La Cité antique, 1864/Livre III/Chapitre X

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Durand (p. 228-236).

CHAPITRE X.

LE MAGISTRAT.

La confusion de l’autorité politique et du sacerdoce dans le même personnage n’a pas cessé avec la royauté. La révolution qui a établi le régime républicain, n’a pas séparé des fonctions dont le mélange paraissait fort naturel et était alors la loi fondamentale de la société humaine. Le magistrat qui remplaça le roi, fut comme lui un prêtre en même temps qu’un chef politique.

Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacré de roi[1]. Ailleurs le nom de prytane[2], qui lui fut conservé, indiqua sa principale fonction. Dans d’autres villes, le titre d’archonte prévalut. À Thèbes, par exemple, le premier magistrat fut appelé de ce nom ; mais ce que Plutarque dit de cette magistrature montre qu’elle différait peu d’un sacerdoce. Cet archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne[3], comme il convenait à un prêtre ; la religion lui défendait de laisser croître ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne, prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville de Platée avait aussi un archonte, et la religion de cette cité ordonnait que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fût vêtu de blanc[4], c’est-à-dire de la couleur sacrée.

Les archontes athéniens, le jour de leur entrée en charge, montaient à l’acropole, la tête couronnée de myrte, et ils offraient un sacrifice à la divinité poliade[5]. C’était aussi l’usage que dans l’exercice de leurs fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tête[6]. Or il est certain que la couronne, qui est devenue à la longue et est restée l’emblême de la puissance, n’était alors qu’un emblême religieux, un signe extérieur qui accompagnait la prière et le sacrifice[7]. Parmi ces neuf archontes, celui qu’on appelait Roi était surtout le chef de la religion ; mais chacun de ses collègues avait quelque fonction sacerdotale à remplir, quelque sacrifice à offrir aux dieux[8].

Les Grecs avaient une expression générale pour désigner les magistrats ; ils disaient οἱ ἐν τέλει, ce qui signifie littéralement ceux qui sont à accomplir le sacrifice[9] : vieille expression qui indique l’idée qu’on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces personnages que par les offrandes qu’ils font au foyer, ils assurent le salut de la cité[10].

À Rome, le premier acte du consul était d’accomplir un sacrifice au forum. Des victimes étaient amenées sur la place publique ; quand le pontife les avait déclarées dignes d’être offertes, le consul les immolait de sa main, pendant qu’un héraut commandait à la foule le silence religieux et qu’un joueur de flûte faisait entendre l’air sacré[11]. Peu de jours après, le consul se rendait à Lavinium, d’où les pénates romains étaient issus, et il offrait encore un sacrifice.

Quand on examine avec un peu d’attention le caractère du magistrat chez les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d’État des sociétés modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa personne. Il représente la cité qui est une association religieuse au moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites, la prière, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus qu’un homme ; il est l’intermédiaire entre l’homme et la divinité. À sa fortune est attachée la fortune publique ; il est comme le génie tutélaire de la cité. La mort d’un consul funeste la république[12]. Quand le consul Claudius Néron quitte son armée pour voler au secours de son collègue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de cette armée ; c’est que, privée de son chef, l’armée est en même temps privée de la protection céleste ; avec le consul sont partis les auspices, c’est-à-dire la religion et les dieux.

Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des membres successivement détachés du consulat, réunirent comme lui des attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, à certains jours, le censeur, une couronne sur la tête, offrir un sacrifice au nom de la cité et frapper de sa main la victime. Les préteurs, les édiles curules présidaient à des fêtes religieuses[13]. Il n’y avait pas de magistrat qui n’eût à accomplir quelque acte sacré ; car dans la pensée des anciens toute autorité devait être religieuse par quelque côté. Les tribuns de la plèbe étaient les seuls qui n’eussent à accomplir aucun sacrifice ; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous verrons plus loin que leur autorité était d’une nature tout à fait exceptionnelle.

Le caractère sacerdotal qui s’attachait au magistrat, se montre surtout dans la manière dont il était élu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas que les suffrages des hommes fussent suffisants pour établir le chef de la cité. Tant que dura la royauté primitive, il parut naturel que ce chef fût désigné par la naissance, en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que le fils succédât au père dans tout sacerdoce ; la naissance semblait révéler assez la volonté des dieux. Lorsque les révolutions eurent supprimé partout cette royauté, les hommes paraissent avoir cherché, pour suppléer à la naissance, un mode d’élection que les dieux n’eussent pas à désavouer. Les Athéniens, comme beaucoup de peuples grecs, n’en virent pas de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une idée fausse de ce procédé, dont on a fait un sujet d’accusation contre la démocratie athénienne ; et pour cela il est nécessaire de pénétrer dans la pensée des anciens. Pour eux le sort n’était pas le hasard ; le sort était la révélation de la volonté divine. De même qu’on y avait recours dans les temples pour surprendre les secrets d’en haut, de même la cité y recourait pour le choix de son magistrat. On était persuadé que les dieux désignaient le plus digne en faisant sortir son nom de l’urne. Cette opinion était celle de Platon lui-même qui disait : « L’homme que le sort a désigné, nous disons qu’il est cher à la divinité et nous trouvons juste qu’il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses sacrées, laissant à la divinité le choix de ceux qui lui sont agréables, nous nous en remettons au sort. » La cité croyait ainsi recevoir ses magistrats des dieux[14].

Au fond les choses se passaient de même à Rome. La désignation du consul ne devait pas appartenir aux hommes. La volonté ou le caprice du peuple n’était pas ce qui pouvait créer légitimement un magistrat. Voici donc comment le consul était choisi. Un magistrat en charge, c’est-à-dire un homme déjà en possession du caractère sacré et des auspices, indiquait parmi les jours fastes celui où le consul devait être nommé. Pendant la nuit qui précédait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixés au ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en même temps qu’il prononçait mentalement le nom de quelques candidats à la magistrature[15]. Si les présages étaient favorables, c’est que les dieux agréaient ces candidats. Le lendemain, le peuple se réunissait au Champ-de-Mars ; le même personnage qui avait consulté les dieux, présidait l’assemblée. Il disait à haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les auspices ; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s’en trouvait un pour lequel les auspices n’eussent pas été favorables, il omettait son nom[16]. Le peuple ne votait que sur les noms qui étaient prononcés par le président[17]. Si le président ne nommait que deux candidats, le peuple votait pour eux nécessairement ; s’il en nommait trois, le peuple choisissait entre eux. Jamais l’assemblée n’avait le droit de porter ses suffrages sur d’autres hommes que ceux que le président avait désignés ; car pour ceux-là seulement les auspices avaient été favorables et l’assentiment des dieux était assuré.

Ce mode d’élection, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers siècles de la république, explique quelques traits de l’histoire romaine dont on est d’abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que pourtant il ne le peut pas ; c’est que le président n’a pas pris les auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montrés favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls deux hommes qu’il déteste[18] ; c’est que le président n’a prononcé que deux noms. Il a bien fallu voter pour eux ; car le vote ne s’exprime pas par oui ou par non ; chaque suffrage doit porter deux noms propres, sans qu’il soit possible d’en écrire d’autres que ceux qui ont été désignés. Le peuple, à qui l’on présente des candidats qui lui sont odieux, peut bien marquer sa colère en se retirant sans voter ; il reste toujours dans l’enceinte assez de citoyens pour figurer un vote.

On voit par là quelle était la puissance du président des comices, et l’on ne s’étonne plus de l’expression consacrée, creat consules, qui s’appliquait non au peuple mais au président des comices. C’était de lui en effet, plutôt que du peuple, qu’on pouvait dire : il crée les consuls ; car c’était lui qui découvrait la volonté des dieux. S’il ne faisait pas les consuls, c’était au moins par lui que les dieux les faisaient. La puissance du peuple n’allait que jusqu’à ratifier l’élection, tout au plus jusqu’à choisir entre trois ou quatre noms, si les auspices s’étaient montrés également favorables à trois ou quatre candidats.

Il est hors de doute que cette manière de procéder fut fort avantageuse à l’aristocratie romaine ; mais on se tromperait si l’on ne voyait en tout cela qu’une ruse imaginée par elle. Une telle ruse ne se conçoit pas dans les siècles où l’on croyait à cette religion. Politiquement elle était inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la majorité dans les suffrages. Elle aurait même pu tourner contre eux en investissant un seul homme d’un pouvoir exorbitant. La seule explication qu’on puisse donner de ces usages ou plutôt de ces rites de l’élection, c’est que tout le monde croyait très-sincèrement que le choix du magistrat n’appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L’homme qui allait disposer de la religion et de la fortune de la cité devait être révélé par la voix divine.

La règle première pour l’élection d’un magistrat était celle que donne Cicéron : « Qu’il soit nommé suivant les rites. » Si plusieurs mois après, on venait dire au Sénat que quelque rite avait été négligé ou mal accompli, le Sénat ordonnait aux consuls d’abdiquer, et ils obéissaient. Les exemples sont fort nombreux ; et si, pour deux ou trois d’entre eux, il est permis de croire que le Sénat fut bien aise de se débarrasser d’un consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps au contraire on ne peut pas lui supposer d’autre motif qu’un scrupule religieux.

Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient désigné l’archonte ou le consul, il y avait une sorte d’épreuve par laquelle on examinait le mérite du nouvel élu. Mais cela même va nous montrer ce que la cité souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu’elle ne cherchait pas l’homme le plus courageux à la guerre, le plus habile ou le plus juste dans la paix, mais le plus aimé des dieux. En effet le Sénat athénien demandait au nouvel élu s’il avait quelque défaut corporel, s’il possédait un dieu domestique, si sa famille avait toujours été fidèle à son culte, si lui-même avait toujours rempli ses devoirs envers les morts[19]. Pourquoi ces questions ? c’est qu’un défaut corporel, signe de la malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun sacerdoce et par conséquent d’exercer aucune magistrature ; c’est que celui qui n’avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au culte national et n’était pas apte à faire les sacrifices au nom de la cité ; c’est que si la famille n’avait pas été toujours fidèle à son culte, c’est-à-dire si l’un des ancêtres avait commis un de ces actes qui blessaient la religion, le foyer était à jamais souillé et les descendants détestés des dieux ; c’est enfin que si lui-même avait négligé le tombeau de ses morts, il était exposé à leurs redoutables colères et était poursuivi par des ennemis invisibles. La cité aurait été bien téméraire de confier sa fortune à un tel homme. Voilà les principales questions que l’on adressait à celui qui allait être magistrat. On ne se préoccupait ni de son caractère ni de son intelligence. On tenait surtout à s’assurer qu’il était apte à remplir les fonctions sacerdotales et que la religion de la cité ne serait pas compromise dans ses mains.

Cette sorte d’examen était aussi en usage à Rome. Il est vrai que nous n’avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait répondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen était fait par les pontifes[20].

  1. À Mégare, à Samothrace. Tite-Live, XLV, 5 ; Bœckh, Corp. inscr., 1032.
  2. Bœckh, 1845. Pindare, Ném., XI.
  3. Plutarque, Quest. rom., 40.
  4. Id., Aristide, 21.
  5. Thucydide, VIII, 70 ; Apollodore, Fragm., 21 (coll. Didot).
  6. Démosth., in Midiam, 33. Eschine, in Timarch., 19.
  7. Plutarque, Nicias, 3 ; Phocion, 37. Cic., in Verr., IV, 50.
  8. Pollux, VIII, ch. 9. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362.
  9. Thucyd., I, 10 ; II, 10 ; III ; 36 ; IV, 65. Comparez : Hérod., I, 133 ; III, 18 ; Eschyle, Pers., 204 ; Agam., 1202 ; Eurip., Trach., 238.
  10. Pindare, Ném., XI.
  11. Cic., De lege agr., II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3.
  12. Tite-Live, XXVII, 40.
  13. Varron, L. L., VI, 54. Athénée, XIV, 79.
  14. Platon, Lois, III, p. 690 ; VI, p. 759. Comparez : Démosth., in Aristog., p. 832 ; Démétrius de Phal., fr., 4. Il est surprenant que plusieurs historiens modernes représentent ce mode d’élection par le sort comme une invention de la démocratie athénienne. Il était au contraire en pleine vigueur quand dominait l’aristocratie (Plut., Périclès, 9). Lorsque la démocratie prit le dessus, elle garda le tirage au sort pour le choix des archontes, auxquels elle ne laissait aucun pouvoir effectif, et elle l’abandonna pour le choix des stratéges, qui eurent alors la véritable autorité. Nous reviendrons sur ce point. Il importe de ne pas attribuer à la démocratie un procédé de gouvernement qu’elle a au contraire fait disparaître dans les limites où cela lui était possible.
  15. Valère-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, Marcellus, 5.
  16. Velléius, II, 92. Tite-Live, XXXIX, 39. Valère-Maxime, III, 8, 3.
  17. Denys, IV, 84 ; V, 19 ; V, 72 ; V, 77 ; VI, 49.
  18. Tite-Live, II, 42 ; II, 43.
  19. Platon, Lois, VI, p. 759. Xénophon, Mémor., II. Pollux, VIII, 85, 86, 95.
  20. Denys, II, 73.