La Cité antique, 1864/Livre II/Chapitre II

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Durand (p. 44-52).

CHAPITRE II.

LE MARIAGE.

La première institution que la religion domestique ait établie, fut vraisemblablement le mariage.

Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se transmettait de mâle en mâle, n’appartenait pourtant pas exclusivement à l’homme ; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes religieux de son père ; mariée, à ceux de son mari.

On pressent par cela seul le caractère essentiel de l’union conjugale chez les anciens. Deux familles vivent à côté l’une de l’autre, mais elles ont des dieux différents. Dans l’une d’elles, une jeune fille prend part depuis son enfance à la religion de son père ; elle invoque son foyer ; elle lui offre chaque jour des libations, l’entoure de fleurs et de guirlandes aux jours de fête, lui demande sa protection, le remercie de ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu’un jeune homme de la famille voisine la demande en mariage, il s’agit pour elle de bien autre chose que de passer d’une maison dans une autre. Il s’agit d’abandonner le foyer paternel pour aller invoquer désormais le foyer de l’époux. Il s’agit de changer de religion, de pratiquer d’autres rites et de prononcer d’autres prières. Il s’agit de quitter le dieu de son enfance pour se mettre sous l’empire d’un dieu qu’elle ne connaît pas. Qu’elle n’espère pas rester fidèle à l’un en honorant l’autre ; car dans cette religion c’est un principe immuable qu’une même personne ne peut pas invoquer deux foyers ni deux séries d’ancêtres. « À partir du mariage, dit un ancien, la femme n’a plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères ; elle sacrifie au foyer du mari[1]. »

Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave pour l’époux. Car cette religion veut que l’on soit né près du foyer pour qu’on ait le droit d’y sacrifier. Et cependant il va introduire près de son foyer une étrangère ; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de son culte ; il lui révélera les rites et les formules qui sont le patrimoine de sa famille. Il n’a rien de plus précieux que cet héritage ; ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu’il tient de ses pères, c’est ce qui le protége dans la vie, c’est ce qui lui promet la richesse, le bonheur, la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutélaire, comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme à la partager avec lui.

Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de quelle importance était pour eux l’union conjugale, et combien l’intervention de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que par quelque cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu’elle allait suivre désormais ? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la naissance ne l’attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d’ordination ou d’adoption ?

Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands effets. Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le mariage par des mots qui indiquent un acte religieux[2]. Pollux, qui vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des vieux usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de désigner le mariage par son nom particulier (γάμος), on le désignait simplement par le mot τέλος, qui signifie cérémonie sacrée[3] ; comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la cérémonie sacrée par excellence.

Or la religion qui faisait le mariage n’était pas celle de Jupiter, de Junon ou des autres dieux de l’Olympe. La cérémonie n’avait pas lieu dans un temple ; elle était accomplie dans la maison, et c’était le dieu domestique qui y présidait. À la vérité, quand la religion des dieux du ciel devint prépondérante, on ne put s’empêcher de les invoquer aussi dans les prières du mariage ; on prit même l’habitude de se rendre préalablement dans des temples et d’offrir à ces dieux des sacrifices, que l’on appelait les préludes du mariage[4]. Mais la partie principale et essentielle de la cérémonie devait toujours s’accomplir devant le foyer domestique.

Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait pour ainsi dire de trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, ἐγγύησις ; le troisième au foyer du mari, τέλος ; le second était le passage de l’un à l’autre, πομπή[5].

1o Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père entouré ordinairement de sa famille, offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu’il donne sa fille au jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage. Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout à l’heure, adorer le foyer de l’époux, si son père ne l’avait pas préalablement détachée du foyer paternel. Pour qu’elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première.

2o La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c’est le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes la charge d’amener la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus chez les Grecs d’un caractère sacerdotal et qu’ils appelaient κήρυκες. La jeune fille est ordinairement placée sur un char ; elle a le visage couvert d’un voile et sur la tête une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent l’occasion de le voir, était en usage dans toutes les cérémonies du culte. Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des vêtements dans tous les actes religieux. On la précède en portant un flambeau ; c’est le flambeau nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d’elle un hymne religieux, qui a pour refrain ὦ ὑμὴν, ὦ ὑμέναιε. On appelait cet hymne l’hyménée, et l’importance de ce chant sacré était si grande que l’on donnait son nom à la cérémonie tout entière.

La jeune fille n’entre pas d’elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut que son mari l’enlève, qu’il simule un rapt, qu’elle jette quelques cris et que les femmes qui l’accompagnent, feignent de la défendre. Pourquoi ce rite ? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille ? Cela est peu probable ; le moment de la pudeur n’est pas encore venu ; car ce qui va s’accomplir dans cette maison, c’est une cérémonie religieuse. Ne veut-on pas plutôt marquer fortement que la femme qui va sacrifier à ce foyer, n’y a par elle-même aucun droit, qu’elle n’en approche pas par l’effet de sa volonté, et qu’il faut que le maître du lieu, et du dieu, l’y introduise par un acte de sa puissance ? Quoi qu’il en soit, après une lutte simulée, l’époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil.

Ce qui précède n’est que l’apprêt et le prélude de la cérémonie. L’acte sacré va commencer dans la maison.

3o On approche du foyer, l’épouse est mise en présence de la divinité domestique. Elle est arrosée d’eau lustrale ; elle touche le feu sacré. Des prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau ou un pain.

Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux domestiques.

Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait comme lui trois actes, traditio, deductio in domum, confarreatio[6].

1o La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n’est pas attachée à ce foyer par son propre droit, mais seulement par l’intermédiaire du père de famille, il n’y a que l’autorité du père qui puise l’en détacher. La tradition est donc une formalité indispensable.

2o La jeune fille est conduite à la maison de l’époux. Comme en Grèce, elle est voilée, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial précède le cortége. On chante autour d’elle un ancien hymne religieux. Les paroles de cet hymne changèrent sans doute avec le temps, s’accommodant aux variations des croyances ou à celles du langage ; mais le refrain sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré : c’était le mot Talassie, mot dont les Romains du temps d’Horace ne comprenaient pas mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot ὑμέναιε, et qui était probablement le reste sacré et inviolable d’une antique formule.

Le cortége s’arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune fille le feu et l’eau. Le feu, c’est l’emblême de la divinité domestique ; l’eau, c’est l’eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en Grèce, simuler l’enlèvement. L’époux doit la soulever dans ses bras, et la porter par dessus le seuil sans que ses pieds le touchent.

3o L’épouse est conduite alors devant le foyer, là où sont les Pénates, où tous les dieux domestiques et les images des ancêtres sont groupés autour du feu sacré. Les deux époux, comme en Grèce, font un sacrifice, versent la libation, prononcent quelques prières, et mangent ensemble un gâteau de fleur de farine (panis farreus).

Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et sous les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l’union sainte de l’époux et de l’épouse[7]. Dès lors ils sont associés dans le même culte. La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites, les mêmes prières, les mêmes fêtes que son mari. De là cette vieille définition du mariage que les jurisconsultes nous ont conservée : Nuptiæ sunt divini juris et humani communicatio. Et cette autre : uxor socia humanæ rei atque divinæ[8]. C’est que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette femme que, suivant l’expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont introduite dans la maison[9].

La femme ainsi mariée a encore le culte des morts ; mais ce n’est plus à ses propres ancêtres qu’elle porte le repas funèbre ; elle n’a plus ce droit. Le mariage l’a détachée complétement de la famille de son père, et a brisé tous les rapports religieux qu’elle avait avec elle. C’est aux ancêtres de son mari qu’elle porte l’offrande ; elle est de leur famille ; ils sont devenus ses ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, filiæ loco, disent les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux religions domestiques ; la femme est tout entière dans la famille et la religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le droit de succession.

L’institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo-européenne que la religion domestique ; car l’une ne va pas sans l’autre. Cette religion a appris à l’homme que l’union conjugale est autre chose qu’un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La cérémonie des noces était d’ailleurs si solennelle et produisait de si graves effets qu’on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l’aient crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie.

On conçoit même qu’une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le mariage par coemptio ou par usus. Mais la dissolution du mariage religieux était fort difficile[10]. Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée était nécessaire ; car la religion seule pouvait délier ce que la religion avait uni. L’effet de la confarreatio ne pouvait être détruit que par la diffarreatio. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour la dernière fois devant le foyer commun ; un prêtre et des témoins étaient présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de fleur de farine[11]. Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d’un caractère étrange, sévère, haineux, effrayant[12], une sorte de malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari. Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant, toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était dissous.

  1. Étienne de Byzance, πάτρα.
  2. θύειν γάμον ou γαμήλια. Pollux, VIII, 107. Démosth., p. 1312, 1320, τέλος γάμοιο, Hom., Odyss., XX, 74. Sacrum nuptiale, Tite-Live, XXX, 14.
  3. Pollux, III, 3, 38.
  4. προτέλεια, προγάμια. Poll., III, 38.
  5. Homère, Il., XVIII, 391. Hésiode, Scutum, v. 275. Hérodote, VI, 129, 130. Plutarq., Thes., 10 ; Lycurg. passim ; Solon, 20 ; Aristid., 20 ; Quest. gr., 27. Démosth., in Stephanum, II. Isée, III, 39. Euripide, Hélène, 722-725 ; Phén., 345. Harpocrat., v. γαμήλια. Pollux, III, c. 3. — Même usage chez les Macédoniens. Quinte-Curce, VIII, 16.
  6. Varr., De ling. lat., V, 61. Denys d’Hal., II, 25, 26. Ovide, Fast., II, 558. Plutarq., Quest. rom., 1 et 29 ; Romul., 15. Pline, Hist. nat., XVIII, 3. Tacite, Ann., IV, 16 ; XI, 27. Juven., Sat., X, 329-336. Gaius, Inst., I, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. rapi. Macrobe, Sat., I, 15. Servius, ad Æn., IV, 168. — Mêmes usages chez les Étrusques, Varron, De re rust., II, 4. — Mêmes usages chez les anciens Hindous, Lois de Manou, III, 27-30, 172 ; V, 152 ; VIII, 227 ; IX, 194. Mitakchara, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.
  7. Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent usitées chez les Romains et où la religion n’intervenait pas. Qu’il nous suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien ; car il correspond aux plus anciennes croyances et il n’a disparu qu’à mesure qu’elles s’affaiblissaient.
  8. Digeste, XXIII, 2., 1 Code, IX, 32, 4. Denys d’Halic., II, 25 : κοινωνὸς χρημάτων καὶ ἱερῶν. Étienne de Byz., πάτρα.
  9. Platon, Lois, VIII, p. 841.
  10. Denys d’Halic., II, 25.
  11. Festus, v. diffarreatio. Pollux, III, c. 3 : ἀποπομπή. On lit dans une inscription : sacerdos confarreationum et diffarreationum. Orelli, no 2648.
  12. φρικώδη, αλλόκοτα, σκυθρώπα. Plutarq., Quest. rom., 50.