ce qui est peut-être un peu exagéré. Il s’est toujours beaucoup accru, et toutes les classes de la société en ont profité; on peut même dire que, s’il y en a une qui en a plus profité que les autres, malgré la crise qui existe en ce moment et les ralentissemens du travail, c’est la classe ouvrière. Avant cette crise et en temps normal, le salaire moyen des ouvriers, depuis quarante ou cinquante ans, a certainement augmenté de 100 pour 100, et le prix des choses nécessaires à la vie s’est accru au plus de 40 à 50 pour 100, et comme les ouvriers forment les gros bataillons, ce sont leurs consommations surtout qui ont déterminé l’augmentation des prix. On ne peut que s’en réjouir, cela prouve qu’il y a plus de besoins satisfaits, et c’est le but de la civilisation.

Mais s’il y a des causes naturelles à la cherté des choses, il y en a aussi d’artificielles. Ici même, dernièrement, dans un excellent travail qu’il a publié sur la question, notre collaborateur, M. André Cochut, a signalé ces causes artificielles ; il a cru les trouver dans les effets de l’agiotage, dans les spéculations désordonnées qui ont eu lieu depuis plusieurs années à la Bourse de Paris et ailleurs. Ces spéculations ont eu lieu certainement dans des proportions extraordinaires et ont été suivies d’un krach qui a amené des pertes considérables. Mais ont-elles eu tout l’effet que leur attribue notre honorable collaborateur ? Peuvent-elles être rendues responsables, sur une grande échelle, de l’augmentation des prix? Nous en doutons un peu. D’abord elles n’ont eu aucun effet sur la cherté des choses nécessaires à la vie : cette cherté existait avant l’excès des spéculations et elle leur a survécu.

Ensuite, on ne se rend pas bien compte de ce que peuvent être les gains réalisés dans les jeux de Bourse ou qui sont en espérance. Supposons qu’ils aient été de 5 à 6 milliards en France au plus fort de la spéculation avant le krach, ce chiffre dépasse probablement la réalité. Qu’est-ce que 5 à 6 milliards comparés à la richesse totale du pays, qui est au moins de 200 milliards[1]? C’est un rapport de 2 à 3 pour 100 ; on ne voit pas bien l’effet qui a pu en résulter sur le renchérissement général des choses. D’ailleurs ce serait une erreur de croire que ces 5 à6 milliards constituent une augmentation de la richesse, c’est une plus-value qui n’est qu’apparente; il faudrait pouvoir la réaliser, et si on la réalisait, on infligerait à ceux qui prendraient les valeurs à des prix surfaits une perte proportionnelle; les uns seraient appauvris de ce qu’auraient gagné les autres, et les facultés disponibles des premiers seraient diminuées d’autant.

Le prix coté à la Bourse n’a aucune importance au point de vue de l’apprécia! ion de la richesse publique. Ce qui en a une, c’est le revenu que donnent les valeurs et qu’on capitalise plus ou moins haut, suivant les circonstances. Si on le capitalise trop haut, la richesse publique n’a pas gagné ce qu’indique la cote, de même qu’elle n’a pas perdu ce qu’il y a eu moins si la capitalisation se fait trop bas, comme cela arrive dans les momens de crise. Les uns gagnent, les autres perdent; au fond, la richesse reste la même. Donc, si on voit une augmentation persistante dans les choses nécessaires à la vie, on peut admettre qu’elle est indépendante des opérations de la Bourse, qu’elle repose sur un fond plus solide, qui ne change pas du jour au lendemain par l’effet de l’agiotage, et ce fond, c’est le revenu général. Qu’ont ajouté au revenu général les 5 à 6 milliards de plus-value? Rien ou à peu près rien. Ils étaient simplement l’escompte anticipé de bénéfices qui ne devaient pas se réaliser. Mais, dira-t-on, ceux qui les avaient entre les mains ou, tout au moins, qui croyaient les avoir, ont dépensé davantage, cette dépense a pu agir sur les prix. C’est possible, mais c’est là un effet très restreint, et si l’on veut voir un effet plus général, il faut considérer, en dehors de l’agiotage de la Bourse, la spéculation sur les terrains et les constructions à Paris, et ailleurs les grandes dépenses de toute sorte qui ont été faites par l’état et par d’autres.

Quand le bâtiment va, dit-on, tout va. Cela est vrai. Il y a tant d’industries qui se rattachent au bâtiment que, si les constructions prennent tout à coup un grand essor, beaucoup de gens s’en ressentent, les ouvriers surtout ; il en résulte bien vite une augmentation du prix de la main-d’œuvre, qui ne tarde pas à devenir exagérée si on pousse les choses à l’extrême. On a beaucoup discuté sur le chiffre des constructions qui ont eu lieu à Paris depuis un certain nombre d’années. M. Cochut, dans l’article dont nous avons parlé, l’établit à 5 ou 6 milliards depuis six ou sept ans. M. Paul Leroy-Beaulieu, dont les appréciations sont généralement justes, admet ce chiffre et en tire des conclusions fort judicieuses ; mais le gouverneur du Crédit foncier, l’honorable M. Christophle, dans une déposition fort intéressante qu’il a faite devant la commission des quarante-quatre de la chambre des députés, le conteste et le ramène à 1,200 ou 1,300 millions pour neuf ans, soit à peine à 150 millions par an, La différence est grande. Nous croyons qu’il y a exagération des deux côtés. Nous voulons bien admettre l’appréciation de M. le gouverneur pour la première période de ces neuf années ; elle n’est plus exacte pour la dernière. Pour expliquer son chiffre de 1,200 à 1,300 millions, M. Christophle s’appuie tout naturellement sur le concours apporté aux constructions nouvelles par l’établissement qu’il dirige, et il trouve que, en 1874, cet établissement a fourni 17 millions, 36 en 1875 et 35 en 1876. Il est probable, en effet, que, dans les trois premières années, les constructions n’aient pas marché trop vite, et ce qui le prouve, c’est la hausse constante des loyers. Les choses ont complètement changé depuis 1880. En 1880, le Crédit foncier, au dire de M. Christophle, a prêté pour les constructions de Paris 151 millions, en 1881 153 millions, 179 en 1882 et 134 en 1883. Or les dernières années sont précisément celles qui ont amené la crise. Il faut savoir que le Crédit foncier, aux termes de ses statuts, ne doit prêter que 50 pour 100 de la valeur, et comme, depuis plusieurs années, cet établissement est entré dans une voie de grande prudence, les évaluations faites par ses inspecteurs sont très modérées, on peut dire qu’en réalité les avances qu’il accorde ne vont pas au-delà de 40 à 45 pour 100 ; 150 millions de prêts pour les constructions représentent donc une dépense d’environ 340 à 350 millions. Maintenant le Crédit foncier n’est pas le seul à prêter des fonds pour ce genre d’affaires. D’autres sociétés se sont formées dans la même intention, il y a aussi des particuliers qui construisent avec leurs propres ressources sans rien demander au crédit ; c’est le plus petit nombre, il est vrai. Si l’on réunit le tout ensemble, il ne sera pas téméraire de déclarer que, dans les quatre dernières années, de 1880 à 1884, on a construit à Paris pour 500 à 600 millions de maisons nouvelles, soit pour 2 milliards ou 2 milliards 400 millions dans ces quatre ans. Si encore ces dépenses un peu excessives n’avaient eu lieu qu’à Paris ! mais elles se sont étendues à la province. On a beaucoup construit à Marseille, à Bordeaux, à Lyon, à Lille, etc.; il faut joindre à cela les dépenses extraordinaires faites par l’état pour subventionner les chemins vicinaux et élever un peu partout et trop vite ces monumens fastueux qu’on appelle des écoles; les chemins de fer ont également absorbé chaque année pour l’extension de leurs réseaux de 360 à 400 millions; avec tout cela, on arrive bien vite à une dépenses annuelle de près de 2 milliards; c’est un gros chiffre.

Ce qu’il y a de particulièrement regrettable dans ces travaux extraordinaires, lorsqu’ils sont entrepris sur une trop grande échelle, c’est non-seulement qu’ils immobilisent une grande quantité de capitaux qui pourraient trouver un meilleur emploi, servir, par exemple, plus qu’ils ne l’ont fait, à développer l’outillage industriel et commercial du pays, mais qu’ils agissent aussi sur la main-d’œuvre et créent des prix artificiels. Il n’est contestable pour personne que le prix de la main-d’œuvre s’est élevé à Paris dans des proportions inusitées depuis quelques années.

Les constructions reviennent aujourd’hui à 25 ou 30 pour 100 plus cher qu’il y a dix ans, et comme on en a élevé, dans ces conditions, beaucoup plus qu’il n’en faudrait pour les besoins, on ne trouve plus de locataires pour les occuper. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les quartiers neufs de la capitale et l’on sera frappé de la quantité de maisons qui ne sont pas habitées. Ce n’est point seulement sur le prix des constructions que se fait sentir l’élévation de la main-d’œuvre; elle agit encore, par une conséquence naturelle, sur d’autres industries; les fabricans, les ouvriers qui produisent ce qu’on appelle l’article de Paris, si apprécié au dehors, se plaignent de ne plus trouver les mêmes débouchés qu’autrefois. A quoi cela tient-il, sinon à l’augmentation des prix par suite des salaires trop élevés ? On a beau dire que ces articles sont mieux confectionnés à Paris que partout ailleurs; c’est possible, mais on les imite ailleurs, et s’ils sont moins bien faits, ils sont aussi à meilleur marché. Et, dans nos sociétés démocratiques, le bon marché est le maître du monde.

Nous venons de lire dans un livre très intéressant, publié il y a deux ans par M. René Lavollée sur la situation des ouvriers dans les différens états de l’Europe[2], deux choses fort curieuses et qui appellent vivement l’attention. La première, c’est que, dans ces différens états, excepté peut-être l’Angleterre, les salaires de toute nature sont en général d’un tiers inférieurs à ceux de notre pays, et, comme les fabricans ont à leur disposition à peu près les mêmes capitaux et le même outillage industriel que nous, on voit tout de suite quelle concurrence ils peuvent nous faire au dehors; ils nous la font même chez nous en nous apportant leurs produits tout manufacturés, qu’ils vendent moins cher que nous ne pourrions le faire. Enfin, ce qui est plus grave encore, c’est que, par suite de cette différence dans le taux des salaires, beaucoup d’ouvriers du dehors viennent en France, se font admettre dans nos ateliers et nos fabriques et consentent à travailler à meilleur marché que nos nationaux. Nous avons ainsi beaucoup d’italiens, d’Allemands, de Belges, etc. Chaque année, l’immigration augmente. D’après un tableau publié par M. le docteur Lagneau et communiqué à l’Académie des sciences morales[3], il y aurait plus d’un million d’étrangers en France, dont la plupart sont des ouvriers. Le nombre en a doublé depuis vingt ans. Pour peu que cela continue, l’industrie française sera en partie entre les mains des étrangers. Que faire contre cela? On ne peut pas songer à renvoyer les étrangers, pas plus qu’on ne doit refuser leurs produits. Cela serait contraire à tous les principes de liberté et amènerait des représailles fâcheuses. Voilà un effet de l’exagération du prix de la main-d’œuvre, et il est fort grave.

La deuxième chose curieuse qui résulte du livre de M. Lavollée, et celle-là est de l’ordre moral, c’est que la situation des ouvriers est relativement meilleure dans les pays où les salaires sont moins élevés. Ces ouvriers sont plus prévoyans, et leurs rapports avec les patrons sont établis sur un pied plus bienveillant. Il faut dire aussi, en ce qui concerne notre pays, qu’on a beaucoup abusé des grèves. Certainement le droit de coalition, même pour arriver à une grève, est un droit de légitime défense, et on a bien fait de l’accorder aux ouvriers; c’est une conséquence de la liberté dont ils jouissent, mais, dans la pratique, il faut s’en défier. La grève est une arme à deux tranchans qui blesse autant celui qui s’en sert que le patron contre lequel elle est dirigée; elle a presque toujours pour effet de favoriser l’introduction de l’ouvrier étranger ou de déplacer l’industrie. Si nos ouvriers pouvaient se rendre compte de ce qu’ils ont déjà perdu en faisant des grèves, ils seraient plus circonspects et moins pressés de recourir à ce moyen dans l’avenir.

Quoi qu’il en soit, cette élévation du prix de la main-d’œuvre, qui a eu de si fâcheux effets à Paris, en a exercé de semblables en province, la plupart des industries s’en ressentent, et s’il y en a une qui en souffre particulièrement et qui appelle aussi grandement l’attention, parce qu’elle est la principale de nos industries, c’est l’agriculture. L’agriculture ne peut pas payer les salaires que les ouvriers trouvent à gagner dans les villes, qu’ils trouvaient au moins hier, et elle est délaissée. Qu’on parcoure les départemens voisins de la capitale, qu’on aille même plus loin, et on verra qu’il y a aujourd’hui beaucoup de fermes à louer, beaucoup de terres à vendre et qui ne trouvent pas de preneurs même avec des rabais considérables. Sans doute, les causes qui font souffrir l’agriculture sont multiples; on pourrait en intriquer plusieurs, mais une des principales, au moins dans les environs de Paris, est l’élévation du prix de la main d’œuvre. On ne peut pas faire travailler au prix que demande l’ouvrier.

Cette situation a eu la conséquence qu’elle devait avoir ; les travaux sont arrêtés un peu partout et on traverse une crise. On a voulu nier cette crise; elle est cependant très évidente. Je n’en prends pas pour preuve seulement les plaintes qui s’élèvent de divers côtés, ces plaintes sont peut-être exagérées; j’interroge d’autres symptômes plus significatifs. L’octroi, à Paris, ne rend déjà plus ce qu’il donnait l’année dernière; les revenus indirects ont été pour le mois de janvier seulement de 8 millions 1/2 au-dessous des prévisions et de 4 millions 1/2 inférieures à celles de l’année dernière. Les recettes des chemins de fer sont en décroissance depuis assez longtemps sur les périodes correspondantes ; enfin notre commerce extérieur, déjà en diminution à la fin de l’exercice précédent, et descendu de 556 millions en janvier 1883 à 434 millions en janvier 1884; c’est une réduction de 131 millions ou de 23 pour 100.

On a beaucoup discuté pendant huit jours au corps législatif sur la crise et sur les moyens de venir en aide aux ouvriers qui en souffrent particulièrement; on n’a rien trouvé d’efficace, et on a fini par nommer une commission de quarante-quatre membres pour étudier la question; elle tient aujourd’hui ses assises et les prolongera plus ou moins longtemps. Que peut-elle faire? Rien ou à peu près rien. Essaiera-t-on de créer des travaux plus ou moins utiles avec le concours de l’état et celui des municipalités? Ce serait un mauvais précédent, et il ne guérirait pas le mal. Quand une crise arrive et qu’elle est le résultat d’une production trop grande, ou de spéculations mal engagées, il n’y a qu’une chose à faire, c’est d’attendre que la liquidation ait lieu, que les maisons construites en trop grand nombre trouvent des locataires ou passent dans des mains qui puissent les garder, que l’état cesse ses grandes dépenses et enfin que le prix de la main-d’œuvre s’abaisse. Alors les choses pourront reprendre leur cours naturel et l’activité industrielle renaîtra. Mais si l’on demande au gouvernement d’intervenir, on trouble les rapports économiques du pays; on fait du mauvais socialisme, la situation s’empire au lieu de s’améliorer.

Maintenant, en ce qui concerne les ouvriers, il faut bien le dire, ils sont un peu les victimes de leurs propres fautes. Au lieu de se contenter de la hausse naturelle des salaires qu’amenait le progrès de la richesse des années dernières, ils ont voulu les faire hausser encore davantage au moyen des grèves et en imposant la loi aux patrons. Il en est résulté ce qui arrive aujourd’hui, que les patrons n’ont pas pu continuer leurs entreprises dans les conditions qui leur étaient faites, et les travaux se sont arrêtés. Les ouvriers auraient dû se souvenir aussi, dans les temps prospères, de cette parole de l’Écriture, que les vaches grasses sont souvent suivies des vaches maigres et réaliser quelques économies pour parer à leurs besoins dans les temps difficiles. Au lieu de cela, ils ont préféré dépenser au jour le jour ce qu’ils gagnaient, et Dieu sait quels salaires ils ont obtenus dans ces dernières années ! Jusqu’à 7 et 8 francs par jour. La crise les prend au dépourvu : c’est assurément très regrettable. Que peut-on faire contre cela? Il n’y a que la charité publique ou privée qui doive intervenir, et encore avec toute sorte de précautions.

On parle beaucoup en ce moment de la question sociale ; on dit que l’organisation du travail laisse à désirer. C’est possible, et s’il ne s’agit que d’améliorations à réaliser, elles viendront naturellement avec le progrès de la civilisation. Mais si on prétend qu’il y a une révolution sociale à faire, on se trompe. Cette révolution a eu lieu en 1789, comme la révolution politique, et quand on a accordé la liberté et l’égalité à tout le monde, on a fait tout ce que l’on pouvait faire. Le reste dépend de la sagesse et de la prudence de ceux qui sont appelés à profiter de ces deux grands biens. Voudrait-on revenir en arrière et ressusciter les anciennes corporations? Nous suivons avec intérêt toutes les tentatives qui se font pour organiser le travail sur d’autres bases que celles du salaire; les sociétés coopératives, sous les diverses formes qu’elles ont prises, méritent assurément l’attention du philosophe et de l’économiste ; mais le succès en est bien douteux. En ce qui concerne les principales, celles de production, qui sont le grand objectif des ouvriers qui veulent s’affranchir de la loi du salaire, elles n’ont pas encore sérieusement réussi. Quelques ouvriers peuvent bien se réunir pour travailler ensemble, et quand ils sont doués de qualités exceptionnelles, qu’ils ont une conduite très régulière, beaucoup d’abnégation et de force morale, arriver à un certain résultat. Mais il n’est pas démontré qu’avec ces mêmes qualités ils n’auraient pas obtenu davantage sous la loi du salaire et la direction intelligente d’un patron. Bien des chefs d’industrie, qui aujourd’hui ont fait fortune, ont commencé par être des ouvriers, comme il en faudrait pour assurer le succès des sociétés de production. Ces ouvriers d’élite seront toujours le très petit nombre, et on ne peut rien en augurer pour l’avenir des sociétés de production. On parle aussi beaucoup des banques populaires, de leur succès en Allemagne et en Italie. Il faut voir à quel prix on achète ce succès. D’abord, en Allemagne, les associés de ces banques sont responsables solidairement de tous les engagemens de la société à laquelle ils appartiennent, et, quand ils veulent un crédit dépassant les fonds qu’ils ont dans l’entreprise, ils sont obligés de fournir des cautions et des garanties. Ces formalités sont peut-être un peu moins dures en Italie, mais elles sont encore sévères, plus sévères qu’on ne voudrait les accepter en France. Et pour arriver à quoi? A obtenir de l’argent en moyenne à 8 pour 100; les banques ordinaires ne le feraient pas payer plus cher aux ouvriers d’élite et aux petits artisans qui mériteraient leur confiance comme ceux qui sont affiliés aux banques populaires. On se fait donc beaucoup d’illusions à l’endroit de ces sociétés; il n’y a pas là le germe d’un affranchissement possible de la loi du salaire. Une seule chose est efficace, c’est la nécessité de l’épargne qu’elles imposent à leurs adhérens. L’épargne est, en effet, très salutaire; c’est elle qui est destinée à faire sortir l’ouvrier de la situation précaire où il se trouve et où il souffre de rester. C’est le bien suprême; mais, pour le réaliser, est-il donc nécessaire de sacrifier sa liberté et de courir après des chimères? L’ouvrier gagne, en temps normal, quoi qu’on en dise, des salaires assez élevés pour faire des économies; les institutions de prévoyance frappent à sa porte sous toutes les formes: caisses d’épargne, sociétés de secours mutuels, d’assurances, caisses de retraite. Qu’il y porte régulièrement une part de son salaire, celle qui n’est pas absolument indispensable aux besoins de chaque jour, et bien des questions qui s’agitent aujourd’hui disparaîtront. Au fond, il n’y a pas de question sociale, il n’y a qu’une question de tempérance, et si les ouvriers prenaient plus souvent le chemin de la caisse d’épargne que celui du cabaret, la plus grande partie du problème serait résolue. Le reste viendrait par surcroit avec des améliorations successives sans qu’on touchât au fond des choses. Or le fond des choses est indestructible et, si on y touchait, ce serait pour tomber dans une anarchie absolue et une misère générale. Voilà le langage qu’on devrait faire entendre aux ouvriers au lieu de leur prêcher des théories creuses qui flattent leurs passions, trompent leur ignorance, les conduisent aux déceptions et en font des agens pour les révolutions politiques. Quand on est un homme de cœur et qu’on s’adresse à la classe la plus nombreuse de la société et la plus intéressante, il ne faut pas la nourrir de paroles vagues: on ne doit lui proposer, en fait de progrès, que des choses parfaitement réalisables; autrement, comme l’a très bien déclaré M. Jules Ferry à la tribune de la chambre des députés, on est un charlatan de popularité.

Quoi qu’il en soit, il y a une crise et il s’agit d’en rechercher la cause principale. Quand on dit qu’elle est le résultat de spéculations insensées et de dépenses folles qui ont eu lieu dans notre pays, depuis quatre ou cinq ans, et aussi peut-être d’un excès de production, on indique une cause secondaire; la cause première est ailleurs : elle est, suivant nous, dans l’abondance des instrumens d’échange.


II.

Notre circulation métallique, qui était, il y a quarante ans, de 3 milliards au plus avec 4 ou 500 millions de billets au porteur, monte aujourd’hui, d’après les évaluations les plus probables, à 4 milliards 1/2 d’or, 3 milliards d’argent et 3 milliards de billets[4] : c’est trois fois plus qu’il y a quarante ans. Je sais bien que, depuis cette époque, nos affaires ont beaucoup augmenté, mais il ne faut pas oublier que nous avons aussi avec les chemins de fer et la télégraphie électrique des moyens plus puissans de faire mouvoir nos capitaux. Au point de vue des échanges, 1,000 francs d’espèces métalliques rendent au moins autant de services que 3 ou 4,000 francs autrefois, et les billets au porteur circulent encore plus rapidement.

L’Angleterre ne possède que 3 milliards d’espèces métalliques et fait plus d’affaires que nous avec 7. S’ensuit-il que la France est plus riche que l’Angleterre en proportion de la monnaie métallique qu’elle a en plus? Évidemment non; cela indique seulement que l’Angleterre a recours davantage à un moyen de crédit qui donne à sa monnaie métallique une utilité plus grande. Ce moyen, c’est le chèque ou paiement par voie de compensation et de virement. Chaque jour, en Angleterre, des chèques sont tirés pour des sommes considérables de tous les points du territoire, et ils viennent se concentrer à Londres, où ils sont immédiatement échangés les uns contre les autres dans un établissement appelé Clearing House. Cette opération a lieu jusqu’à concurrence de 2 à 3 milliards par semaine ou de 150 milliards par an. Les grosses affaires se trouvent ainsi liquidées sans que la monnaie métallique intervienne. Celle-ci reste déposée dans les banques, où elle sert de garantie. Il y a entre le chèque et le billet au porteur, comme moyen de crédit, une différence essentielle. Le chèque, pour être valable, doit représenter une provision, un dépôt préalable, il n’est pas tiré à découvert; il est bien certain pourtant que, si tous les chèques en circulation devaient être remboursés avec des espèces, la provision serait loin de suffire, car ils dépassent peut-être vingt-cinq ou trente fois le montant de la provision. Mais cela n’est pas à prévoir, les chèques représentent le mouvement commercial du pays, ils sont créés pour s’échanger les uns contre les autres, il n’y a jamais que de légères différences à payer en numéraire. Sans doute encore, cela n’empêche pas les excès de spéculation, les overtrade ; nous en avons vu souvent des exemples en Angleterre, mais ce ne sont pas les chèques qui les font naître, ce sont les dépôts en comptes courans qui, dans les pays commerçans, et en Angleterre par exemple, prennent des proportions considérables et ne sont pas garantis par une réserve suffisante. On emploie les dépôts quelquefois dans des opérations douteuses, et quand les embarras surviennent, ce sont les chèques qui avertissent, parce qu’il y en a qui ne trouvent plus de contre-partie et qu’on est obligé de rembourser en numéraire, et comme ce numéraire est en faible quantité, la spéculation est arrêtée tout court. L’escompte monte à des taux inusités et il faut se liquider à tout prix. Ce sont des momens durs à traverser, l’Angleterre a conservé le souvenir de quelques-uns où il semblait que le Royaume-Uni allait être mis en faillite d’un bout à l’autre, mais ces momens durent peu, et la crise finit d’autant plus vite qu’elle a été plus violente.

Il en est autrement avec le billet au porteur, lorsqu’il dépasse un certain niveau, c’est-à-dire quand il excède sensiblement le numéraire sur lequel il s’appuie. On ne s’aperçoit qu’à la longue des inconvéniens qu’il entraîne, et, en attendant, ce n’est qu’un instrument d’échange de plus ajouté à ceux qui existent déjà, et si ceux-là sont suffisamment étendus, il vient en surplus, comme une marchandise trop abondante par rapport aux besoins, et, comme il s’agit là d’une marchandise d’une espèce toute particulière, les inconvéniens sont généraux. Qu’il y ait dans un pays trop de chapeaux, trop d’étoffes, il faudra bien que ces chapeaux et ces étoffes baissent de prix si l’on veut qu’ils trouvent preneur; la perte sera pour ceux qui les ont confectionnés, elle ne se fera pas sentir sur le reste du mouvement commercial, parce que ces articles ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’ensemble de ce mouvement. Il en est autrement avec les instrumens d’échange, qui sont la base de toutes les transactions et la contre-partie de toutes les marchandises; s’ils sont plus abondans qu’il ne faut, toutes les marchandises s’en ressentent, haussent de prix, et il faut donner plus de monnaie pour se les procurer. Cette théorie est incontestable, autrement on ne s’expliquerait pas comment le numéraire a pu se déprécier depuis trente ou quarante ans par suite de l’invasion de l’or de la Californie et de l’Australie et comment même il a pu perdre de sa valeur après la découverte des premières mines de l’Amérique. Cela ne veut pas dire que cette dépréciation soit toujours un malheur, pas plus que ne l’est celle d’autres marchandises ; elle a pour conséquence de mettre plus de choses à la portée d’un plus grand nombre et c’est un progrès dans le sens démocratique, mais il y a une mesure à tout, et de même qu’une trop grande baisse de prix sur les marchandises, trop rapide surtout, amène de grosses pertes qui ne sont pas compensées immédiatement par d’autres avantages ; de même, les instrumens d’échange, en devenant trop abondans, impriment à tout un mouvement de hausse exagéré qui dérange toutes les fortunes. La stabilité de valeur, en fait de monnaie, si elle n’est pas l’idéal, est du moins une chose fort désirable et qui s’accorde mieux avec le progrès qu’une dépréciation trop rapide. Or cette stabilité de valeur, nous sommes loin de la posséder dans l’état actuel de nos instru- mens d’échange avec un gros stock d’argent qui subit une dépréciation spéciale de 15 à 16 pour 100, et une circulation fiduciaire qui, dépassant 3 milliards, laisse une trop grande somme à découvert.

Chaque semaine, dans la publication du bilan de la Banque de France, on annonce 1,950 millions d’encaisse métallique contre 3 milliards de papier en circulation; c’est là un leurre auquel il ne faut pas se laisser prendre : dans ces 1,950 millions il y a 950 millions d’argent, et l’argent n’est plus la représentation exacte de la circulation fiduciaire; la Banque de France ne pourrait pas s’en servir pour rembourser ses billets, si elle tentait de le faire sur une échelle un peu large, lorsque nous avons le change défavorable et qu’on demande des métaux précieux pour les exporter en Angleterre et en Allemagne, même dans les pays où règne encore le double étalon, elle verrait immédiatement le change monter à des taux inusités, à 26 ou 27, par exemple, pour 1 livre sterling payable à Londres. Aussi la Banque de France ne le tente-t-elle pas ; elle se contente de recourir à des petits moyens qui restent sans efficacité sur le fond des choses; elle met en circulation le plus qu’elle peut les pièces de 10 francs d’or, qui ne sont guère exportables, et elle donne des pièces de 5 francs d’argent dans ses paiemens particuliers, en demandant au trésor public d’en faire autant. Ces petits moyens, je le répète, restent sans efficacité, car l’argent n’entre pas sérieusement dans la circulation, il revient, très vite à son point de départ. Et si la crise devait durer, et le change défavorable se prolonger, la Banque de France serait bien vite obligée de donner sa dernière pièce d’or ou de reprendre le cours forcé. Il est vrai que le cours forcé n’effraie pas beaucoup ce pays-ci après l’expérience qui en a été faite. Pourtant, il y a une grande différence entre le cours forcé qui est imposé par la guerre ou une révolution, et celui qui résulte d’une mauvaise situation commerciale et financière. Dans le premier cas, on émet du papier-monnaie, parce que la circulation métallique se dérobe et se cache et qu’il faut bien pourvoir aux besoins de l’échange; dans le second, au contraire, le cours forcé est le résultat de l’abus qu’on a déjà fait des billets de banque, et, si l’on vient en ajouter de nouveaux, on aggrave le mal et on prolonge la crise : c’est de la médecine homéopathique appliquée à la circulation fiduciaire, il est douteux que le remède soit bon. Nous voulons bien admettre que les billets non réalisables immédiatement seront parfaitement payés un jour ; en attendant, ils exercent une influence fâcheuse sur les affaires.

On confond volontiers l’abondance des instrumens d’échange avec les capitaux disponibles et on dépense outre mesure jusqu’au jour où l’on s’aperçoit qu’on est allé trop loin et que capitaux et instrumens d’échange sont deux choses parfaitement distinctes qu’il ne faut pas confondre. Alors la crise arrive. Nous payons un peu cher la grande et légitime confiance qu’inspire la Banque de France et surtout les services qu’elle rend au trésor. Que cette banque prête son concours à l’état dans certains momens, cela se comprend, c’est la conséquence du monopole dont elle jouit; mais il ne faudrait pas en abuser, car les facilités que rencontre l’état auprès de la banque le portent à exagérer ses dépenses, grossissent la dette flottante et grossissent aussi beaucoup trop la circulation fiduciaire. Cette circulation est donnée comme si elle représentait des affaires commerciales et elle ne représente pour une partie que des embarras budgétaires; c’est absolument comme si l’état l’émettait lui-même. Il n’y a de différence que dans la forme. En limitant à 3 milliards 500 millions l’émission, on a été guidé évidemment par cette considération qu’il ne fallait pas laisser toute liberté à la banque, parce que le trésor en abuserait pour ses besoins particuliers. Cette crainte était légitime, mais il eût été beaucoup plus simple et plus régulier de fixer la limite au-delà de laquelle le trésor ne pourrait rien demander à la banque et de laisser ensuite à celle-ci toute sa liberté pour l’émission, à deux conditions pourtant : la première que toute création de billets au-delà d’un certain chiffre serait soumise à un impôt comme cela existe en Allemagne ; la seconde que l’argent cesserait d’être considéré comme la représentation en numéraire des billets au porteur.

Dans la discussion qui a eu lieu au sénat sur la question des billets, discussion fort sérieuse, du reste, à laquelle ont pris part des hommes très compétens, on a été étonné d’entendre cette déclaration faite par un ancien gouverneur de la Banque de France : « Toutes les fois, a-t-il dit, que les besoins du commerce l’exigent, il faut que l’émission fonctionne. » Les besoins du commerce, voilà un mot bien élastique et bien vague. Ces besoins peuvent être factices et exagérés. Faudra-t-il toujours les satisfaire par l’émission du papier-monnaie? On pourrait être entraîné fort loin. C’est ce que demandent, du reste, tous les utopistes dans les momens de crise, ceux-là même qui ont abusé de la spéculation et fait naître les embarras qu’on subit. Ils n’aiment pas qu’on vienne les arrêter dans leurs affaires en leur refusant le papier dont ils croient avoir besoin.

Pour montrer, du reste, à quel point la circulation fiduciaire chez nous est dans des conditions anormales, il suffit de la rapprocher de ce qui a lieu ailleurs dans les grands pays qui nous environnent : en Angleterre, les billets au porteur émis par la banque principale s’élèvent à 625 millions de francs contre une encaisse de 560. Et si l’on prend la circulation de tout le Royaume-Uni, elle est de 1 milliard 53 millions contre 776 millions d’espèces. En Allemagne, la circulation est de 1 milliard 95 millions garantis par 697 millions d’encaisse. En Italie, il y a 1 milliard 521 millions de billets contre 906 millions d’espèces, dont les deux tiers en or. Nous ne parlons pas de l’Autriche et de la Russie, où la circulation se fait en papier-monnaie exclusivement et où ce papier perd 20, 40 pour 100. En France, l’excédent des billets sur l’encaisse d’or, qui est la seule valable, est de 2 milliards passés. Et si maintenant l’on joint la circulation fiduciaire à la circulation métallique dans les pays que nous venons de citer, on trouve 4 milliards 1/2 pour l’Angleterre, Il milliards 200 millions pour l’Allemagne, 2 milliards 634 millions pour l’Italie et pour la France 10 milliards 300 millions[5]. C’est une circulation excessive, d’autant plus excessive qu’il y a là dedans 3 milliards de métal argent qui perdent 15 à 16 pour 100 et qui sont pour une partie la garantie de billets à la valeur desquels ils ne répondent plus. On ne pourrait les donner en remboursement. C’est un fait qui a été reconnu dans les discussions récentes au sénat par les théoriciens mêmes du double étalon, par MM. Denormandie et Léon Say. « Le jour où la Banque de France, a dit M. Denormandie, serait réduite vis-à-vis de ceux qui frappent à sa porte à les solder avec des écus, ce jour-là vous verriez se produire une réelle émotion à son guichet. » M. Léon Say a exprimé la même opinion en montrant les inconvéniens de la réserve métallique en argent. Par conséquent, en réalité et pour le jeu régulier des opérations de la Banque de France, il y a 1 milliard d’or contre 3 milliards et plus de billets, c’est-à-dire une circulation fiduciaire de 2 milliards à découvert. Peut-on supposer qu’une pareille masse de papier n’ait pas une influence considérable sur le mouvement des affaires? Elle en fausse évidemment la sincérité. En toutes choses, comme a dit notre immortel Bastiat, il y a « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. » Ce qu’on voit dans les temps ordinaires, quand le papier est abondant, ce sont les relations commerciales qui sont faciles, l’argent qui est à bon marché ; on se laisse aller à toute espèce de spéculations sans avoir aucun frein qui vous arrête. Les salaires augmentent et tout le monde paraît heureux : voilà ce qu’on voit. Mais, ce qu’on ne voit pas, c’est que cette abondance de papier, ces facilités de crédit amènent des excès, et quand les excès arrivent, on ne sait plus comment les conjurer, ou, si l’on veut les conjurer par le seul moyen qui existe, l’élévation du taux de l’escompte ou la restriction du crédit, il ne manque pas de gens qui vous blâment et qui voudraient qu’on étendît encore la circulation fiduciaire, comme s’il fallait donner toujours la même dose d’alimens à quelqu’un qui est malade pour en avoir trop pris.

Nous sommes très partisans de la liberté d’émission, mais des précautions nous paraissant nécessaires. L’état est le juge suprême dans les questions de monopole; c’est lui qui décide, par exemple, dans quelle mesure devront se mouvoir les tarifs de chemins de fer; il pourrait de même, comme cela se fait en Allemagne, mettre un impôt sur toute circulation de papier qui dépasserait un certain chiffre. De cette façon, la liberté de l’émission serait respectée; la banque pourrait émettre autant de billets qu’elle le jugerait utile, mais comme l’excédent au-delà du chiffre fixé serait frappé d’impôt, on ne remettrait qu’à bon escient et comme un moyen de salut préférable au cours forcé. Cette restriction judicieuse est la soupape de sûreté pour protéger contre la trop grande extension du papier-monnaie; elle vaut mieux que les précautions prises en Angleterre par l’act de 18’4. Avec cet act, lorsqu’on arrive à l’extrême limite de l’émission autorisée et qu’on ne peut plus mettre un billet en circulation sans qu’il ait sa représentation exacte en numéraire, s’il se manifeste des besoins exceptionnels, on est obligé de demander au gouvernement un bill d’indemnité pour suspendre l’act de 1844, et il ne faut souvent qu’un très léger supplément de billets pour sauver la situation. Mais, en attendant, comme l’obtention de ce bill est toujours incertaine, le moment qui précède est extrêmement critique; chacun se précipite sur les réserves que possède la banque et la panique devient générale : ce qui faisait dire à un ancien chancelier de l’échiquier qu’à ce moment suprême, l’act de 1844 faisait plus de mal qu’il ne pouvait faire de bien dans le reste du temps. La mesure prise par la Banque d’Allemagne est donc meilleure. Il n’y a pas de limite absolue posée à l’émission. On est sûr qu’on aura toujours des billets si on en a tout à fait besoin ; seulement, comme ils seront passibles d’un impôt assez élevé (5 pour 100), ils ne seront émis que s’il y a un intérêt réel à le faire et on les paiera ce qu’ils valent. Il y en a eu un exemple ; à la fin de l’année 1881, la banque a excédé l’émission autorisée d’environ 30 millions et a payé un impôt en conséquence. Quelques jours après, tout était rentré dans l’ordre. Nous voudrions la même chose en France, au lieu de cette liberté complète de l’émission, qui, sous prétexte de mieux répondre aux besoins réels du commerce, arrive à favoriser des spéculations insensées. M. Léon Say, dans sa discussion au sénat sur la question, a dit d’excellentes choses, entre autres que le taux du change est le baromètre de la circulation. Il est très certain, en effet, que, quand le change est défavorable et qu’on est obligé de payer des différences au dehors, on ne peut le faire qu’avec des espèces métalliques prises où on les prend ordinairement, c’est-à-dire à la Banque de France et contre remboursement de billets. Il faut bien alors que la circulation s’abaisse, ce qui fait naître souvent de grands embarras. On ne combat cette situation qu’en élevant le taux de l’escompte, et en faisant venir des capitaux étrangers. Le remède est généralement efficace, et il n’y en a pas d’autre. Ceci est excellent lorsqu’il s’agit de dégager notre situation au dehors ; mais, au dedans, en temps ordinaire, lorsque le change reste favorable et que la monnaie métallique ne s’en va pas, qu’est-ce qui indique qu’il y a trop de papier, et peut-on dire alors qu’il est indifférent que la circulation fiduciaire s’étende plus ou moins et qu’elle soit comme aujourd’hui de plus de 2 milliards en dehors des réserves métalliques ? Évidemment il y a là un abus à corriger.

Une autre précaution est encore à prendre pour que cette circulation fiduciaire ne dépasse pas les limites naturelles qu’elle doit avoir, c’est de débarrasser la Banque de la partie de sa réserve qui est une véritable illusion. Le conseil de régence a fait une grande faute lorsqu’il s’est opposé, à diverses reprises, à la démonétisation de l’argent ; s’il l’avait acceptée il y a déjà plusieurs années, quand on l’a proposée pour la première fois et qu’il n’y eût plus eu dans la circulation principale que l’or, l’argent restant à titre de monnaie secondaire, les embarras que nous subissons en ce moment n’existeraient pas : notre circulation de papier ne se serait pas élevée à 3 milliards 200 millions. Le public, averti du véritable état des choses, n’aurait point laissé les billets monter si haut ; il se serait servi d’or davantage, et la circulation, au lieu d’être de plus de 3 milliards, ne dépasserait pas peut-être 1,500 millions, ce qui serait un chiffre normal ; avec le double étalon et la faculté qu’a la banque de rembourser ses billets en argent, le public, qui ne veut point de ce métal, prend tous les billets qu’on lui donne et les garde. Il agit comme s’il était sous le régime du cours forcé, et ce n’est pas lui qui arrêtera jamais l’émission. On ne doit compter pour cela que sur la prudence du conseil de régence. Ce conseil est, en effet, très prudent et composé d’hommes qui ne sont pas le moins du monde empiriques, mais leur prévoyance peut se trouver aux prises avec de grosses difficultés. Si l’on voyait, par exemple, la Banque de France élever le taux de son escompte lorsqu’elle a en apparence une encaisse de 2 milliards contre 3 milliards 200 millions de billets et qu’elle n’a pas encore atteint la limite nouvelle qui vient d’être fixée à son émission (3 milliards 1/2), le public se récrierait et trouverait qu’on lui impose des charges inutiles. Si, au contraire, la banque était débarrassée de son encaisse d’argent, qui est un véritable trompe-l’œil, alors on verrait plus clair dans la situation et les choses ne tarderaient pas à rentrer dans l’ordre. On aurait pu se débarrasser de ce métal lorsqu’il n’y en avait que pour 1,500 millions environ dans le pays, et qu’il ne perdait encore que de 2 à 3 pour 100. Aujourd’hui, il perd de 15 à 16 pour 100, et il y en a pour 3 milliards ; c’est grave.

Voilà ce qu’a produit notre imprévoyance. On a laissé s’amasser l’argent, et avec cet amas de l’argent, à la suite, est venu, par une conséquence naturelle, l’accroissement démesuré de la circulation fiduciaire. C’est un double malheur. La perte serait considérable sans doute si on voulait démonétiser l’argent aujourd’hui. Cependant, si l’on considère les difficultés contre lesquelles on se heurte en ce moment et qui se renouvelleront, il vaudrait mieux en finir une bonne fois pour avoir une situation plus nette et une circulation fiduciaire mieux établie. Et puis, quel intérêt avons-nous à garder ce corps mort, de 2 milliards d’argent au moins que nous possédons en trop, 1 milliard pouvant largement suffire pour les besoins de la monnaie divisionnaire? Il y aurait profit à l’échanger contre des marchandises utiles; cela vaudrait infiniment mieux pour la richesse du pays.


En résumé, la crise que nous subissons et qui durera plus ou moins longtemps, est née de beaucoup de choses : d’abord d’un excès de production, comme cela arrive presque toujours à la suite des années prospères et de grande activité commerciale; elle est née aussi des spéculations de toute nature qui ont eu lieu à Paris et ailleurs. Enfin, les incertitudes de la politique n’y sont pas non plus étrangères. Mais ce sont là des causes secondaires : la cause principale est dans le vice de notre circulation monétaire. Nous avons plus d’instrumens d’échange qu’il ne nous en faut pour nos besoins. On les prend pour des capitaux disponibles : de là des illusions, et ces illusions sont entretenues par l’abondance de la circulation fiduciaire qui maintient d’une façon un peu artificielle les capitaux à bon marché. Le billet au porteur est assurément un instrument d’échange commode et très utile. Nous en avons indiqué les mérites, mais il a aussi ses inconvéniens, et on peut être étonné que, dans les grands pays commerçans comme l’Angleterre, les États-Unis et l’Allemagne, on n’en fasse pas un très grand usage; cependant, ce sont des pays où le crédit joue un rôle important, plus important que chez nous. Mais il y a plusieurs sortes de crédit; il y en a un qui repose exclusivement sur le numéraire et qui a pour but d’en tirer toute l’utilité possible, c’est le crédit au moyen du chèque. A première vue, il peut paraître bizarre d’entendre dire que les chèques reposent exclusivement sur le numéraire, lorsqu’il y en a, peut-être, en mouvement chaque jour pour vingt-cinq ou trente fois le montant de la provision qui leur sert de garantie ; cela est cependant vrai ; le chèque n’est pas créé pour circuler, c’est un mode de paiement, il n’est valable que pour très peu de temps, il faut qu’il soit échangé ou remboursé et, s’il ne peut être ni l’un ni l’autre, la crise arrive et la liquidation s’impose coûte que coûte. Il n’en est pas de même avec le billet au porteur ; celui-ci est un instrument de crédit qui circule par lui-même, qui a une existence propre absolument comme la monnaie métallique, et même indépendante de celle-ci. S’il est émis en trop grande quantité, s’il ne représente pas des opérations sérieuses, rien ne l’indique; il s’ajoute aux autres instrumens d’échange, passe pour un capital disponible et fait naître des illusions. Avec le chèque, on a un critérium qui avertit immédiatement des abus qu’il peut y avoir dans les spéculations commerciales ; avec le billet au porteur, surtout tel qu’il existe chez nous, il n’y en a pas. Les embarras s’accumulent et on ne s’en aperçoit que lorsque la liquidation est devenue très difficile. En un mot, les grands pays que nous avons cités ont résolu le problème du crédit autrement que nous, ils l’ont appuyé exclusivement sur le numéraire au moyen du chèque, tandis que nous l’avons souvent placé à côté avec le billet au porteur. De là des effets très différens. En Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne même, lorsque les crises arrivent, on en est informé tout de suite et elles durent peu, tandis que chez nous on ne les voit pas venir et elles se prolongent sans qu’on sache comment les dénouer. C’est notre situation aujourd’hui.


V. BONNET.

  1. Voyez une conférence faite à la Sorbonne, en 1882, par M. de Foville sur la Fortune publique.
  2. 'Les Classes ouvrières en Europe, études sur leur situation matérielle et morale, par M. René Lavollée. Paris, 1882: Guillaumin.
  3. Extrait de l’Annuaire statistique de la France.
  4. Voyez le Bulletin officiel de statistique, (du mois de janvier 1884, publié par le ministère des finances.
  5. Voyez le même Bulletin de statistique du mois de janvier 1884.