La Cité antique, 1864/Livre IV/Chapitre II

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Durand (p. 297-304).

CHAPITRE II.

LES PLÉBÉIENS.

Il faut maintenant signaler un autre élément de population qui était au-dessous des clients eux-mêmes, et qui, infime à l’origine, acquit insensiblement assez de force pour briser l’ancienne organisation sociale. Cette classe, qui devint plus nombreuse à Rome que dans aucune autre cité, y était appelée la plèbe. Il faut voir l’origine et le caractère de cette classe pour comprendre le rôle qu’elle a joué dans l’histoire de la cité et de la famille chez les anciens.

Les plébéiens n’étaient pas les clients ; les historiens de l’antiquité ne confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part : « La plèbe ne voulut pas prendre part à l’élection des consuls ; les consuls furent donc élus par les patriciens et leurs clients. » Et ailleurs : « La plèbe se plaignit que les patriciens eussent trop d’influence dans les comices grâce aux suffrages de leurs clients[1].» On lit dans Denys d’Halicarnasse : « La plèbe sortit de Rome et se retira sur le mont Sacré ; les patriciens restèrent seuls dans la ville avec leurs clients. » Et plus loin : « La plèbe mécontente refusa de s’enrôler ; les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre[2]. » Cette plèbe, bien séparée des clients, ne faisait pas partie, du moins dans les premiers siècles, de ce qu’on appelait le peuple romain. Dans une vieille formule de prière, qui se répétait encore au temps des guerres puniques, on demandait aux dieux d’être propices « au peuple et à la plèbe.[3]. » La plèbe n’était donc pas comprise dans le peuple. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients ; la plèbe était en dehors.

Ce qui fait le caractère essentiel de la plèbe, c’est qu’elle est étrangère à l’organisation religieuse de la cité, et même à celle de la famille. On reconnaît à cela le plébéien et on le distingue du client. Le client partage au moins le culte de son patron et fait partie d’une famille, d’une gens. Le plébéien, à l’origine, n’a pas de culte et ne connaît pas la famille sainte.

Ce que nous avons vu plus haut de l’état social et religieux des anciens âges nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne se propageait pas ; née dans une famille, elle y restait comme enfermée ; il fallait que chaque famille se fît sa croyance, ses dieux, son culte. Mais nous devons admettre qu’il y eut, dans ces temps si éloignés de nous, un grand nombre de familles où l’esprit n’eut pas la puissance de créer des dieux, d’arrêter une doctrine, d’instituer un culte, d’inventer l’hymne et le rhythme de la prière. Ces familles se trouvèrent naturellement dans un état d’infériorité vis-à-vis de celles qui avaient une religion et ne purent pas s’unir en société avec elles ; elles n’entrèrent ni dans les curies ni dans la cité. Même dans la suite il arriva que des familles qui avaient un culte, le perdirent, soit par négligence et oubli des rites, soit après une de ces fautes qui interdisaient à l’homme d’approcher de son foyer et de continuer son culte. Il a dû arriver aussi que des clients, coupables ou mal traités, aient quitté la famille et renoncé à sa religion ; le fils qui était né d’un mariage sans rites, était réputé bâtard, comme celui qui naissait de l’adultère, et la religion de la famille n’existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer, c’est-à-dire dans la plèbe.

On trouve cette classe à côté de presque toutes les cités anciennes, mais séparée par une ligne de démarcation. À l’origine, une ville grecque est double : il y a la ville proprement dite, πόλις, qui s’élève ordinairement sur le sommet d’une colline ; elle a été bâtie avec des rites religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de la colline on trouve une agglomération de maisons, qui ont été bâties sans cérémonies religieuses, sans enceinte sacrée ; c’est le domicile de la plèbe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte.

À Rome, la différence entre les deux populations est frappante. La ville des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondée suivant les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plèbe est l’asile, espèce d’enclos qui est situé sur la pente du mont Capitolin et où Romulus a admis les gens sans feu ni lieu qu’il ne pouvait pas faire entrer dans sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plébéiens vinrent à Rome, comme ils étaient étrangers à la religion de la cité, on les établit sur l’Aventin, c’est-à-dire en dehors du pomœrium et de la ville religieuse.

Un mot caractérise ces plébéiens : ils sont sans foyer ; ils ne possèdent pas, du moins à l’origine, d’autel domestique. Leurs adversaires leur reprochent toujours de ne pas avoir d’ancêtres, ce qui veut dire assurément qu’ils n’ont pas le culte des ancêtres et ne possèdent pas un tombeau de famille où ils puissent porter le repas funèbre. Ils n’ont pas de père, pater, c’est-à-dire qu’ils remonteraient en vain la série de leurs ascendants, ils n’y rencontreraient jamais un chef de famille religieuse. Ils n’ont pas de famille, gentem non habent, c’est-à-dire qu’ils n’ont que la famille naturelle ; quant à celle que forme et constitue la religion, ils ne l’ont pas.

Le mariage sacré n’existe pas pour eux ; ils n’en connaissent pas les rites. N’ayant pas le foyer, l’union que le foyer établit leur est interdite. Aussi le patricien qui ne connaît pas d’autre union régulière que celle qui lie l’époux à l’épouse en présence de la divinité domestique, peut-il dire en parlant des plébéiens, connubia promiscua habent more ferarum.

Pas de famille pour eux, pas d’autorité paternelle. Ils peuvent avoir sur leurs enfants le pouvoir que donne la force ; mais cette autorité sainte dont la religion revêt le père, ils ne l’ont pas.

Pour eux le droit de propriété n’existe pas. Car toute propriété doit être établie et consacrée par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes, c’est-à-dire par tous les éléments du culte domestique. Si le plébéien possède une terre, cette terre n’a pas le caractère sacré ; elle est profane et ne connaît pas le bornage. Mais peut-il même posséder une terre, dans les premiers temps ? On sait qu’à Rome nul ne peut exercer le droit de propriété s’il n’est citoyen ; or le plébéien, dans le premier âge de Rome, n’est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu’on ne peut être propriétaire que par le droit des Quirites ; or le plébéien n’est pas compté d’abord parmi les Quirites. À l’origine de Rome l’ager romanus a été partagé entre les tribus, les curies et les gentes ; or le plébéien, qui n’appartient à aucun de ces groupes, n’est certainement pas entré dans le partage. Ces plébéiens, qui n’ont pas la religion, n’ont pas ce qui fait que l’homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire sienne. On sait qu’ils habitèrent longtemps l’Aventin et y bâtirent des maisons ; mais ce ne fut qu’après trois siècles et beaucoup de luttes qu’ils obtinrent enfin la propriété de ce terrain.

Pour les plébéiens il n’y a pas de loi, pas de justice ; car la loi est l’arrêt de la religion et la procédure est un ensemble de rites. Le client a le bénéfice du droit de la cité par l’intermédiaire du patron ; pour le plébéien ce droit n’existe pas. Un historien ancien dit formellement que le sixième roi de Rome fit le premier quelques lois pour la plèbe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps[4]. Il paraît même que ces lois furent ensuite retirées à la plèbe, ou que, n’étant pas fondées sur la religion, les patriciens refusèrent d’en tenir compte ; car nous voyons dans l’historien que, lorsqu’on créa des tribuns, il fallut faire une loi spéciale pour protéger leur vie et leur liberté, et que cette loi était conçue ainsi : « Que nul ne s’avise de frapper ou de tuer un tribun comme il ferait à un homme de la plèbe[5]. » On avait donc le droit de frapper ou de tuer un plébéien, ou du moins ce méfait commis envers un homme qui était hors la loi, n’était pas puni.

Pour les plébéiens il n’y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas d’abord citoyens et nul parmi eux ne peut être magistrat. Il n’y a d’autre assemblée à Rome, durant deux siècles, que celle des curies ; or les curies ne comprennent pas les plébéiens. La plèbe n’entre même pas dans la composition de l’armée, tant que celle-ci est distribuée par curies.

Mais ce qui sépare le plus manifestement le plébéien du patricien, c’est que le plébéien n’a pas la religion de la cité. Il est impossible qu’il soit revêtu d’un sacerdoce. On peut même croire que la prière, dans les premiers siècles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui être révélés. C’est comme dans l’Inde où « le çoudra doit ignorer toujours les formules sacrées. » Il est étranger et par conséquent sa seule présence souille le sacrifice. Il est repoussé des dieux. Il y a entre le patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux hommes. La plèbe est une population méprisée et abjecte, hors de la religion, hors de la loi, hors de la société, hors de la famille. Le patricien ne peut comparer cette existence qu’à celle de la bête, more ferarum. Le contact du plébéien est impur. Les Décemvirs, dans leurs dix premières tables, avaient oublié d’interdire le mariage entre les deux ordres ; c’est que ces premiers décemvirs étaient tous patriciens et qu’il ne vint à l’esprit d’aucun d’eux qu’un tel mariage fût possible.

On voit combien de classes, dans l’âge primitif des cités, étaient superposées l’une à l’autre. En tête était l’aristocratie des chefs de la famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait patres, que les clients appelaient reges, que l’Odyssée nomme βασιλεῖς ou ἄνακτες. Au-dessous étaient les branches cadettes des familles ; au-dessous encore, les clients ; puis plus bas, bien plus bas, la plèbe.

C’est de la religion que cette distinction des classes était venue. Car au temps où les ancêtres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient encore ensemble dans l’Asie centrale, la religion avait dit : « L’aîné fera la prière. » De là était venue la prééminence de l’aîné en toutes choses ; la branche aînée dans chaque famille avait été la branche sacerdotale et maîtresse. La religion comptait néanmoins pour beaucoup les branches cadettes, qui étaient comme une réserve pour remplacer un jour la branche aînée éteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose le client, même l’esclave, parce qu’ils assistaient aux actes religieux. Mais le plébéien, qui n’avait aucune part au culte, elle ne le comptait absolument pour rien. Les rangs avaient été ainsi fixés.

Mais aucune des formes sociales que l’homme imagine et établit, n’est immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort ; c’était cette inégalité trop grande. Beaucoup d’hommes avaient intérêt à détruire une organisation sociale qui n’avait pour eux aucun bienfait.

  1. Tite-Live, II, 64 ; II, 56.
  2. Denys, VI, 46 ; VII, 19 ; X, 27.
  3. Tite-Live, XXIX, 27. Cic., pro Mur., 1. Aulu-Gelle, X, 20.
  4. Denys, IV, 43.
  5. Id., VI, 89.