La Cité antique, 1864/Livre IV/Chapitre IV

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Durand (p. 320-325).

CHAPITRE IV.

L’ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITÉS.

La même révolution, sous des formes légèrement variées, s’était accomplie à Athènes, à Sparte, à Rome, dans toutes les cités enfin dont l’histoire nous est connue. Partout elle avait été l’œuvre de l’aristocratie, partout elle eut pour effet de supprimer la royauté politique en laissant subsister la royauté religieuse. À partir de cette époque et pendant une période dont la durée fut fort inégale pour les différentes villes, le gouvernement de la cité appartint à l’aristocratie.

Cette aristocratie était fondée sur la naissance et sur la religion à la fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des familles. La source d’où elle dérivait, c’étaient ces mêmes règles que nous avons observées plus haut dans le culte domestique et dans le droit privé, c’est-à-dire la loi d’hérédité du foyer, le privilége de l’aîné, le droit de dire la prière attaché à la naissance. La religion héréditaire était le titre de cette aristocratie à la domination absolue. Elle lui donnait des droits qui paraissaient sacrés. D’après les vieilles croyances, celui-là seul pouvait être propriétaire du sol, qui avait un culte domestique ; celui-là seul était membre de la cité, qui avait en lui le caractère religieux qui faisait le citoyen ; celui-là seul pouvait être prêtre, qui descendait d’une famille ayant un culte ; celui-là seul pouvait être magistrat, qui avait le droit d’accomplir les sacrifices. L’homme qui n’avait pas de culte héréditaire devait être le client d’un autre homme, ou s’il ne s’y résignait pas, devait rester en dehors de toute société. Pendant de longues générations, il ne vint pas à l’esprit des hommes que cette inégalité fût injuste. On n’eut pas la pensée de constituer la société humaine d’après d’autres règles.

À Athènes, depuis la mort de Codrus jusqu’à Solon, toute autorité fut aux mains des eupatrides. Ils étaient seuls prêtres et seuls archontes. Seuls ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n’étaient pas écrites et dont ils se transmettaient de père en fils les formules sacrées.

Ces familles gardaient autant qu’il leur était possible les anciennes formes du régime patriarcal. Elles ne vivaient pas réunies dans la ville. Elles continuaient à vivre dans les divers cantons de l’Attique, chacune sur son vaste domaine, entourée de ses nombreux serviteurs, gouvernée par son chef eupatride et pratiquant dans une indépendance absolue son culte héréditaire[1]. La cité athénienne ne fut pendant quatre siècles que la confédération de ces puissants chefs de famille qui s’assemblaient à certains jours pour la célébration du culte central ou pour la poursuite des intérêts communs.

On a souvent remarqué combien l’histoire est muette sur cette longue période de l’existence d’Athènes et en général de l’existence des cités grecques. On s’est étonné qu’ayant gardé le souvenir de beaucoup d’événements du temps des anciens rois, elle n’en ait enregistré presque aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C’est sans doute qu’il se produisit alors très-peu d’actes qui eussent un intérêt général. Le retour au régime patriarcal avait suspendu presque partout la vie nationale. Les hommes vivaient séparés et avaient peu d’intérêts communs. L’horizon de chacun était le petit groupe et la petite bourgade où il vivait à titre d’eupatride ou à titre de serviteur.

À Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine, entourée de ses clients. On venait à la ville pour les fêtes du culte public ou pour les assemblées. Pendant les années qui suivirent l’expulsion des rois, le pouvoir de l’aristocratie fut absolu. Nul autre que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la cité ; c’était dans la caste sacrée qu’il fallait choisir exclusivement les vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls patriciens pouvaient être consuls ; seuls ils composaient le Sénat. Si l’on ne supprima pas l’assemblée par centuries, où les plébéiens avaient accès, on regarda du moins l’assemblée par curies comme la seule qui fût légitime et sainte. Les centuries avaient en apparence l’élection des consuls ; mais nous avons vu qu’elles ne pouvaient voter que sur les noms que les patriciens leur présentaient[2], et d’ailleurs leurs décisions étaient soumises à la triple ratification du Sénat, des curies, et des augures. Les seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la loi.

Ce régime politique n’a duré à Rome qu’un petit nombre d’années. En Grèce, au contraire, il y eut un long âge où l’aristocratie fut maîtresse. L’Odyssée nous présente un tableau fidèle de cet état social dans la partie occidentale de la Grèce. Nous y voyons en effet un régime patriarcal fort analogue à celui que nous avons remarqué dans l’Attique. Quelques grandes et riches familles se partagent le pays ; de nombreux serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux ; la vie est simple ; une même table réunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appelés d’un nom qui devint dans d’autres sociétés un titre pompeux, ἄνακτες, βασιλεῖς. C’est ainsi que les Athéniens de l’époque primitive appelaient βασιλεὺς le chef du γένος et que les clients de Rome gardèrent l’usage d’appeler rex le chef de la gens. Ces chefs de famille ont un caractère sacré ; le poëte les appelle les rois divins. Ithaque est bien petite ; elle renferme pourtant un grand nombre de ces rois. Parmi eux il y a à la vérité un roi suprême ; mais il n’a guère d’importance et ne paraît pas avoir d’autre prérogative que celle de présider le conseil des chefs. Télémaque, tout fils de roi qu’il est, est fort peu considéré, et il ne sera roi que si on veut bien l’élire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne paraît pas avoir d’autres sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre ; quand il a tué quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et soutiennent une lutte que le poëte ne songe pas à trouver blâmable. Chez les Phéaciens, Alcinoos a l’autorité suprême ; mais nous le voyons se rendre dans la réunion des chefs, et l’on peut remarquer que ce n’est pas lui qui a convoqué le conseil, mais que c’est le conseil qui a mandé le roi. Le poëte décrit une assemblée de la cité phéacienne ; il s’en faut de beaucoup que ce soit une réunion de la multitude ; les chefs seuls, individuellement convoqués par un héraut, comme à Rome pour les comitia calata, se sont réunis ; ils sont assis sur des siéges de pierre ; le roi prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de sceptres.

Dans la ville d’Hésiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe d’hommes que le poëte appelle les chefs ou les rois, βασιλεῖς ; ce sont eux qui rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de chefs chez les Cadméens ; à Thèbes, il vante la race sacrée des Spartes, à laquelle Épaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guère lire Pindare sans être frappé de l’esprit aristocratique qui règne encore dans la société grecque au temps des guerres médiques ; et l’on devine par là combien cette aristocratie fut puissante un siècle ou deux plus tôt. Car ce que le poëte vante le plus dans ses héros c’est leur famille, et nous devons supposer que cette sorte d’éloge avait alors un grand prix et que la naissance semblait encore le bien suprême. Pindare nous montre les grandes familles qui brillaient alors dans chaque cité ; dans la seule cité d’Égine il nomme les Midylides, les Théandrides, les Euxénides, les Blepsiades, les Chariades, les Balychides. À Syracuse il vante la famille sacerdotale des Jamides, à Agrigente celle des Emménides, et ainsi dans toutes les villes dont il a occasion de parler.

À Épidaure, le corps tout entier des citoyens, c’est-à-dire de ceux qui avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres ; tout le reste « était en dehors de la cité[3]. » Les vrais citoyens étaient moins nombreux encore à Héraclée, où les cadets des grandes familles n’avaient pas de droits politiques[4]. Il en fut longtemps de même à Cnide, à Istros, à Marseille.

À Théra, tout le pouvoir était aux mains de quelques familles qui étaient réputées sacrées. Il en était ainsi à Apollonie[5]. À Érythres il existait une classe aristocratique que l’on nommait les Basilides. Dans les villes d’Eubée la classe maîtresse s’appelait les Chevaliers[6]. On peut remarquer à ce sujet que chez les anciens, comme au moyen âge, c’était un privilége de combattre à cheval.

La monarchie n’existait déjà plus à Corinthe lorsqu’une colonie en partit pour fonder Syracuse. Aussi la cité nouvelle ne connut-elle pas la royauté et fut-elle gouvernée tout d’abord par une aristocratie. On appelait cette classe les Géomores, c’est-à-dire les propriétaires. Elle se composait des familles qui, le jour de la fondation, s’étaient distribué avec tous les rites ordinaires les parts sacrées du territoire. Cette aristocratie resta pendant plusieurs générations maîtresse absolue du gouvernement, et elle conserva son titre de propriétaires, ce qui semble indiquer que les classes inférieures n’avaient pas le droit de propriété sur le sol. Une aristocratie semblable fut longtemps maîtresse à Milet et à Samos[7].

  1. Thucydide, II, 15-16.
  2. Denys, VI, 49. Cic., De republ., II, 32.
  3. Plutarque, Quest. gr., 1.
  4. Aristote, Pol., VIII, 5, 2.
  5. Aristote, Pol., III, 9, 8 ; VI, 3, 8.
  6. Id., VIII, 5, 10.
  7. Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Hérodote, VII, 155.